STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, II. Les vents viennent de quelque part (2011, traduit par Christine Pagnoulle)

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Cumes, l’antre de la sibylle © Valérie Mangin

Le jour viendra où la longueur du temps rétrécira mon corps
Et peu restera ou rien du temps de mes membres rabougris

Voix de la Sibylle de Cumes dans les Métamorphoses d’Ovide

Je ne comprenais pas tout ce que me disaient les sibylles mais je perçois leurs paroles. J’étais un apprenti d’Hermès, qui m’a appris à écouter et interpréter leurs aphorismes et à entendre leurs messages derrière le sens des mots en tournant l’oreille vers la terre et les yeux vers les étoiles et les cieux, et à ressentir dans mon corps les mouvements des vents. Mais quand trop tôt j’ai quitté l’île dans la Mer du Milieu, les messages qu’elles me transmettaient se sont estompés, pourtant ils résonnent encore en moi sous formes d’énigmes de rébus dans des langues que je parlais jadis et que je traduis maintenant en mots nouveaux de même que j’apprends de nouveaux mystères des devins de l’île dans la mer nordique. Et au fil des inversions et conversions des années, leurs paroles résonneraient en moi de sorte que les voix des sibylles, Elengou et Marikkou, se feraient entendre dans les voix des visionnaires anglais, Alan Alexander Milne et Wystan Hugh Auden :

D’où le vent vient
Où va le vent

Il vient de quelque part
Et va si rapidement
Que je ne peux le suivre
Même en courant

J’ai appris avec le temps que oui les vents viennent de quelque part quand ils soufflent, et que le temps ne dira rien que c’est bien ce que je disais. Donc si vous vous demandez pourquoi Démosthène m’a soudain emmené sur un grand bateau… Qui peut savoir ce qu’il avait en tête et pourquoi ? C’est tout ce que je peux vous dire. Il ne m’avait pas expliqué pourquoi là au milieu de sa vie il voulait quitter son île alors que jusque-là de toute sa vie, il n’avait même pas exploré les îles alentours pour découvrir les rivages de l’autre côté. Brusquement il s’est tout retourné renversé inversé mis sens dessus dessous a hissé la grande voile et pris la mer en m’emportant avec lui.

Supposons que les lions tout d’un coup s’en allaient
Que rivières et soldats eux aussi s’encouraient ;
Le temps dira-t-il rien que c’est bien ce que je disais

Ainsi parlait le visionnaire Wynstan H. Auden.

Et c’est ainsi que pendant des années j’allais m’interroger sur ces derniers jours ces derniers mois de mes années d’enfance dans la Mer du Milieu pendant qu’inlassables se retournaient les vagues, et si elles ne savaient rien de l’embarquement avant que le commencement ne finisse ou avant que la fin ne commence, et comment j’allais aller venir partir avec le mystère de mon arrivée sur une île en passant le seuil du ventre de Katerina et puis sur une autre par le ventre d’un bateau et sur une autre encore tandis que la question « D’où venez-vous ? » devenait de plus en plus complexe et le temps ne dira rien. S’ils devaient parler en oracles, les visionnaires m’en diraient-ils davantage ? Comment et pourquoi j’ai quitté l’ombre du vieil olivier pour devenir voyageur par-dessus la houle endeuillée de la mer éternellement jeune et généreuse, et pourtant plus vieille que le vieil olivier dont l’ombre planerait sur moi à mon insu, telle une auréole.

Avant mon départ de l’île, la vie autour de moi était sans doute pleine d’agitation et de turbulence, mais elle regorgeait aussi de merveilles et de surprises, me révélant des perspectives magiques par des retournements soudains. Quand les événements sur l’île ébranlaient le sol sous mes pas, j’étais emporté par une divinité prompte et fatale qui me déposait dans l’éternité du moment dans l’espace de l’environnement insulaire. Car me venaient soudain une intuitive capacité d’éluder et la volatilité enracinée propre de l’enfant mercurial qui vit au cœur du conflit sans trop se poser de question.

Certaines visions de cet été-là allaient perdurer. Katerina et Démosthène s’étaient irrémédiablement séparés bien avant l’été 1957 et j’habitais au village de Trikomo chez les parents de Katerina, pappou Chrisostomos et yaya Milia. J’allais voir yaya Elengou, tous les jours ; c’était la mère de Démosthène qui habitait juste un peu plus loin. En plus des querelles familiales, l’île était plongée dans une guerre coloniale dont l’intensité et la violence ne cessaient d’augmenter. La bourgade où j’étais né était devenue un véritable incubateur de confrontations. D’aucuns l’appelaient « le village du Général », en parlant de celui qui menait la lutte armée contre l’occupant britannique, combattant pour l’ENOSIS, ou union avec la Grèce. L’EOKA, l’organisation qui servait cet objectif, avait été formée en 1955, l’année où j’étais entré à l’école. Nous passions le plus clair de nos journées scolaires à défiler en scandant enosis-eleftheria. Et parfois les combattants de l’EOKA hissaient le drapeau grec sur l’école et les Anglais la fermaient. L’année où j’entrais à l’école, un nouveau gouverneur avait déclaré l’état d’urgence : il instaurait la peine de mort pour la possession d’armes, l’exil ou la prison pour les meneurs politiques, des coups de fouet  pour des adolescents qui se rassemblaient illégalement et suscitaient des troubles, et le couvre-feu. Pour moi, le couvre-feu, c’était une occasion de réjouissance. J’avais une perception naïve de la violence dans laquelle je baignais. Cela m’était bien égal si les Britanniques fermaient définitivement toutes les écoles.  Quand un couvre-feu était proclamé, ça nous invitait à jouer à un nouveau jeu : courir en zigzag d’une maison à l’autre, en calculant minutieusement pour éviter les  passages des jeeps britanniques. Une fois, nous nous sommes trompés. La jeep nous a vus courir et nous nous sommes précipités dans une maison quand quelqu’un dans la jeep a crié « Restez chez vous » dans un grec maladroit. Pappou Chrisostomos s’est mis dans une belle colère quand il a compris les jeux auxquels je jouais pendant le couvre-feu. J’ai dit que j’avais presque huit ans, presque l’âge de m’engager dans la lutte de l’EOKA. « British Go Home ». Je me disais que ça lui ferait plaisir mais il a retiré sa ceinture et déclaré que si je sortais encore pendant le couvre-feu, il me battrait comme plâtre. J’étais sidéré et terrifié et je me suis mis à pleurer rien que d’y penser. Ma grand-mère m’a dit qu’il m’aimait et qu’il valait mieux que ce soit lui qui me batte plutôt que les soldats anglais. Après, je ne suis plus sorti pendant le couvre-feu. Un des copains m’a dit que c’était un petit turc qui nous avait trahi parce que les Turcs voulaient que les Anglais restent à Chypre et ne voulaient pas que nous soyons libres. Je ne l’ai pas cru. Chaque fois que je revenais de la mer avec Démosthène, nous passions par les vergers où Démosthène avait plein d’amis parmi les Chypriotes turcs et nous nous arrêtions souvent chez eux. Je me souviens d’une vieille sibylle qui m’appelait « yioka mou » et me pinçait la joue comme mes grands tantes, et moi je l’appelais theia Emine ? Si j’avais le visage brûlé de soleil, elle y disposait des épluchures de concombre qui absorberaient la chaleur et rendraient ma peau toute fraiche et lisse. Et elle nous donnait des fruits à manger avant que nous ne repartions. Quand c’était la saison des figues de Barbarie, elle les pelait avec une habileté qu’il était bien rare qu’une épine se plante dans ses mains guérisseuses et nourricières.

Il n’était pas facile d’entamer mon esprit frondeur et mon imagination toute neuve alors que je jouais à la marelle parmi dans les conflits du monde adulte. Katerina arrivait à l’improviste et m’emmenait parfois dans sa voiture. Elle était très fière d’être la sixième femme de l’île à obtenir son permis de conduire, mais cela inquiétait mon pappou Chrisostomos, aussi appelé Ottomos, qui, quand elle m’installait dans son auto, criait « tu vas me tuer mon petit-fils ! ». Moi, je m’installais bien vite, prêt au départ. Au fil du temps, son père s’est habitué à la voir conduire, mais un autre conflit est apparu avec sa belle-mère Elengou, qui ne voulait pas que je sois à la garde de Katerina. Un jour que Katerina venait m’emmener à la plage, elle me trouva chez la sibylle Elengou, qui refusait de me laisser partir sans l’autorisation de Démosthène. Grosse dispute. Je suis allé m’asseoir dans la voiture, à attendre d’un air dégagé tandis que Katerina giflait sa belle-sœur et bousculait sa belle-mère pour les empêcher de venir me rechercher. L’oncle Michalis gloussait dans sa barbe en regardant sa femme et sa belle-mère se défendre contre Katerina. « Donne-leur une bonne pâtée ! », criait-il en riant. J’ai très vite tout effacé en bondissant dans les vagues et n’allais plus penser à cette querelle pour m’emmener à la mer pendant bien longtemps. Cela m’est revenu plus tard quand j’étais sur l’autre île, dans la Mer du Nord et que je me demandais où était Katerina. Peut-être allait-elle venir me chercher à l’improviste, comme elle en avait l’habitude. Des années allaient passer avant que je ne reçoive une lettre. Les conflits traversent le temps comme des nappes phréatiques et prennent de nouvelles formes selon les densités et les transparences, s’engagent dans des virages, s’expriment différemment. C’est Wilson, un vieux sage guyanais, qui me l’a expliqué un jour et je m’en souviens encore.

Donc en 1957 ma vie est devenue encore plus imprévisible et mes déplacements plus erratiques et je glissais à travers les obstacles comme un ruisseau joyeux, prêt à prendre des virages imprévus. Quand j’étais en deuxième année, l’école était plus souvent fermée qu’ouverte à cause des couvre-feux. Quand je n’étais pas assigné à résidence par les soldats en patrouille, je gambadais dans les champs avec tout qui voulait m’emmener. Aux premiers signes du printemps, je rejoignais des amis et parents pour aller cueillir et ramener de pleins paniers de verdure ; j’insistais pour revenir sur le dos d’un âne chargé de bourraches, d’artichauts, d’asperges et d’autres plantes sauvages.

Or soudain un beau matin de mai, voilà Démosthène qui débarque au village et déclare que je resterais illettré si je restais ici où l’école était presque tout le temps fermée. Il voulait m’emmener à la capitale. Peut-être avait-il d’autres raisons, mais c’est ce qu’il m’a dit. Il devait pourtant savoir que j’en apprenais davantage en dehors de la classe, qu’il s’agisse de lire et d’écrire, de compter, de chanter ou de tout le reste. Le monde entier était mon instituteur. Généralement, en classe, quand l’école était ouverte, nous répétions des choses que je savais déjà ou nous défilions en agitant des drapeaux bleus et blancs jusqu’à ce que les soldats anglais la ferment à nouveau. Peut-être qu’il avait entendu parler des jeux que nous jouions pendant le couvre-feu et s’inquiétait de ma sécurité. Ses conceptions politiques étaient différentes. D’aucuns disaient que c’était un communiste. Quand je lui ai dit que des garçons plus âgés m’avaient dit que notre reine n’était pas à Londres mais à Athènes avec le roi de Grèce, il avait répondu que ces deux reines, Elizabeth et Frederica, étaient en fait allemandes. Il n’était pas monarchiste et ne pensait pas que l’union avec la Grèce nous donnerait la liberté. Mais bon ses raisons pour m’emmener avec lui n’avaient peut-être rien à voir avec ma scolarité ou la politique. Il y avait peut-être une autre raison qu’il n’a pas mentionnée. Je ne lui ai guère posé de questions. J’étais prêt à de nouvelles aventures dans un autre cadre pour une journée ou une semaine ou un mois. Les heures se succédaient. Est-ce que je partais pour toujours ? Je ne comprenais pas ‘pour toujours’. Chrisostomos et Milia me regardaient tristement alors que mon âme s’envolait avec chaque saute de vent et les déplacements de Démosthène. Ils se demandaient si moi, leur petit prince, le premier enfant de leur premier enfant, reviendrait jamais habiter chez eux. M’appelleraient-ils encore jamais par mon nom, la voix chargée de toute leur affection ?

Et donc, je suis parti, j’ai pris la route avec Démosthène pour une zone tampon de quelques semaines où j’allais terminer ma deuxième année. Au sud de la vieille ville, bien loin des murailles vénitiennes qui l’entourent, dans un grand terrain vague où se dressait la Terra Santa School. C’était l’ancienne école de la communauté latine récemment érigée sur un terrain à l’abandon et dans ses longs corridors je regardais, fasciné, les moines qui déambulaient dans leur robe de bure. Mais en fait les cours des premières années e donnaient en grec, comme dans les écoles publiques et je n’ai jamais parlé à ces mystérieux moines venus d’Italie. Pour rejoindre ma nouvelle demeure temporaire, je traversais des champs hantés par des nécropoles et habitations souterraines néolithiques. Je me frayais un chemin dans un mélange d’inquiétude et d’excitation joyeuse. J’entendais des fantômes qui me parlaient. Démosthène se moquait et disait que ça n’existait pas. J’avais envie de m’arrêter pour leur parler mais j’avais peur aussi alors je pressais le pas pour rentrer. La maison où nous nous étions installés appartenait à un lointain cousin de Démosthène. Je l’appelais theios Panos. Il avait une ribambelle d’enfants, et ça me plaisait d’être parmi eux et les copains du voisinage. Le fils aîné m’adorait à l’instar de mon theios Phoevos, et il m’emmenait lui aussi en amazone sur sa bicyclette. La maison se situait dans un nouveau quartier sur ce paysage lunaire que recouvre maintenant toute cette zone de Nicosie qui comprend le Hilton et la Banque centrale. Quand je la traverse aujourd’hui, je me demande si les fantômes que j’entendais sont étouffés, recouverts de ciment, s’ils errent dans des parkings souterrains mal aérés. Me parleraient-ils encore si je m’arrêtais pour écouter ? Parfois il me semble que je les entends me parler : Te souviens-tu de nous, Petit Sage ? C’est le pays des morts.

L’année scolaire s’est terminée en un rien de temps et s’étalait devant moi l’infini de l’été à passer sur le toit de la mer de jour et sur le toit des maisons du soir à l’aube. Le dernier jour d’école, l’institutrice – kyria Loulla – m’a félicité pour mes connaissances et mes résultats alors que j’avais tant raté l’école à cause des couvre-feux imposés par les colonisateurs qui ne voulaient pas nous accorder la liberté. Elle attribuait ma force de volonté à l’indomptable esprit de liberté qui régnait dans notre village, qu’elle appelait le village de Digenis – le nom-de-guerre du Général qui menait la lutte armée. J’étais à la fois très fier et un peu confus. Certes, je proclamais la liberté à tous vents : haire, o haire, Eleftheria, mais l’indomptable me laissait sans voix. Je me demandais quel genre de liberté était indomptable. Les mois qui suivirent, je n’ai pas arrêté de me déplacer, entre ville et village, entre mer et montagne, de maison en maison, de tante à oncle, de cousin à koumbaro, toute sorte de parentèle. C’était peut-être ça une liberté indomptable. Partout j’étais accepté comme enfant, frère, cousin, compagnon de jeu ; chacun me montrait de nouvelles façons de jouer, m’entraînait dans la ronde, m’emmenait voir les marionnettes karaghiozi sur la place, jouer au backgammon en criant et en frappant plus fort que les hommes dans les cafés, toujours si rapides dans mes déplacements qu’on aurait dit le rival de Mercure, je dansais chantais, haranguais, imitais tout ce que j’observais autour de moi. Les cousines étaient les meilleures imitatrices et je me suis vite mis à leur école, reproduisant les voix et les accents des voyous du Pirée, le parler rustique des villageois, le grec ridicule des notables anglais. Et quand nous dansions personne ne voulait danser le kalamatiano que nous apprenions à l’école – ou alors pour nous moquer et parodier la voix de l’instituteur quand il montrait les pas. C’était le Rock ‘n Roll la nouvelle danse venue tout droit d’Amérique. Pas de pas à suivre, juste du rythme et du mouvement, me disait ma cousine quand nous essayions de nous déhancher comme Elvis Presley. Et tout le monde applaudissait quand je montais sur une table et imitais ma grand-tante Mariakou la Koursarou en train de danser le karjilama. Une fête n’en était pas une si elle n’égayait pas le cœur de chacun par ses mouvements soyeux malgré son âge et son veuvage. Cette vieille sibylle, plus âgée que sa sœur Elengou, m’a montré que le monde était jeu et que par l’ondulation des mains et du corps tu l’attires à toi et le relâche. Chaque fois qu’Elengou m’emmenait la voir, elle sautillait de joie comme si elle allait danser, me pinçait la joue en m’appelant yioka mou et cherchait quelque chose de plus doux que le miel à me donner à manger.

Pendant les vacances, j’étais souvent chez Katerina dans son appartement de Nicosie qui donnait sur les remparts vénitiens entourant la vieille ville. Je ne connaissais pas les immeubles à appartements. Il n’y en avait guère. Celui-là n’était pas très haut mais j’aimais le vertige de la vue panoptique quand, le menton appuyé sur la balustrade, je regardais la rue en bas et plus bas encore les douves aménagées dans les murs de la ville. J’adorais explorer le parc qui les couvrait et les traverser dans les deux sens entre l’appartement de Katerina et le ‘Chez nous’, le bar-café dont elle était propriétaire au coin de Solomos Square. Parfois je m’attardais à jouer dans les douves si je trouvais des copains de jeu et quand j’en avais assez, j’allais au ‘Chez Nous’. Démosthène travaillait tout près, dans les bureaux de la Royal British Legion, mais ni lui ni Katerina ne se voyaient jamais. Les bureaux de la Légion avaient de hauts plafonds où tournaient les grandes pales de ventilateurs. Son chef, M. Armstrong, était britannique et parlait grec comme un Athénien – du moins c’est ce que me disait Démosthène, moi je ne connaissais que le parler de l’île et il fallait que je me concentre pour le comprendre. Démosthène m’a expliqué que M. Armstrong avait étudié le grec ancien dans une université célèbre appelée Oxford et qu’il connaissait mieux le grec que nous. M. Armstrong souriait et me parlait gentiment, sur un tout autre ton que les soldats anglais au village qui lançaient des ordres incompréhensibles pour faire respecter le couvre-feu. Il m’a appris quelques expressions anglaises et je retournais au ‘Chez Nous’ pour m’amuser à les lancer aux clients américains ou britanniques, sinon je m’ennuyais quand Katerina était absorbée par une partie d’échecs. Elle était la seule femme membre du club d’échecs de Nicosie et pouvait tenir tête à n’importe qui ; des membres du club venaient s’entraîner au ‘Chez Nous’ à déplacer les figurines de terre cuite dans la lumière changeante de l’après-midi. Elle semblait toujours anticiper le mouvement suivant, rayonnant de la confiance qui l’habitait dans la vie, comme si elle ne pouvait pas se tromper. Elle avait déjà quitté deux maris et aux yeux de certains, c’était regrettable, mais pour d’autres, c’était au contraire une manœuvre audacieuse. Elle était impressionnante, et pleine de grâce, même si sa langue pouvait être acérée. Aucun homme ne la croisait sans se retourner pour mieux la voir – même la statue du poète Solomos tournait la tête pour la regarder passer, c’est ce qui était écrit dans le journal anglais qui avait aussi publié une photo d’elle, ce qui avait mis son père en colère. Il disait qu’une mère ne devrait pas avoir de photo dans les journaux où l’on voit qu’elle est belle. « Je m’en fiche, » disait-elle. « Et moi aussi, » ajoutais-je en écho.

Je ne me souviens pas de la dernière fois où je l’ai vue cet été 1957. C’était peut-être le jour où je me suis disputé avec le gamin sur la balançoire dans la plaine de jeux des douves en face du ‘Chez Nous’. Je lui ai dit que la reine Frederica de Grèce était allemande tout comme la reine Elizabeth d’Angleterre, et lui a dit que mon père ça devait être un sale communiste si c’est ce qu’il te raconte, alors moi j’ai traité son père de pesevengis sans vraiment savoir ce que ça voulait dire. Il s’est emporté et a calé son côté de la balançoire en bas et refusait de me laisser descendre si je ne présentais pas des excuses et criais Zeto Enosis. Je refusais dans l’obstination de l’orgueil et criais OXI comme si j’étais un résistant grec qui disait NON aux troupes de Mussolini prêtes à envahir la Grèce et lui me secouait comme un prunier sur mon siège là en l’air en menaçant de me laisser tomber d’un coup. Katerina est venue à ma rescousse quand elle a entendu un long hurlement mais elle nous a demandé de nous serrer la main et m’a laissé avec mon ressentiment. J’aurais voulu me jeter sur lui, mais il était plus grand et un peu plus âgé, et Katerina me tenait fermement. Je trouvais que Katerina aurait dû le gifler comme elle avait giflé ma tante qui voulait l’empêcher de m’emmener à la plage quelques semaines plus tôt. Je boudais en rentrant à son appartement. Je me suis assis sur le bacon et elle a posé devant moi une assiette de macaroni cuit au boillon de poulet avec une cuisse de poulet à côté. J’étais toujours en rogne, alors je ne voulais pas regarder moins encore toucher cette cuisse avant qu’elle n’enlève la peau avec ses petites bosses là où les plumes avaient été enlevées et qu’elle ne détache la viande de l’os et ne presse du jus de citron dessus comme sa mère le faisait pour moi. Elle n’avait pas de citron. Il n’y en avait guère en été, ce n’était pas la saison. Alors elle hélait sa voisine sur le balcon d’à-côté, sur une modulation ironique très caractéristique : « Le petit prince veut du citron. »  « Que ne ferait-on pour le petit prince ! », répondit-elle en allant en chercher un dans son frigo pour le lancer comme un balle de balcon à balcon. Katerina a pressé le citron sur mon poulet après l’avoir pelé et découpé en quartiers. Elle m’a promis de m’emmener au cinéma ce soir-là. Elle espérait que ça me remettrait de bonne humeur.

Elle savait que j’adorais le cinéma autant que la mer. Elle m’emmenait dans des cinémas de plein air voir les derniers films, surtout ceux qui me faisaient rêver de lieux exotiques. Cet été-là, je me souviens d’avoir vu Le tour du monde en quatre-vingts jours et Le Roi et moi.  De temps en temps, Katerina me résumait l’histoire en grec parce que les sous-titres défilaient trop vite. Je n’arrêtais pas de poser des questions parce que je comprenais de l’action et des dialogues qu’elle avait omis des détails et je voulais connaître toutes les informations pertinentes. Où était-ce, le Siam et pourquoi le roi devait-il faire venir une gouvernante d’Amérique accompagnée de son jeune fils, et combien de temps fallait-il pour faire le tour du monde en 1957 ? Ce soir-là nous sommes allés voir L’Homme qui en savait trop. Ce film parlait d’un petit garçon qui se fait kidnapper au Maroc et à la fin quand il est retenu en otage à Londres, sa mère, jouée par Doris Day, lui chante une chanson pour lui faire savoir où elle se trouve. Je voulais connaître les paroles de la chanson, que j’avais déjà entendue à la radio, et je me demandais pourquoi elle y saluait César. Katerina m’a expliqué qu’elle ne chantait pas Kaesara, Kaesara mais « Que sera, sera », de l’espagnol pour dire que ce qui doit advenir adviendra. J’ai demandé ce que ça voulait dire Advenir. « Ti tha ginei », et elle a ajouté « Ti tha ginei mazi sou paidi mou ? » en marquant des mains le rythme de la phrase, dans une exaspération enjouée face au feu roulant de mes questions. Et je restais là tout interloqué jusqu’à ce que je comprenne qu’en fait elle me donnait la traduction tout en me demandant ce qu’il allait advenir de moi.

