[MONDE-DIPLOMATIQUE.FR, mars 1998] Cette utopie, en voie de réalisation, d’une exploitation sans limite : qu’est-ce que le néolibéralisme ? Un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur.
Le monde économique est-il vraiment, comme le veut le discours dominant, un ordre pur et parfait, déroulant implacablement la logique de ses conséquences prévisibles, et prompt à réprimer tous les manquements par les sanctions qu’il inflige, soit de manière automatique, soit — plus exceptionnellement — par l’intermédiaire de ses bras armés, le FMI ou l’OCDE, et des politiques qu’ils imposent : baisse du coût de la main-d’œuvre, réduction des dépenses publiques et flexibilisation du travail ? Et s’il n’était, en réalité, que la mise en pratique d’une utopie, le néolibéralisme, ainsi convertie en programme politique, mais une utopie qui, avec l’aide de la théorie économique dont elle se réclame, parvient à se penser comme la description scientifique du réel ?
Cette théorie tutélaire est une pure fiction mathématique, fondée, dès l’origine, sur une formidable abstraction : celle qui, au nom d’une conception aussi étroite que stricte de la rationalité identifiée à la rationalité individuelle, consiste à mettre entre parenthèses les conditions économiques et sociales des dispositions rationnelles et des structures économiques et sociales qui sont la condition de leur exercice.
Il suffit de penser, pour donner la mesure de l’omission, au seul système d’enseignement, qui n’est jamais pris en compte en tant que tel en un temps où il joue un rôle déterminant dans la production des biens et des services, comme dans la production des producteurs. De cette sorte de faute originelle, inscrite dans le mythe walrasien [NDLR : par référence à Auguste Walras (1800-1866), économiste français, auteur de De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur (1848) ; il fut l’un des premiers à tenter d’appliquer les mathématiques à l’étude économique] de la théorie pure, découlent tous les manques et tous les manquements de la discipline économique, et l’obstination fatale avec laquelle elle s’accroche à l’opposition arbitraire qu’elle fait exister, par sa seule existence, entre la logique proprement économique, fondée sur la concurrence et porteuse d’efficacité, et la logique sociale, soumise à la règle de l’équité.
Cela dit, cette “théorie” originairement désocialisée et déshistoricisée a, aujourd’hui plus que jamais, les moyens de se rendre vraie, empiriquement vérifiable. En effet, le discours néolibéral n’est pas un discours comme les autres. A la manière du discours psychiatrique dans l’asile, selon Erving Goffman [Erving Goffman, Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, 1968], c’est un “discours fort”, qui n’est si fort et si difficile à combattre que parce qu’il a pour lui toutes les forces d’un monde de rapports de forces qu’il contribue à faire tel qu’il est, notamment en orientant les choix économiques de ceux qui dominent les rapports économiques et en ajoutant ainsi sa force propre, proprement symbolique, à ces rapports de forces. Au nom de ce programme scientifique de connaissance, converti en programme politique d’action, s’accomplit un immense travail politique (dénié puisque, en apparence, purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la “théorie” ; un programme de destruction méthodique des collectifs.
Le mouvement, rendu possible par la politique de déréglementation financière, vers l’utopie néolibérale d’un marché pur et parfait, s’accomplit à travers l’action transformatrice et, il faut bien le dire, destructrice de toutes les mesures politiques (dont la plus récente est l’AMI, Accord multilatéral sur l’investissement, destiné à protéger, contre les Etats nationaux, les entreprises étrangères et leurs investissements), visant à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur : nation, dont la marge de manœuvre ne cesse de décroître ; groupes de travail, avec, par exemple, l’individualisation des salaires et des carrières en fonction des compétences individuelles et l’atomisation des travailleurs qui en résulte ; collectifs de défense des droits des travailleurs, syndicats, associations, coopératives ; famille même, qui, à travers la constitution de marchés par classes d’âge, perd une part de son contrôle sur la consommation.
Le programme néolibéral, qui tire sa force sociale de la force politico-économique de ceux dont il exprime les intérêts — actionnaires, opérateurs financiers, industriels, hommes politiques conservateurs ou sociaux-démocrates convertis aux démissions rassurantes du laisser-faire, hauts fonctionnaires des finances, d’autant plus acharnés à imposer une politique prônant leur propre dépérissement que, à la différence des cadres des entreprises, ils ne courent aucun risque d’en payer éventuellement les conséquences —, tend globalement à favoriser la coupure entre l’économie et les réalités sociales, et à construire ainsi, dans la réalité, un système économique conforme à la description théorique, c’est-à-dire une sorte de machine logique, qui se présente comme une chaîne de contraintes entraînant les agents économiques.
La mondialisation des marchés financiers, jointe au progrès des techniques d’information, assure une mobilité sans précédent de capitaux et donne aux investisseurs, soucieux de la rentabilité à court terme de leurs investissements, la possibilité de comparer de manière permanente la rentabilité des plus grandes entreprises et de sanctionner en conséquence les échecs relatifs. Les entreprises elles-mêmes, placées sous une telle menace permanente, doivent s’ajuster de manière de plus en plus rapide aux exigences des marchés ; cela sous peine, comme l’on dit, de “perdre la confiance des marchés”, et, du même coup, le soutien des actionnaires qui, soucieux d’obtenir une rentabilité à court terme, sont de plus en plus capables d’imposer leur volonté aux managers, de leur fixer des normes, à travers les directions financières, et d’orienter leurs politiques en matière d’embauche, d’emploi et de salaire.
Ainsi s’instaurent le règne absolu de la flexibilité, avec les recrutements sous contrats à durée déterminée ou les intérims et les “plans sociaux” à répétition, et, au sein même de l’entreprise, la concurrence entre filiales autonomes, entre équipes contraintes à la polyvalence et, enfin, entre individus, à travers l’individualisation de la relation salariale : fixation d’objectifs individuels ; entretiens individuels d’évaluation ; évaluation permanente ; hausses individualisées des salaires ou octroi de primes en fonction de la compétence et du mérite individuels ; carrières individualisées ; stratégies de “responsabilisation” tendant à assurer l’auto-exploitation de certains cadres qui, simples salariés sous forte dépendance hiérarchique, sont en même temps tenus pour responsables de leurs ventes, de leurs produits, de leur succursale, de leur magasin, etc., à la façon d’”indépendants” ; exigence de l’”autocontrôle” qui étend l’”implication” des salariés, selon les techniques du “management participatif”, bien au-delà des emplois de cadres. Autant de techniques d’assujettissement rationnel qui, tout en imposant le surinvestissement dans le travail, et pas seulement dans les postes de responsabilité, et le travail dans l’urgence, concourent à affaiblir ou à abolir les repères et les solidarités collectives.
L’institution pratique d’un monde darwinien de la lutte de tous contre tous, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui trouve les ressorts de l’adhésion à la tâche et à l’entreprise dans l’insécurité, la souffrance et le stress, ne pourrait sans doute pas réussir aussi complètement si elle ne trouvait la complicité des dispositions précarisées que produit l’insécurité et l’existence, à tous les niveaux de la hiérarchie, et même aux niveaux les plus élevés, parmi les cadres notamment, d’une armée de réserve de main-d’œuvre docilisée par la précarisation et par la menace permanente du chômage. Le fondement ultime de tout cet ordre économique placé sous le signe de la liberté, est en effet, la violence structurale du chômage, de la précarité et de la menace du licenciement qu’elle implique : la condition du fonctionnement “harmonieux” du modèle micro-économique individualiste est un phénomène de masse, l’existence de l’armée de réserve des chômeurs.
Cette violence structurale pèse aussi sur ce que l’on appelle le contrat de travail (savamment rationalisé et déréalisé par la “théorie des contrats”). Le discours d’entreprise n’a jamais autant parlé de confiance, de coopération, de loyauté et de culture d’entreprise qu’à une époque où l’on obtient l’adhésion de chaque instant en faisant disparaître toutes les garanties temporelles (les trois quarts des embauches sont à durée déterminée, la part des emplois précaires ne cesse de croître, le licenciement individuel tend à n’être plus soumis à aucune restriction).
On voit ainsi comment l’utopie néolibérale tend à s’incarner dans la réalité d’une sorte de machine infernale, dont la nécessité s’impose aux dominants eux-mêmes. Comme le marxisme en d’autres temps, avec lequel, sous ce rapport, elle a beaucoup de points communs, cette utopie suscite une formidable croyance, la free trade faith (la foi dans le libre-échange), non seulement chez ceux qui en vivent matériellement, comme les financiers, les patrons de grandes entreprises, etc., mais aussi chez ceux qui en tirent leurs justifications d’exister, comme les hauts fonctionnaires et les politiciens, qui sacralisent le pouvoir des marchés au nom de l’efficacité économique, qui exigent la levée des barrières administratives ou politiques capables de gêner les détenteurs de capitaux dans la recherche purement individuelle de la maximisation du profit individuel, instituée en modèle de rationalité, qui veulent des banques centrales indépendantes, qui prêchent la subordination des Etats nationaux aux exigences de la liberté économique pour les maîtres de l’économie, avec la suppression de toutes les réglementations sur tous les marchés, à commencer par le marché du travail, l’interdiction des déficits et de l’inflation, la privatisation généralisée des services publics, la réduction des dépenses publiques et sociales.
Sans partager nécessairement les intérêts économiques et sociaux des vrais croyants, les économistes ont assez d’intérêts spécifiques dans le champ de la science économique pour apporter une contribution décisive, quels que soient leurs états d’âme à propos des effets économiques et sociaux de l’utopie qu’ils habillent de raison mathématique, à la production et à la reproduction de la croyance dans l’utopie néolibérale. Séparés par toute leur existence et, surtout, par toute leur formation intellectuelle, le plus souvent purement abstraite, livresque et théoriciste, du monde économique et social tel qu’il est, ils sont particulièrement enclins à confondre les choses de la logique avec la logique des choses.