Mais je ne me souviens pas de ce qui m’a traversé l’esprit ce soir-là au cinéma ni si je me suis demandé ce qu’il allait advenir de moi. J’étais tout au plaisir du rythme de la chanson et des mots étrangers que j’essayais de répéter comme un mantra sans comprendre ce qu’ils voulaient dire. Je ne pense pas que ce soir-là Katerina savait ce qu’il allait advenir de moi et j’étais loin de m’imaginer qu’après cet été-là six longs étés allaient s’écouler avant que je ne la revoie, sur une autre île dans la lointaine Mer de Chine. Le plus long voyage de ma jeunesse ! Mais c’est quoi long et comment mesurer la distance comprimée dans le temps de l’imaginaire sinon par l’infection du souvenir ? Peut-être que le voyage était aussi long que mon désir d’échapper à l’île du nord dans le ventre de la baleine et de bondir tel un poisson volant vers la Mer de Chine et l’île de Formose dont le nom était l’écho du mot pour les prunes jaunes dans la langue de mes parents, qui dans la langue des Portugais, qui lui avaient donné son nom, signifie belle et qui luisait comme cinabre dans l’alchimie de mon âme.  Dans ses lettres de Californie Katerina me parlait de l’île de Formose – le nom qu’elle portait encore en grec à l’époque et ce n’est que plus tard, quand elle m’a fait venir, que j’ai appris qu’on l’appelait Taiwan. Mais la vision de Formose est restée en moi comme la promesse d’un avenir encore en devenir. Katerina, qui avait disparu comme la reine Maya – ou c’était moi qui avais disparu, tout dépend de qui raconte l’histoire – était réapparue sur une île à la beauté magique – une troisième voie. Le son du mot ‘Formose’ allait continuer à résonner dans mon esprit et pendant des années je resterais captif d’une chanson où Formose est chantée par un Brésilien qui en grattant sa guitare m’a appris à répéter les mots sur le bon air et m’a expliqué ce qu’ils veulent dire :

Formosa não faz assim,
carinho não é ruim,
a gente nasce, a gente cresce,
a gente quer amar,
mulher que nega,
nega o que não é para negar,
a gente entrega a gente quer morrer,
ninguém tem nada de bom
sem sofrer –
Formosa mulher.

L’Île de Beauté m’a été révélée l’été 1963 et je n’ai pas fini de vous raconter l’été 1957 ni ne vous ai dit ce qui s’était passé pendant les six longs hivers entre les deux. Mais mon histoire est prise dans un jeu de cache-cache et se laisse entraîner dans les bourrasques de l’imagination. Une vraie marelle ! Longtemps en fait, ma quête ressemblait à la question sur laquelle s’ouvre le jeu de marelle qu’invente le romancier argentin Julio Cortazar dans son roman Rayuela : « Encontraria a la Maga ? » « Vais-je retrouver la Sibylle ? ». Après avoir perdu la Sibylle sur une île, des années plus tard, je la retrouve sur une autre et nous nous parlons une autre langue. Mais au fil du temps la question clef allait devenir : Qui peut bien être la Sibylle ? Et du coup quel genre de créature étais-je donc moi ? J’étais jadis une cigale, un ziziros qui se nourrissait d’air et de rosée, comme me le disaient les sibylles quand je vrombissais autour d’elle perturbant le silence de midi et dérangeant le sommeil des habitants de l’île dans la Mer du Milieu. Étais-je toujours un ziziros ou bien étais-je devenu un insecte des profondeurs dont la grotte était une maison mitoyenne dans une banlieue à attiser le feu de charbon pour se réchauffer l’hiver ? Peut-être que si j’avais choisi de rester sur l’Île de Beauté je serais devenu un merle chanteur de Formose, perché sur un cyprès hinoki parlant chinois. Katerina avait suggéré que je reste près d’elle sur l’île de beauté et que j’apprenne le chinois. Cela me tentait, « mais là maintenant j’apprends le français » lui avais-dit. Je ne savais pas quelle créature j’étais ni où j’allais. À ce moment-là j’ai choisi de retourner sur l’île dans  la Mer du Nord, mais je reviendrai, lui ai-je dit, si elle m’envoyait les billets d’avion. Katerina m’a raccompagné vers l’ouest jusque Bangkok. Et je me suis dit : me voici au Siam avec Katerina la Sibylle, à lui dire au revoir le cœur déchiré. Que sera sera, me suis-je dit, en regardant mon assiette sans le moindre appétit. « Fae re zizire », m’a-t-elle dit en me passant des sushis, la façon, m’expliquait-elle, dont les Japonais mangent le poisson. Si j’étais encore un ziziros, est-ce que je mangerais du poisson cru ? Je n’étais ni ici ni là – neti neti deviendrait ma devise – ici, là et toujours ailleurs, appartenant à un autre lieu où

‘Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe

et mon imagination s’élançaient dans des récits d’autres îles où

All mimsy were the borogroves
And the mome raths outgrabe [1]

Je n’avais plus besoin de Katerina pour me traduire la langue anglaise et je pouvais même la parler d’une façon qu’elle ne comprenait pas.

Katerina la Sibylle pourrait bien être la Reine Maya qui fait surgir des Îles de Beauté et m’y accueille sur un tapis rouge comme le petit prince perdu qui est enfin retrouvé. Mais les îles qui apparaissent soudain peuvent tout aussitôt disparaître. Cette idée m’inquiétait. Des sorties et des entrées tout exprès pour des mystérieux désirs – il y a toujours la libération de la sortie et la promesse d’une nouvelle entrée. Je sautais entre les trois îles dans l’étonnement de mes métamorphoses adolescentes. Les nouvelles forces en moi éveillaient des énergies qui avaient sommeillé en de longs hivers de sédimentation silencieuse sur l’ile du nord et tout mon être aspirait de mon corps qui baratait des résidus se métamorphosait de poils et de fluides et d’autres signes d’être et de devenir à traduire et comprendre. Quelles curieuses autres créatures étaient tapies en moi et déchaînaient maintenant un chaos auquel il me fallait donner un sens. Mais avant de me laisser distraire par les dilemmes de l’adolescence et de la puberté, permettez que je revienne à l’enfant du mois d’août 1957 et à la passion qui s’imposait à moi pour le chant et les rêves sur les toits en terrasse et pour le jeu de marelle. Et c’était bien avant que je ne découvre un des maîtres de mon imaginaire en la personne de Julio Cortazar, qui m’a fait sautiller bondir sauter dans son récit marelle.

Peu après cette soirée au cinéma avec Katerina où j’ai entendu Doris Day chanter Que sera, Démosthène a annoncé que j’allais aller à Kato Drys, le village de montagne juste en dessous de Lefkara réputé pour sa dentelle. Il s’est mis à parler de la richesse du village, à raconter que jadis c’étaient des caravanes de mules et de chameaux qui portaient des bâts de dentelle aux navires en partance pour Venise. Kato Drys était le village de mon theios Michalis, qui avait épousé Maroulla, la sœur de Démosthène. Ils s’étaient rencontrés et mariés à Liverpool, puis étaient revenus vivre chez Elengou à Trikomo quand leurs deux filles Elli et Despina étaient encore toutes petites. Nous les avons attendus au village d’Engomi, juste à l’ouest de la capitale, dans la maison de Phidias, le frère de Démosthène, où il vivait avec sa femme et ses trois filles. Ils allaient m’emmener à Kato Drys, mais nous allions d’abord nous arrêter chez lui pour la nuit, et cette nuit-là je l’ai passée à chanter, danser et jouer la comédie avec mes cinq cousines. Evroulla s’occupait de la mise en scène parce qu’elle était la plus âgée, et Lenia était chorégraphe parce que c’était elle qui dansait le mieux. J’ai dit que je devais être le chef parce que j’étais un garçon, mais elles s’en fichaient. Le lendemain matin nous sommes partis à l’aube pour Kato Drys. Démosthène nous rejoindrait quelques jours plus tard avec Elengou. Aussi le lendemain dans un vieux camion nous avons commencé à monter par de sinueuses pistes de montagne qui s’ouvraient sur des panoramas splendides pour une auguste méditation en l’honneur de la fête de la Dormition de la Saint Vierge, Mère de Dieu. Comme beaucoup d’autres sur l’île, nous montions vers le ciel à cette occasion. Beaucoup étaient à dos d’âne pour accompagner la sainte mère au moins une partie du chemin vers son repos dans le ciel. Une fois à destination, je dormirais plus près du ciel avec ma tante et mes cousines sur le toit en terrasse, à côté des fruits étalés à sécher au soleil. C’était la première fois que je dormais sur un toit. Gloire à la nuit ! J’avais toujours eu peur de monter sur le toit avec mon pappou dans mon village à moi parce que le seul accès c’était une échelle branlante. Par de solides marches de pierre et un mur où s’appuyer, j’étais plus rassuré. Je suis monté prudemment les premières fois et puis de plus en plus vite, tout excité par ma capacité à atteindre de nouveaux sommets. Mes cousins montaient d’un air dégagé pour bien montrer qu’elles n’avaient pas peur du vide même si elles étaient des filles.

Dans la fraîcheur de la brise et l’obscurité des montagnes, nous attendions tout excités les averses de Perséides et les histoires de la façon dont il avait sauvé Andromède. Toutes ses histoires se mélangeaient dans ma tête et je ne me rappelais pas pourquoi ces pluies d’étoiles étaient les larmes d’un saint italien comme l’avait dit quelqu’un à l’école Terra Santa. Comme l’attente durait trop longtemps nous avons demandé à theia Maroulla de nous chanter quelque chose. Tout le monde disait qu’elle était une véritable Sophia Vembo et les voisins le lendemain demanderaient si nous avions entendu chanter le rossignol la nuit précédente. Je voulais qu’elle chante Que sera sera et j’ai commencé à me faire remarquer en faisant semblant que je savais chanter en anglais et en couinant les mots « Gwotever gwilbee gwilbee ». Pour moi Que sera sera était devenu un mantra obsédant, mais ça tapait sur les nerfs à tout bout de champ depuis le soir où je l’avais entendu au cinéma avec Katerina. Ma cousine Elli répliquait en criant « SHATAP » : elle voulait montrer qu’elle en savait plus en anglais comme elle était née à Liverpool et qu’on l’appelait « i englezou », même si ce qu’elle avait pu connaître d’anglais en arrivant dans l’île, elle l’avait vite oublié. Elli a proposé que nous chantions « To dikopo mahairi » – le couteau à double tranchant – affichant l’expression d’une amoureuse éperdue dès les premiers mots. C’était une des chansons les plus populaires du film Stella et nous y étions tous accros, à la chanson et à Mélina Mercouri, mais bon, je ne voulais pas non plus la laisser faire. Alors j’ai aussi crié « SHATAP » et nous nous sommes mis à nous lancer le mot à la tête « SHATAP, SHATAP » jusqu’à ce que theia Maroulla ne nous interrompe pour nous expliquer que les étoiles mouraient comme les gens et se lancer dans la chanson de son choix à elle, une de son idole Sophia Vembo. Démosthène et Kassiani l’avaient emmenée l’écouter chanter en concert à Famagusta quand elle était encore gamine. Pendant qu’elle chantait mia fora monaha zoume, oloi erhomaste kai grigora pernoume – nous ne vivons qu’une fois, vite arrivés, vite partis – je me suis endormi et n’ai rien vu de la pluie d’étoiles cette nuit-là. Le matin je n’étais pas content et Maroulla m’a dit de dormir l’après-midi au lieu de m’affairer comme un ziziros et qu’alors je pourrai rester éveillé la nuit suivante. J’étais bien décidé à essayer de faire la sieste.

Le matin, des groupes d’enfants se retrouvaient pour jouer dans la rue ou entre les maisons ou dans les champs avoisinants. Certains gamins voulaient toujours avoir le rôle de héros de l’EOKA luttant contre les Anglais. Ils avaient trouvé des coques d’obus dans une maison abandonnée et ils voulaient que nous fassions semblant d’être des rebelles de l’EOKA dans un repaire. Personne ne savait si c’était des soldats britanniques ou des combattants de l’EOKA qui avaient laissé les obus et les gamins se disputaient comme s’ils avaient tous accès à une source d’information secrète, inconnue des autres. De toute façon, ma tante m’a dit de ne pas aller jouer par là, et d’ailleurs j’étais bien plus attiré par la marelle et n’avais guère envie de jouer à ces jeux guerriers. Ils voulaient tous être des héros grecs et personne ne voulait être un soldat anglais puisqu’il était acquis que les Anglais allaient perdre. Le camp dans lequel on se retrouvait dépendait du degré d’autorité et de la force d’intimidation déployés. Je me souvenais de ma dispute avec le garçon sur la balançoire et je préférais m’abstenir. Alors quand les filles criaient « qui joue à vasilea », je les rejoignais en courant. Les gamins se moquaient : je venais du village de Digénis et j’étais le seul à jouer à la marelle avec les filles. Mais la meneuse parmi les filles, Pantelitsa, était un vrai garçon manqué et aussi dure à cuire que n’importe quel garçon. Elle s’est avancée comme si elle jouait dans un film de cowboys, elle a marché sur les orteils du plus grand des garçons et les mains sur les hanches lui a lancé « alors c’est qui la fille ? » La marelle, c’était pour moi le plus chouette des jeux. Sauter glisser sauter tourner sur soi-même et puis la même chose dans l’autre sens pour revenir au point de départ. Et puis il y avait toute la passion rituelle avec laquelle nous préparions le bout de terrain, définissions les distances, l’espaces, les limites des carrés, choisissions la bonne pierre à lancer. Parfois on pouvait partager une pierre avec un autre joueur vous étiez très liés. Nous jouions pieds nus. C’était le plus grand bonheur. J’adorais sentir la plante de mes pieds faire un avec la terre et se durcir à l’instar de la terre au mois d’août. J’avais perdu l’habitude de courir pieds nus les quelques mois que j’avais passés en ville. Katerina ne me permettait pas de marcher pieds nus comme je le faisais au village chez mes grands-parents.

Alors je me délectais des joies des épines, orties, pierres et poussière le jour et la nuit je me blottissais dans l’obscurité entre les prunes et les abricots mis à sécher. Je sentais le sol sous mes pieds le matin et le soir je montais vers le ciel prêt à voir des pluies d’étoiles qui tombaient, filaient, s’éteignaient. Expiraient. Tous les jours de la terre au ciel ! Les étoiles se préoccupaient-elles de ce que j’allais devenir ? Je me le demandais. Là j’étais sous le ciel du mois d’août sur un toit dans le village de Kato Drys sur les pentes des montagnes.  Là-bas sur les hauteurs le jour glissait dans la nuit et la nuit dans le jour, éternellement. Gloire soit rendue à la nuit ! Je ne savais pas où j’irai à l’école quelques semaines plus tard et je ne m’en préoccupais guère. Je ne savais pas, et ne pouvais m’imaginer que dans deux mois j’habiterai un autre pays, mais je savais ce qui se passerait le surlendemain. Démosthène allait arriver avec sa mère Elengou à temps pour la fête de la Dormition. J’attendais Elengou dans un état d’excitation impatiente. Elle avait toujours tant à raconter et il y avait toujours tant de détails dont se souvenir et à ajouter, alors je lui demandais souvent de raconter les mêmes histoires. Elle était toujours ravie quand je disais : « Raconte-moi quand Stephanos est arrivé d’Alexandrie et qu’il est tombé amoureux de toi et raconte-moi le jour où il est mort ». Et elle me racontait l’histoire en ajoutant des dates et des noms. Que Stephanos était né en 1878, l’année où l’île était devenue un protectorat britannique au sein de l’Empire ottoman, qu’il était parti en Égypte encore enfant, avec son frère Vavas avant qu’elle-même ne naisse en 1893. Qu’il était revenu en 1912 parce que son frère Vavas souffrait d’amnésie après un accident. Je ne sais pas ce qui est arrivé à Vavas, mais Stephanos, lui, est tombé amoureux d’Elengou quand il l’a entendue chanter pour les fêtes de Pâques. Sur les vingt-cinq années qui allaient suivre, elle lui a donné dix enfants. Deux sont morts en bas âge et elle était enceinte du dixième quand il est mort inopinément. Le matin du jour où il est mort il lui avait reproché de soulever un sac de blé sur le dos de l’âne qui le portait au moulin pour faire du bourkouri alors qu’elle attendait un enfant. Avant la fin du jour, son cœur avait cessé de battre, il était parti. Elle me racontait ça en me servant du bourkouri le jour de la fête des morts, avant de m’emmener à la crypte familiale conçue dans le style des Grecs d’Alexandrie comme il l’avait souhaité, ou quand elle préparait du kolypha pour les services commémoratifs, des gâteaux que je mangeais avec appétit. Elle regrettait que ses enfants se soient dispersés à la surface du globe et me montrait des lettres et des photos envoyées de Liverpool, Manchester, et du Tanganyika. C’était comme si j’avais été choisi comme gardien de sa mémoire, son premier petit-fils, porteur du nom de son disparu, celui qui transmettrait ses histoires. J’avais décidé de ne pas parler de la dispute avec Katerina. Je ne l’avais plus vue depuis mon départ de Trikomo au printemps alors qu’avant, au village, je la voyais tous les jours. Je trottinais à ses côtés, comme l’ombre de ses habits de deuil, suivant le rythme de sa démarche vive. Elle est arrivée le 14 août et m’attendais dans la maison quand je suis rentré d’une partie de marelle. Je savais qu’elle respectait un jeûne de pain et d’olives jusqu’au lendemain et je voulais le partager. Ce soir-là je suis resté dans la cour intérieure et j’ai dormi à côté d’elle au lieu de monter sur le toit. Je serais le seul à me réveiller avec elle et la lumière du jour et à l’accompagner par les champs du mois d’août desséchés dans l’or de l’aube jusqu’à la petite église perchée au-dessus du village pour célébrer la Dormition de la Vierge. Quand le prêtre parlait trop longtemps, je m’agitais et me balançais d’un pied sur l’autre ; j’attendais impatiemment le seul passage dramatique et mélodieux dans la liturgie qui m’émouvait et m’intoxiquait de sons et d’odeurs alors que je répétais comme une formule magique l’incantation kyrie eleison, eleison imas, Seigneur aie pitié, aie pitié de nous, des mots que j’entendais proférer par Démosthène et d’autres sur un ton tout différent pour exprimer leur exaspération ou leur incrédulité. Lorsque la Mère de Dieu était physiquement ressuscitée au ciel, ne laissant planer dans l’église que son parfum intense, I vacillais et tombais pratiquement en trance dans la chaleur estivale comme si celle qui avait porté Dieu allait m’emporter avec elle. Après le service, les rayons du soleil étaient devenus intenses, mais le retour en descente était plus facile. Je gambadais devant Elengou, m’arrêtant de temps en temps pour l’attendre, ou je remontais lui prendre la main, me souvenant des mystères qu’elle partageait avec moi.

À la fin de cette journée de jeune, Démosthène a annoncé avec enthousiasme que le lendemain, lui et moi partirions en excursion. Nous verrions le reste de la famille en temps et en heure, mais le reste du mois d’août nous allions le passer à sillonner l’île. Je ne comprends le dernier détour qu’a posteriori, mais peut-être que même lui ne savait pas encore avec certitude s’il m’emmènerait à la fin de notre ‘excursion’. Nous nous arrêtions dans des bourgades et des villages, sans trop savoir à l’avance où nous allions dormir. Il connaissait du monde partout et parfois nous emmenions des amis et des parents. Nous suivions les lacets de routes de montagne, savourant la lourde impulsion qu’il fallait donner au volant de sa vieille Hillman, dans un sens, dans l’autre – haletant dans les montées, filant dans les descentes dans une succession infinie de virages serrés, saisissant toutes les occasions d’escapade arrêtons-nous dans tel village, voyons si un tel n’est pas au kafeneio, et puis soudain nous échappions vers la côte et sautions dans la mer. Nous allions partout et il en a gardé la trace en noir et blanc, dans ces photos à côté de moines en robe qui vivaient une vie d’ermites  au sommet de montagnes ou de statues qui avaient perdu la tête et leurs parties génitales. S’il prenait congé c’était en silence ou hors de ma présence. Peut-être prenait-il aussi congé de moi ou peut-être savait-il qu’il allait m’emmener. Qui sait ? Le savait-il ? Peut-être se disait-il qu’il me sauvait de mon destin sur l’île ou voulait-il que je fasse partie de son destin quel qu’il soit ? À l’époque, je n’en avais pas la moindre idée.

Moi j’avais une autre raison de me sentir triste. Le glorieux mois d’août tirait à sa fin. Août chantait ses adieux en s’éteignant dans une brume cramoisie. Les vents changeants éparpillaient des bribes de nuages et les bergers scrutaient le ciel jour après jour pour prévoir quelles pluies l’année à venir apporterait mois après mois.  Et je voulais chanter pour que le mois d’août ne parte pas : viens mois d’août ne t’en va pas, ne t’en va jamais, Août, ne pars pas s’il te plaît. Mais il allait partir. Pour nos adieux nous sommes allés nager à Salamis, juste dix kilomètres au sud de notre village de Trikomo par la route côtière. Nous avons parcouru la cité antique qui jusqu’il a peu avait été recouverte de dunes et de forêt d’acacias sauvages. Démosthène m’a raconté que jadis c’était la plus grande ville de l’île, celle aussi qui avait la plus longue histoire, et puis elle était tombée en ruines et avait été recouverte jusqu’à ce que kyrios Vassos ne devienne obsédé par la nécessité de la mettre au jour couche après couche et ne loue les services de villageois des alentours pour remplir de sable une noria de brouettes et ainsi découvrir peu à peu les couches de la cité antique. Pour moi kyrios Vassos c’était theios Vassos parce que c’était un ami d’enfance de Katerina au village et à l’école. Il était là avec son équipe, surtout des filles et des femmes de tous âges, qui creusaient et partageaient sa fascination pour la découverte de mondes sous les mondes. En déambulant, nous sommes tombés sur le koumbaro de Démosthène, Sotiris. C’était un maître maçon et il aidait l’équipe dans leurs fouilles, reconstruisait des fragments de ses mains et de son imagination. Cela faisait des années qu’ils étaient koumbaroi ? Sotiris était son koumbaro quand Démosthène avait épousé Kassiani et puis Démosthène avait baptisé le premier fils de Sotiris. Et puis quand Démosthène avait épousé Katerina, il leur avait construit une maison où nous avions habité tous les trois avant de devenir trois îles. Nous l’avions quittées si vite que je n’en avais presque aucun souvenirs, juste quelques photos en noir et blanc. C’est comme si elle était venue et repartie sur une bourrasque.