Confiants dans des modèles qu’ils n’ont pratiquement jamais l’occasion de soumettre à l’épreuve de la vérification expérimentale, portés à regarder de haut les acquis des autres sciences historiques, dans lesquels ils ne reconnaissent pas la pureté et la transparence cristalline de leurs jeux mathématiques, et dont ils sont le plus souvent incapables de comprendre la vraie nécessité et la profonde complexité, ils participent et collaborent à un formidable changement économique et social qui, même si certaines de ses conséquences leur font horreur (ils peuvent cotiser au Parti socialiste et donner des conseils avisés à ses représentants dans les instances de pouvoir), ne peut pas leur déplaire puisque, au péril de quelques ratés, imputables notamment à ce qu’ils appellent parfois des “bulles spéculatives”, il tend à donner réalité à l’utopie ultraconséquente (comme certaines formes de folie) à laquelle ils consacrent leur vie.
Et pourtant le monde est là, avec les effets immédiatement visibles de la mise en œuvre de la grande utopie néolibérale : non seulement la misère d’une fraction de plus en plus grande des sociétés les plus avancées économiquement, l’accroissement extraordinaire des différences entre les revenus, la disparition progressive des univers autonomes de production culturelle, cinéma, édition, etc., par l’imposition intrusive des valeurs commerciales, mais aussi et surtout la destruction de toutes les instances collectives capables de contrecarrer les effets de la machine infernale, au premier rang desquelles l’Etat, dépositaire de toutes les valeurs universelles associées à l’idée de public, et l’imposition, partout, dans les hautes sphères de l’économie et de l’Etat, ou au sein des entreprises, de cette sorte de darwinisme moral qui, avec le culte du winner, formé aux mathématiques supérieures et au saut à l’élastique, instaure comme normes de toutes les pratiques la lutte de tous contre tous et le cynisme.
Peut-on attendre que la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime politico-économique soit un jour à l’origine d’un mouvement capable d’arrêter la course à l’abîme ? En fait, on est ici devant un extraordinaire paradoxe : alors que les obstacles rencontrés sur la voie de la réalisation de l’ordre nouveau — celui de l’individu seul, mais libre — sont aujourd’hui tenus pour imputables à des rigidités et des archaïsmes, et que toute intervention directe et consciente, du moins lorsqu’elle vient de l’Etat, par quelque biais que ce soit, est d’avance discréditée, donc sommée de s’effacer au profit d’un mécanisme pur et anonyme, le marché (dont on oublie qu’il est aussi le lieu d’exercice d’intérêts), c’est en réalité la permanence ou la survivance des institutions et des agents de l’ordre ancien en voie de démantèlement, et tout le travail de toutes les catégories de travailleurs sociaux, et aussi toutes les solidarités sociales, familiales ou autres, qui font que l’ordre social ne s’effondre pas dans le chaos malgré le volume croissant de la population précarisée.
Le passage au “libéralisme” s’accomplit de manière insensible, donc imperceptible, comme la dérive des continents, cachant ainsi aux regards ses effets, les plus terribles à long terme. Effets qui se trouvent aussi dissimulés, paradoxalement, par les résistances qu’il suscite, dès maintenant, de la part de ceux qui défendent l’ordre ancien en puisant dans les ressources qu’il recelait, dans les solidarités anciennes, dans les réserves de capital social qui protègent toute une partie de l’ordre social présent de la chute dans l’anomie. (Capital qui, s’il n’est pas renouvelé, reproduit, est voué au dépérissement, mais dont l’épuisement n’est pas pour demain.)
Mais ces mêmes forces de “conservation”, qu’il est trop facile de traiter comme des forces conservatrices, sont aussi, sous un autre rapport, des forces de résistance à l’instauration de l’ordre nouveau, qui peuvent devenir des forces subversives. Et si l’on peut donc conserver quelque espérance raisonnable, c’est qu’il existe encore, dans les institutions étatiques et aussi dans les dispositions des agents (notamment les plus attachés à ces institutions, comme la petite noblesse d’Etat), de telles forces qui, sous apparence de défendre simplement, comme on le leur reprochera aussitôt, un ordre disparu et les “privilèges” correspondants, doivent en fait, pour résister à l’épreuve, travailler à inventer et à construire un ordre social qui n’aurait pas pour seule loi la recherche de l’intérêt égoïste et la passion individuelle du profit, et qui ferait place à des collectifs orientés vers la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées.
Parmi ces collectifs, associations, syndicats, partis, comment ne pas faire une place spéciale à l’Etat, Etat national ou, mieux encore, supranational, c’est-à-dire européen (étape vers un Etat mondial), capable de contrôler et d’imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés financiers et, surtout, de contrecarrer l’action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail, en organisant, avec l’aide des syndicats, l’élaboration et la défense de l’intérêt public qui, qu’on le veuille ou non, ne sortira jamais, même au prix de quelque faux en écriture mathématique, de la vision de comptable (en un autre temps, on aurait dit d’”épicier”) que la nouvelle croyance présente comme la forme suprême de l’accomplissement humain.
Pierre Bourdieu, Sociologue, professeur au Collège de France
On trouve notre époque vulgaire, et il est vrai que même certains dirigeants politiques ont adopté un ton vulgaire comme signe de ralliement. Mais la vulgarité est-elle si moderne ?
C’est Madame de Staël qui invente le mot en 1802, “trouvant qu’il n’existait pas encore assez de termes pour proscrire à jamais toutes les formes qui supposent peu d’élégance dans les images et peu de délicatesse dans l’expression”, écrit-elle dans De la littérature. Mais pour Bertrand Buffon, qui consacre au sujet un ouvrage très documenté […] sous le titre Vulgarité et modernité, “son retour en force est concomitant du triomphe de l’idéologie néolibérale, qui pousse à leur dernière extrémité certains traits de la modernité – individualisme, utilitarisme, consumérisme – et soumet un à un les différents pans de la vie sociale à la logique du marché.”
Le néologisme vulgaire“vient du latin vulgus qui signifie le commun des hommes, la foule”. Dans ses premiers usages, il n’avait pas forcément de connotation péjorative. Ainsi, Barbey d’Aurevilly qualifie la gaieté de “qualité vulgaire et toujours bienvenue en France”. Mais, aussi étonnant que ça puisse nous paraître aujourd’hui, le même jugeait comme Brunetière Victor Hugo vulgaire, estimant qu’il “peint gros en toutes choses, et les sentiments fins lui sont inconnus”. Quant à Brunetière il est encore plus explicite, affirmant qu’ “il y a toujours eu dans toutes ses œuvres un fonds, non seulement de banalité, mais de vulgarité”. Même anathème pour Zola, auquel il reproche “la vulgarité délibérée des sujets”.
La critique n’étant pas une science exacte, celui qu’on considère de nos jours comme l’anti-modèle de la critique littéraire en rajoutait une couche au début du XXe siècle, encore : Gustave Lanson jugeait Victor Hugo “peuple”, de par “une certaine grossièreté de tempérament, par l’épaisse jovialité et par la colère brutale”, et du fait d’une “nature vulgaire et forte, où l’égoïsme intempérant domine”. Du taux de testostérone appliqué au jugement esthétique… Mais le mot est lâché : égoïsme, il consonne avec individualisme, matérialisme, nivellement par le bas. Et renvoie – du coup – à notre société actuelle. Emerson parle de “la vulgarité grossière de l’égoïsme sans pitié”.
“L’étalage indiscret de soi est un trait typique de la vulgarité contemporaine“
Pour Bertrand Buffon, “l’étalage indiscret de soi est un trait typique de la vulgarité contemporaine.” L’insignifiance de la personne érigée en modèle “alternatif”. Selon lui, “l’idée de norme a changé de sens, désignant, non plus ce qui est excellent, et donc rare, mais ce qui est le plus fréquent”. Les modèles classiques de moralité – le héros, le sage, le saint – sont remisés au cabinet de curiosités et la vulgarité se porte haut sur les plateaux de télévision comme un signe d’émancipation affiché à l’égard des conventions.
C’est qu’il s’est passé quelque chose, avant l’ère consumériste, et dont celle-ci a su tirer profit. Le terrain a été en quelque sorte préparé par une “transvaluation des valeurs” amorcée déjà par nos moralistes du Grand Siècle. Les faux-semblants d’une morale conventionnelle, hypocrite et superficielle, guidée par l’intérêt personnel, sont dénoncés par La Rochefoucauld ou La Bruyère : je cite (Les Caractères) “Le peuple n’a guère d’esprit et les Grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fonds, et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple.” Renan enfonce le clou : “Bien agir parce qu’on en peut retirer quelque avantage, quelle vulgarité !” Et Nietzsche : “Je déteste cette vulgarité qui dit : “Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent” ; qui veut fonder tous les rapports humains sur une réciprocité des services rendus, en sorte que chaque action apparaît comme une espèce de paiement en retour d’un bienfait.”
La morale bourgeoise
La dernière livraison de la revue Esquisse(s) [n°14, printemps 2019] est consacrée au thème de la crudité. Langage, publicité, pornographie, un monde de “tentations sans goût” nous submerge. Sur le mode “retournement du stigmate”, musique et paroles du rap exploitent le filon. Mathias Vicherat pose la question : “Pourquoi la crudité du rap serait-elle seulement vulgaire ?” Les rappeurs semblent suivre à la lettre le conseil donné par John Fante aux écrivains : “vivre leur vie dans toute sa crudité, la prendre à bras le corps, l’attaquer à poings nus”.
Si le rap “a souvent le sexe comme objet et la femme comme sujet (et vice versa), il est assez fréquent que le langage fleuri, mâtiné d’une langue verte et de néologismes, se trouve l’Etat et les institutions en général comme cible de choix. La crudité, la vulgarité seraient à la hauteur des injustices subies, des violences et aussi d’une forme de désillusion” résume l’auteur. “La haine, c’est ce qui rend nos propos vulgaires” chante le groupe Sniper. “Parfois il faut parler cru pour être cru”, tente l’ancien énarque, auteur […] d’une Analyse textuelle du rap français.“J’ai traité les phrases comme de vraies dames / Tiré les plus belles pour les mettre en vitrine comme à Amsterdam” (IAM). La “poétique de l’obscène” – rappelle-t-il – n’est pas l’apanage des hommes. Les femmes rappeuses ne sont pas en reste.
Le tragique vient de ce que la mort efface tout, aussi bien ce qui ne vaut pas que ce qui a une valeur infinie – un vieillard réduit à une vie végétative mais, aussi bien, un enfant riche en promesses et qui n’a pas encore vécu. La sagesse tragique consiste à ne pas se laisser abattre par la perspective de cet effacement, mais à vouloir donner le plus de valeur à ce que l’on fait, comme si cela ne devait jamais être effacé par la mort.
Marcel CONCHE, extrait de Penser encore (2016)
[PHILOMAG.COM, 28 février 2022] Marcel Conche s’est éteint le 27 février [2022]. Le philosophe s’en est allé un mois avant de fêter son centenaire. Trop symbolique ? Peut-être. Disciple d’Épicure et de Montaigne, le métaphysicien athée évitait en tout cas les fétiches et les idoles – du destin à Dieu en passant par l’au-delà. “Il n’y a rien après la mort : je disparais, je m’évanouis, la vie s’arrête.” Raison de plus pour jouir de l’existence ! Joie peut-être tragique, et qui cependant ne cède rien à la déploration. Retour sur une philosophie singulière qui place la nature en son centre.
Fils d’agriculteur corrézien, orphelin de mère peu après sa naissance, Marcel Conche commence ses études dans l’enseignement supérieur à la faculté de lettres de Paris en 1944, où il a notamment Gaston Bachelard comme professeur. Il obtient, dans la foulée, une licence et un diplôme d’études supérieures en philosophie, et passe avec succès l’agrégation en 1950. Commence une carrière d’enseignant qui, de Cherbourg à Versailles en passant par Évreux et Lille, le conduit finalement à l’université Paris I, où il a pour collègues Vladimir Jankélévitch, Jacques Bouveresse ou encore Sarah Kofman. Son oeuvre riche compte notamment Orientation philosophique (Mégare, 1974), La Mort et la Pensée (Mégare, 1973) ou encore Présence de la nature (PUF, 2001).
Issu d’un milieu catholique, Conche développe une métaphysique profondément athée, nourrie de sa lecture des présocratiques, de Nietzsche ou encore de Heidegger, qui n’abandonne pas pour autant la question d’un au-delà de la matière, d’un absolu. Mais cet absolu n’est pas Dieu. “La nature, pour moi, c’est l’absolu”, affirmait-il ainsi dans nos colonnes [Philosophie Magazine]. Non la nature “au sens moderne”, opposée “à l’histoire, à l’esprit, à la culture, à la liberté”, ou réduite à la matière, mais la nature dont les Grecs eurent le pressentiment sous le nom de physis (φύσις, “ce qui croît”). “La physis grecque ne s’oppose pas à autre chose qu’elle-même. […] La physis est omni-englobante”. Elle est puissance hyperinfinie et essentiellement “créative”, éternelle et en perpétuel changement, sauvage et tout à la fois créatrice, une et infiniment multiple. Elle déjoue toutes les oppositions, à commencer par celle fondatrice de l’être et du devenir : “Tout étant porte en lui la négation de lui-même, et cette négation est le temps. Rien qui soit toujours là, sinon cela même”. “La nature avance en aveugle, comme le poète, elle improvise et on ne sait ce qu’elle fait qu’après qu’elle l’a fait.” [lire la suite de l’article original…]
Octave Larmagnac-Matheron
Dans sa Présentation de ma philosophie (HD Diffusion, 2013), Marcel CONCHE commence par distribuer des cailloux blancs afin que chacun puisse retrouver son chemin dans sa pensée. Comme le précise Jean-François REVEL : “[…] un système philosophique n’est par fait pour être compris : il est fait pour faire comprendre.” Grâce à la Propédeutique qui ouvre son livre, on ne pourra pas accuser Marcel Conche de vouloir nous perdre dans des méandres conceptuels, auxquels notre expérience de pensée ne pourrait se raccrocher. Voici quelques extraits de l’ouvrage :
“Avant l’enseignement proprement dit, il convient de structurer l’entendement du lecteur ou de l’auditeur afin de favoriser l’organisation des pensées. D’abord des phrases et des concepts clés délimitent le champ où l’on verra la nouvelle philosophie prendre forme et se construire.
Phrases-clés
Les phrases-clés sont comme les propylaia (propylées) avant le temple.
L’infini est le fait primordial
(Die Unendlichkeit ist die uranfangliche Tatsache)
L’infini est là – ce qui exclut toute transcendance – et ce qui est là est là éternellement (was da ist, ist ewig da) [ibid.] L’infini n’a pas à être expliqué (à partir de quoi puisqu’il n’y a rien d’autre ?). La seule chose à expliquer : d’où vient le fini ? (woher das Endliche stamme) [ibid.]. Il ne peut venir que de l’Infini, source de toutes choses.
L ‘assentiment de braves gens a plus de poids, si l’on peut dire, que celui des autres.
Platon, Sophiste, 246 d, trad. Diès
Laissant de côté le traitement conceptuel du temps que nous livre Kant dans l’Esthétique transcendantale, il convient de s’en tenir à l’expérience commune du temps, qui, indépendant de nous, va d’un pas égal (Benjamin Constant, cité in Orientation philosophique, 3e éd. p. 151). Qu’après une heure écoulée, il y en ait une autre, puis une autre, et une autre encore, indéfiniment, contre cela on ne peut rien. Le temps est la marque de notre impuissance, dit Lagneau.
Pourquoy prenons nous titre d’estre, de cet instant qui n’est qu’une eloise [éclair] dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ?
Montaigne, Essais, II, XII, texte de 1588, p. 526 PUF
Notre être n’ayant que la durée d’un éclair entre deux non-êtres dont chacun est infini, on peut se demander si c’est vraiment être que d’être si peu de temps.
Ce n’est pas plus (ou mallon) ainsi qu’ainsi ou que ni l’un ni l’autre.
Le miel, par exemple, n’est pas plus doux qu’amer ou qu’aucun des deux. Est-ce à dire que le miel est inconnaissable en soi ? Nous ne saisirions de lui que la façon dont il nous affecte et devrions suspendre notre jugement (épéchein) au sujet de ce qu’il est réellement. En ce cas, le ou mallon n’aurait pas une portée universelle. Il ne concernerait pas la différence de l’apparence et de l’être, laquelle resterait ce qu’elle est dans la métaphysique traditionnelle : simplement l’un des deux pôles, celui de l’être serait vide de contenu. Telle est la façon de voir du scepticisme banal, celui de Sextus .Empiricus, pour qui le doute ne porte pas sur les apparences, lesquelles sont évidentes, mais uniquement sur les choses obscures ou cachées (adéla). Mais telle n’est pas la pensée de Pyrrhon. D’après lui, en effet, il faut dire de chaque chose qu’elle n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou qu’elle est et n’est pas, ou qu’elle n’est ni n’est pas. Il est clair que c’est la notion même d’être qui se trouve enveloppée dans le mallon. Or, si la notion d’être s’évanouit, ce qui s’évanouit aussi, c’est la notion d’apparence comme l’apparence de d’un être. Mais ce qu’il y a, même si les notions d’être et d’apparence (au sens relatif) ne conviennent pas, n’est pas absolument rien. De là une notion: l’Apparence absolue (cf. ci-après).
L’indéfini n’est qu’un fini variable
Couturat, De l’infini mathématique, Paris, Blanchard, p. 218
L’indéfini ne permet pas de franchir l’abîme qui sépare le fini de l’infini car ce n’est que du fini. Le monde est, selon Descartes, indéfini : il ne s’explique pas par lui-même, il faut supposer l’infini – Dieu, selon Descartes. L’infiniment grand et l’infiniment petit relèvent de l’ indéfini.
Tout s’écoule.
Héraclite, panta rhei, fr.136, Conche
Panta : toutes choses. Entendons: toutes choses finies. Un atome étant une chose finie, ne peut être éternel – malgré Épicure. Une âme humaine, étant affectée de finitude, ne peut être immortelle – malgré les croyants en Dieu. Un monde (cosmos), ne pouvant être infini (cf. ci-après), a un commencement et une fin.
Il me semble important de se débarrasser du Tout, de l’Unité […] Il faut faire voler le Tout en éclats.
Nietzsche, Œuvres, Gallimard, XII, p. 306
Cela contre l’idée que le tout de ce qu’il y a (nécessairement infini puisqu’il n’y a rien d’autre) pourrait être pensé en un – serait un Tout organique, un cosmos. Si la Nature est tout ce qu’il y a, elle éclate de toute part en aspects innombrables et inassemblables.
La nature reste bonne, même quand elle produit des monstres. Marx, Œuvres, Pléiade, III, 170
Il en va comme de la presse libre, qui reste bonne même quand elle donne de mauvais produits, car ces produits ont apostasié la nature de la presse libre. La nature est bonne, mais sa bonté a des défaillances : elle est bonne, mais elle n’est pas juste. Elle n’est donc pas d’essence divine. Une étoffe de bonne qualité reste une étoffe de bonne qualité même quand il y a des accrocs. Il y a des accrocs dans l’étoffe de la nature. Ces accrocs sont l’effet des mauvaises associations et du hasard. Il n’y a pas de coupable.
Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n’oserait être heureux.