Ainsi liés par des attaches personnelles et rituelles, les deux koumbaroi ont longuement parlé de mondes oubliés et remémorés et de gens qui s’en allaient et revenaient d’autres terres d’autres mondes. Sotiris parlait de la damnatio memoriae, une expression qu’il avait apprise de theios Vassos, et de ce que les flots de la fortune pouvaient engloutir et recracher. Par les trous de la mémoire je traduis ici ce dont ils parlaient, dans le dialecte de l’île scandé des rythmes et gestes des gens de Trikomo, ponctué ça et là de l’exclamation « re koumbaro ».

Maisons confisquées
balayées par le vent
et les peines d’amour perdues
Amoureux éperdus saisis par
dieux ou démons lunatiques
Les vents qui t’amènent
ou qui t’emportent
au-delà des mers
et que se passerait-il si
–  une étincelle pourrait
embraser cette île –
Si dans les herbes desséchées
et la chaleur implacable
ou  dans les discours prophétiques
des  Généraux et des prêtres
Tous ont exprimé leur attente
et le temps est venu si
des chasseurs attrapent des poèmes
avec des bâtons
comme des grives
à manger
et sur l’île encore à venir
quels poèmes et quelles fortunes
et quand s’éteint le désir –

Je me suis glissé dans le trou
Creusé par leur souffle
Et la mer m’a salué de sa voix bleue
Qui m’a rempli les oreilles
Et j’ai saisi l’instant
Et ai crié
En éclaboussant l’éclat du bleu
ХАІΡΕ ΘΑΛΑΣΣΑ, ХАІΡΕ ΘΑΛΑΣΣΑ !
De doux zéphyrs ont tamisé la lumière
Obscurci au loin un groupe de filles
De ma rue au village
Dont les voix cadencées
M’invitaient à manger
Des patates chaudes retirées
Du sable brûlant
Viens manger, viens manger
Ela fae, Stefoulli, ela fae
Ελα φάε, Στεφουλλή, έλα φάε
chair jaune
sous la peau brûlée
où court l’huile d’olive sombre
plus sombre que notre regard
dans la brume de l’été
alors qu’août prend congé
où nous prenons congé d’août
l’instant sera-t-il jamais pareil
et août sera-t-il encore auguste
peut-être un jour peut-être jamais


Dead zone

Sombre dévotion à la perte
Un cimetière bondé
Souvenirs enterrés
De perfidie et trahison
En quête de beauté
Je voudrais être Perséphone
Touchant tout ce qui bouge
Le transformant d’un
Regard aiguisé ou
Du son d’une conque
Je charmerais un fantôme
Dans la rumeur lointaine de la mer
Un écho mortel que sera sera
Un homme qui en savait trop
Trahit son secret en silence


Trouver la paix

Aussi vite que quand l’été t’emporte
Tu déboules
Dans un débordement d’écume

Hésitant au bord du paradis
Tu restes dans un ciel qui file
En cumulus grondants

Le touches
Des tentacules de tes doigts
À l’odeur de varech

Tu entendras une voix
Qui rugit bienveillante dans les vagues
Secrétant un lignage poisseux
D’une pierre où coulent peu de fleuves

Puis aperçois les tiens
Bien loin déjà

Des prunes de Damas sur des toits en terrasse
Leurs peaux roussies protégeant leur chair d’or en fusion

Goûte leur sang
Épais comme mélasse de raisins

C’est la première fois
Et la dernière fois

Un instant, et puis un autre
Tu es bousculé
Avec douce férocité
Par une terre qui tourne
Tandis que l’histoire se referme


Carpasia

Pour equus asinus, caretta caretta, et les autres
espèces rares qui m’ont accompagné
ou que j’ai rencontrées en chemin

Te rappelles-tu
quand le soleil passa en Vierge
et que nous fûmes attirés contre la gravité

Dans un lieu ténu
attentifs à ne pas marcher sur les rhizomes
de calaments près du rocher

Où le Saint Ami trouva ce sol sacré
et où il y a trop de ciel
quand la mer avale le soleil

Et dans des teintes violettes
des tortues accoucheuses viennent de loin
amener la science de la nature

À la nature de départs protégés quand
les écailles en spirale dans la turquoise liquide
embrassent de tendres tissus verts

Et quand la nuit tomba dans un torrent de pluie
quand l’éclair frappa
le tambour daf

Tandis que la flamme de la bougie
dansait le leilalim
et qu’en répond

Nos corps se balançaient
tandis que la coque de l’île tournait
jusqu’à ce que le jour nettoie les champs

Pour les ânes sauvages aux yeux écarquillés
quand timides ils nous chantent à nous leurs parents
Olmaz Olmaz να με πεθαίνεις πολεμά

Et avec gravité nous nous tournons pour demander
est-ce par-là chez nous
vers une Mésorée fertile en friche

L’air, dense à couper au couteau
et des maisons abandonnées comme le temps
ou ces vaisseaux spatiaux qui ont perdu la terre

Sans savoir si en ce lieu
leur durée est longue ou courte
cette plaine était jadis

Cette mer ancienne
entre deux îles
était jadis

Chez moi
avant que l’horizon se lève
pour nous laisser passer

Alors je me demande encore
comment écrire une poésie dense ?
comment chanter un lieu ténu ?


Octobriana

Je chanterai pour toi avant la fin de la nuit
mois de poussière et de douceur souillée
mère du rosaire et de la place rouge
moment où le Père Benedictus entonne
Rosarium virginis Mariae
Apologetica pour les infidèles
Et pour Octobriana qui baise Vladimir
sur la place Lénine
parti populaire du peuple
qui devient pornographie politique progressiste

Et je me rappelle cet été indien où
Gurgench pissait dans tous les fleuves
De Rome à Rimini
Laissait des graffiti sous tous les ponts
Trans Tiberis
Erranti eretici erotici fredonnait-il
Une fête pour l’oeil de Fellini

Mon octobre
Les tyrans Iulius et Augustus
T’ont changé en dixième mois
Et là comme toi je constate
Mes jours caniculaires sont révolus

Alors cette année faisons une trêve
Mois et mère de calendula et tourmaline
Mon cerveau a perdu sa trajectoire
Scorpion me chasse encore la queue
Et je convoie encore les étoiles dans le ciel
Préserve ma vitalité pour un autre été indien

Pleurant un manque mais osant espérer
Entre une montagne trop placide
Et une mer trop agitée
Les jours sont trop brefs
Nous serons tous
Ce qu’est ceci à présent
Le temps n’existe que dans le coeur
En ce temps mien de vendange

Alors laissez-moi vous dire
Iulius
Augustus
Vladimirus
Benedictus
Le monde est toujours fou
Octobriana signifie plus
Que je ne puis encore
Ou jamais imaginer

A la veille d’octobre 2006


[1] Premiers vers du Jabberwocky de Lewis Carroll, dans la traduction d’Henri Parisot :

Il était grilheure ; les slictueux toves
Sur l’alloinde gyraient et vriblaient ;
Tout flivoreux étaient les borogoves
Les vergons fourgus bourniflaient.


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4.  Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, I. Le vent sous mes lèvres (2009, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 35 minutes >
Henri le Sidaner, Le jardin blanc au crépuscule (1924)

La lune à mon front,
Le vent sous mes lèvres.

Ezra Pound, De Aegypto


Si c’était possible

Pour Kathy

Si c’était possible je dirais les mots
que chacun pense
les énoncerais sur le rythme scandé
qui ouvre les volets
laisse entrer la brise
qui te caresse du bout des doigts
plus douce que pétales d’églantine
Ou j’évoquerais le vent qui secoue
et arrache les carreaux
pour t’emporter au loin
toutes voiles déployées
ne fût-ce qu’un moment
être grand parmi les grands
petit parmi les petits
être le poème que tu es…


Dans l’attente des rossignols

Aux très petites heures
Je m’éveille et me tends
Dans l’attente
Le rossignol va chanter.
Le grondement de la mer
Qui engloutit le sifflet
Des trains de passage
Me rendort à mon insu,
Alors je ne perçois même pas
Le chant du coq
Ni le rose de l’aurore
Qui glisse par les persiennes
Pour adoucir le sommeil de Kathy
Et j’entends le fumet de focaccia fraîche
Quand Raffaella sonne à la porte.

(Villa Rincon, Bogliasco, Ligurie, mars 2009)


Le vent sous mes lèvres

De naissance, étrangers, dit-il, je suis chypriote. J’ai quitté ma terre natale avec mon fils . . . sur un grand navire, et nous avons été avalés dans le gosier de la baleine.

Lucien de Samosate, Une histoire vraie

L’été 1957 était le huitième de ma vie et il est gravé dans mon souvenir et dans mon imagination avec toute la vivacité de la ferveur. Ce devait être mon dernier été sur l’île dans la Mer du Milieu avant bien des années. C’était l’année du plus long voyage de mon enfance. Je ne sais pas vraiment quand s’arrêtent les voyages. Avec le temps ils se superposent et se confondent. Une fois qu’ils commencent, impossible de savoir où ils nous emmènent. Ils ne s’arrêtent pas quand nous descendons du bateau ou du train ou de l’avion ; ils se poursuivent aussi longtemps que nous les portons en nous. Il n’est pas plus facile de déterminer le début d’un voyage. Je pourrais dire avec incertitude que mon voyage à moi débuta quand j’apparus sur l’île la plus orientale dans la Mer du Milieu, quand je vins au monde à l’automne avant la décennie  qui marquait le milieu du siècle, résultat de la chimie particulière entre mes géniteurs. Mais parfois il me semble qu’il y a quelque chose de déroutant dans la façon dont j’ai franchi ce seuil. J’amenais avec moi des ombres, comme si j’avais déjà été ailleurs. Ou quelque part ou nulle part ou toujours ici. Mais nous dirons, cette fois-ci, pour la clarté de l’histoire, que j’étais tout neuf quand le nouveau siècle atteignait la cinquantaine alors que ma petite ville était très vieille ou vieillissante, sage à bien des égards, mais pas à tous. Pas plus que moi, elle ne pouvait prévoir sa propre transition violente, sa réincarnation sous un nouveau nom, avec de nouveaux habitants. Pour beaucoup, ou pour tout le monde, cela allait advenir à l’improviste, comme le vent qui tourne. Une forte bourrasque m’avait emporté quelques années avant. Les symptômes qui allaient produire ce changement soudain étaient déjà bien là, mais nul ange annonciateur ne m’avait dit quoi que ce soit. Je ne sais si je les entends toujours. J’entends la voix des sibylles mais souvent leurs messages sont énigmatiques. De toute façon, j’étais déjà parti et je n’ai pas assisté à son agonie. Je ne sais d’ailleurs s’il s’agit de mort ou de coma. Peu importe, je sens que son überleben me réclame – une métempsychose qui s’est répandue un peu partout – il est sombre et collant comme le pekmez, il s’insinue comme un virus. Il me faut une méthodologie pour le retrouver. À tout hasard, j’explore maisons et lieux de vie, je retourne pierres et caveaux, je le renifle, effleure ses moisissures du bout des doigts. Les sibylles me murmurent à l’oreille avant l’aube, de leurs voix contradictoires. Laquelle suivre ? Quel chemin emprunter ? 

Parfois je me sens plus vieux que le siècle et la petite ville. Je ne suis pas toujours certain de ce que cela signifie, être vieux ou être jeune. Et les commencements ne peuvent qu’être entrevus dans l’obscurité. Parfois j’ai toujours la fraicheur et la légèreté qui animaient mon corps d’enfant l’été 1957, et parfois je suis lourd de millénaires. La date s’est incrustée dans ma mémoire. Il y a des dates qui vous marquent comme des convergences complexes. Quand je pataugeais dans l’eau boueuse d’un pays lointain pour cueillir des fleurs de lotus à déposer aux pieds de la déesse, les anciens et les sages me disaient que mes commencements n’étaient pas aussi récents que je croyais, et ils m’amenaient à m’interroger sur la mémoire d’avant la naissance. Enfin bon, peut-être que là je devrais arrêter de me demander comment trouver un chemin des commencements vers les centres dans les labyrinthes de mes voyages. C’est aux carrefours que je vais m’intéresser maintenant, pas aux chemins, et parmi les carrefours, à celui de l’année 1957. 

Mes géniteurs étaient encore bien jeunes à l’époque, ou disons qu’ils avaient gardé la fraîcheur et l’enthousiasme de la jeunesse. En fait, ils avaient tous les deux déjà été mariés avant de se rencontrer, donc ils n’étaient plus si jeunes que ça. Et pour tout dire, Démosthène était un veuf qui avait à peu près douze ans de plus que Katerina, alors oui peut-être qu’il était un peu vieux, mais il avait encore en lui l’audace d’élans fougueux, qui allait s’estomper avec l’âge. Lorsqu’ils se sont rencontrés, lui était en deuil de sa première épouse et elle était en colère contre son premier mariage, qui avait été arrangé ainsi que c’était la coutume. Épouse par correspondance en quelque sorte, elle avait laissé son mari à Charing Cross Road où elle avait vécu à ses côtés pendant moins d’un an. Elle était revenue sur son île avec une cicatrice au menton. Quand j’étais adolescent, elle me l’a montrée comme un témoin de son passé. 

Je me demandais pourquoi elle avait si vite accepté ce fiancé. Les mariages étaient généralement arrangés, mais Katerina ne manquait pas de prétendants. Beaucoup s’étaient présentés et d’autres suivraient. Elle n’avait pas grand-chose comme dote, mais elle avait dix-huit ans, elle était belle, sortait d’une école huppée pour les hellénophones de l’île : elle attirerait des prétendants assez riches pour ne pas se préoccuper de la dote. Beaucoup se souvenaient d’elle rayonnante, dressée en caryatide soutenant le Parthénon sur un char de l’école lors de la fête nationale, le 25 mars 1946. L’Aphrodite chypriote qui jouait à être Athéna pour un jour, avait dit quelqu’un. Juste pour l’occasion. Elle n’avait pas dix-huit ans. Son père avait emmené la famille au village au début de la guerre, la laissant, elle, sa fille aînée dans la capitale pour y poursuivre ses études en internat. Quand elle a obtenu son diplôme en 1946, elle est revenue au village avec comme perspective de devenir institutrice et d’être envoyée, les premières années, dans des villages reculés, mais il semble que le mariage outre-mer était plus attirant, en tout cas pour un temps. Après la guerre, le village était une cage trop étroite pour son esprit qui déployait ses ailes comme un oiseau prêt à s’envoler. Elle ne savait pas où elle allait, mais elle y allait. L’idée de Charing Cross Road a balayé son âme comme un grand vent. Elle a donc accepté d’épouser ce paysan de Karpasia qui s’était enrichi dans la restauration à Londres et qui, passé la cinquantaine, avait décidé d’aller quérir une épouse sur son île natale. Sur la route menant à son village de Tavrou, les gens se pressaient pour voir la belle prise qu’il paradait avant de l’emmener de cette île colonie dans la capitale de l’empire où elle a trouvé une autre étroitesse d’après-guerre, perçue au travers d’un autre prisme, et elle a commencé à découvrir l’expansion et la contraction du monde.

Au moment où Katerina quittait l’île, Démosthène enterrait sa première femme, Kassiani. Son cœur s’était arrêté de battre, comme ça, d’un coup, à trente ans, alors qu’elle transportait je ne sais quoi sur une mule d’une partie du village à une autre. Katerina était à peine arrivée à Londres qu’elle découvrait que son mari avait un enfant de sa maîtresse anglaise et qu’en prime elle devenait l’objet de sa jalousie et de sa violence. Elle n’était pas du genre oiseau sans plume à garder en cage, alors elle a décidé de retourner chez son père. Un peu abîmée mais toujours pleine d’énergie. Une fois rentrée sur son île colonie dans la Mer du Milieu, elle n’a pas pu s’installer chez son père mais est allée vivre chez sa belle-mère comme exigé par la coutume de l’époque. Mais elle était bien trop princesse pour rester longtemps dans ce petit village de Karpasia et après quelques semaines elle est retournée chez son père, très en colère, bien décidée à obtenir le divorce et pleine de mépris pour le mode de vie et la cuisine de sa belle-mère : « des paysans nantis qui mangeaient des courges écrasées couvertes d’origan avec du pain, des olives et des oignons crus ». 

C’est donc dans ce mélange de chagrin et de colère et d’amour myope que je suis venu au monde. Katerina et Démosthène avaient tous les deux l’esprit vif, une volonté bien trempée, ce qui les amenait à prendre des décisions rapides, mais il semble peu probable qu’à l’époque ils aient anticipé leurs voyages à venir ou aient même jamais pensé quitter leur île tourmentée au moment où ils sont tombés amoureux. Bien que lui fût un comptable scrupuleux et elle une joueuse d’échec et de bridge avisée, ils n’avaient guère réfléchi à ce dont leurs rêves étaient fait, ni pensé que le cortège éthéré de leur monde allait s’effacer et que ce que j’allais hériter de leurs amours se dissoudrait trop vite dans le creuset du souvenir. Ou peut-être que les deux hémisphères de leur cerveau ne communiquaient pas l’une avec l’autre, un syndrome de la culture dans laquelle ils baignaient, je ne sais. Ou encore ils ne savaient pas de quoi sont faits les rêves, de simples mortels sans contrôle sur la fugacité de leurs sentiments, tombant en désamour aussi vite qu’en amour : 

Est-ce un crime de changer ?
Si l’amour porte des ailes,
N’est-ce pas pour voltiger ?

C’est sans doute ainsi qu’il en est allé car je ne me souviens guère de les avoir jamais vus ensemble. Les gens de la bourgade me disent que leur amour brisait toutes les conventions comme sol à labourer. Alors que Katerina attendait encore son divorce, ils ont vécu ensemble dans la maison au balcon vert qui donnait sur la place avec les cafés et la petite église médiévale d’Ayos Iakovos. Pourtant les gens ne le leur reprochaient pas ainsi qu’on aurait pu s’y attendre dans la société rurale et insulaire de l’époque. Peut-être que cela tenait à une certaine grâce ou charisme qui leur permettait de flouer ainsi les bonnes moeurs. On me racontait leur histoire avec la coloration romantique qui en faisait un sujet de pièce ou de chanson populaire. Ou peut-être qu’à leur instar, les habitants n’étaient pas aussi conformistes qu’il y semblait. Parfois on croit que les gens sont aussi impassibles que les montagnes de Kantara, mais leurs passions peuvent s’enflammer comme les broussailles dans la chaleur de l’été. Parfois ils peuvent avaler du feu comme des fakirs mais à d’autres moments ils se brûlent et courent chercher de l’eau.

Les familles de Katerina et Démosthène fréquentaient des cafés différents. Celle de Démosthène était plutôt à gauche et celle de Katerina à droite, mais ce n’était pas un problème. Démosthène avait déjà mauvaise réputation quand il est tombé amoureux de Kassiani, la nièce du Général. La famille du Général n’était pas du tout d’accord. Le père de Démosthène était arrivé ‘de Aegypto’ vers 1912 en disant, dans les mots d’un poète contemporain :

Moi, moi-même je suis celui qui connaît les routes
Par le ciel et le vent est façonné mon corps.

Il était polyglotte et amenait avec lui un libéralisme cosmopolite qu’il a développé dans l’‘Association du siècle nouveau’, dont il était membre fondateur. Cela lui plaisait d’être une épine dans l’éthos familiale du Général, toute imprégné d’Hellénisme et de monarchisme. Aussi mon grand-père d’Alexandrie était-il ravi du flirt entre son fils et la nièce du Général. La famille du Général ne leur a donné l’autorisation de se marier qu’après que Démosthène et Kassiani étaient partis à vélo au village d’Ayos Sergis. Jusqu’à leur retour deux jours plus tard, personne ne savait où ils étaient. Le mariage n’a pas tardé. Ils venaient à peine de sortir du lycée. 

Il y avait de la science dans ce socialisme, aurait affirmé Démosthène, pourtant ses amours avec des femmes de familles conservatrices semblaient inspirées moins par son rationalisme que par une autre partie de son cerveau, pleine d’un brio admiré par certains et source de ressentiment pour d’autres. Il les avait sincèrement aimées et était prêt à soutenir que les allégeances de leur famille n’étaient que hasard ou coïncidence. Il avait lu Zola, mais ne connaissait manifestement pas Borges et les auteurs argentins même s’il aimait danser le tango avec Kassiani. À moi il ne parlait guère de son passé mais les villageois adoraient me raconter des histoires et j’en savais beaucoup plus sur sa vie qu’il ne le soupçonnait ou bien s’il le soupçonnait il n’en a jamais rien dit. Après Kassiani et Katerina, il a quitté l’île. Je porte en héritage le mystère de KA. Je suis toujours à sa recherche. Les astrologues et les mythographes m’ont fourni quelques indices. 

Quoi qu’il en soit, Démosthène et Katerina se sont donc mariés avec la bénédiction de l’église mais pas en blanc quelques mois avant ma naissance, ainsi c’est le corps de Katerina qui fut mon seuil pour pénétrer dans cette chambre au balcon vert. C’était peut-être ma première entrée dans le monde. Je n’en suis pas tout à fait sûr. J’en doute. Je m’interroge souvent. J’ai tendance à tourner en rond parce que les débuts et les fins me posent problème, alors peut-être que mon entrée dans la maison au balcon vert n’était qu’un carrefour de plus. Ma mémoire n’est pas toujours très précise quant aux allées et venues. Ce que je sais, c’est que je suis toujours en chemin, en train d’advenir. Et pas encore prêt à m’en aller, même si je suis toujours en train d’aller quelque part – y compris quand je ne bouge pas. Je ne me souvenais pas de l’intérieur de la pièce au balcon vert puisque nous avions déménagé alors que j’étais encore bébé. J’y suis retourné en 2003 quand les checkpoints qui divisent cette île dans la Mer du Milieu se sont en partie ouverts et que je les ai franchis avec bien d’autres pour la première fois depuis presque trente ans. Je suis entré dans un café et ai parlé à deux vieux Chypriotes turcs – Mehmet et Hussein. Ils s’étaient établis là un an après la guerre qui avait mis en fuite les Chypriotes grecs. « Avant nous habitions Skala, » m’ont-ils dit en désignant l’autre village sur un fond de musique où résonnaient les accents de mon parler chypriote grec. 

J’ai montré le balcon vert et leur ai expliqué que j’aimerais voir l’intérieur. Soucieux de satisfaire mon souhait, ils m’ont emmené à travers le village à la recherche de la personne qui aurait la clé. En passant de maison en maison, je me voyais offrir de la limonade fraichement pressée et des douceurs – tous voulaient savoir pourquoi je m’intéressais à la maison, si j’avais  un titre de propriété et si mes parents qui y avaient vécu étaient artistes ou musiciens parce qu’ils y avaient trouvé un piano et des toiles lorsqu’ils avaient ouvert la maison abandonnée après la guerre. Tandis que je répondais par la négative à toutes ces questions et cherchais des mots pour expliquer l’instinct surnaturel ou naturel qui m’attirait vers cette chambre, l’étranger muni de la clé est arrivé et m’a fait entrer, me suivant discrètement pendant que mon regard embrassait le plancher en bois et les poutres des hauts plafonds. Je suis sorti sur le balcon et ai regardé le village et la route bordée d’acacias qui partait vers la mer et suivait les méandres de la côte jusque Salamis. L’étranger à la clé restait en retrait pour ne pas déranger ma communion avec les revenants que j’étais venu chercher. En sortant, il m’a offert un porte-clés aux initiales de son parti politique, m’a fait comprendre par mots et par gestes qu’il appréciait ma visite, m’a embrassé sur les deux joues et souhaité « güle güle » tout en souhaitant la paix. Muni de ce message et de ce souhait, je suis parti à l’aventure dans ma méditation spectrale, à me demander si l’amour n’est pas comme une répétition pour un départ vers un ailleurs inconnu – un lieu dont nous ne savons rien quand commence l’amour. 

Katerina et Démosthène ont disparu de ma vie et de la vie de l’autre tellement vite que je me souviens à peine du moment où s’est arrivé. J’ai rapidement appris l’art d’arriver et de repartir, d’être accueilli et de dire au revoir. Je n’ai qu’un souvenir de nous trois réunis. Rien qu’une image floue sur une plage rocailleuse. Nous regardons tous dans la même direction, le dos tourné aux terres, à regarder la mer à longueur de journée. Pourtant, paradoxalement, sur la seule photo dont je dispose, nous regardons dans l’autre sens. On pourrait dire que nous regardons dans le mauvais sens, vers l’appareil photo, vers la terre, avec la mer derrière. C’est une photo qui date sans doute du début des années 50, mais je ne l’ai vue qu’à la fin des années 2000, alors que Katerina et Démosthène étaient tous les deux morts à peu près en même temps que le siècle précédent. Lalla-aux-pieds-légers me l’a donnée, la retirant, comme une révélation sortie de l’ombre, d’une boîte rangée sous son lit dans sa maison à Brookmans Park. Elle figure aussi sur la photo, le regard au loin, ses pieds aux sandales ailées presque au-dessus de moi. C’était peut-être la dernière fois que nous regardions ensemble les terres, le passé, le dos tourné à la mer, à la brise ondoyante, à l’avenir que nous ne pouvions voir et qui nous emmèneraient dans des directions différentes, vers d’autres îles. Lui, dans la froide mer du nord, et elle, dans la Mer de Chine, et moi je ferais la navette entre ces îles, ne me posant jamais qu’au passage sur cette île dans la Mer du Milieu dont nous étions tous partis. Et c’est ainsi qu’à ma majorité, je voyageais entre trois îles, et tous les trois nous étions devenus trois îles, comme préfiguré sur cette photo en noir et blanc où Lalla monte le guet. 

Même avant que nous ne quittions l’île, comme mes parents s’étaient séparés, j’étais pris dans un va-et-vient de déplacements. Ils étaient ici là ailleurs parfois avec moi parfois sans moi et mes horizons n’arrêtaient pas de changer, dans le miroir de la mer, dans le ressac de plages secrètes, dans les échos de cités en ruines, les spires de châteaux moyenâgeux, un paysage qui défilait sans cesse au gré des tournants. Les montagnes me retournaient comme les édredons de mes grands-mères, des routes qui nous invitaient à descendre de l’autre côté et les voir, aguicheuses, réapparaître plus loin. L’île n’était jamais immobile. Je flottais avec elle et découvrais de nouveau reliefs à chaque voyage tandis que Katerina et Démosthène allaient et venaient. Quand ni l’un ni l’autre n’était là, ce n’était pas bien grave car je savais que l’un ou l’autre reviendrait. Entre-temps, j’étais l’enfant de tout le monde et il y avait toujours place pour moi lors de la moisson, d’une fête, d’un pèlerinage, j’étais toujours prêt à me hisser sur un âne, une bicyclette, un char à bœufs, une caravane de chameaux, un bus de village ou une carriole à pastèques. Je n’étais encore jamais monté dans un avion ou un navire. Seulement dans des bateaux à moteur qui filaient vers l’horizon où par temps clair nous discernions les contours des montagnes de Syrie et de Turquie, mais nous n’abordions en Anatolie ou au Levant que par l’imagination. Ces autres lieux étaient pour moi comme des mirages quand je flottais sur le dos dans la mer en me demandant si, quand je me retournerais, je serais sur l’autre rive. Ou peut-être ces lieux étaient-ils toujours déjà en nous – des implosions dans notre imaginaire, comme ces îles qui explosent dans la mer dérivant çà et là. 

Il ne fallait pas manquer une occasion de dériver çà et là. Parfois Phoevos l’aurige m’emmenait en amazone sur sa bicyclette. Il était comme un grand frère adolescent mais je l’appelais oncle parce qu’il était le petit frère de Katerina. Il pédalait à toute allure sur les cahots de pistes poussiéreuses dans le parfum des buissons de lentisque, des pins, des cyprès et des eucalyptus, dans le bourdonnement des insectes jusqu’à ce que nous atteignions la mer et nous y précipitions en sautillant comme des échassiers sur le sable chaud pour ne pas nous y brûler les pieds. Il n’y avait pas de touristes à l’époque et les gens du village travaillaient aux champs et n’avaient pas le temps d’aller à la mer. C’était différent pour ma famille, de gauche ou de droite, la mer y était illumination et source de renouveau comme la moisson. Et pour certains, comme pour beaucoup, c’était un départ espéré, généralement en aller simple. 

Et il y avait d’autres voyages sur l’écran du cinéma. Le village comptait deux cinémas qui disposaient de leur propre générateur avant l’arrivée de l’électricité. Beaucoup de villages n’en avaient même pas un seul. Nous étions en quelque sorte un centre cosmopolite. En été, quand ils étaient en plein air, nous regardions d’en haut, comme des dieux, perchés sur les terrasses et les balcons de nos maisons d’où le regard plongeait sur le monde de l’écran : des ombres et des lumières et des bruits qui nous arrivaient assourdis. J’adorais me perdre dans la sensualité ondoyante du grand écran sous le vaste ciel, Melina à la voix voilée et Sophie au regard voilé et l’abondance des amples mouvements de leur corps sur un écran qui bougeait dans la brise du soir, tel la mer, nous éclaboussant les pieds pour faire tomber la poussière juste pour un moment pendant que nous mangions des passatempo et buvions nos bouteilles de Coca. Nous regardions en tremblant l’audacieuse sensualité du milieu du siècle toujours menacée par un péril fatal qui pourrait ou non être surmonté. Je sanglotais désespérément quand Melina Mercouri était tuée d’un coup de poignard à la fin de Stella. Pourquoi fallait-il que Melina meure ? Il m’a fallu longtemps pour me consoler : une vieille sibylle a fini par me convaincre que ce n’était qu’illusion, rien qu’un film et que l’été suivant Melina reviendrait dans un autre film et que nous quitterions tous le cinéma en riant au lieu de pleurer. Je baignais dans ces images et elles m’ont imprégné comme des visions qui transformaient le monde autour de moi – à la fois un spectacle et une participation intime au même titre que les activités et festivités rituelles qui revenaient avec la même régularité que le cycle des saisons qui débordaient dans l’excès de grenades mûres dont la peau en éclatant révélait les grains rouge sang. 

Le grand tournant du voyage ce fut en octobre 1957. Avant la fin de l’année, j’allais quitter une condition joyeuse et familière de nomadisme pour un état de nomadisme effrayant d’inconnu. J’avais perdu mes repères. Je n’avais jamais imaginé que je me retrouverais dans le ventre de la baleine sur une autre île. 

Le déplacement était une constante mais les circonstances et le contexte avaient changé. Ma vie sur l’île de la Mer du Milieu était devenue tout à fait imprévisible. Il n’a pas fallu ruser beaucoup pour m’emmener sur un grand bateau sans avertissement. Ma vie et mes trajets étaient déjà une série d’ellipses et là Démosthène m’a emmené pour une traversée que je n’allais jamais oublier, de la Mer du Milieu à une autre île dans la mer du nord. Katerina semblait avoir disparu. Je sais que ça peut paraître paradoxal, puisque c’est moi qui avais disparu ou avais été escamoté, mais dans ma perspective les géniteurs ne disparaissent pas. Si l’enfant disparaît, ils doivent venir le chercher. Pendant des années sa voix et son visage allaient me hanter comme un fantôme. Et d’après Démosthène c’était sa faute à elle si j’avais disparu, même s’il me semblait que c’était lui qui m’avait escamoté sans préavis. Démosthène ne m’a pas imposé le choix de savoir si je voulais partir avec lui ou pas. Je ne sais toujours pas si c’était lui ou moi qu’il voulait ménager. S’il m’avait posé la question, je ne sais pas ce que j’aurais dit. Peut-être avait-il peur de la poser. Il savait sans doute qu’il aurait eu du mal à susciter mon assentiment. Ce n’est pas que je ne l’aimais pas, mais j’aimais aussi plein de gens et de lieux sur l’île, et surtout les sibylles de Trikomo qui avaient toujours une histoire à raconter et quelque chose de doux ou de frais à me mettre en bouche, et qui m’envoyait en mission comme si j’étais leur petit prince et Hermès.


L’étranger
(variation sur le poème ‘L’étranger’ de Baudelaire)

Étrange étranger, qui aimes-tu le mieux, dis ?
Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Ta patrie ?
Je viens d’un pays qui n’existe pas.
Aimes-tu la Beauté, étranger ?
Je l’aimerais volontiers – cette déesse immortelle.
Et aimes-tu l’or ?
Je le hais comme vous haïssez Dieu.
Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
J’aime les nuages – mes amis les nuages qui passent…
Ces merveilleux nuages, là-bas !


Le poids de la vie

Combien pèse la vie ?
Elle est parfois aussi lourde
Que le moment où tu as enfoui
Le corps de ta mère dans la terre
Plus lourde que ce dernier baiser glacé
Avant de lui fermer les yeux à jamais
Où tu enfouis le fardeau du souvenir
En répétant les gestes de la vie
Quand une voix te dit
De laver la boue sur la pastèque
Avant de la couper
De disposer les tomates côté mûr vers le haut
D’attendre que l’eau bouille pour y jeter les légumes verts

Tu te rappelles qu’un jour quelqu’un t’a dit
Que toutes les mères sont folles
Et qu’il y a toujours une solution
S’il faut que les enfants aient une mère
Des rituels devraient exister pour enfouir le cordon ombilical
Battre le tambour et faire tournoyer la flamme
Jusqu’à faire se lever le corps en transe
Le ramener au monde
En luciole
Qui bat des ailes et s’envole
Les pieds qui tourbillonnent
Tu émerges l’abandon de la nuit sur le visage
Comme si le souvenir n’avait jamais existé
Comme si tu n’appartenais pas à une île perdue
Dont tu avais léché les eaux
De tous les recoins et ruisseaux
Une île qui n’existe plus
N’a peut-être jamais existé
Et tout ce qui importe est cet instant
Dans un pays lointain
Dans l’oscillation du hamac
Et tu entends un bruissement sous le sternum
Et ton cœur s’envole plus haut que le sommet des cocotiers
Et la femme coolie t’apporte un bol de riz et de dal
La porte de la cage se referme et la noix de coco tombe avec un bruit sourd
Tandis que tu entends le labeur dans ses pieds nus
Qui résonne des pas de ta grand-mère
Et tu penses à sa maison et te demandes
Combien de gravats tu dois ramasser
Pour la reconstruire de la branche émondée
Ou s’il faut la laisser aux étrangers qui l’habitent
Et qui dans leur étrangeté ressemblent à tes proches
Couchés sur la terrasse par les nuits d’août
Et s’envolant dans l’excitation des étoiles filantes
Et cela pourrait suffire de sentir le hamac
T’envelopper comme la coiffe du nouveau-né
Quand tu regardes glisser les nuages nomades
Prêts à éclater en averse liquide informe
Que tu veux recueillir à pleins seaux
Pour te rappeler ta propre nature torrentielle
Et la douceur de ta peau
Trouvant le point d’équilibre
Entre réalité et souvenir

Entre joie et solitude
La vie est légère quand on s’y attend le moins
Au début de la folie d’amour
Et quand des amis sourient et te touchent
Ouvrant et comblant des trous
Qui te font te demander combien de vies
Tu as vécues et si l’identité c’est rien qu’une vie
Ou plusieurs vies qui te regardent de myriades d’yeux
Et nous des étoiles qui nous consumons
Dans notre intoxication
Et tu te poses la question
Qui voit qui écoute
Et tu pourrais tout aussi bien fermer les yeux
Et souffler les bougies
Dans l’abandon
De la chair sans souvenir

(décembre 2004)


Ars poetica : Sacré ou démoniaque

À tel prix apaiser
Ma chaleur cyprienne.

Élégie XIX.  Pierre de Ronsard (1524-85)

Ne t’y trompe pas
J’ai une langue fourchue
Qui se meut entre soupirs réticents
Et pouls inaudible articulant la paix
Tu le sais jamais tu ne trouveras
Dans l’absence de tes muses mortes
Et le lambda platonique
Comment atteindre au son pur ?

Peu importe que les pancartes soient en grec ou en turc
Je m’égare
Même quand il n’y a qu’un seul chemin
Les policiers reniflent et me disent
Que mes hallucinations sont déplacées
Et leur chiens m’étiquètent “sous contrôle”
Je me dérobe cherchant un soulagement
Dans l’été éternel ou la mort éternelle
Et quand je te trouve
Je te dénude
En un désir imprudent de ton mal
(Ou n’était-ce qu’en rêve ?)
Je ne sais si c’est ta maladie que je veux
Ou si je suis malade de ton désir
Je négocie le mirage pullulant
Et mon corps grésille dans ma chaleur chypriote
Et roule en flammes jusqu’au bleu de la mer
Les braises s’évaporent dans la clarté lunaire
Et la tempête des étoiles
Tisse des halos en concoctant des contes
De fantômes errants dans une superposition de villes
Avec des statues de ton imagination dévoyée
Qui ont perdu la tête ou leurs parties
Dans une impétueuse imprudence
Ou dans l’idéologie tourmentée du monde
Et je pétris tes mots
Chassant la poésie du seul intellect ou de la sexualité nue
Deux purs papillons blancs
Payant ce manque en pierre brisée  

Alors ne me crois pas
Car bien des démons parlent en moi
Tous à la recherche de ce qui leur manque


Ars poetica : de l’eau comme poésie

Pour Saraswati – la déesse des flots

Trop de poésie pour une si petite île
s’il vous plaît arrêtez d’écrire
et plantez des arbres
de l’eau… 

Gür Genç

J’ajoute la voix à l’occlusive
Sans savoir si elle est implosive ou pas
Et une liquide suit g l g l g l
L’air passe et je plisse les lèvres
Et avance la langue pour donner forme au souffle
Attraper la vision cachée dans la syllabe
Ni u ni i
Ni antérieure ni postérieure
Dans un rêve qui s’évanouit
Tu me donnes un code pour te trouver
Mais un des numéros s’efface dans l’obscurité.
Une main invisible offre le lien perdu
Sans que je le demande
Mais je tends la main et appelle
Est-ce que je sais quelles langues parler ?
J’envoie plutôt mes messagers te chercher
Quand il te ramène
Je ne connais pas ton visage
Seulement l’émotion
Et caressant tes cheveux
Je vérifie que c’est bien l’algue de ton amante la mer
Si tu es vraiment venu pourquoi restes-tu silencieux ?
Je sais maintenant que tu n’es pas genç – les noms mentent
Tu es aussi vieux que la mer
Et le shiv
Le danseur antique
Tu appelles le silence
Qui parle avant et après le aa
Le uu
Et le mm
J’attends la poésie.
Ou est-ce qu’en vrai j’attends l’eau ?
Je ferme les yeux
Je récite le mantra
gür – gür – gür


Ars poetica : Kaala

Sur le métier du temps
Je serais Kali Das

Serviteur du temps profond
Qui étire l’espace

Sur la feuille blanche
Y inscrit le monde

En un monument
De rêves distendus

Dans des rues qui bredouillent
Quand elles parlent

J’écris
Je rends hommage


Lune bleue au Rajasthan

À Priya, qui me lança sur les routes

(Le seul temple en Inde consacré à Brahma (le créateur) se trouve à Pushkar, près d’un lac qui apparut quand le dieu a laissé tomber un lotus du ciel sur cet état désertique. Une histoire raconte que Brahma est tombé amoureux de sa fille et création Saraswati, la déesse de la poésie, et pour le punir de cet acte incestueux, aucun temple ne lui est dédié à part celui-là. Depuis des siècles, à onze kilomètres, Ajmer attire des pèlerins sur la tombe du saint soufi Khawaja Moinuddin Chiti, aussi appelé Khawaja Saheb ou Sharif. Comme dans toutes les darghas soufi, toutes les communautés religieuses sont les bienvenues, ce qui est particulièrement important en Inde actuellement et représente un symbole d’espoir et d’harmonie face à la violence entre communautés.)

Une fois seulement j’ai vu la lune bleue
Diffusant une clarté aussi pure que le regard d’une déesse
Dans les cieux du Rajasthan.
Son bleu chatoie et insiste
Apportant des ravages d’un autre royaume
Au-delà des certitudes de la vie
Me prêtant son ouïe
Pour entendre la chair en flux perpétuel
Sur les routes cassées d’un pèlerinage
Camions en file derrière vaches léthargiques chameaux efflanqués
Des chauffeurs éteignent l’amour dans les huttes des bas-côtés
Je m’arrête pour des samosas chauds et un capuccino instantané
À côté d’un étalage de Kama Sutras en anglais et en français
Où la moksha se cache-t-elle?
Dans la décomposition, la poussière et la saleté
Ou dans le lac de mon parcours né d’un lotus
Qu’un créateur distrait aurait laissé tomber
Afin que nos mains en coupe recueillent des histoires
Avant d’y ajouter graines et pétales puis les disperser
Pendant que des singes blancs se disputent les restes
En hurlant pour participer à la conversation
Par besoin ou pour accompagner les autres
Ou cherchant l’aubaine
Un jeune Brahmine éteint son portable
Pour m’inciter à la prière près du lac
Et un débat sur d’où viennent savoir et libre-arbitre
L’aubaine est-elle dans la volonté tirée au hasard ?
Ou bien dans le hasard attiré par la volonté ?
Mon jour est glorifié par
Cinq sœurs frères cousins
M’entourant avec crainte et jubilation
Ai-je apporté le parfum de la mer?
Ils me serrent la main
Mai et mami sourient timidement à l’écart
De quelle terre venez-vous demandent-elles
Je commence à parler d’une île lointaine dans une mer
Dont certains disent qu’elle est le milieu de la terre
Pendant qu’ils attendent d’autres révélations je pense
À l’improbable de ma naissance
Viens-je vraiment d’une quelconque terre me demandé-je
L’Union européenne, avancé-je
Ils approuvent de la tête
La rencontre est-elle leur aubaine ou bien la mienne?
Nos adieux pleins d’allégresse
Distraient l’homme qui pissait derrière nous contre le mur
Le retour en voiture passe entre des cochons vautrés dans la boue
Nourriture de parias ou d’exportation on se le demande.

Une route sombre descend vers Ajmer
Au son des timbales
Guidé par Sayyed Irfan je fais mes offrandes de calendulas
Et de soies puis ayant récité des couplets persans
Lors de la prière du Vendredi soir
Je reçois des sucreries de paix
Et une chandelle de cire pour mon île
Flanqué de prêtres juvéniles calotte sur tête
Je suis entraîné pour une célébration vers le wallah du thé
Encore des mains serrées des sourires des enfants
Cherchant la splendeur d’un
Présent, d’une roupie, d’un geste
Qui va transfigurer
Un don qui apportera l’aubaine de donner des dons
Les douceurs dargha me collent aux dents avec des histoires
À avaler et excréter
Et avec le murmure de la route
Et la fragilité d’une bougie dans la main
Je me dissous dans les brumes hivernales du désert
Défiant la nuit des ciels aléatoires

Je ne puis détourner mon regard
Voile tes yeux déesse sinon je deviens fou
Ne laisse filtrer qu’un résidu de bleu
Et du sol ne suinter que peu de divinations
Vers les fluides de mon corps
Que je puisse un moment seulement sentir
L’intangible par ton contact visible et sensuel

(après un voyage à Pushkar et Ajmer, janvier 2004)


Yaya Devi

Déesse, tu es terrible ce soir
Hier soir tu m’attirais
Dans tes bleus mouillés
Même la lune était bleue

Pourquoi cette nuit me secouer et pomper le corps
À en extraire l’immondice par tous les orifices
À genoux nauséeux et vomissant
Je te supplie de me rincer
De tièdes liquides
Corsés de neem et de curcuma
Au lieu de quoi tu m’inondes
D’un déluge froid et cruel
Je tremble et tu me jettes à terre
Coque vide
Pourquoi Devi?
Je suis ton tout petit je sais
Ne connais-je pas ta pestilence et ta puanteur?
Et combien de fois t’ai-je vue danser dans les cimetières?
Je connais aussi ta caresse de lotus
Guéris et laisse-moi dormir.
Demain je parlerai.
Si tu veux je change de voix
Ne me montre pas toute ma merde et mon ordure
Prends-moi donc plus gentiment
Et de nouveau te chanterai louange
Jaya Devi Jaya

Delhi (après la lune bleue), janvier 2004


Ville fantôme

O

Hippocrate

S’effritant en une résolution muette
Vanosha me fait signe et me
Murmure tout bas à l’oreille
Par la clôture en fils barbelés
Ars longa, vita brevis est

Dans mon désir fragile et défaillant
Nous nous tournons vers les flots
Prêts à nous envoler
Dauphin dans le nectar
D’une mer à la fois imago et mirage
Quelles ombres guettent
Sur l’autre rive


Requiem pour Trikomo

pour les créatures et démons qui errent en Mesaoria surtout entre Trikomo et Salamis : ceux qui ont des noms et ceux qui n’en ont pas

Est-ce que je viens chanter ton requiem ?
Au checkpoint
je ne vois pas flotter les cinq drapeaux
l’histoire n’a jamais eu lieu
Rien que des créatures qui planent
Avec l’instinct de sept colibris
M’attirant
Légères comme une apparition 

Pardonne-moi si tu t’es cru éternel
Il y avait trois bourgades ici où trois routes se croisent
Et une église entre cinéma et café
Saluant départs et arrivées
En vieilles caravanes de chameaux pour Karpas lentes comme des bus
Au-dessus du han Chrysanthi la vieille institutrice
Lit mon voyage dans le marc de café 