Hugo, L’homme qui rit, Livre de Poche, p. 757
Dans les temps anciens, lorsque les campagnes étaient calmes, on ne quittait guère son village et l’on était ignorant des événements du monde. Les jours de fête surtout, avec les danses, les feux de la Saint-Jean, etc., l’on pouvait être heureux. Mais aujourd’hui, alors que l’on connaît les horreurs des guerres, des massacres, la misère des enfants affamés, mal soignés, ou des populations enfermées dans des camps, comment oser être heureux ? Je n’ose pas, et je n’aime pas disserter sur le bonheur.
Concepts clés
Il s’agit de concepts qui, dans ma philosophie, ont un rôle majeur, et dont certains me sont propres.
Nature
J’entends par ce mot la Phusis grecque, infinie (cf. l’apeiron d’Anaximandre), omni-englobante : l’homme est une partie de la Nature… cela contre la nature finie, qui n’est qu’un côté du réel, l’autre côté étant l’esprit, ou la culture, l’histoire, la liberté, etc.
Monde
= Cosmos, totalité structurée, donc finie… Cela contre Kant, qui parle de monde infini aussi bien dans le temps que dans l’espace (Critique de la raison pure, “premier conflit des idées transcendantales”, antithèse). Un monde ne peut s’égaler au tout de la réalité ; étant nécessairement fini, il a un commencement et une fin.
Mal absolu
C’est un mal dont aucune justification n’est possible; ou : qui ne peut se justifier à quelque point de vue que l’on se place. Absolu, comme adjectif, s’oppose à relatif. Relatif : qui ne se conçoit qu’en relation avec autre chose ; absolu : qui est sans relation avec autre chose (“en dehors de toute relation”, Vocabulaire de Lalande, sens E). Un mal absolu: il n’y a rien qui puisse le relativiser.
Apparence absolue
Qui n’est ni apparence d’un être (l’objet), ni apparence pour un être (le sujet), – notions qui impliquent une relation – , mais qui est sans relation.
Temps rétréci
C’est le temps finitisé, par opposition au temps infini de la Nature. Si nous nous pensons dans le temps infini, nous rétrécissons notre être, le réduisons à presque rien. Si nous rétrécissons le temps, le réduisons par exemple à cent ans, notre être en occupe alors un empan non négligeable, et chacun peut se croire en droit de dire: “je suis”.
Réel commun
Distingué du “vraiment réel” (ontos on, véritablement étant). C’est le réel pour l’homme du commun et le savant : est réel ce qui s’offre à nos sens naturels (que l’on voit, que l’on touche … ) ou technicisés (grâce au microscope, au télescope, etc.). Le réel commun s’oppose au réel des philosophes, pour qui ce qui mérite d’être dit “réel” est ce qui est éternel : les essences (Platon), les Atomes (Démocrite), Dieu (Descartes), la Nature (Spinoza), l’Esprit (Hegel), etc.
Scepticisme à l’intention d’autrui
Je ne suis pas sceptique, car je n’ai pas le moindre doute quant à la vérité de ma philosophie. La pierre de touche de la force d’une conviction est, nous dit Kant, le pari. “Représentons-nous par la pensée que nous avons à parier [sur cette vérité] le bonheur de toute la vie, alors notre jugement triomphant s’éclipse tout à fait, nous devenons extrêmement craintifs et nous commençons à découvrir que notre foi ne va pas si loin.” Cela ne s’applique pas à moi. Je suis prêt à mettre en jeu bien plus que le “bonheur de toute ma vie” – qui, du reste, pour moi, est peu de chose. Il faudrait au moins que Kant me mette au défi de risquer, par un pari, le bonheur de ceux que j’aime. Ce ne serait pourtant, aux yeux d’autrui, qu’une certitude de fait, non de droit, puisque ma philosophie ne fait que s’étayer par des arguments sans se fonder sur des preuves. J’admets donc le scepticisme chez autrui à l’égard le ma philosophie comme possible en droit. Je sais le vrai et le faux, mais je laisse une porte de sortie à autrui pour qu’il puisse vivre dans ce qu’il croit être la vérité – car cela lui est nécessaire – , et qui, pour moi, est illusion.
Philosophie
Opposée à “sagesse”. La philosophie, comme métaphysique, est la théorie du réel comme tel et dans son ensemble. Elle a en vue le savoir de toutes choses, le savoir absolu. La “sagesse” concerne seulement l’être humain. La
notion de “sagesse” implique la notion d'”éthique”. Une “éthique” est un choix de vie en fonction de la valeur que l’on estime suprême : il vaut la peine, pense t-on, de vivre pour la gloire ou pour le pouvoir, ou pour la vérité, ou pour le bonheur, etc. Lorsqu’une éthique suppose une métaphysique, cette éthique est dite une “sagesse”. Épicure philosophe en vue du bonheur. La notion de “bonheur” n’est pas une notion métaphysique. À sa métaphysique matérialiste, Épicure ajoute une éthique du bonheur. Mais cette éthique suppose le tetrapharmacos métaphysique et ses quatre vérités (sur les dieux, sur la mort, sur les désirs, sur la douleur). C’est donc une sagesse – eudémonique.
Sagesse tragique
Il s’ agit d’agir toujours en vue du meilleur (la plus belle œuvre) quoique le meilleur soit voué à la disparition – puisque, pour les choses finies, le néant a le dernier mot. Une telle sagesse s’inscrit sur le fond d’une métaphysique naturaliste – pour laquelle les œuvres de l’homme, à la longue, sont effacées (pour les croyants en Dieu, au contraire, les vertus que l’on a pu acquérir en ce monde ne s’effacent pas).
Concepts opératoires
Il s’agit de concepts dont je fais usage, mais qui ne me sont pas propres.
“Pensée” opposée à “connaissance”
Il y a “connaissance” lorsqu’il y a des preuves; il y a”pensée” (rationnelle) lorsqu’il y a des arguments. En métaphysique, on pense, on ne connaît pas. Il n’y a pas de connaissance métaphysique. On pense Dieu (car le mot “Dieu” a un sens- même si un tel être ne peut exister), on ne le connaît pas ; de même, on pense l’Infini, l’Absolu, la Nature, etc.
“Métaphysique” opposée à “science”
La métaphysique n’est pas, ne peut être et n’a pas à être une science (malgré
Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, etc.). La science seule nous donne des connaissances.
“Fini”, distingué de “indéfini” et opposé à “infini”
L'”indéfini”, ou infini “potentiel”, ajoute indéfiniment du fini au fini, par exemple dans la série des nombres naturels, on ajoute 1 au nombre précédent : l’on peut ainsi obtenir un nombre plus grand que tout nombre donné à l’avance. Mais on reste dans le virtuel, l’inachevé et même l’inachevable. Seul est vraiment réel l’infini dit “actuel”.
“Argument” opposé à “preuve”. La preuve oblige à l’assentiment, l’argument non. La preuve met la liberté sous le joug, l’argument non. Dans les sciences, l’on a des preuves ; en métaphysique, des arguments.
“Cause” opposée à “raison”
La formule des Cartésiens “causa sive ratio” est à rejeter. La cause supprime la liberté, la raison éclaire la liberté. La volonté est déterminée par des causes, elle se détermine par des raisons.
“Illusion” opposée à “apparence”
La cour carrée de loin semble ronde, il y a apparence, laquelle est incontestable. Si l’on dit: “la tour est ronde”, il y a illusion, laquelle est trompeuse. Les Sceptiques non pyrrhoniens s’en tiennent à ce qui apparaît, suspendant leur jugement au sujet de ce qui est. [Mais je distingue l’apparence ainsi entendue de l'”apparence absolue” et l’illusion ainsi entendue de l’illusion”ontologique”, où, disant “cela est”, on oublie que l'”être” auquel on a affaire n’est pas vraiment].
“Action” opposée à “création”
L’action implique prévision de l’avenir, hypothétique et risquée, et, selon le cas, programmation, planification, etc. La création invente l’avenir. L’action suppose que l’on mette devant soi, compte tenu de l’état du monde, l’éventail des possibles, la création met au jour des possibles nouveaux.
“Conscience” opposée à “pensée”
Les animaux sont conscients car ils dorment et s’éveillent : être éveillé et être conscient, c’est la même chose. Il s’agit de la conscience spontanée, non réfléchie : les animaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes. Seul l’homme pense. La pensée a pour corrélat l’être. L’animal ne se rend pas compte qu’il y a – ce qu’il y a.
“Morale” opposée à “éthique”
La morale implique la notion de “devoir inconditionnel”, l’éthique ne connaît que des devoirs “conditionnés”. Exemple: le journaliste peut échapper aux devoirs du journaliste en cessant d’être journaliste ; il ne peut échapper au devoir de venir au secours du blessé au bord de la route qu’en cessant d’être homme.
Concepts métaphoriques
Certaines notions, qui jouent le rôle de concepts, ont plutôt le caractère de métaphores.
Ainsi lorsque je dis que la Nature est “source” éternelle de vie, ou que, selon Anaximandre, elle “sécrète” des “germes” de chacun desquels naît un monde, ou lorsque je fais de la “nuit” une “métaphore de l’être pur” (Présence de la Nature, PUF, Quadrige, p. XV), ou lorsque j’écris: “La nuit, l’Obscur primordial, est le fond permanent de toutes choses” (ibid.)
En revanche, lorsque je dis que la Nature est le “Poète” premier et universel, il ne s’agit pas d’une métaphore.
Marcel CONCHE, Présentation de ma philosophie (2013)
Extrait de REVEL Jean-François, Pourquoi des philosophes (1957)
“Que de fois ne voit-on pas les historiens de la philosophie assigner comme point de départ à Spinoza ou à Malebranche, par exemple, la “nécessité” de résoudre les difficultés du problème de l’union de l’âme et du corps chez Descartes, ou à Hegel, celle d’avoir raison de la “chose-en-soi” kantienne ? Mais c’est là, une fois encore, exactement renverser la question, comme si la suppression d’une idée arbitraire pouvait découler d’un arbitraire plus grand.