Petit garçon j’aperçois
Des Aphrodites brisées et des Madones dolentes,
Et sur des écrans que fait ondoyer la brise de la nuit
Je m’empare de bribes du sacré en passion dévastatrice
Mélodie rauque de Melina en noir et blanc
Sophia mouillée et surgissant du bleu
Sauvant mon totem le dauphin
Et le garçon prêt à partir à cheval
Je m’étendais dans toutes les directions
Déboulais dans les plaines
Escaladais les monts et les cieux
Puis les mers
M’ont emporté
Sans avertissement ni adieux
Rien que des contes
À emporter
Eleni répétant
Comment elle avait séduit Stephanos d’Alexandrie
De son chant chaloupé
Lui donna dix enfants
Moulut le blé le jour de sa mort
Le temps dissous dans son désir 

Dans son silence j’ai voyagé avec le nom
Disposé mon corps dans l’immensité de la terre
L’exposant aux oracles
Cherchant une divination spéciale
Des voix disaient n’oublie pas
Laisse le souvenir se décomposer
Se répandre comme un virus
Dans le regard intense d’étrangers
Remplir les fentes mouiller les protubérances
Se préparer à absorber et expulser le monde
Ressentir sa chair infinie en dehors des mots
Dégénérer dans l’éparpillement
Chercher l’ablution avec les multitudes
Dans des rivières éclairées de l’odeur du camphre
Déshabiller la divinité
En humant ses sécrétions
Et en l’étouffant d’hibiscus multicolores
Éprouver le sens de son reliquat
Dans le son de tes excès

Aujourd’hui Kathy prend des photos pour l’autopsie
Pour saisir dans ma voix la maison perdue
Respire-t-elle encore ?
Les derniers sacrements se sont échappés et
Je me trouve dépouillé
Inerte dans mon oubli
Sentant les doigts du vent
Qui me touchent de diesel et de jasmin
Et la chaleur des pierres
Qui me fait courir
Vers la sensualité aléatoire des mers
Tanju et Jenan
En prêtrise jumelle d’une pureté ivre
Font circuler la conche
Et montrent son rêve et sa géométrie extravagante
Vie explosant de la pierre
Tandis qu’un ami regarde de loin
Yeux vert citron jaunissant avec le blé
Et les fleurs sauvages de la Mesaoria
Jaillissant comme des poils du ventre au cou
Désir de mon corps en deuil
Qui s’étend dans toutes les directions


Sentience 

Pour Ashik Mene 

Que ferons-nous donc pour les morts, ceux dont les tumuli bordés de conques exercent sur nous une attraction de toute une vie
comme un empire magnétique,

Derek Walcott, Midsummer XVI

Je sais que ce jour de mai sera le jour
Où les morts s’éveillent juste une fois
Au printemps suivant il sera trop tard
Le mois suivant le parfum du printemps
Se dissipera dans la sécheresse estivale
Même les morts n’attendent pas à jamais
Nous avons prié une fois de trop
Et si c’est le jour, c’est le jour
Nous le sentons dans le frisson de la peau
Dans le rouge des coquelicots
Partout les morts envoient leurs messagers
Mais beaucoup détournent la tête apeurés
Nous n’avons pas de passeport
Pour passer la barrière disent-ils
Mais je dois prendre la route pour te trouver
Les yeux ouverts
Aujourd’hui je sais que tu ne viendras pas
Dans mon sommeil ni dans la méditation silencieuse
Mais à cet endroit exact de la mer
Où nous sentons le sein sensuel de notre mère morte
Dans l’arôme des broussailles que brûlait notre grand-mère
Pour cuire le pain dans le four en argile
Aujourd’hui tu m’enverras un étranger pour me raconter mon histoire
D’abord il me donnera de la limonade fraîche pour étancher ma soif
Et d’une clé ouvrira la porte de la chambre
Où je suis né et où tu as rêvé tes rêves
Debout sur ce balcon vert
Le vent de la mer dans tes cheveux
Regardant par-dessus clochers bulbeux et minarets
La route bordée d’acacias et d’eucalyptus
Et je t’entendrais parler dans le mouvement du vent
Ta voix tracée par une main absente
Ashik m’embrassera sur les joues
Pour me dire que lui aussi a vu les morts
Et d’une pression de la main
Je saurai que j’ai trouvé le frère
De lait et de sang
Que j’avais pris soin d’oublier.


Archéologie d’une dent 

À la mémoire de Giorghos Taramidès, mon dentiste

Nouvelle dent cramponnée à la forte mâchoire
Brisée dans l’exubérance d’un enfant
Qui saute de l’araignée
Un jour de soleil dans Manchester la sombre
Charnière de souvenirs aux bords déchiquetés
Soigneusement limée et bien dissimulée
Couronnée et protégée
Armée pour mordre les mots qui l’ont maudite

Des années plus tard Giorghos la tapote de ses instruments
Contemplant son archéologie, sa destinée
Fortes racines alimentées à l’eau de source
Aux jours bénis de Trikomo dit-il
Je ne voudrais pas être celui qui devra les arracher
Je cherche des mots pour écrire
Mais la douleur s’estompe en putréfaction muette
Scellant son deuil discret jusqu’à revanche de la mémoire
En un kyste criant délivrance
Giorghos fantôme à l’avenant sourire
Dépêche des émissaires qui annoncent l’extraction
Dégagent la puanteur retirent la racine
La douleur doit s’arrêter
Je songe au sourire édenté de ma grand-mère
Aux joues caves de mon père
Gisant horizontal lors de la veillée

Où donc est la mémoire ?
Si ce n’est dans l’ombre d’une ombre
Et où son commencement ?
Dans le morcellement et le déracinement ?
Les douleurs de l’enfantement les affres de la mort ?
Dans le cadeau d’Élisabeth, effigie d’une énorme
Dent de cire – à consacrer sur un autel
Ou accrocher à un arbre pendant que je répète les mots
Qui combleront le trou où ma langue glisse
Cherchant à tâtons les mots qui dérobent l’air.

Je suis en quête d’un monument
Un sourire de porcelaine pour cacher les trous de la mémoire
Fixer l’air en mots qui mordent et sifflent
Apaiser la douleur en un mémorial à l’absence


Deux fois Né

Quand je serai mort, disposez le cadavre.
Vous voudrez peut-être m’embrasser les lèvres,
commençant tout juste à se décomposer. Ne soyez pas effrayé
si j’ouvre les yeux –  

Jelaluddin Rumi

Olumu op! Op ki açelyalar açsin dudaklarinda.

Gür Genç

Ta beauté est aussi solitaire que cette île
Et dans ton corps je hume la mer
Et goûte le raisin
Dont tu as pris soin pendant des millénaires
Mais lorsque je m’apprête à te toucher
Tu te dérobes
Et me conduis sur
Le chemin des vingt mille spectres
et un sentier où les statues s’effritent dans le sable.
Dans les fissures de ciment
Poussent des cyclamens tenaces
d’un espoir fragile aussi ténu
que le croissant effleuré de la lune nouvelle
en ce Lundi Pur.
Moi aussi je suis mort dites-vous
Pour m’aimer il vous faut vous joindre au carnaval
Et embrasser mon cadavre
Oui, ölümü öp dites-vous.
Mais si j’osais
Ouvririez-vous vos yeux de pierre ?
Ou bien me laisseriez dans le froid
Et mon désir sombrer au fond de la baie de Salamis ?
Sur le parvis de Saint Nicolas
Le cümbez fleurit deux fois l’an, dites-vous
et votre vie et la mienne sont le prix du baiser.
Partageons ce demi-pain
Et tous les jours allumons cette chandelle de cire
Si ne nous embrassons à la fête de Mai
Nos corps brûleront sur le bûcher funéraire
Et nos cendres seront dispersées en mer
Là où même les mots l’un l’autre ne comptent pas. 

Lundi Pur (fête au début du Carême), Famagouste 2004

Note : Le plus ancien représentant du monde vivant à Chypre est le figuier sycomore ou ficus sycamorus (connu en turc sous le nom de cümbez), qui se trouve devant la cathédrale de Saint Nicolas à Famagouste, construite sous la dynastie des Lusignans. Il avait été planté lors de la construction de la cathédrale, vers l’an 1220.


Pas l’heure des prières

alors ne t’arrête pas pour prier à l’église de la mère de dieu
attrape juste la vision fugitive sur les mains des femmes
qui t’ont touché le visage et les cheveux
ont cherché les sources sous les pierres
laissé la porte ouverte de l’aube au crépuscule
mesurant leur passion dans de grandes cruche en argile d’eau, de vin, d’huile
glissant entre vergers et cimetières
des rêves se languissent au sein d’anémones de mer jusqu’à la nuit
où ils gisent dans la lueur de lampes à paraffine
pelvis maternel résonnant
dans les plafonds arc de triomphe
frêle épiphanie irradiant d’une conflagration momentanée
le don de l’incarnation  

 


Rythmiques religieuses

Pour Elizabeth Hoak Doering, qui a traduit tes souvenirs en formes sculptées et m’a demandé de leur trouver des mots

Le passé semble survivre dans le goût de certains plats et de dates entourées en rouge sur le calendrier, mais sans nous en apercevoir nous avons laissé grandir en nous une distance que ne peut compenser aucun voyage éclair.

Antonio Muñoz Molinas, Sepharad

souvenir apportés par la mer
des œufs rouges enveloppés d’algues
vierge fertile pur luxuriant
odeur de feuilles d’olivier et de cire d’abeille
qui enflamme le souvenir
caché derrière avec le fabricant de bougies
dans les doigts parfumés du vieillard
qui mouche la flamme avant qu’elle ne submerge

les souvenirs dans les Églises pour l’Imagination
les cent églises d’Inia
qui seraient cent-et-une
mais on n’en a trouvé que six
la première vacillant dans les collines de Droushia vers Lara

les souvenirs enveloppent les églises
les enroulent en processions
tapis serrés entre les maisons
cachés dans les citrons
unis aux lis un peu partout unis aux tombes là-dessous
dans les forêts aux eaux sacrées
sur la piste en satin blanc bien propre
les tamata des navires sur les plafonds pour écarter les naufrages
les sept sœurs et leurs rubans assortis

les souvenirs ardents comme des pétards
acérés comme des ongles dans le feu printanier des arbres de Judée
frais comme les dalles  d’intérieurs sombres
les entrailles de la fête de la vierge dans la chaleur d’août
des souvenirs mouillés qui nous détrempe comme déluge
cataclysmes d’enfance
souvenirs qui s’envolent cerfs-volants dans le ciel
souvenirs verts et clairs qui annoncent le printemps
couvant la terre pour faire naître la vie nouvelle
s’émouvant dans le sol avec le raisin mûr
pendant que nos souvenirs s’étirent sur les ficelles
tels des soujoukos pour les fêtes d’octobre
qui vont et viennent comme l’ombre et la lumière

souvenirs des reliques de deux saints
disparus comme mon mari et mon fils
l’histoire jamais entendue
et que je voudrais entendre pour pouvoir l’oublier

ou est-ce que je connaîtrais les souvenirs
de ceux qui m’ont volé mes souvenirs
et les échangerions comme des cadeaux
cadeaux perdus avec les icônes magiques de mon enfance
miraculeuses et fières
St Georges sur son cheval redressé jusqu’à la queue

souvenirs de rétribution
éclat de dynamite tel la lumière des auréoles
qui aveugle le pêcheur

souvenirs de restitution
qui vacillent et guident Philos, vieillard aveugle
qui te guide vers des souvenirs oubliés
dont tu ne savais pas qu’ils étaient à toi
des souvenirs ridés antiques et vivaces comme de vieilles icônes
et le visage de tes grands-mères
qui t’ont appris comment les embrasser
en te signant d’abord et en ouvrant ton cœur
pour accueillir la grâce du souvenir

souvenirs disloqués

apportés sur des cassettes
dans des bouteilles et des boîtes en argent
pleines de romarin et d’eau bénite
souvenirs persistants
laissés sur le chemin
mais qui te rattrapent
à Ashley Road, Bristol
au fish ‘n chips londonien
dans ta galerie à New York
à l’Astoria à l’Agia Sophia de Washington Northwest
souvenirs de tes premiers frissons sacrés à dix ans
transportés des Akamas à ton bureau au New Jersey
et ta souvenance du prêtre
qui vous demandait à tous d’être présents
avant de vous rappeler vos propres souvenirs

souvenirs qui surgissent en visions et en rêves
visions comme des icônes
de lions au visage de saint
icônes de rêves
et rêves d’icônes
le rêve de la Turque de Morphou
qui rêvait l’icône dont ses voisins grecs avaient besoin
pour changer le cours du destin
et des rêves aussi poisseux que la baie du térébinthe
qui gardent l’icone du village des térébinthes

rêves de la main fraîche qui guérit quand ça ne va pas
et de mains aux doigts aussi bizarres que des bougies
de cire en train de fondre
visions que tu attends en te glissant par les trois portes
sur la route près d’Apostolou Andreas
vision de la fête après le jeûne
douce comme l’eau du puits
partagée par les Grecs et les Turcs de Komi-Kepir et de Livadi
qui parlaient de sources miraculeuses
et tout pareil de reine et de chien guérisseur

et histoires de visions d’icônes dans la mer et le sable
et de grottes marines où périrent des saints en y laissant leurs os
que nous les mettions dans des boîtes avec l’image de l’oreille
qui guérit quand nous entendons les sons des souvenirs   

carillons et simple bruit
du fer frappant le fer
voix harmonieuses qui apportent la myrrhe
en processions endeuillées
et Sotiris à la voix douce
évoque des souvenirs de souvenirs
de l’arrière-grand-père de mon grand-père
qui est parti de Trikomo à Smyrne
pour ramener la voix du souvenir
et alléger la peine

souvenirs interrompus
souvenirs dévastés
lambeaux de souvenirs
vite balayés dans un coin
enterrés dans un tas de déchets
menacés d’extinction
souvenirs troubles et douloureux
qui se cachent dans des trous
se tapissent dans les buissons
souvenirs qui se terrent
de peur d’une embuscade
blessés et engourdis
menaçant assombris
dans l’attente de la main qui tirera la ficelle
la main qui cassera l’œuf
la main qui te guide à l’endroit même
du baiser
la main dont le toucher rayonne
du parfum unique de l’écorce d’Antiphonitis
qui répandra sa grâce sur le cœur noir du souvenir 

STEPHANOS DE TRIKOMO


Ultima multis – le dernier jour pour beaucoup

Une tempête souffle du paradis, elle gonfle ses ailes avec une telle violence que l’ange ne peut plus les fermer. 

Walter Benjamin, à propos de la peinture de Paul Klee, Angelus Novus

Nous récoltons des nouvelles du monde tous les matins
Pourtant nous nous protégeons
Nous retirons dans des demeures
Que ne touche pas la mort
Et qui ne racontent pas d’histoires
Nous sommes devenus des résidents desséchés d’éternité
Nos mères et pères proprement évacués
Dans des hôpitaux et des sanatoriums.

Walter Benjamin,
Où est l’ange nouveau de l’Histoire ?
Nous regardons les débris à nos pieds
Et les anges s’envolent
Leurs ailes lestées de poussière
Quand la tempête les emporte au ciel
Le jour est venu d’aller piller
Les restes de maisons en ruine
Et dans les cimetières
Nous nous rassemblons pour retourner
Les pierres tombales
À la recherche des  inscriptions
Qui empêcherons l’avenir de se changer en temps vide
Nos pieds trébuchent sur les os
Pour retrouver les contes de fées
Entailler le temps d’aujourd’hui
Que les morts se réveillent
Bouche ouverte
Ailes déployées
Regard éberlué
Nous cherchons les nouveaux anges de l’Histoire
Pour sauver la flamme de vie
Toucher les étincelles qui rougeoient
Et les histoires qui se bousculent
Contre toute attente
Par la porte étroite
À chaque seconde qui passe


Les oranges de Larnaca

de la mer de Larnaca il y a bien des années
tu t’es embarqué dans un rêve pour moi et toi
et tu m’as emmené par la main sur un bateau
pour ma première traversée ;
et voilà qu’à cette même mer tu es retourné pour ton dernier rêve
mon père naguère tu reviens et deviens mon enfant
alors maintenant je dois rêver ton rêve à ta place
te convoyer dans un cercueil
quand tu quittes pour la dernière fois
la ville de Lazare et de Zénon
et traverse la mer vers ton bûcher funéraire
Avant de te préparer au départ
tu m’as dit de trouver des oranges de Larnaca.
Pourquoi sont-elles tardives cette année ? as-tu demandé
impatient de te sucrer le sang
et de devenir le gamin d’autrefois
qui courait sur la promenade aux dattiers ;
pas de deuil pas de crêpe pas de prêtre barbu disais-tu souvent ;
laissez les fenêtres ouvertes qu’entre la lumière répétais-tu ;
et voilà que tu m’as confié ta mémoire
ton dernier cadeau ;
ton corps dégradé redevient un rythme dans le ventre de ta mère
alors que je poursuis le goût de tes oranges disloquées.


Entre l’eau douce du puits et la mer salée

Sur le sable chaud et les sentiers poussiéreux
je voudrais chevaucher en amazone
emmené par Phoevo l’aurige en bicyclette
sur des pistes à l’ombre rare de quelques pins
secoués de terre et de pierres
corps assoiffés
de la houle marine
victoire ailée
vers où l’horizon encercle
un mirage de jour pointant à l’Est

sous midi aride nous retournions
dans la chaleur immobile et le bruissement de milliers d’insectes
fraîches sur la peau les épluchures de concombre
sur les lèvres les tranches de pastèque

le contact humide des souvenirs de l’île
qui traîne telles de veilles ombres de
déesses qui ont plongé leur seau profond
dans l’eau fraîche des puits
gardant propres les corps
et les dieux du foyer
ou celui qui chevauchait l’écume vers le lointain
capturant les rêves en teck bois de rose porcelaine
en buvant de l’Evian pour se rappeler les sources de l’île
déesses figées en statuettes
les Aphrodites de Trikomo au Louvre
et les fantômes translucides
que je commémore aujourd’hui
avec des poignées de raisins secs amandes sésame
et graines de grenades

Mars 2002  


Haïkus pour Celal

À Saint Théodore de Larnaca
Je converse avec Celal Kadir Celal

Au commencement avant le commencement
Avant qu’une Cassandre ne ressente la douleur de choses à venir

Une gémellité en miroirs incandescents
Images de Kali et de Quetzalcoatl

Parcourant les ombres des morts
Des furies agitent voix et échos dans la poussière

Le fleuve est silencieux et le cavalier s’éloigne
Des spectres de mouton traînent dans l’enclos

Des gestes brisés s’emparent des asperges sauvages
Des regards qui traduisent en mots les verts et les oranges

Du fenouil bâtard se répand sur le lit asséché du fleuve
Concentre l’odeur de la langue cachée

À Saint Théodore de Larnaca
Je converse avec Celal Kadir Celal

Une gémellité en miroirs incandescents
 Images de Kali et de Quetzalcoatl


Cœur brisé

pour la vieille ville

en un pèlerinage à la brune
je franchis les remparts vénitiens
je m’avance vers l’intérieur
en quête d’une langue qui pleure
un murmure étouffé de vieux cœur
graffiti sur de vieux murs
nos rêves sont dans les tombes
et les tombes sont dans nos rêves
yeux aveugles et avides
jalousies cachant la lumière de cours blanches
fantômes d’hommes moustachus à califourchon sur des chaises en osier
destinées boueuses au fond de tasses à café
ombres de grand-mères dans le souvenir des citronniers
mains arthritiques qui assemblent toujours mon couvre-lit pièce à pièce
protégeant mon corps
utérus de pierre d’icônes en pleurs
saints byzantins dont je ne retiens pas le nom
rien qu’un souvenir un ancien parfum de feuilles qui partent en fumée
et les psalmodies de hodjas invisibles vers le nord
allure ardente de jeunes en casque froid
c’est là la ligne de vie de ce cœur meurtri
bannières palpitantes
qui me bannissent d’artères sectionnées
et je m’avance vers l’extérieur par les portes de la ville
en rêvant d’est et de nord
d’apparitions de communauté
communion
de citrons de mer de lait de brebis
et d’olives
sur une terre qui s’efface à l’aube
trophée fragile de ma quête


Lieu d’enfance

le sang versé à l’accouchement par la mère de ma fille
évoque une sombre divinité de l’aube ancestrale
Eleni (pas l’Hélène de Troy) un autre
spectre vêtu de noir protégé de chair
et d’os là-bas sous un foyer de pierre
désormais hors d’atteinte

le seul souvenir du contact léger avec le corps
menthe et basilique sur ma peau d’enfant ;
mains de ma grand-mère caresses vénérées
l’eau qui lave la poussière de l’été

des mains dur bois d’olivier
qui ne plie pas face au temps ; partis
des fils des filles éparpillés dans leur quête
Europe, Afrique, les chimères des Amériques

des mains qui allument la mémoire de mon cœur
pas encore atteint par un avenir non remémoré


Nostalgie

Une maladie divine
Qui cache son aspiration
Dans un excès de mots
La répétition d’une arrivée
Un éternel ressassement
De vies déjà vécues

Dans le bosquet de cyprès
Une jubilation de criquets
Débranche ses éclats de joie
Et la maison de pierres
Transpirant de sel et cendres
S’enfonce dans un voile plus sombre
Tandis que je m’endors
M’éveille à la rose du matin
Ouvre les yeux pour voir ce que la mer
A pu amener, des algues des calamars
Pleins d’encre fraîche pour ma plume


Fille

Ta naissance fougueuse retombe en bruine claire
Par cette aube de janvier ennuitée et je
M’éclaire au corps de ta mère
Pendant que la flamme de tes cheveux
Retrace les filaments de printemps
Que nous touchions par les lucarnes de Paris
Après des nuits d’amour
Nous retenant euphoriques à des toits en pente
Prêts à nous déposer au tournant du fleuve ou au café du coin

Ton petit poing retient mon doigt
Et tu me fixes du regard clair d’un étranger
Qui me connaît depuis plus longtemps que l’olivier de ma grand-mère

Avant de m’effacer
J’attends tes révélations dans le soleil et la pluie
Et dans le mystère de la syllabe KA

Février 2005


Jours augustiens

Le premier au revoir pour Katerina (d’après Derek Walcott) 

Des jours augustes et grands comme la mer
Et des nuits aussi vastes que nos toits plats

Je suis couché ici 

Pas besoin de chemise sur mon dos
Ni des murs de ma maison
Étalé face à un ciel implacable
Qui va couver et gonfler
Une velléité ou promesse de pluie
Le lion dressé vers les étoiles
Un éblouissement de lumière féroce
Alors que Persée grimpe au firmament, ou prostré
pleure les jours que nous perdrons
les jours – soleil incandescent de lune 

Et le mois passe
Le chat s’éclipse
Les soucis fanent
Ne laissant qu’une trace
Comme une poussière tendre
Et une fille prête à s’envoler 

Et je chante avec Derek
Des jours nous avons tenus
Des jours nous avons perdus
Des jours qui s’échappent comme nos filles
de mes bras protecteurs

Août 2008


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4.  Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

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STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres (glossaire, par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 4 minutes >
Le groupe Nefeles chante des amanès @ Inouïe Distribution

Ce glossaire accompagne la traduction par Christine Pagnoulle de Le vent sous mes lèvres de Stephanos STEPHANIDES.

amanes

Type de chant populaire exprimant une grande intensité d’émotion et des sentiments de deuil et de perte. Originaire des traditions musicales byzantine et ottomane, sur des paroles qui reprennent l’exclamation Aman Aman (de l’arabe, Seigneur prends pitié !).

anari

Fromage chypriote qui rappelle la ricotta.

archontas/ archontiko

Respectivement un riche notable connu pour sa générosité et le manoir où il réside.

bhai

(Hindi) frère.

darsana

(darshan, sanskrit) Voir ou regarder, de la racine drs voir, vision. Souvent utilisé pour des visons du divin ; l’étymologie le rapproche du grec theoria, qui signifie aussi voir, regarder, un theoros est un spectateur, thea une vue, un panorama. (En grec moderne, thoro, voir) .

ensaimadas

Un petit pain sucré mangé à Majorque souvent au petit déjeuner.

epsima

Moût de raisin.

fado

Musique portugaise empreinte de nostalgie (fado = destin).

halloumi

Fromage chypriote traditionnellement fabriqué à partir de lait de chèvre ou de brebis, mais aujourd’hui souvent avec du lait de vache.

Hermes Trismegistus

(Hermès le trois fois grand) se trouve mentionné dans des écrits du 2e et du 3e siècles de notre ère dans l’Égypte hellénique.

IMG – International Marxist Group

Groupe trotskiste influent dans le milieu étudiant pendant les années 1970.  

kalamaras

Nom que donnent les Chypriotes grecs aux Grecs de Grèce et à la façon dont il parle la langue (kalamaristika) par opposition au parler de l’île.

kafeneio

Café (celui où l’on se retrouve, pas celui qu’on boit), bistrot.

kallikanjaroi

Lutins malveillants qui vivent sous terre où ils scient l’arbre du monde ; ils sortent au solstice d’hiver et restent jusqu’à l’épiphanie, quand le soleil bouge à nouveau.

Karaghiozi

Personnage principal dans la tradition grecque de marionnettes d’ombre, qui vient de la tradition turque du karagoz (ce qui veut dire ‘les yeux noirs’). Le suffixe –liki en fait un nom collectif ou abstrait.

koufi

(ou fina) (vipera lebetina) serpent venimeux, vipère.

koumbaros

(au fém. koumbara ou koumera) une forme de parenté acquise en devenant parrain/ marraine lors d’un baptême ou garçon / demoiselle d’honneur  lors d’un mariage. Koumbare est aussi une façon courante de s’adresser à un ami. 

kouroukla

(ou mantila ou tsemperin) fichu ou foulard porté par toutes les femmes. Les couleurs et les motof changent avec l’âge et l’état civil. Aujourd’hui il n’est plus porté que par quelques vieilles dames dans les campagnes. 

leventis

Homme élégant, terme dérivé de l’italien Levanti qui désigne les gens du Levant, c’est-à-dire la Méditerranée orientale et peut avoir des connotations péjoratives.

loukoumades

Pâte frite trempée dans du miel et de la cannelle (du turc lokma).

re malaka

Re est une interjection courante. Littéralement, malaka (pl. malakes) signifie ‘branleur’, mais est couramment utilisé entre amis. C’est une insulte s’il est utilisé pour un étranger et peut aussi servir à se moquer. 

loukoumi

Friandise faite de gelée et de sucre, parfumée à l’eau de rose, à la bergamote, à l’orange ou au citron (du turc lokum) – loukoum.

mukhtar

Chef élu d’un village ou d’un quartier  

nostos

Mot grec pour le retour chez soi, un des thèmes de l’Odyssée. La dernière partie de l’Ulysse de Joyce est intitulée Nostos. Le mot ‘nostalgie’ était d’abord, au 17e siècle un terme médical combinant nostos et algos (la peine, la douleur, cf. Heimweh), le désir douloureux de retrouver son foyer, et aujourd’hui plus généralement le regret du passé.   

palouze

Dessert fait de moût de raisin épaissi de farine.

pana’yiri

Prononciation chypriote de panigyri une fête ou célébration publique ou jour d’un saint. Les participants, les pana’yrkotes, vendent des produits de saison, de la nourriture, des boissons, et l’ambiance de fête est soulignée par de la musique, des chants et des danses.

pappou

Grand-père 

pastourma

Produit de boucherie que l’on trouve dans des pays de tradition ottomane et qui est le plus souvent à base de chameau  – c’est de la viande séchée.

pedomazema

Pratique dans l’empire ottoman d’enlever de jeunes chrétiens pour les convertir à l’islam et en faire des janissaires .

petimezi

Mélasse de raisin.

Pherepapha

Une des variantes du nom de Perséphone.

psaltis

(pl. psaltes) membre du chœur dans l’église orthodoxe.

saltsa

Sauce

shalwar kameez

(punjabi) une chemise-tunique et un pantalon qui ressemble à un pantalon de pyjama, costume porté par les hommes et les femmes en Inde du nord et en Asie centrale.

skoufoma

Kouroukla qui couvre les cheveux, le front et les oreilles. Elle est noire pour les femmes âgées, les veuves et les personnes en deuil. Une blanche peut servir de protection si l’on travaille dans les champs sous le soleil. 

soujoukos / shoushoukos

Friandise en forme de bougie faite d’amandes enfilées sur un fil, plongées dans le moût de raisin épaissi (palouze) et mises à sécher. 

theios / theia

Oncle, tante, et façon familière de s’adresser à des personnes plus âgées. En grec chypriote souvent prononcé thkeios, thkeia.

terirem

Mélodie sur des syllabes dépourvues de signification, comme de répéter un mantra : te-ti-rem te-ri-rem.

titiritero

(espagnol) marionnettiste      

tulsi

Basilic sacré des Hindous, que Sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin aurait ramené d’inde .

yaya

Grand-mère

zivania

Alcool à base de raisin traditionnellement fabriqué à la maison ou dans des monastères chypriotes.


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres [en construction] :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

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STEPHANIDES : The Wind under my Lips (2018, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 3 minutes >
STEPHANIDES Stephanos, The Wind under my Lips (2018)

Lasagne de souvenirs en prose poétique et de poèmes écrits ces trente dernières années, ce livre inclassable permet une plongée au cœur de l’histoire tourmentée de l’île de Chypre dans la seconde moitié du XXe siècle en même temps qu’il nous fait vivre, de digression en digression à l’instar du Tristram Shandy de Sterne, l’extraordinaire aventure de ce Chypriote grec qui, d’île en île, se retrouve coupé de sa langue maternelle et livré en quelque sorte à la langue impériale.

© stephanosstephanides.com

Né au milieu du siècle dernier, il est kidnappé par son père en 1957 et laissé à Manchester, chez des parents qui ne parlent qu’anglais. Il rejoint ainsi la grande confrérie littéraire d’auteurs venant d’anciennes colonies britanniques : son anglais sera mâtiné d’hellénismes dans une joyeuse tradition créole. Un poste d’enseignant le mène au Guyana, ce morceau continental de la Caraïbe, et de là vers la multiplicité fascinante de l’Inde. Les visites à sa mère le conduisent dans l’île de Beauté en Mer de Chine. La quête du Jardin des Hespérides et ses contacts révolutionnaires le détournent vers la péninsule ibérique.

Si le récit du héros de Sterne tourne longtemps autour du moment de sa conception, celui de Stephanides est captif de l’été ’57, son dernier été sur l’île dans la Mer du Milieu. Dans les deux cas, c’est une captivité féconde, puisque chaque page ajoute en profondeur à notre compréhension de l’univers du narrateur. Les poèmes qui s’interposent entre les quatre sections en prose leur font un écho où la densité de la langue est plus perceptible encore. Où nous nous rapprochons encore davantage de ce “lieu ténu” où s’effacent les frontières entre nos modes de perception, entre nos mondes.

Christine Pagnoulle


Publication originale (EN-GR)

STEPHANIDES Stephanos, The Wind under my Lips (Athènes : Rodakio, 2018, bilingue anglais-grec), est traduit en français par Christine PagnoullePour en savoir plus sur l’auteur (si vous lisez l’anglais), le mieux est de visiter son blog. Stephanides est un Chypriote né en 1949 ; il est auteur, poète, traducteur, critique et, parmi d’autres choses encore, cinéaste documentariste. Après de longues années de voyage, il est rentré à Chypre et enseigne dans son université depuis 1991. Sur son blog, il partage le texte original de la traduction que nous publions ici :

La traduction française, réalisée par notre consoeur Christine Pagnoulle, est en cours d’édition, patience ! Elle comprend :

          1. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
          2. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
          3. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
          4. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
          5. Glossaire.

Lisez, lisez, il en restera toujours quelque chose…

Terme français : apophtegme

Temps de lecture : 3 minutes >

Apophtegme, s. m. : C’est un sentiment vif, et court sur quelque sujet, ou une réponse prompte et subtile qui cause le ris et l’admiration. Un bel apophtegme, un apophtegme grave, sérieux, plaisant, agréable, nouveau, beau, admirable. Monsieur d’Ablancourt a fait un joli recueil des Apophtegmes des Anciens.

Richelet (1680)

Proche de la sentence, l’apophtegme est une locution au sens concis, le plus souvent d’origine historique pour exprimer la sagesse d’une situation. C’est une parole remarquable, courte, énergique et instructive, prononcée par quelqu’un de poids et de considération ou faite à son imitation. De fait, c’est une parole prononcée par un (ou des) personnage identifié et respectable…

Montandon (1992)

Distinct des sentences, des proverbes et autres aphorismes énoncés à propos, si l’apophtegme est “un précepte, une parole mémorable ayant valeur de maxime“, il se définit également comme “une formule concise sur un sujet considéré comme important par celui qui parle, mais en réalité banal“. Reste que son dévoiement constitue aussi un sport linguistique savoureux. Pour preuve quelques exemples de ‘sagesses express’ dont une lettre ou un mot changé crée un absurde délectable… ou un jeu de mot lourdaud :

  • L’homme descend du songe (Georges Moustaki)
  • Elle était belle comme la femme d’un autre (Paul Morand)
  • L’enfant est un fruit qu’on fit (Leo Campion)
  • C’est curieux, se faire refaire les seins, ça coûte la peau des fesses (Vincent Roca)
  • Quand il y a une catastrophe, si on évacue les femmes et les enfants d’abord, c’est juste pour pouvoir réfléchir à une solution en silence.
  • La tolérance, c’est quand on connaît des cons et qu’on ne dit pas les noms.
  • Vous connaissez l’histoire du mouton qui court jusqu’à perdre la laine ?
  • Si vous m’avez compris, c’est que je me suis mal exprimé (Alan Greenspan)
  • L’ennemi est bête, il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui (Pierre Desproges)
  • Si l’amour confine, c’est un amour qu’on feint (Thonart)
  • Parfois je regarde la télé toute la journée. C’est chiant. Mais quand je l’allume, c’est pire ! (Patrick Timsit)
  • Vous n’êtes pas responsables de la tête que vous avez, mais vous êtes responsables de la gueule que vous faites. (Audiard ?)
  • Le jour où Microsoft vendra quelque chose qui ne se plante pas, je parie que ce sera un clou.
  • Elle est tellement vieille, qu’elle a un exemplaire de la Bible dédicacé.
  • Quand Rothschild achète un Picasso, on dit qu’il a du gout. Quand Bernard Tapie achète un tableau, on demande où il a trouvé les ronds.
  • Si la Gauche en avait, on l’appellerait la Droite (Reiser)
  • De nos jours, l’assistance à personne en danger se résume à… assister au danger.
  • N’attendez pas la solution de vos problèmes des hommes politiques puisque ce sont eux qui en sont la cause (Alain Madelin)
  • Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir.
  • Le tango, ce sont des visages tristes, et des fesses qui rigolent.
  • Quand un couple se surveille, on peut parler de “communauté réduite aux aguets”.
  • Les moulins, c’était mieux à vent ?
  • Quand on voit beaucoup de glands à la télé, faut-il changer de chêne?
  • Si le ski alpin, qui a le beurre et la confiture ?
  • Je m’acier ou je métal ? Que fer?
  • Un prêtre qui déménage a-t-il le droit d’utiliser un diable ?
  • Est-ce que personne ne trouve étrange qu’aujourd’hui des ordinateurs demandent à des humains de prouver qu’ils ne sont pas des robots ?
  • Est-ce qu’à force de rater son bus on peut devenir ceinture noire de car raté?
  • Est-ce qu’un psychopathe peut être embauché comme psychologue chez
    lustucru ?
  • Si Gibraltar est un détroit, qui sont les deux autres ?
  • Lorsqu’un homme vient d’être embauché aux  pompes funèbres, doit-il d’abord faire une période décès ?
  • Je n’ai jamais compris pourquoi le 31 mai est la journée sans tabac, alors que le lendemain c’est le premier joint…

Et pour ceux qui sont dans un jour moins guilleret mais néanmoins généreusement neuroné, je conseille l’article suivant de Bérengère Basset sur les apophtegmes : Introduction : l’apophtegme, polysémie d’un mot, polymorphisme d’un « genre » [CAIRN.INFO, 2014].


S’amuser encore…

OLIVER : Une ourse dans le jardin (anthologie, 2023, trad. P. Thonart)

Temps de lecture : 19 minutes >

Mary Oliver ?

Un des aspects les plus étonnants de la poésie de Mary Oliver est la continuité de ton, à travers une période d’écriture étonnamment longue. Ce qui change néanmoins, c’est une insistance plus marquée sur la nature et une plus grande précision dans l’écriture, au point qu’elle est devenue un de nos meilleurs poètes… Pas de plaintes dans les poèmes de Madame Oliver, pas de pleurnicheries, mais d’aucune manière l’impression que la vie soit facile… Ces poèmes nous soutiennent, plutôt que de nous divertir. Même si peu de poètes ont aussi peu d’êtres humains dans leurs poèmes que Mary Oliver, il faut constater que peu de poètes sont aussi efficaces pour nous aider à avancer.

Stephen Dobyns, New York Times Book Review

[d’après BUSTLE.COM, 17 janvier 2019] La poétesse américaine Mary Oliver (1935-2019) vient de décéder à l’âge de 83 ans. Elle s’était vu décerner le Prix Pulitzer ainsi que le National Book Award. Sur le site du San Francisco Chronicle, on peut lire que Bill Reichblum, son exécuteur littéraire, précise que Mary Oliver était décédée le 17 janvier, des suites d’un lymphome, à son domicile de Hobe Sound, en Floride.

Mary Oliver était l’auteure de plus de 15 recueils de poésie et d’essais. Elle était réputée pour son amour de la nature et des animaux, ainsi que pour sa manière joyeuse d’appréhender la vie et le monde. Son oeuvre est reconnaissable par sa simplicité : Mary Oliver estimait que “La poésie, pour être comprise, doit être claire.” Selon la National Public Radio, la poétesse a un jour déclaré : “Il ne s’agit pas de faire chic. J’ai le sentiment que beaucoup de poètes d’aujourd’hui sont un peu comme des danseurs de claquettes. Je trouve que tout ce qui n’est pas nécessaire est superflu et ne doit pas être dans le poème.”

Mary Oliver est née à Maple Heights, dans l’Ohio, le 10 septembre 1935. Son enfance a été marquée par un père abuseur sexuel et une mère négligente : Mary s’est réfugiée dans la poésie et la nature. Jeune poète, on la disait fortement inspirée par une autre poétesse, Edna St. Vincent Millay. Elle a d’ailleurs brièvement habité chez cette dernière, aidant ses proches à trier les archives de l’auteure après son décès, en 1950. Au milieu des années 50, Mary Oliver a suivi les cours de la Ohio State University et du Vassar College, sans obtenir de diplôme néanmoins.

Paru en 1963, son premier recueil, No Voyage, and Other Poems, a marqué le début d’une carrière prolifique, couronnée par un Prix Pulitzer, un National Book Award, un American Academy of Arts & Letters Award, un Lannan Literary Award, le Poetry Society of America’s Shelley Memorial Prize et l’Alice Fay di Castagnola Award, sans compter des bourses accordées, entre autres, par la Guggenheim Foundation et le National Endowment for the Arts. Mary Oliver était également détentrice de la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College jusqu’en 2001.

Dans son poème de 2006 intitulé When Death Comes (Quand la mort viendra), Mary Oliver écrit :

Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie, je suis restée l’épouse de l’étonnement. Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.
Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée ou pleine de justifications.
Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.

En lisant ceci, une chose est certaine : au cours de sa “vie sauvage, qui est unique et si précieuse“, Mary Oliver a développé une oeuvre qui aura certainement un impact sur les lecteurs -et les auteurs- des générations à venir.

Kerri Jarema, bustle.com

Tous les poèmes de Mary Oliver présentés dans cette sélection sont traduits par Patrick Thonart, partagés dans notre poetica et repris dans un recueil non-publié à ce jour : Une Ourse dans le jardin (disponible sur demande, 2023)

Cliquez sur l’icone pour afficher la poetica…

Devotions: The Selected Poems of Mary Oliver (recueil, 2017)

[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce recueil est un Best-Seller du New York Times et a été désigné “Livre qui m’a aidé.e à tenir bon” par le Oprah’s Book Club. “Quel que soit l’endroit où vous commencez à lire, Devotions est incroyablement attirant, qu’il s’agisse des exubérants poèmes au chien d’Oliver ou des poèmes sélectionnés dans American Primitive (prix Pulitzer) et dans Dream Work, un de ses recueils les plus exceptionnels. Peut-être que le plus important, c’est cette écriture lumineuse qui nous apaise face à un monde fou et qui démontre combien une conscience plus aigüe peut profiler et transformer une vie, instant après instant, poème après poème. » —The Washington Post
C’est un peu comme si la poétesse s’était assise à côté de nous et nous indiquait quels poèmes elle considère comme les plus importants.” — Chicago Tribune

La poétesse Mary Oliver a reçu le prix Pulitzer et elle présente ici une sélection personnelle de son travail, ce qui en fait probablement le recueil définitif de ses poèmes, écrits pendant plus de cinq décennies de sa magnifique carrière littéraire.

A travers les années, Mary Oliver a su toucher un nombre impressionnant de lecteurs avec des vers brillamment ciselés, exprimant son amour pour le monde naturel et les liens puissants qui unissent tous les vivants. Identifiée par Dwight Garner comme “de loin la poétesse la plus vendue du pays“, elle nous revient avec ce recueil étonnant et définitif de ses poèmes des cinquante dernières années.

Edités avec soin, ce sont plus de 200 poèmes parmi les meilleurs qu’Oliver a écrits, depuis son tout premier recueil, No Voyage and Other Poems, publié en 1963 (elle avait 28 ans), jusqu’à son tout dernier recueil, Felicity, paru en 2015. Cet ouvrage est fait pour durer et il a été conçu par Mary Oliver en personne : elle y offre le meilleur d’elle-même. Dans ces pages, elle nous propose un recueil extraordinaire, inestimable, de ses observations à la fois délicates, passionnées et précises de la Nature authentique.

N’hésite pas

Si, soudainement, tu es pris d’une joie inattendue,
N’hésite pas. Abandonne-toi. Il y a plein
de vies et de villes entières détruites ou en passe
de l’être. Nous ne sommes pas sages, et pas si souvent
gentils. Et beaucoup ne pourra être pardonné.
Pourtant, la vie a de la ressource. C’est peut-être
sa manière à elle de rendre les coups, qui fait que parfois
quelque chose se passe qui est plus grand que toutes les richesses
ou tous les pouvoirs du monde. Ça peut être n’importe quoi,
mais tu le ressens certainement à l’instant précis
où l’amour commence. De toute façon, c’est souvent le cas.
De toute façon, quoi que ce soit, n’aie pas peur
de son abondance. La joie n’est pas faite pour être une miette.

Quand je suis parmi les arbres

Quand je suis parmi les arbres,
particulièrement parmi les saules et les féviers,
mais aussi les hêtres, les chênes et les épicéas,
ils envoient de vrais signaux de joie.
Je pourrais presque dire qu’ils me sauvent, chaque jour.
Je suis si loin de l’espoir de me voir un jour,
n’être que bonté, et discernement,
et ne jamais me presser pour traverser le monde
mais marcher lentement, et m’incliner souvent.

Autour de moi, les arbres remuent leurs feuilles
et lancent leur appel, “Reste un peu.”
La lumière s’écoule de leurs branches.

Et ils appellent à nouveau, “C’est si simple,” disent-ils,
“et toi aussi tu es venue
au monde pour cela, aller paisiblement, être remplie
de lumière, et resplendir.”

A Thousand Mornings (2012)

[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce Best-seller du New York Times est un recueil de textes de la célèbre poétesse Mary Oliver. Dans A Thousand Mornings, Mary Oliver retrouve l’imagerie si caractéristique de son œuvre ; elle nous emmène dans les marais et le long de la côte de sa région bien-aimée : Provincetown dans le Massachusetts. Qu’elle étudie les feuilles d’un arbre ou qu’elle fasse le deuil de son chien bien-aimé, Percy, Mary Oliver reste ouverte aux enseignements qui naissent des instants les plus furtifs et elle explore avec lucidité, humour et bienveillance les mystères de notre vie quotidienne.

Le matin, je descends sur la plage

Le matin, je descends sur la plage
où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent
,

et je leur dis, oh, comme je suis triste,
que vais-je–
que dois-je faire ? Et la mer me dit,
de sa jolie voix :
Excuse-moi, j’ai à faire.

Thirst : Poems (2007)

[GOODREADS.COMThirst, recueil de 43 nouveaux poèmes  de Mary Oliver (prix Pulitzer), introduit deux nouvelles voies dans son œuvre. En plein deuil de sa compagne depuis quarante ans, son grand amour, la grande photographe Molly Malone Cook, Mary Oliver s’efforce de convertir le chagrin en un chemin spirituel, de vivre la tristesse de la perte comme une partie de l’amour et non comme sa fin. Dans ces pages, pour la première fois, elle raconte sa découverte de la foi, sans toutefois abandonner l’amour de la Nature qui a été sa marque de fabrique pendant quarante ans. Dans trois longs poèmes étourdissants, Oliver explore les dimensions et vérifie les paramètres de la doctrine religieuse, se demandant, par exemple, ce que c’est qu’être bon : “A quelle fin ? / L’espoir du Paradis ? Non, pas cela. Mais plutôt d’entrer / dans l’autre royaume : grâce, et imagination, / et tous ces liens : être comme une feuille, une rose, / un dauphin.”

Des usages du chagrin

(J’ai rêvé ce poème dans mon sommeil)

Quelqu’un que j’aimais, un jour, m’a donné
une boîte pleine d’ombres.

J’ai mis des années à comprendre
que, cela aussi, était un cadeau.