Qu’on ne parle pas ici de “dépassement dialectique”. Je ne connais pas d’objection plus faible. S’il est exact que la réfutation d’une idée peut avoir une valeur dialectique, il ne suffit pas qu’une idée soit fausse pour qu’elle ait une valeur dialectique. Que le problème des rapports de l'”âme” et du “corps” ait préoccupé les successeurs de Descartes, non seulement à cause de son importance dans le cartésianisme, mais aussi parce que toute la philosophie de ce temps était pénétrée de christianisme, rien de plus naturel. Mais il ne suffit pas qu’une solution soit souhaitable et nécessaire pour qu’elle soit possible, ni surtout pour qu’on doive infailliblement la trouver.
Or c’est là ce qu’ont tendance à croire les philosophes : qu’il suffit de ressentir vivement l’urgence de résoudre un problème pour qu’il soit résolu. Or un problème n’est pas résolu sous prétexte qu’il faut qu’il le soit, surtout quand ce n’est peut-être pas un problème.
C’est ainsi qu’on aboutit à la doctrine délirante d’un Malebranche, pour avoir omis de commencer par constater ce fait que Descartes, lorsqu’il enseignait que l'”âme” agissait sur le “corps” par l’intermédiaire de la glande pinéale, ne savait tout simplement pas ce qu’il disait.
Justifier Malebranche par l’insuffisance de Descartes sur ce point, c’est s’éloigner d’un degré de plus du réel, c’est confondre la fausse dialectique et la vraie. La vraie dialectique est le dépassement de connaissances certaines et d’idées justes, qui ne deviennent “fausses” que relativement à un nouvel appareil conceptuel plus compréhensif, auquel elles ont été historiquement, et demeurent logiquement, essentielles : elle n’est pas le temps perdu à contester des faits mal établis et des généralisations gratuites, et encore moins à commenter des doctrines absolument ahurissantes en feignant de les prendre au pied de la lettre.
Cette fausse dialectique résulte, encore une fois, de l’identité, qui va trop facilement de soi aux yeux des philosophes, entre le souhaitable et le réalisé, l’intention et le fait. Et en effet, y a-t-il jamais un problème philosophique qui ne soit résolu ? On peut même dire, hélas ! qu’ils le sont tous. Il se trouve, dans toutes les disciplines, des problèmes qui restent sans solution : en philosophie, jamais.
C’est ce qui ressort en premier lieu du style même de l’histoire de la philosophie, de la plus compétente, de la plus consciencieuse histoire de la philosophie. En voici un exemple, sous la plume d’un éminent historien. Il s’agit du rôle et de la nature du sujet connaissant chez Aristote, de la théorie du “sensus communis” [sens commun] qui unifie, d’après ce philosophe, les données des différents sens particuliers. Notre historien écrit : “Auparavant, Aristote avait déclaré : l’objet du sens commun consiste en choses sensibles ; et c’est pourquoi la faculté qui les confronte et les distingue doit être un sens. Or il a reconnu que l’acte de distinguer est un jugement ; et, puisque le jugement est un acte typique de l’intelligence, Aristote complète la détermination du sens commun en disant qu’il n’est pas seulement sens, mais aussi, dans une certaine mesure, intelligence ; en d’autres termes, il est la faculté médiatrice entre sensibilité et intelligence, et c’est par lui que se peut établir la continuité entre les deux facultés qui demeuraient séparées et opposées dans la psychologie platonicienne.” (extrait de MONDOLFO R, L’unité du sujet dans la gnoséologie d’Aristote, Revue Philosophique, 1953).
Or il convient de remarquer que, dans toute cette théorie, Aristote ne fait qu’énoncer d’une manière purement verbale ce qui devrait permettre d’expliquer la nature du sujet connaissant. On fait passer la question pour une réponse. Et l’artifice de l’historien consiste à prendre acte des solutions les plus verbales (“complète la détermination“, “dans une certaine mesure“) comme si elles étaient définitives, et à poursuivre, sans plus attendre, son exposé ; de sorte qu’au bout de très peu de pages l’histoire d’une doctrine passée n’a plus de sens pour un lecteur actuel, puisqu’on y suppose à chaque instant démontré ce qui ne l’est pas ou n’est même pas susceptible de l’être. Le lecteur va de déception en déception, tandis que l’historien vole de succès en succès. En effet, M. Mondolfo poursuit : “Le “je sens” du sens commun signifie aussi “je pense”; et par là, à la division de l’âme en parties séparées se substitue, avec Aristote, l’unité de la conscience subjective dans la continuité des degrés de son développement et des formes de son activité“.
“Se substitue.” Notez la résonance positive, factual. Il s’agit d’un changement effectif, d’un progrès palpable, comme on dit qu’un régime politique se substitue à un autre. Et après cette substitution, l’historien enregistre avec satisfaction le caractère inébranlable, et surtout intégral, du succès obtenu : “Par l’unité du sujet, qui peut ainsi s’affirmer pleinement, est rendue possible et compréhensible son activité synthétique dans la connaissance.“
Et qu’est-ce qui permet à cette “unité du sujet” de “s’affirmer pleinement“? Qu’est-ce qui rend possible cette plénitude ? Eh bien, une fois de plus, c’est parce qu’on en a besoin. Nul n’est tenu de dire en quoi elle consiste. L’exigence tient lieu de solution. Dans une phrase absolument typique des historiens de la philosophie, M. Mondolfo ajoute en effet : “Sur cette exigence d’unité Aristote insiste pour éliminer complètement la double difficulté constituée par, etc.“
On ne sait plus très bien de quel point de vue l’historien écrit. Du point de vue des contemporains de l’auteur ? Mais les contemporains ne prennent jamais un auteur aussi au sérieux que le fait l’historien. Du point de vue du lecteur actuel ? Mais l’historien ne tente pas de dire ce que signifieraient pour nous les problèmes de l’auteur, ni s’ils signifieraient quelque chose. L’historien décrit, comme on décrirait une chaîne de montagnes.
“En gros (écrit un autre historien de la philosophie, encore plus éminent, en parlant de Malebranche et de Berkeley) le problème du fondement de l’objet semble se poser en termes analogues chez l’un comme chez l’autre. Tous les deux n’ont affaire qu’à un cosmos de représentations dans le moi, et tous deux doivent, sans aucun recours à une matière extérieure (…) rendre compte de l’affirmation d’un monde d’objets.” (extrait de GUEROULT M, Perception, idée, objet, chose, chez Berkeley, Revue philosophique, 1953).
Cette manière de s’exprimer est admirable ! Plus encore que tout à l’heure chez M. Mondolfo, la confusion entre le langage dont on se sert pour exposer des faits et celui dont on se sert pour analyser des théories est ici poussée à son comble. “N’ont affaire“… “Tous deux doivent“… Mais pourquoi ? Qui les y oblige ? C’est cela qu’il faudrait expliquer, soit d’un point de vue acceptable et pensable pour nous, soit dans le cadre d’une histoire des idées contemporaines des auteurs ; et non point en sous-entendant comme allant de soi, dans une sorte de milieu intemporel de l’histoire de la philosophie, – et ceci, même lorsque c’est pour discuter très sévèrement un système -, les points de départ qui font exister ou non une théorie, qui font qu’elle a un sens ou n’en a pas.
Peut-être une sorte de hégélianisme brutal et sommaire est-il entré dans nos mœurs, et nous fait-il croire à la nécessité philosophique. Un autre récent ouvrage, sur la Logique de Hegel (Hyppolite J, Logique et existence) est écrit de bout en bout d’une façon purement narrative, qui accepte par convention au point de départ ce que Hegel veut prouver. Dès lors, il ne s’agit plus que de comprendre Hegel, et non de se demander ce que Hegel peut nous faire comprendre. Reste à savoir si l’histoire de la philosophie peut se borner à être une paraphrase de toute idée ayant surgi à un moment ou à un autre. Car, bien entendu, toute doctrine a une raison d’être, mais il s’agit de savoir si cette raison d’être est intégralement philosophique…
Il semble, je le répète, que nous fassions à cet égard preuve de moins de liberté d’appréciation, de fraîcheur de réaction et de sens critique que les contemporains eux-mêmes des auteurs, qui se gardent bien de croire toujours aux raisons apparemment philosophiques que ces auteurs avouent pour soutenir telle ou telle doctrine.
Il y aurait à écrire, par exemple, toute une histoire des preuves philosophiques de l’existence de Dieu. Rien n’est plus comique que de voir ces philosophes classiques, Descartes ou Leibniz, feignant de ne partir de rien de présupposé, de ne dégager de leur point de départ que des idées qui en découlent nécessairement, retomber comme par hasard sur le Dieu anthropomorphique de leur religion et de leur théologie. Malebranche, dans les Entretiens Métaphysiques, n’hésite d’ailleurs pas à placer la réponse suivante dans la bouche de Théodore (qui, on le sait, le représente lui-même) :
Ariste (à Théodore) : Vous avez toujours recours aux vérités de la Foi pour vous tirer d’affaire; ce n’est pas là philosopher. Théodore : Que voulez-vous, Ariste, c’est que j’y trouve mon compte…
L’idée est étrangère à ces philosophes que le manque de certaines connaissances a posteriori non encore obtenues interdit de bâtir un système d’explication complet, mais l’a posteriori trône au beau milieu de leur philosophie sous sa pire forme : celle du préjugé déguisé en résultat scientifique.
Tous leurs arguments se ramènent finalement à ceci qu’il faut bien une explication. Il est hors de doute qu’il en faille une. Mais cela veut-il dire qu’on soit capable de la fournir séance tenante ? Et pourquoi prendrait-elle précisément cette forme-là ? Pourquoi ne serait-elle pas d’un tout autre ordre, et telle que non seulement nous ne puissions pas la fournir, mais que nous ne puissions pas nous représenter de quelle sorte elle sera ?
L’histoire de la philosophie identifie à trop bon compte l’évolution de la pensée humaine à la succession académique des doctrines. On lit couramment des expressions comme : “Après Descartes, il devint impossible de…“; “Berkeley fit définitivement justice de…” On raisonne ainsi comme si chaque ouvrage de philosophie devenait, dès son apparition, la manière de penser de l’humanité tout entière.