New and Selected Poems, Volume Two (1992)

Pendant près de cinquante ans, Mary Oliver a écrit de la poésie et est devenue la voix américaine la mieux placée pour traduire notre expérience de la Nature. Dans ce recueil, on trouvera quarante-deux nouveaux poèmes (c’est déjà un recueil en soi) et d’autres pièces choisies par l’auteur dans six recueils qu’elle a publiés depuis ses New and Selected Poems, Volume One.

En hommage à une certaine folie

Les soirs d’hiver,
ma grand’mère,
qui n’avait plus toute sa tête
(une partie s’en était retournée vers la Bohème),

étalait des journaux sur le sol de la véranda
pour que les fourmis, disait-elle, puissent s’y glisser,
comme sous une couverture, et rester au chaud,

et moi, que pourrais-je me souhaiter,
si ce n’est, une fois frappée par l’éclair des années,
d’être comme elle, avec ce qui lui restait, tout cet amour.

New and Selected Poems, Volume One (1992)

[BEACON.ORG] A sa première parution en 1992, New and Selected Poems, Volume One a reçu le National Book Award. Quatorze ans se sont écoulés depuis et ce recueil de poésie est devenu un des plus vendus dans le pays. Il contient trente poèmes inédits et une sélection d’autres textes extraits des huit premiers livres publiés par l’auteure.

La sensibilité des poèmes de Mary Oliver et la brillante façon dont elle aborde la Nature et les questions fondamentales de l’existence, comme la vie et la mort, ont gagné l’admiration des critiques comme des lecteurs. “Aimez-vous ce monde ?” : avec cette question adressée directement au lecteur, Oliver interrompt un poème sur les pivoines. “Chérissez-vous votre humble et soyeuse existence ?” : ainsi, elle nous fait entrevoir l’extraordinaire dans notre vie ordinaire, combien quelque chose de si commun que la lumière peut être “une invitation / au bonheur, / et ce bonheur, / lorsqu’il est justement vécu, / est une sorte de sainteté, / palpable et pleine de rédemption.” […] Les évidences passionnées d’Oliver – qui ne cache jamais son plaisir réel – sont des rappels puissants du lien qui unit chacun d’entre nous à tous les êtres vivants et à la nature elle-même.

Pluie

1

Tout l’après-midi, il a plu, et soudain
un pouvoir inouï a surgi des nuages
le long d’un fil jaune,
aussi impérieux que Dieu devrait l’être.
Quand il a frappé l’arbre, son corps
s’est ouvert à jamais.

2 Le marais

La nuit dernière, sous la pluie, des détenus ont escaladé
la clôture de barbelés de la prison.
Dans l’obscurité, ils se sont demandés s’ils pourraient le faire, et ils savaient
qu’ils devaient essayer de le faire.
Dans l’obscurité, ils ont escaladé la clôture, poignant et poignant encore
dans les barbelés.
Malgré l’obscurité, la plupart d’entre eux ont été repris et renvoyés à l’intérieur du camp.
Mais quelques-uns d’entre eux grimpent toujours les barbelés ou errent
dans les marais bleuâtres, de l’autre côté.
Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on
saisirait un quignon de pain ou d’une paire de chaussures ?
Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on
saisirait une assiette ou une fourchette, ou un bouquet de fleurs ?
Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on
saisirait un bouton de porte, des papiers, un drap propre pour se glisser dessous ?

3

Ou ceci : il pleuvait, mon oncle
gisait dans le parterre fleuri,
froid et brisé,
tiré de sa voiture, moteur au ralenti,
calfeutrée de chiffons, et le brillant
de ce long tuyau. Mon père a crié,
puis l’ambulance est venue,
puis nous avons tous regardé la mort,
puis l’ambulance l’a emmené.
Du porche de la maison,
je me suis retournée une fois encore
cherchant mon père, qui s’attardait,
qui était toujours debout dans les fleurs,
qui était cet homme de boue immobile,
qui était ce petit personnage dans la pluie

4 Petit matin, mon anniversaire

Les escargots glissent sur le patin rose de leur corps
au milieu des belles-de-jour.
L’araignée est assoupie parmi les pouces rouges
des fraises.
Que vais-je faire, que vais-je faire ?
La pluie est lente.
Les petits oiseaux vivent en son sein.
Même les scarabées.
Les feuilles vertes lapent ses gouttes.
Que vais-je faire, que vais-je faire ?
La guêpe est assise sous le porche de son château de papier.
Le héron bleu plane hors des nuages.
Le poisson saute hors des eaux sombres, tout en bouche et en arc-en-ciel.
Ce matin, les nénuphars ne sont pas moins charmants, selon moi,
que les nymphéas de Monet.
Je ne veux plus être utile, plus être docile, je ne veux plus emmener
les enfants loin des prairies jusque dans le discours
de la décence, et leur inculquer qu’ils sont (ou pas) mieux
que l’herbe elle-même.

5 Au bord de l’océan

J’ai déjà entendu cette musique,
déclara le corps.

6 Le jardin

La gaine ourlée
du chou frisé,
la cloche creuse
du poivron,
l’oignon vernis.
Betterave, bourrache, tomates.
Haricots verts.
Je suis rentrée et j’ai tout posé
sur la table de la cuisine : ciboulette, persil, aneth,
le potiron comme une lune pâle,
les pois dans leurs pantoufles de soie, l’éblouissant maïs
trempé de pluie.

7 La forêt

La nuit
sous les arbres
le serpent noir
rampe humide
en se frottant
durement
contre les racines de sanguinaire,
les feuilles jaunes,
les petits ergots des écorces,
pour arracher
son ancienne vie.
Je ne sais
s’il sait
ce qui se passe.
Je ne sais
s’il sait
s’il va y arriver.
Au loin,
la lune et les étoiles
partagent une faible lueur.
Au loin,
une chouette hulule.

Au loin
une chouette hulule.
Le serpent sait
que ces bois sont aux chouettes,
que ces bois sont à la mort,
que ces bois sont une épreuve,
où il faut ramper et encore ramper,
où il faut vivre parmi les cosses des arbres,
où il faut s’allonger sur les brindilles sauvages
qui ne peuvent supporter son poids,
où la vie n’a pas de sens
et n’est ni polie, ni intelligente.
Où la vie n’a pas de sens
et n’est ni polie, ni intelligente,
il commence
à pleuvoir,
il commence
à embaumer comme le corps
des fleurs.
Derrière la tête
l’ancienne peau se fend.
Le serpent frissonne
mais n’hésite pas.
Il avance d’un pouce.
Il commence à s’écouler comme sang,
comme du satin.

Quand la mort viendra

Quand la mort viendra
avide comme l’ours en automne ;
quand la mort viendra et sortira toutes les pièces brillantes de sa bourse

pour m’acheter, puis que, d’un geste, elle la refermera ;
quand la mort viendra
comme la rougeole ;

quand la mort viendra
comme un iceberg entre les omoplates,

je veux passer la porte pleine de curiosité, en me demandant :
mais comment sera-t-elle, cette cabane de ténèbres ?

Pour ça, je regarde tout
comme un frère et une sœur,
et le temps, je le vois comme une simple idée,
et l’éternité comme une autre possibilité,

et je vois chaque vie comme une fleur, aussi commune
qu’une pâquerette, et aussi singulière,

et chaque nom est une musique douce à ma bouche,
tendant, comme toute les musiques, vers le silence,

et chaque corps est un lion plein de courage, et quelque chose
de précieux pour la terre.

Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie,
je suis restée l’épouse de l’étonnement.
Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.

Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander
si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée
ou pleine de justifications.

Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.

House of light (1990)

This collection of poems by Mary Oliver once again invites the reader to step across the threshold of ordinary life into a world of natural and spiritual luminosity.

 

Jour d’été

Qui a créé le monde ?
Qui a créé le cygne, et l’ours noir ?
Qui a créé la sauterelle ?
Je veux dire – cette sauterelle-là,
celle qui a surgi de ces herbes-là,
celle qui croque du sucre au creux de ma main,
elle dont les mandibules vont d’avant en arrière, pas de haut en bas,
elle qui regarde autour d’elle avec ses yeux énormes et très compliqués.
La voilà qui lève ses pâles pattes avant et se nettoie consciencieusement la face.
La voilà qui ouvre ses ailes et s’envole en flottant dans l’air.
Je ne sais pas exactement ce qu’est une prière.
Mais je sais comment faire attention, comment rouler
dans l’herbe, comment tomber à genoux dans l’herbe,
comment flâner et me sentir bénie, me promener dans les champs ;
c’est ce que j’ai fait le jour durant.
Dis-moi, qu’aurais-je dû faire d’autre ?
Est-ce que tout ne meurt pas un jour, toujours trop tôt ?
Dis-moi, toi, que veux-tu faire
de ta vie sauvage, qui est unique et si précieuse ?

Roses, Fin d’été

Qu’est-ce qui arrive
aux feuilles quand
elles virent rouge et or et tombent
sur le sol ? Qu’est-ce qui arrive
aux oiseaux chanteurs
quand ils doivent s’arrêter
de chanter ? Qu’est-ce qui arrive
à leurs ailes rapides ?

Crois-tu qu’il y ait
un ciel individuel
pour chacun d’entre nous ?
Crois-tu que quiconque,

de l’autre côté des ténèbres,
va nous appeler, nous, vraiment ?
Au-delà des arbres,
les renardes apprennent toujours à leurs petits

à vivre dans la vallée.
on dirait qu’elles ne disparaissent jamais, qu’elles sont toujours là
dans l’éclosion de la lumière
qui se dresse chaque matin

dans le ciel sombre.
Et, derrière un autre épaulement de collines,
en bord de mer,
les dernières roses ont ouvert leur fabrique de douceur

et la rendent au monde.
Si j’avais une autre vie
je voudrais la passer entièrement dans
une jubilation sans retenue.

Je serais une renarde, ou un arbre
plein de branches agitées.
Et cela ne me gênerait pas d’être une rose
dans un champ plein de roses.

Elles n’ont pas encore été touchées par la peur, ou l’ambition.
C’est pourquoi elles n’y ont pas encore pensé.
Elles ne se demandent pas non plus combien de temps il y aura des roses, et quoi après.
Ou n’importe quelle autre question futile.

Printemps

Quelque part,
une ourse noire
vient de se réveiller
et regarde

vers la vallée.
La nuit durant,
dans le frémissement et l’agitation
du printemps naissant,

je pense à elle,
à ses quatre poings
foulant le gravier,
à sa langue rouge

comme le feu
qui frôle l’herbe
et l’eau fraîche.
Il n’y a qu’une question :

comment aimer ce monde.
Je pense à elle
qui se dresse
comme une corniche noire de feuilles

et qui carde de ses griffes
le silence
des arbres.
Quelle que soit

ma vie par ailleurs,
avec ses poèmes
et sa musique
et ses cités de verre,

elle est aussi cette ombre éclatante
qui descend
les flancs de la montagne,
soufflant et goûtant ;

le jour durant je pense à elle –
à ses crocs blancs,
à son silence,
à son amour parfait.

Dream Work (1986)

Dream Work, un recueil de quarante-cinq poèmes, suit chronologiquement et logiquement American Primitive, avec lequel Mary Oliver a gagné le prix Pulitzer pour le meilleur livre de poésie publié en 1983 par un poète américain. La profondeur et la finesse de perception qui irradiaient si constamment American Primitive se retrouve dans Dream Work également. A ceci s’ajoute toute l’attention que l’auteur y consacre au travail solitaire et difficile de l’âme qui doit accepter la vérité sur le monde personnel de chacun et donner sa juste valeur à chaque victoire par laquelle les difficultés des relations humaines peuvent se voir transcendées. La dimension historique fait également son entrée dans le travail d’Oliver, que ce soit par héritage (comme dans son poème sur l’Holocauste) ou par l’intermédiaire d’un douloureux regard sur le présent (comme dans Acide, un poème qui évoque un jeune garçon blessé qui mendie dans les rues d’Indonésie). Plus profondément que dans ses recueils précédents, la sensibilité qui préside à ces poèmes est mélangée avec le monde réel. La volonté de Mary Oliver de pratiquer la joie s’y retrouve toujours mais approfondie par la conscience de soi, l’expérience et l’exercice du choix.

Conséquences

Par après,
J’ai senti sous mon épaule gauche
la plus curieuse des blessures.
Comme si je m’étais appuyée
sur un objet vibrant trop fort,
elle saignait secrètement.
Personne ne connaît son nom.

Par après,
par droiture plutôt que par raison,
j’ai repensé à ce gros Allemand
dans son pardessus mal ajusté,
dans les bois, près de Vienne, réalisant
que les oiseaux s’éloignaient encore et encore, et
que même en marchant plus vite
il ne les rattraperait jamais.

Comment vivons-nous chacun dans ce monde ?
Chaque chose en compense une autre, je suppose.
Quelquefois un malheur ne fait pas de tort du tout, mais au contraire
brille comme la lune nouvelle.

Je pense souvent à Beethoven
se levant, quand il ne pouvait dormir,
trébuchant dans la poussière et les partitions froissées,
baillant, s’asseyant au piano,
traçant rapidement note après note après note.

Les oies sauvages

Pourquoi dois-tu faire le bien ?
Pourquoi veux-tu faire pénitence
Et traverser des déserts à genoux ?
Laisse plutôt le doux animal dans ton corps
Aimer ce qu’il aime.
Parle-moi du désespoir, du tien, et je te parlerai du mien,
Pendant que le monde continue de tourner.
Pendant que le soleil et les perles claires de la pluie
Balaient les paysages,
Les prairies, les arbres bien enracinés,
Les montagnes et les rivières.
Pendant que les oies sauvages, dans le ciel ouvert,
S’en retournent encore, comme chaque fois.
Qui que tu sois et quelle que soit ta solitude,
Le monde s’offre à ton imagination,
Il t’appelle du cri des oies sauvages, âpre et attirant.
Sans cesse, il te répète que ta place
Est là, dans la grande famille des choses qui sont.

American Primitive (1983)

“Prix Pulitzer de poésie, Mary Oliver propose dans ce recueil déjà célèbre, American Primitive, cinquante textes visionnaires sur la nature, les êtres humains en amour et la vie sauvage en Amérique, vus tant de l’intérieur du corps que de l’extérieur. American Primitive m’enchante par la pureté de son lyrisme, la délicieuse fraîcheur de ses intuitions, et l’éclat spirituel tout particulier qui éclaire ses pages.” – Stanley Kunitz
“Ces poèmes ont poussé naturellement dans un terreau de sensations et de sentiments, et une maîtrise instinctive de la langue donne, à tort, l’impression qu’ils sont nés sans effort. Les lire est un vrai délice sensuel.” – May Swenson

Dans les bois marécageux

Regarde, les arbres
transforment
leurs propres corps
en piliers

de lumière,
ils dégagent de riches
effluves de cannelle
et de plénitude,

les longs cierges
des roseaux
éclosent et ondulent au large
sur les épaulements bleus

des étangs,
et chaque étang,
quel que soit
son nom, est

désormais sans nom.
Chaque année,
tout ce que j’ai
pu apprendre

dans ma vie
me ramène à cela : les flammes
et la rivière noire de la perte
dont l’autre rive

est le salut
et dont le sens
nous échappera à jamais.
Pour vivre dans ce monde,

tu dois savoir
faire trois choses :
aimer ce qui est mortel,
le serrer

contre tes os en sachant
que ta vie en dépend,
puis, une fois le temps venu de le laisser aller,
le laisser aller.

Twelve Moons (1979)

Dans son quatrième recueil de poésie, Twelve Moons (Douze lunes), Mary Oliver continue à explorer les domaines de la nature et des relations humaines – séduisants mais quasiment inaccessibles – et le désir profond et persistant d’une union joyeuse avec eux. Ces poèmes vibrants et magiques sont animés de la conscience douloureuse de la beauté pure de la nature. Fascinante, sa vision intime nous emmène dans des territoires où nous ne pouvons que furtivement entrevoir hommes et nature.

Dormir dans la forêt

Je pensais que la terre
se souvenait de moi, elle
me reprenait si tendrement, arrangeant
ses jupes sombres, les poches
pleines de lichens et de graines. J’ai dormi
comme jamais auparavant, comme un galet
sur le lit de la rivière, rien
entre moi et le feu blanc des étoiles,
rien que mes pensées, et elle flottaient,
aussi légères que des papillons de nuit, dans les branches
des arbres parfaits. Toute la nuit,
j’ai entendu respirer les petits royaumes
tout autour de moi, les insectes, et les oiseaux
qui besognent dans l’obscurité. Toute la nuit,
je me relevais, je replongeais, comme dans l’eau, aux prises
avec un lumineux halo. Au matin,
j’avais disparu au moins une douzaine de fois
dans quelque chose de meilleur.

No Voyage and Other Poems (1963)

De nature réservée, Mary Oliver a donné peu d’interviews. Elle préfère laisser parler son œuvre. Celle-ci parle d’elle-même et elle est écoutée par d’innombrables lecteurs depuis des dizaines d’années. Le New York Times écrivait récemment que Mary Oliver était “de loin, le poète le plus vendu dans le pays.” Née dans une petite ville de l’Ohio, Oliver a publié son premier recueil de poésie en 1963, à l’âge de 28 ans ; No Voyage and Other Poems, initialement publié en Grande-Bretagne aux éditions Dent Press, a connu une deuxième publication aux US en 1965 chez Houghton Mifflin. Mary Oliver a depuis publié de nombreux ouvrages, qu’il s’agisse de poésie ou de prose. Mary Oliver a étudié à la Ohio State University et au Vassar College, sans obtenir de diplôme. Elle a vécu plusieurs années dans la maison d’Edna St. Vincent Millay dans l’état de New York, avec sa compagne, Norma Millay, sœur de la poète. C’est là qu’elle a rencontré la photographe Molly Malone Cook, fin des années 50. Pendant plus de quarante ans, Cook et Oliver ont vécu ensemble, principalement à Provincetown, Massachusetts, jusqu’à la mort de Cook, en 2005. Pendant sa longue carrière, Mary Oliver a reçu de nombreux témoignages de reconnaissance de la qualité de son œuvre (Prix Pulitzer Prize en 1984 ; Shelley Memorial Award ; une bourse Guggenheim ; American Academy and Institute of Arts and Letters Achievement Award ; Christopher Award et L.L. Winship/PEN New England Award ; National Book Award ; Lannan Foundation Literary Award ; New England Booksellers Association Award for Literary Excellence). Ses essais sont parus dans la collection Best American Essays (en 1996, 1998, 2001), dans l’Anchor Essay Annual 1998 et dans Orion, Onearth et d’autres revues encore. Oliver a dirigé l’édition 2009 des Best American Essays. Ses travaux sur l’art de la poésie, A Poetry Handbook et Rules for the Dance, sont régulièrement utilisés dans les formations à l’écriture. Reconnue comme brillante lectrice, elle a lu des poèmes dans quasiment tous les états du pays et à l’étranger. Elle a animé des ateliers dans différentes hautes-écoles et dans des universités, et travaillé en résidence à la Case Western Reserve University, à la Bucknell University, University de Cincinnati et au Sweet Briar College. A partir de 1995, elle a occupé la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College et ce, pendant cinq années consécutives. Elle a été honorée du titre de Docteur Honoris Causa par l’Art Institute de Boston (1998), le Dartmouth College (2007) et la Tufts University (2008). Oliver vit actuellement à Provincetown, Massachusetts, importante source de son inspiration.

Le voyage

Un jour enfin tu as su
ce que tu devais faire et
tu t’y es mise,
malgré les voix autour de toi
qui hurlaient encore
leurs mauvais conseils-
malgré toute la maison
qui s’est mise à trembler
et la vieille corde que tu sentais à nouveau
sur tes chevilles.
« Répare ma Vie ! »
pleurait chaque voix.
Mais tu ne t’es pas arrêtée.
Tu savais ce que tu avais à faire,
malgré le vent qui attaquait
de ses doigts raides
tes fondations les plus intimes,
malgré leur mélancolie
déchirante.
Il était déjà fort
tard, et la nuit violente,
et la route pleine de branches
tombées et de pierres.
Mais, peu à peu,
comme tu laissais leurs voix derrière toi,
les étoiles ont commencé à briller
à travers le manteau de nuages,
et il y a eu une voix nouvelle
que tu as lentement
reconnue comme la tienne,
qui t’a tenu compagnie
tandis que tu arpentais
le monde
de plus en plus loin,
déterminée à faire
la seule chose que tu pouvais faire-
déterminée à sauver
la seule vie que tu pouvais
sauver.

Traduction : Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, traduction et iconographie | sources : Beacon Press | traducteur : Patrick Thonart | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © DR ; © Kevork Djansezian ; © DR | remerciements : Bénédicte Wesel..


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Terme français : jouette

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  • Trou que le lapin fait en se jouant, et qui est moins profond que le terrier.
  • [Régional, Nord, Nord-Est de la France ; Belgique] Se dit d’un enfant, d’une personne qui ne songe qu’à s’amuser. (en savoir plus sur LAROUSSE.FR)

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Terme français : céans

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Ô céans…
  • céans : ici, dedans, en ce logis (ne se dit que du lieu où l’on est quand on parle, sinon, on dit ‘léans’). Exemple : maître de céans.
  • terme wallon : chal. Exemple : vinez tot chal (Dictionnaire liégeois de Jean Haust)

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Terme français : hippomane

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  • Suivant les anciens, fluide muqueux qui découle de la vulve des cavales en chaleur, et qui excite l’ardeur des chevaux. On trouve aussi hippomanès.
  • Nom donné à des corps libres ou pédiculés, de forme variable, ovoïdale ou aplatie, qui flottent dans le liquide allantoïdien, ou sont suspendus à la face interne de l’allantoïde de la jument.​

Dictionnaire Littré

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Terme wallon (Liège, BE) : tchoufter

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“baisoter, baiser souvent sur les joues, embrasser avec transport : ​i s’ tchouftèt tote li djoûrnêye ; èle si lêt tchoufter d’vins totes lès cwènes​.” [Dict. liégeois de Jean Haust]​

FR : baisoter
NL : knuffelen

 

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Terme français : déclinisme

Temps de lecture : < 1 minute >

Chez les intellectuels, l’idée de la chute est en pleine ascension. Le déclinisme est l’idéologie montante. Se présentant comme les martyrs d’une pensée unique introuvable (en général, on désigne par là les idées de la gauche), des penseurs le plus souvent très marqués à droite tiennent le haut du pavé en multipliant les prédictions catastrophiques. Tous ? Non, une petite escouade résiste à ce délitement général. Ils cherchent non à jouer les Bisounours du futur mais à donner une définition neuve du progrès.