Or, pour que Berkeley, par exemple, pût être considéré légitimement comme un “moment dans l’évolution de la pensée occidentale“, il faudrait que ses idées se fussent effectivement répandues, eussent effectivement agi (comme celles de Confucius, de Luther, de Rousseau, de Marx, que sais-je encore), et non pas que la presque totalité des hommes, hors cinq ou six auteurs de manuels, se fichassent de lui comme de leur première culotte et n’eussent pas la moindre idée de ce dont il prétendait s’inquiéter.
Dans notre tradition philosophique, telle que l’imposent les quelques milliers d’ouvrages qui la contiennent matériellement, une inversion de sens a donc fait que les philosophes ne nous invitent plus à comprendre que
leur propre système.
Or un système philosophique n’est par fait pour être compris : il est fait pour faire comprendre.
Nous l’oublions trop, et c’est pourquoi nous parlons de préparation, de technique, de vocabulaire ; c’est pourquoi il y a toujours quelque chose, chez un auteur, qui n’est pas encore tout à fait assez bien compris pour que la discussion puisse commencer.
C’est pourquoi aussi le profane [en philosophie] dont nous parlions au début a raison contre le philosophe. Mais la partie la plus pénible de notre tâche se trouve encore devant nous, car, hélas ! le profane, déjà fort déçu de se voir opposer une fin de non-recevoir sous prétexte qu’il ne connaît pas le vocabulaire, doit savoir que, si par malheur il le connaissait, sa déception serait plus épouvantable encore.”
Jean-François REVEL, 1957
[FRANCECULTURE.FR] En 1957, Jean-François Revel a publié un bref essai dont le titre sonnait comme un défi, Pourquoi des philosophes. Ce livre a eu un tel écho que Revel l’a réédité à plusieurs reprises, lui rajoutant d’intéressantes préfaces et répondant à ses détracteurs dans un autre essai, La cabale des dévots.
Certes, une bonne partie des polémiques qu’il menait alors apparaissent aujourd’hui comme datées. L’éclectisme dont il accusait la profession, à laquelle il reprochait de chercher à rendre compatibles Marx et Heidegger, comme autre fois Victor Cousin avait prétendu marier rationalisme et spiritualisme, a progressivement disparu des écrans-radars. Les polémiques contre le structuralisme aussi sont datées. Quant aux diatribes enflammées contre Teilhard de Chardin, elles nous paraissent franchement anachroniques : personne ne lit plus cet auteur et on se demande comment une pensée aussi vague a pu séduire tant de brillants esprits dans les années 50. De même, l’idée selon laquelle la plupart des questions philosophiques ont déjà trouvé ou trouveront bientôt des réponses dans les sciences et en particulier dans la psychanalyse apparaît aujourd’hui comme bien optimistes et marquées d’un positivisme hors de saison.
Mais les reproches de fond qu’adressait à la philosophie ce normalien agrégé de philo méritent d’être pris en considération.
Il semble, écrivait-il, que chaque fois qu’apparaît une école philosophique nouvelle, elle ne surgisse pas de l’intérieur du champ philosophique lui-même, à travers un processus d’invalidation des philosophies précédents, mais à l’occasion de l’élection, par le milieu, d’une nouvelle “discipline d’appui” . Alors cela a pu être les mathématiques, pour Descartes, l’histoire pour Hegel, la biologie pour Bergson, la linguistique pour le structuralisme. “Les grandes révolutions intellectuelles“, écrivait Revel, “n’ont pas été le fait des philosophes, ceux-ci se sont contentés d’emboîter le pas aux sciences de leur temps , essayant de tirer vaille que vaille quelque bénéfice secondaire d’avancées scientifiques dont ils n’avaient en règle générale qu’une idée assez vague. Mais chaque fois, ils ont tenté de transposer une méthode et une terminologie hors de leur champ d’application. Le structuralisme constituant un cas-limite.”
Quant à la philosophie réduite, par l’enseignement, à une histoire des grands systèmes philosophiques, elle manque complètement son objet, dans la mesure où elle demeure généralement ignorante des contextes intellectuels, épistémologiques, dans lequel baignaient leurs auteurs. Aussi se condamne-t-elle à présenter des réponses amputées de leurs questions et par son morne récit, devenu un but en soi, elle avoue avoir rompu avec tout effort d’élucidation du réel . On est appelé à « entrer dans la pensée d’un auteur », sans s’interroger sur sa pertinence, ni même à chercher à comprendre quel était au juste « le point d’application » de sa doctrine.
Les grandes théories philosophiques, disait-il encore, paraissent d’autant plus cohérentes qu’elles utilisent des concepts et un lexique qui leur sont propres, mais dont les facultés d’élucidation paraissent marqués par une espèce de loi des rendements décroissants : en quoi nous permettent-ils d’appréhender le réel ?
“Dès lors”, concluait Jean-François Revel, “la philosophie n’est plus qu’un mélange de considérations douteuses, présentées avec la rigueur apparente d’une systématisation artificielle, sur la base de connaissances partielles et vagues“. Elle est “devenue une convention”, une façon de s’exprimer et, pour tout dire, “une province de la littérature“. Une manière de survie pour deux disciplines en voie d’extinction, la religion et la rhétorique…
La charge était violente, je vous le concède, mais la question reste d’actualité : pourquoi des philosophes ? La sociologie, la psychologie, l’anthropologie, l’économie, l’histoire des idées, celle du temps présent, la théorie politique, celle des relations internationales ont chacune un objet et des méthodes de travail, elles offrent des concepts. Et la philosophie, à quoi sert-elle ?
Jean-François Revel, de son vrai nom Jean-François RICARD, est né le 19 janvier 1924 dans le 7e arrondissement de Marseille, fils de Joseph et France Ricard. Sa famille est d’origine franc-comtoise. Il passe son enfance à Marseille, habitant dans le quartier Sainte-Marguerite, et fait ses études primaires et secondaires à l’École Libre de Provence. Après l’obtention du baccalauréat littéraire en juillet 1941, il prépare à Lyon, au lycée du Parc, l’École normale supérieure, où il est reçu en juillet 1943 24e ex-aequo, dès sa première tentative. Il est alors âgé de 19 ans.
Dès 1943 et jusqu’à la fin de la guerre, alors étudiant rue d’Ulm, il participe activement à la Résistance sous la direction d’Auguste Anglès, avec le pseudonyme “Ferral”. En 1944, après la Libération, il est chargé de mission au Commissariat de la République de la région Rhône-Alpes pendant quelques mois. C’est pendant cette période de guerre qu’il publie ses premiers textes, dans la revue Confluences.
Durant l’été 1945, il se marie avec Yahne le Toumelin ; de cette union naîtront deux enfants, dont le futur moine bouddhiste Matthieu Ricard, né en février 1946, et Ève Ricard-Reneleau, écrivaine.
En 1947-1948, sa licence et son diplôme d’études supérieures en philosophie en poche, il est nommé professeur en Algérie, dans une médersa, à Tlemcen. A son retour, il mène pendant près de deux ans une vie de bohème. Puis, de janvier 1950 à octobre 1952, il part enseigner au lycée français et à l’Institut français de Mexico. Enfin, de novembre 1952 à juillet 1956, il est nommé à l’Institut français ainsi qu’à la Faculté des Lettres de Florence, où il enseigne l’Histoire, et en même temps prépare son agrégation de philosophie qu’il passe lors de son retour en France en juillet 1956. C’est pendant ces années à l’étranger qu’il apprend l’espagnol et l’italien. Par la suite, il fait partie du cabinet du sous-secrétariat d’État aux Arts et Lettres, avant de prendre un poste d’enseignant en philosophie au lycée Faidherbe à Lille, de 1957 à 1959, puis au lycée Jean-Baptiste Say à Paris jusqu’en 1963.
Le 7 juillet 1967, il épouse en secondes noces la journaliste Claude Sarraute (née en 1927). De cette union sont nés le haut fonctionnaire Nicolas Revel en 1966 et Véronique Revel en 1968. Il quitte l’Université en 1963 pour se consacrer à une carrière de journaliste et d’écrivain.
Sa carrière littéraire commence en 1957 avec le roman Histoire de Flore, mais c’est surtout son premier essai Pourquoi des philosophes qui représente son premier succès. S’en suivront une trentaine d’ouvrages, les plus célèbres étant Ni Marx ni Jésus (1970), La Tentation totalitaire (1976), Comment les démocraties finissent (1983), puis La Connaissance inutile (1988). Ses Mémoires, Le voleur dans la maison vide (1997) constituent un de ses plus considérables succès, “son livre sans doute le plus assuré de durer”, selon son ami Pierre Nora. Viendront ensuite La Grande Parade (2000), L’Obsession anti-américaine (2001) et un journal de l’année 2000, Les Plats de saison.
Il a en outre assumé les fonctions de conseiller littéraire et de directeur de collection chez René Julliard, Jean-Jacques Pauvert, Robert Laffont jusqu’en 1978, date à laquelle il devient directeur de l’hebdomadaire l’Express, dont il était l’un des éditorialistes depuis 1966. Il démissionne de la direction de l’Express en 1981 à la suite d’un différend avec son propriétaire Jimmy Goldsmith, puis devient, en 1982, chroniqueur au magazine Le Point, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 2006. Il a collaboré également, en qualité d’éditorialiste, à des stations de radio : A Europe 1 de 1989 à 1992 et à R.T.L. de 1995 à 1998. Le 19 juin 1997, il est élu à l’Académie française, au fauteuil d’Étienne Wolff, au 24e fauteuil. Jean-François Revel est décédé dans la nuit du samedi 29 avril 2006 à l’hôpital Kremlin-Bicêtre.
Nous sommes des créatures en quête de sens par malchance jetés dans un univers qui n’en a intrinsèquement aucun. Une de nos tâches majeures est de lui en prêter un assez fort pour donner une raison d’être à la vie tout en niant par une manœuvre ambiguë être les inventeurs de ce sens. Nous en concluons donc qu’il était là “quelque part”, à notre disposition. Cette quête permanente de systèmes de sens nous plonge souvent dans des crises de sens.
Les individus qui suivent une thérapie parce qu’ils s’interrogent sur le sens de la vie sont plus nombreux que ne l’imaginent la plupart des thérapeutes. Jung rapportait qu’un tiers de ses patients venaient le consulter pour cette raison. Leurs plaintes prenaient différentes formes : “ma vie n’a aucune cohérence“, “je n’ai de passion pour rien“, “pourquoi suis-je en vie ? dans quel but ?“, “la vie a sûrement une signification plus profonde“, “je me sens si vide – regarder la télé tous les soirs me donne l’impression d’être bon à rien, inutile“, “même aujourd’hui à l’âge de cinquante ans je ne sais toujours pas ce que j’aimerais faire quand je serai plus vieux“.
J’ai fait un rêve autrefois (décrit dans La Malédiction du chat hongrois) dans lequel j’étais au seuil de la mort dans une chambre d’hôpital, et je me trouvais soudain dans un parc d’attractions (dans le train fantôme de la maison des horreurs). Alors que le wagon pénétrait dans la gueule noire de la mort, j’apercevais soudain ma mère décédée dans la foule des spectateurs et je l’appelais : “Momma, Momma, comment suis-je ?“
Le rêve, et surtout mon cri “Momma, Momma, comment suis-je ?” m’a longtemps hanté, non à cause de la représentation de la mort dans le rêve, mais à cause de ses sombres implications sur le sens de la vie. Se pouvait-il que j’aie vécu toute mon existence avec pour objectif principal d’obtenir l’approbation de ma mère ? Parce que j’avais une relation difficile avec elle et attachais peu de prix à son assentiment quand elle était en vie, le rêve était d’autant plus incisif.
La crise de sens décrite dans le rêve m’incita à explorer ma vie d’une façon différente. Dans une histoire que j’écrivis aussitôt après le rêve, j’engageais une conversation avec le fantôme de ma mère afin de combler la brèche existant entre nous et de comprendre comment s’entremêlaient et s’opposaient les sens que nous donnions à la vie.
Certains ateliers expérientiels utilisent divers procédés pour encourager le discours sur le sens de la vie. Le plus courant est peut-être de demander aux participants ce qu’ils souhaiteraient en guise d’épitaphe sur leur tombe. La plupart des enquêtes sur le sens de la vie mènent à une discussion sur des objectifs tels que l’altruisme, l’hédonisme, le dévouement à une cause, la générativité, la créativité, l’actualisation de soi. Beaucoup ont l’impression que les projets prennent une signification plus profonde, plus forte s’ils transcendent le soi – en d’autres termes s’ils sont dirigés vers quelque chose ou quelqu’un d’extérieur à eux-mêmes, comme l’amour d’une cause, d’une personne, d’une essence divine.
Le succès précoce des jeunes millionnaires hightech débouche souvent sur une crise existentielle qui peut être éclairante sur les systèmes de sens qui ne font pas appel à la transcendance de soi. Beaucoup de ces individus commencent leur carrière avec une vision claire – réussir, gagner beaucoup d’argent, avoir une bonne vie, acquérir le respect de ses collègues, prendre sa retraite tôt. Et c’est exactement ce que font un nombre sans précédent de ces jeunes trentenaires.
Mais quand surgit la question : “Et maintenant ? Qu’en est-il du reste de ma vie, des prochaines quarante années ?” La plupart de ces jeunes millionnaires continuent de faire plus ou moins la même chose : ils créent de nouvelles sociétés, tentent de renouveler leur succès. Pourquoi ? Eux-mêmes disent qu’ils doivent prouver que leur réussite n’était pas due au hasard, qu’ils peuvent y arriver seuls, sans partenaire ni mentor. Ils hissent la barre plus haut. Pour être sûrs qu’eux-mêmes et leur famille sont à l’abri du besoin, qu’il ne leur faut plus un ou deux millions en banque, mais cinq, dix, voire cinquante millions pour se sentir en sécurité. Ils ont conscience de la vanité et de l’irrationalité de cette quête d’argent qu’ils ne peuvent dépenser, mais cela ne les arrête pas. Ils se rendent compte que c’est du temps qu’ils devraient consacrer à leur famille, à ceux qui leur sont proches, mais ils sont simplement incapables de cesser de jouer le jeu. “L’argent est à portée de main, me disent-ils. Je n’ai qu’à me baisser pour le ramasser.” Ils doivent faire des affaires. Un promoteur immobilier m’a raconté qu’il aurait l’impression de disparaître s’il s’interrompait. Beaucoup redoutent de s’ennuyer – même la plus petite bouffée d’ennui les pousse à reprendre précipitamment leur activité.
Schopenhauer disait que l’envie en soi n’est jamais assouvie – dès qu’un désir est satisfait, un autre naît. Bien qu’il puisse y avoir de très courts répits, une brève période de satisfaction, elle se transforme sur-le-champ en ennui. “Toute vie humaine, dit-il, est ballottée entre la souffrance et l’ennui.“
Contrairement à ma façon d’aborder les autres ultimes préoccupations existentielles fondamentales (la mort, la solitude, la liberté), je préfère une approche oblique du sens de la vie. Il nous faut pénétrer dans un des nombreux sens possibles, en particulier dans celui qui est fondé sur la transcendance de soi. C’est un engagement essentiel, et c’est en identifiant les obstacles qui s’opposent à cet engagement, en participant à leur suppression, que nous, thérapeutes, avons toute notre utilité.
La question du sens de la vie, comme l’a enseigné Bouddha, n’est pas édifiante. On doit s’immerger soi-même dans le fleuve de la vie et laisser la question s’éloigner.
[…] 49. Se concentrer sur le refus de prendre une décision
Pourquoi les décisions sont-elles difficiles à prendre ? Dans Grendel, le roman de John Gardner, le protagoniste, déconcerté par les mystères de la vie, consulte un prêtre qui murmure deux simples phrases, quatre mots terrifiants : Tout s’efface, choisir exclut.
Choisir exclut. Ce concept repose au cœur de maintes difficultés décisionnelles. Pour chaque oui, il doit y avoir un non. Les décisions sont coûteuses parce qu’elles exigent une renonciation. Le phénomène a intéressé de grands esprits à travers les âges. Aristote imagina un chien affamé incapable de choisir entre deux portions de nourriture également attirantes, et les philosophes médiévaux ont écrit sur l’âne de Buridan, qui mourut de faim entre deux balles de foin d’un égal attrait.
Au chapitre 42, j’ai décrit la mort comme une expérience extrême capable de faire passer un individu d’un mode ordinaire à un mode ontologique (un état d’esprit où nous sommes conscients d’être) plus propice au changement. La décision est une autre expérience extrême. Non seulement elle nous révèle jusqu’à quel point nous nous créons nous-mêmes ; mais aussi quelles sont les limites des possibilités. Prendre une décision nous prive de toutes les autres possibilités. Choisir une femme, une carrière ou une école signifie renoncer aux autres possibilités. Plus nous affrontons nos limites, plus nous devons renoncer au mythe de la particularité, du potentiel illimité, de l’impérissable et de l’immunité des lois de la destinée biologique. C’est pour ces raisons que Heidegger se réfère à la mort comme à l’impossibilité de toute autre possibilité. La voie vers la décision peut être difficile parce qu’elle débouche sur le territoire de la finitude et de l’infondé des domaines où règne l’angoisse. Tout s’efface et choisir exclut.
Irvin Yalom, L’art de la thérapie (2002)
“S’inquiétant de voir la psychothérapie de plus en plus altérée pour des raisons d’ordre économique, et appauvrie par des formations allégées, Irvin Yalom a voulu s’adresser aux nouvelles générations de thérapeutes et de patients. Dans cet ouvrage, construit en une sorte d’inventaire libre et généreux, il aborde les thèmes propres à la thérapie existentielle. En s’appuyant sur son expérience et ses talents de conteur, il y explore les différentes approches et pratiques présentes dans toute thérapie, offrant à ses lecteurs un enseignement précieux, une plongée au cœur de l’entreprise thérapeutique, sa complexité et ses incertitudes.”
Un demi-siècle de savoir-faire : à la fois manifeste psychanalytique et interpellation philosophique, florilège d’anecdotes vécues et confession essentielle, ce livre, traversé de bienveillance éclairée, continue de nous habiter en secret, de nous faire exister.
Chère lectrice, cher lecteur, je commencerai par te donner une bonne nouvelle : “Non, tu n’es pas une fake news (ou, désormais, en bon français : tu n’es pas une infox) !” Sur ce, comment puis-je l’affirmer ? Comment puis-je être certain que cette information sur un phénomène du monde qui m’est extérieur est bel et bien réelle ? Comment valider ma perception du phénomène “il y a un.e internaute qui lit mon article” auquel mes sens sont confrontés ? Comment puis-je m’avancer avec conviction sur ce sujet, sans craindre de voir l’un d’entre vous se lever et demander à vérifier d’où je tiens cette certitude, que nous avons devant nous un “lecteur curieux” en bonne et due forme ?
Ouverture en Si majeur
Eh bien, ce n’est pas très compliqué. Tout d’abord : peut-être nous connaissons-nous déjà dans la vie réelle (pas dans le métavers) et je t’ai serré la main ou fais la bise, j’ai physiquement identifié ta présence et, dans la mesure où je n’ai vécu, dans les secondes qui suivirent, aucune tempête hormonale me signalant qu’il fallait fuir immédiatement, mon corps a libéré les phéromones de la reconnaissance de l’autre, dont je ne doute pas que tes organes sensoriels aient à leur tour détecté la présence. Ton cerveau a pu régler immédiatement le taux d’adrénaline dans ton sang. Peut-être avons-nous même pu nous asseoir autour d’une table et déguster une bière spéciale car… nous avions soif. Peut-être même t’ai-je entendu commenter cet article, que tu avais lu en avant-première. Tu es un phénomène réel, cher lecteur, car mon cerveau te reconnaît comme tel.