Laurent Joffrin, Libération, 10 juin 2015

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van BEURDEN, R. & SHEPARD, S., The Meaning of HACCP in Food Safety Management and the Contribution of Lumac/L’importance des systèmes HACCP dans la gestion de la sécurité alimentaire – La contribution de Lumac (Landgraaf: Perstorp Analytical Lumac, 1995)

Temps de lecture : 13 minutes >

À l’heure du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, nous sommes nombreux à souhaiter un mode de développement durable et respectueux de notre environnement. Cette nature que nous devrions protéger pourrait-elle nous y aider ? Elle et nous vivons dans le même monde, sommes sujets aux mêmes lois, aux mêmes contraintes physiques. Léonard de Vinci l’avait déjà compris. Parmi les millions d’espèces vivantes, y en aurait-il certaines qui auraient développé des solutions éprouvées par le temps, optimisées par l’évolution et transposables à nos défis technologiques et sociétaux ?” [d’après NEWS.ULIEGE.BE]

Qui aurait dit que -sans le faire vraiment exprès- nos lucioles des soirs d’été inspireraient aux ingénieurs du secteur agro-alimentaire une méthode aujourd’hui couramment utilisée : la bioluminescence.

Il s’agit ici de ce que l’on nomme du biomimétisme : une technologie est mise au point par imitation d’un processus qui existe déjà dans la nature. Je résume : la luciole produit sa petite lumière si charmante quand une enzyme qu’elle transporte dans son postérieur entre en contact avec des bactéries. Une fois transposée dans un milieu de test pour produits agro-alimentaires, la confrontation enzyme-bactérie produit une luminescence qui peut être mesurée.

En clair : je prélève un simple pot de yaourt dans une chaîne de production agro-alimentaire, j’y introduis l’enzyme de la luciole et je mesure la luminescence qui est produite ou non. S’il y a luminescence, il y a bactéries, donc danger pour la sécurité alimentaire (ex. salmonelles). Le reste du lot de production est suspect.

Il ne restait plus qu’à systématiser ces tests à des points de la chaîne de production dits ‘critiques’ et on appliquait la méthodologie HACCP aux tests par bioluminescence.

Intéressés ? Nous vous livrons ci-dessous les bonnes feuilles d’un ouvrage épuisé sur le sujet (nous en conservons une copie papier : si cela vous tente, contactez-nous). S’il s’agit d’un texte à teneur scientifique, il a été publié à des fins commerciales : à vous de faire la part des choses. Bonne lecture…

© Patrick Thonart

Table des matières

      1. Introduction à HACCP
      2. Mise en œuvre de l’HACCP dans le cadre d’un système de gestion de sécurité alimentaire
        • Etape 1 : Définition du cadre de référence
        • Etape 2 : Sélection de l’équipe HACCP
        • Etape 3 : Description du produit final et de la méthode de distribution
        • Etape 4 : Identification de l’usage escompté du produit
        • Etape 5 : Elaboration du diagramme de fabrication
        • Etape 6 : Vérification sur site du diagramme de fabrication
        • Etape 7 – Principe 1 : Analyse des dangers
        • Etape 8 – Principe 2 : Identification des CCP
        • Etape 9 -Principe 3 : Détermination des Niveaux-cibles et des Limites critiques
        • Etape 10 -Principe 4 : Elaboration du système de surveillance pour chaque CCP
        • Etape 11 -Principe 5 : Détermination des actions correctives à prendre pour remédier aux écarts observés
        • Etape 12 – Principe 6 : Elaboration d’un système d’archivage et de documentation
        • Etape 13 – Principe 7 : Vérification du système HACCP
        • Etape 14 – Principe 7 : Révision du plan HACCP
      3. Utilisation de méthodes microbiologiques rapides dans les programmes HACCP
        • Les systèmes basés sur la Bioluminescence ATP
        • La solution LUMAC appliquée aux programmes HACCP
      4. Systèmes HACCP dans l’industrie laitière : la solution LUMAC
        • Exigences microbiologiques d’un système d’évaluation de l’hygiène des citernes, des usines et des machines
        • Exigences microbiologiques d’un système de contrôle des matières premières
        • Exigences microbiologiques d’un système de contrôle des produits finis dérivés du lait
      5. Les systèmes HACCP et la Solution LUMAC pour l’industrie des boissons non alcoolisées (soft drinks)
        • Exigences microbiologiques d’un système d’évaluation de l’hygiène des citernes, des usines et des machines
        • Exigences microbiologiques d ‘un système de contrôle des matières premières
        • Exigences microbiologiques des systèmes de test de produits finis
      6. Les systèmes HACCP et la Solution LUMAC pour le secteur de la brasserie
        • Exigences microbiologiques d’un système d’évaluation de l’hygiène des citernes, des usines et des machines
        • Exigences microbiologiques d’un système de contrôle des matières premières
        • Exigences microbiologiques des systèmes de test de produits finis
      7. L’HACCP et la Solution LUMAC pour d’autres industries du secteur agro-alimentaire
        • L’HACCP et la Solution LUMAC pour le secteur de la boucherie
        • L’HACCP et la Solution LUMAC pour le secteur de la restauration

Préface

Aujourd’hui -et dans le monde entier- les systèmes HACCP sont considérés comme les moyens les plus sûrs d’assurer la sécurité des aliments. A la base de la forte expansion des procédures CCP au cours de la dernière décennie, on trouve divers éléments favorables dont les moindres ne sont pas les mesures de régulation et les dispositions légales prises face à la multiplication des cas d’empoisonnement alimentaire, le souci croissant de protéger l’environnement et les pertes financières encourues par les industriels du fait d’un contrôle insuffisant de la production et de la mauvaise qualité des matières premières. Sur la scène commerciale internationale, les différents opérateurs soutiennent l’HACCP, estimant qu’il leur permet de démontrer à leurs clients combien leurs produits alimentaires satisfont aux exigences qualitatives du marché. On ne compte actuellement plus les livres, les articles, les formations et les guides portant sur l’implémentation des systèmes HACCP ; la plupart d’entre eux sont basés sur les mêmes principes de départ, établis à l’origine par la Pillsbury Company aux USA. Dans le sillage du succès croissant des dispositifs HACCP, les méthodes d’analyse microbiologique rapide se sont également implantées de plus en plus dans l’industrie agro-alimentaire. Cette tendance à la hausse est principalement due à la haute compatibilité de ces applications, et plus particulièrement de la Bioluminescence ATP, avec les programmes HACCP. Si l’information en matière d’HACCP est facilement disponible, il est moins aisé de trouver des indications complètes sur l’implémentation de la Bioluminescence ATP dans le cadre de programmes HACCP. C’est dès lors la finalité que nous avons choisie pour le présent manuel, basé sur des données LUMAC réelles, collectées auprès des utilisateurs, et d’autres données encore, produites par notre département R&D. L’objectif est ici de proposer un manuel pratique exposant clairement la Solution LUMAC et, partant, de faciliter l’implémentation des programmes HACCP. Nous espérons que ce volume pourra vous être très utile et que vous pourrez tirer de multiples avantages de l’utilisation de la Solution LUMAC dans le cadre de votre programme HACCP. Vos commentaires, vos questions, vos remarques et vos compléments d’information sont toujours les bienvenus chez LUMAC : n’hésitez pas à prendre contact avec votre concessionnaire LUMAC, chaque fois que vous l’estimerez nécessaire.

Rob van Beurden & Sue Shepard Landgraaf (mai 1995)

Introduction à l’HACCP

Aperçu historique du système HACCP

La notion de HACCP (Hazard Analysis and Critical Control Point) telle que nous la connaissons aujourd’hui date de 1959. C’est à celte époque en effet que la NASA (National Aeronautics and Space Agency) demanda à la société américaine Pillsbury de produire une nourriture pouvant être consommée dans l’espace, en état d’apesanteur. Le problème -mal connu à l’époque- du comportement des aliments dans des conditions d’apesanteur fut vite résolu. Il restait cependant une partie plus délicate au programme : éliminer les dangers microbiens, chimiques ou physiques présentant un danger potentiel pour la santé des astronautes en mission. Pillsbury en vint rapidement à la conclusion qu’il était impossible de garantir la qualité de ces aliments spéciaux en utilisant les techniques existantes, essentiellement basées sur des méthodes d’analyses destructives du produit fini. Le système non destructif de contrôle de qualité mis au point par Pillsbury se basait sur des actions préventives : en contrôlant la totalité du processus (matières premières, process, distribution, nettoyage, personnel, etc.) et en procédant à un enregistrement rigoureux des données, il était possible de limiter les contrôles entraînant la destruction du produit fini.

Ce programme spatial marqua le début du système HACCP actuel, qui est par essence une méthode préventive de contrôle de la qualité. Ce système repose sur une analyse approfondie e l’ensemble du circuit alimentaire, depuis les matières premières jusqu’au consommateur. Après analyse des processus, il est possible de localiser les dangers et de définir les points de contrôle.

Facteurs ayant influencé l’émergence de l’HACCP

On estime que chaque année, dans les pays occidentaux, quelque 30% de la population est victime de gastro-entérites causées par des agents pathogènes présents dans l’alimentation (Notermans & Van der Giessen, 1993). La salmonellose reste, à ce jour, la principale maladie d’origine alimentaire, et, ces dernières années, on a enregistré en Europe une augmentation du nombre d’épidémies. On pense que celte hausse ne peut uniquement s’expliquer par les modifications des procédures de recensement de ces maladies (Gerick, 1994).

Les maladies d’origine alimentaire représentent un coût élevé pour la société. A titre d’exemple, une étude réalisée au Royaume-Uni en 1986 révélait que l’entérite bénigne causée par le Campylobacter aurait coûté aux alentours de 600 £ par cas. En 1992, on a enregistré plus de 38.000 cas, ce qui représente déjà, même sur base du coût estimé six ans plus tôt, un montant de 22 millions £ rien que pour le Royaume-Uni (Phillips et al., 1994). Pour faire face à ce problème lié à la contamination bactérienne des aliments, il faut apporter des améliorations à tous les stades de la production. C’est là que l’HACCP révèle toute son importance, car la mise en œuvre d’un système HACCP dans une chaîne de fabrication alimentaire permet de superviser chaque étape de la transformation des aliments et de prévenir ainsi les dangers de contamination microbiologique.

S’il est vrai que la contamination microbiologique peut donner lieu à des pertes financières importantes, il ne faut pas sous-estimer l’importance de la contamination physique et chimique des aliments. Le système HACCP a été conçu de manière à couvrir l’ensemble de ces dangers.

L’approche préventive sur laquelle il repose a suscité l’intérêt de sociétés du secteur agro-alimentaire et des instances officielles de contrôle nationales et internationales, qui voient en ce système un moyen efficace de contrôler tous les aspects liés à la sécurité alimentaire.

Ces facteurs socio-économiques ont sans doute contribué à la multiplication, ces dernières années, des textes législatifs en rapport avec la sécurité alimentaire, l’hygiène et l’HACCP en Europe et aux Etats-Unis. Il existe actuellement deux Directives européennes qui soulignent la nécessité, pour les entreprises du secteur agro-alimentaire, de mettre en œuvre un système de suivi et de contrôle :

    1. 92/46/ CE, Directive concernant l’hygiène des produits laitiers, intitulée “Directive arrêtant les règles sanitaires pour la production et la mise sur le marché de lait cru, de lait traité thermiquement et de produits à base de lait
    2. 93/43/ CE; Directive générale concernant l’hygiène alimentaire, intitulée “Hygiène des denrées alimentaires

Le contenu de ces directives a été traduit dans les différentes législations européennes. Par exemple, au Royaume-Uni, le “Food Safety Act” a été modifié de façon à ce que toute directive CE puisse être appliquée dans le cadre du droit national. Ceci signifie que l’industrie britannique de l’agro-alimentaire devra se conformer à la législation instituée par la CE.

A l’instar de la CE, les Etats-Unis ont également reconnu la nécessité d’un contrôle plus strict dans le domaine de la sécurité des aliments. La FDA (Food and Drug Administration) recommande l’adoption des principes HACCP dans les entreprises du secteur alimentaire, même si, pour l’instant, ces directives ne font par partie du droit fédéral et n’ont pas force de loi.

Définitions et principes

En novembre 1989, le Comité Consultatif National américain pour les Critères Microbiologiques des Aliments (National Advisory Committee on Microbiological Criteria for Foods, ou NACMCF) a présenté un guide décrivant le principe des systèmes HACCP. Dans ce document, le comité concluait que l’HACCP constitue un outil efficace et rationnel de contrôle de la sécurité alimentaire (NACMCF, 1989). Ce document clé a été mis à jour en mars 1992 par le même comité (NACMCF, 1992).

L’HACCP peut être défini comme un système qui identifie des dangers spécifiques (c’est-à-dire toute propriété biologique, chimique ou physique qui affecte la sécurité des aliments) et spécifie les actions nécessaires à leur maîtrise. On entend par “Point de Contrôle Critique” (CCP) tout point de la chaîne de production alimentaire, depuis les matières premières jusqu’au produit fini, où une perte de contrôle pourrait faire courir un risque inacceptable (danger) à la sécurité alimentaire. Lorsqu’on met en œuvre un système HACCP, les tests microbiologiques traditionnels constituent rarement un moyen efficace de surveiller les CCP étant donné le temps nécessaire pour obtenir les résultats. Dans la plupart des cas, le mieux est d’assurer cette surveillance par le biais de tests physiques et chimiques, ainsi que par l’observation visuelle. Le Tableau 1.1 reprend quelques-uns des termes HACCP les plus importants ainsi que leurs définitions.

Les sept principes suivants constituent les règles de base du concept HACCP (NACMCF, 1989, Codex Alimentarius, 1993). Ces sept principes sont utilisés pour élaborer, mettre en œuvre, entretenir et améliorer le système HACCP. Ils constituent la base de l’HACCP et on les rencontre dons tous les textes qui traitent de ce sujet :

    1. Identifier le ou les dangers éventuels associés à la production alimentaire, à tous les stades depuis la culture ou l’élevage jusqu’à la consommation finale, en passant des matières premières et ingrédients à la fabrication, la distribution, la commercialisation, ainsi qu’à la préparation et la consommation de l’aliment (Analyse des dangers) et identifier les actions préventives nécessaires à leur maîtrise.
    2. Localiser les Points de Contrôle Critiques (CCP) qui doivent permettre de maîtriser des dangers identifiés ;
    3. Déterminer les “Niveaux-cibles” et les “Limites critiques” auxquels doit satisfaire chaque CCP ;
    4. Fixer les procédures de surveillance des CCP ;
    5. Déterminer les actions correctives à prendre lorsqu’un CCP donné est non maîtrisé ;
    6. Elaborer des systèmes efficaces d’enregistrement des données servant de base à l’élaboration du plan HACCP ;
    7. Définir les procédures destinées à vérifier que le système HACCP fonctionne correctement.

Ces principes seront expliqués de façon plus détaillée dons le Chapitre 2.

Tableau 1.1 : Définitions de termes HACCP importants
      • HACCP : Analyse des dangers points critiques pour leur maîtrise
      • Danger  : Propriété biologique, chimique ou physique susceptible de rendre un aliment impropre à la consommation
      • Analyse des dangers : Evaluation de toutes les procédures ayant trait à la production, la distribution et l’utilisation de matières premières et de denrées alimentaires, visant à :
        • Identifier les matières premières et les aliments présentant un danger potentiel
        • Identifier les sources potentielles de contamination
        • Déterminer la capacité de survie ou de prolifération de micro-organismes au cours de la période de production, de distribution, de stockage ou de consommation
        • Evaluer les dangers et la sévérité des dangers identifiés
      • Risque : Estimation de la probabilité que ce(s) danger(s) se présente(nt) effectivement
      • Sévérité : Gravité d’un danger
      • CCP Critical Control Point (Point Critique) : lieu, étape, procédure ou processus qui doit être maîtrisé en intervenant sur un ou plusieurs facteurs afin d’éliminer ou réduire un danger ou une de ses causes et de minimiser sa probabilité d’apparition.
      • Surveillance : Séquence planifiée d’observations ou de mesures pour déterminer si un CCP est maîtrisé et produire un document d’archive précis destiné à être utilisé ultérieurement à des fins de vérification

Avantages et problèmes potentiels du concept HACCP

Le concept de l’HACCP comporte de nombreux avantages :

    • Il est efficient, car il suppose une concentration des efforts de contrôle
    • Il est économique, car les méthodes de surveillance reposent essentiellement sur des techniques rapides et simples, et
    • il est extrêmement efficace, car il permet de prendre rapidement les actions correctives nécessaires.

Cette approche rationnelle et intégrée visant à garantir la sécurité des aliments a suscité l’intérêt de diverses instances chargées de la réglementation en la matière (offices de contrôle alimentaire , ministères de la santé et de l’agriculture, etc.). Leur attitude positive à l’égard de l’HACCP a également eu pour effet de renforcer l’intérêt des entreprises du secteur de la transformation des aliments. Comme c’est le cas lors de tout changement important au sein d’une entreprise, il y a quelques obstacles à franchir au moment de mettre en place un système HACCP sur mesure. Ces obstacles peuvent varier d’un cas à l’autre en raison des différences qui existent au niveau de l’organisation, de la culture d’entreprise et du degré d’engagement du personnel. Voici quelques-uns de ces problèmes et des solutions qui s’y rapportent (Pearson, 1994).

Résistance aux pratiques et aux protocoles de travail standardisés

Si le personnel n’est pas habitué à travailler selon des règles strictes, il se peut qu’il manifeste une résistance à la mise en œuvre d’un système HACCP. Il se peut que les travailleurs doivent changer certaines de leurs habitudes, le succès d’un tel système reposant en effet sur le respect scrupuleux des protocoles. Un aspect positif est que les nouveaux venus peuvent être rapidement opérationnels car toutes les activités sont décrites dans des documents. Une bonne information et une explication de l’impact du système sur la qualité des aliments devraient permettre de convaincre ceux qui se montrent réticents à adopter les actions nécessaires.

Nécessité éventuelle d’investissements

Dans certains cas, les installations de transformation des aliments sont vétustes et inefficaces, voire mal conçues. Pour pouvoir mettre en œuvre un système HACCP, il se peut qu’une partie de l’infrastructure doive être réorganisée, déplacée ou modernisée. Ces investissements de départ sont habituellement rentabilisés à long terme grâce à une diminution des coûts et une meilleure productivité.

Contrôle de l’hygiène personnelle des travailleurs

Les personnes qui manipulent les aliments ou qui sont impliquées dans leur transformation constituent une source possible de contamination. Il est donc important d’exercer un contrôle rigoureux de leur hygiène individuelle. Il se peut que certains travailleurs doivent changer leurs habitudes (coiffure, lavage des mains, éternuements, etc.) ou être temporairement déplacés s’ils souffrent de maladies d’origine alimentaire telle qu’une infection aux salmonelles. L’explication de quelques notions de base de microbiologie alimentaire peut contribuer à sensibiliser le personnel à l’importance de l’hygiène individuelle. Une plaque de gélose incubée avec l’empreinte digitale d’un travailleur peut être utilisée pour ouvrir les yeux des sceptiques !

Main d’œuvre mal formée

Une formation insuffisante peut induire un manque de respect des normes. Une mauvaise communication et des explications incomplètes des normes et des protocoles auront pour effet d’augmenter les réticences et de diminuer la motivation du personnel. Les travailleurs à temps partiel et le personnel temporaire sont souvent oubliés ou simplement exclus lorsqu’il est question de formation.

N’essayez pas de gagner du temps ou de l’argent en rognant sur les formations ! L’aspect humain est l’élément le plus important dans la réussite de l’HACCP !

Le travail contre la montre

Quand les produits doivent être fabriqués et livrés rapidement (notamment suite à une hausse soudaine de la demande), un personnel mis sous pression peut avoir tendance à être moins attentif aux normes et aux règles de production. C’est surtout durant ces périodes que le système HACCP risque d’être mis à l’épreuve et que l’on pourra se rendre compte du degré de motivation et de dévouement du personnel. Or, c’est en ces moments-là que les erreurs ou les “raccourcis” délibérés se rencontrent souvent…

Un bon planning de production et l’utilisation du personnel adéquat peuvent permettre d’éviter les  problèmes liés à ces périodes de travail sous pression.

Limitation de la créativité, de l’esprit d’innovation et du savoir-faire

Certains craignent parfois que la mise en œuvre d’un système HACCP ne vienne entraver la créativité, l’esprit d’innovation et le savoir-faire. Pourtant, le fait d’introduire une standardisation des pratiques et des procédures ne signifie pas qu’il faille supprimer ces éléments, son objectif étant simplement de garantir la sécurité des aliments produits.

Les obstacles potentiels mentionnés plus haut n’ont pas empêché l’industrie agro-alimentaire d’adopter le concept HACCP. Il est clair en effet que les avantages à long terme l’emporteront sur les éventuelles difficultés à court terme.

Pour être efficace, l’HACCP doit faire partie intégrante de la politique de l’entreprise en matière de qualité, et il peut donc être associé à un programme de “bonnes pratiques de fabrication” ou à la mise en œuvre de la norme ISO 9000. Cela nécessite d’importants investissements tant en heures de travail qu’en termes de ressources financières de l’entreprise. Pour réussir, un tel programme doit bénéficier de l’appui et de l’engagement total de la direction et du personnel, travaillant ensemble dans un esprit d’équipe.

L’amélioration du rapport coût/avantages lié à l’HACCP n’apparaîtra clairement qu’à long terme, au moment où l’utilisation de ce système se traduira par des économies engendrées notamment par un meilleur rendement et une réduction des rebuts. Certains avantages n’ont pas de retour financier tangible, mais contribuent à améliorer l’image et la réputation de l’entreprise. Un certain nombre d’avantages commerciaux du système HACCP sont repris dans la liste qui suit:

    • Augmentation de la sécurité alimentaire
    • Minimiser les dangers de produit non conformes
    • Conformité à la législation en matière d’alimentation et à la directive européenne sur l’hygiène
    • Meilleur rendement
    • Réduction des rebuts
    • Amélioration des conditions de travail
    • Amélioration du moral et réduction de la rotation du personnel
    • Fiabilité accrue permettant de rencontrer les exigences du client
    • Renforcement de la confiance du client
    • Elargissement des perspectives commerciales
    • Amélioration de l’image et de la réputation
    • Amélioration de la qualité des produits
    • Diminution du nombre de réclamations
    • Diminution du nombre de produits retirés de la vente
    • Réduction du risque de contre-publicité
    • Réduction des coûts
[…]

Références bibliographiques

      1. Gerick, K. 1994. Foodborne Disease Trends in Europe. Intervention à la Conférence sur la sécurité alimentaire, Laval, France, Juin 1994.
      2. National Advisory Committee for Microbiological Criteria for Food (NACMCF), 1989. HACCP principles for food production. USDA-FSIS Information Office Washington, DC.
      3. National Advisory Committee for Microbiological Criteria for Food (NACMCF), 1992. Hazard Analysis and Critical Control Point System. International Journal of Food Microbiology, 16, 1-23.
      4. Notermans, S., et Van der Giessen, A., 1993. Foodborne disease in the 1980s and 1990s. Food Control 4, 122-124.
      5. Pearson, R. 1994. Personal communication, Food Dialog, UK.
      6. Phillips, C., et J. T. George, 1994. Food Poisoning in context, International Food Hygiene, 5, 45-49.

Traduction : Patrick Thonart


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