Ensuite, tu n’es pas une infox non plus et j’en ai eu la preuve quand, à cause de toi, j’ai dû interroger mes monstres intérieurs, mes instances de délibération psychologique, mon Olympe personnel (celui où je me vis comme un personnage mythique, tout comme dans mes rêves), alors que tu t’attendais à ce que (parmi d’autres blogueurs) je publie sur cette question qui nous taraude tous depuis sa formulation par Montaigne : “Comment vivre à propos ?” Ma psyché a alors dû aligner
une répugnance naturelle à m’aligner sur un groupe (ici, les blogueurs qui s’expriment sur un auteur, sans faire autorité),
la douce vanité que tisonnait l’impatience que je sentais chez toi, lecteur, et
ma sentimentalité face à la perspective de tes yeux ébahis devant mes commentaires éclairés.
Là, ce sont nos deux personnalités qui ont interagi : preuve est faite de ton existence, parce que c’est toi, parce que c’est moi. Tu es un être humain réel, cher lecteur, car ma psyché te reconnaît comme tel.
Enfin, tu es là, virtuellement face à moi, lectrice, comme le veut ce grand rituel qu’est notre relation éditoriale en ligne. Nous jouons ensemble un jeu de rôle qui nous réunit régulièrement et dans lequel ton rôle est défini clairement. Dans la relation éditeur-lecteur sans laquelle wallonica.org n’a pas de sens, ton rôle doit être assuré, par toi ou par ta voisine. C’est là notre contrat virtuel et je vis avec la certitude que, à chaque publication, un lecteur ou une lectrice lira mon article. Cette certitude est fondée sur notre relation, sur notre discours à son propos, qui prévoit des rôles définis, des scénarios interactifs qui se répètent, qui raconte des légendes dorées sur cette interaction, qui met en avant une batterie de dispositifs qui deviennent, article après article, nos outils de partage en ligne et sur les statistiques de visite de cette page web. Tu es donc là parce qu’il est prévu -par principe- que tu y sois. Tu es une idée réelle, chère lectrice, car ma raison te reconnaît comme telle.
Donc, qu’il s’agisse de mon corps, de ma psyché ou de mes idées, à chaque niveau de mon fonctionnement, de ma délibération, j’acquiers la conviction que tu es là, bien réel.le face à moi ou, du moins, quelque part dans le monde réel (que n’appliquons-nous les mêmes filtres lorsque nous traitons les actualités et les informations quotidiennes dont le sociologue Gérald Bronner affirmait que, au cours des deux dernières années, nous en avons créé autant que pendant la totalité de l’histoire de l’humanité jusque-là !).
Pour conclure ce point, je rappellerai que, traditionnellement, on exige d’une information cinq qualités essentielles : la fiabilité, la pertinence, l’actualité, l’originalité et l’accessibilité… C’est la première de ces cinq qualités que nous validons lorsque nous nous posons la question : info ou infox ?
Dans la même veine : cette question, je peux la poser à propos de… moi-même. Qui me dit que je ne suis pas une infox, pour les autres ou… pour moi-même ? Comment vérifier, avec tout le sens critique que j’aurais exercé pour lire une info complotiste sur FaceBook, comment vérifier que je suis un phénomène fiable pour moi et pour les autres ? Plus précisément, comment vérifier que l’image que j’ai de moi correspond à mon activité réelle (Diel), à ce que je fais réellement dans le monde où je vis avec vous, mes lectrices, mes lecteurs ? Pour mémoire, selon Montaigne, voilà bien les termes dans lesquels nous devons travailler car : “Notre bel et grand chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” C’est-à-dire : sans décalage entre nous et le monde.
Ma proposition est donc de présenter brièvement une clef de lecture de nous-mêmes, un test critique que chaque lecteur ou lectrice de ces lignes pourrait effectuer afin d’éclaircir un des éléments déterminants du fonctionnement de sa raison au quotidien : soi-même.
Tant qu’à prendre des selfies, autant qu’ils soient les plus fiables possibles et tant qu’à exercer notre sens critique, pourquoi pas commencer par nous-mêmes… ?
Aussi, commençons par le commencement : Copernic, Galilée et Newton n’ont pas été les derniers penseurs à transformer fondamentalement notre vision du monde. A son époque, pendant le siècle des Lumières, Kant a remis une question philosophique sur le tapis qui n’est pas anodine ici, à savoir : “Que puis-je connaître ?” (rappelez-vous : nous travaillons sur comment se connaître soi-même).
Kant est un imbuvable, un pas-rigolo, un illisible (il l’a dit lui-même et s’en est excusé à la fin de sa vie) mais nous ne pouvons rester insensibles à sa définition des Lumières, je cite :
La philosophie des Lumières représente la sortie de l’être humain de son état […] de mineur aux facultés limitées. Cette minorité réside dans son incapacité à utiliser son entendement de façon libre et indépendante, sans prendre l’avis de qui que ce soit. Il est seul responsable de cette minorité dès lors que la cause de celle-ci ne réside pas dans un entendement déficient, mais dans un manque d’esprit de décision et du courage de se servir de cet entendement sans s’en référer à autrui. Sapere aude ! (“aie le courage de faire usage de ton propre entendement !”) doit être la devise de la philosophie des Lumières.
Le message est clair : si tu veux grandir, pense librement et par toi-même. C’est sympa ! Mais comment faire, quels sont mes outils et comment les maîtriser ?
Premiers outils : nos cerveaux…
Pourquoi parler du cerveau d’abord ? En fait, pour interagir avec le monde, nos outils de base sont multiples et nous pensons les connaître mais les neurologues sont aujourd’hui en train de bousculer pas mal de nos certitudes à propos de cet outil majeur qu’est notre cerveau. Le cerveau – et toute la vie de notre corps qu’il organise – est d’ailleurs longtemps resté notre soldat inconnu : seul aux premières lignes, il agit pour notre compte sans que nous nous en rendions compte. Je m’explique…
Kant – et les penseurs qui ensuite ont sorti la divinité du champ de leur travail – estiment que nous ne pouvons concevoir de la réalité que des phénomènes, c’est-à-dire les informations que nous ramènent nos sens(des goûts, des images, des textures, des odeurs, des sons…) et ce, à propos de faits que nous avons pu percevoir. A ces phénomènes, se limite la totalité du périmètre que nous pouvons explorer avec notre raison, explique Kant à son époque. Tout le reste est littérature…
Et le langage utilisé par notre cerveau (ou nos cerveaux si l’on tient compte des autres parties du corps qui sont quelquefois plus riches en neurones), ce langage est trop technique pour notre entendement : impulsions électriques, signaux hormonaux, transformations protéiques et j’en passe. De là peut-être, cette difficulté que nous avons à être bien conscients de l’action de notre cerveau, des modifications en nous qui relèvent seulement de son autorité ou de son activité…
Un exemple ? Qui ne s’est jamais injustement mis en colère après un coup de frein trop brutal ? Était-ce le Code de la route qui justifiait cette colère ? Non. La personne qui l’a subie méritait-elle les noms d’oiseaux qui ont été proférés ? Non. Simplement, un excellent réflexe physiologique s’est traduit dans un coup de frein qui a été déclenché par la peur d’une collision, provoquée par la vue d’un piéton dans la trajectoire du véhicule et l’adrénaline libérée devait trouver un exutoire dans un cri de colère proportionné, faute de quoi elle serait restée dans le sang et aurait généré du stress…
Un autre exemple ? Lequel d’entre nous n’a jamais grondé, giflé voire fessé son enfant juste après lui avoir sauvé la vie, en lui évitant d’être écrasé : on le rattrape par le bras, on le tire sur le trottoir, la voiture passe en trombe et on engueule le petit avec rage pour lui signifier combien on l’aime. On préfère dire que c’est un réflexe, non ?
Nombreuses sont les situations concrètes où nous fonctionnons ainsi, sur la seule base du physiologique, et c’est tant mieux, car nos cerveaux n’ont qu’unobjectif : veiller à notre adaptation permanenteau milieu dans lequel nous vivons, ceci afin de maintenir la vie dans cet organisme magnifique qui est notre corps.
Partant, il serait recommandé d’identifier au mieux la contribution de nos cerveaux et de notre corps, avant de se perdre dans la justification morale ou intellectuelle de certains de nos actes.
Couche n°2 : la conscience…
Ici, tout se corse. Pendant des millénaires, notre conscience, notre âme, notre soi, notre ego, ont été les stars de la pensée, qu’elle soit religieuse, scientifique ou philosophique. De Jehovah à Freud, le succès a été intégral et permanent au fil des siècles. A l’Homme (ou à la Femme, plus récemment), on assimilait la conscience qu’il ou elle avait de son expérience.
La question du choix entre le Bien et le Mal y était débattue et l’ego était un grand parlement intérieur, en tension entre, en bas, la matière répugnante du corps et, en haut, la pureté des idées nées de l’imagination ou générées par l’intellect.
Or, voilà-t-y pas que nos amis neurologues shootent dans la fourmilière et nous font une proposition vertigineuse, aujourd’hui documentée et commentée dans les revues scientifiques les plus sérieuses : la conscience ne serait qu’un artefact du cerveau, une sorte d’hologramme généré par nos neurones, rien que pour nous-mêmes !
Plus précisément : trois régions du cerveau ont été identifiées, dont la mission commune est de nous donner l’illusion de notre libre-arbitre, l’illusion d’être une personne donnée qui vit des expériences données. Ici, plus question d’une belle conscience autonome, garante de notre dignité et flottant dans les airs ou ancrée dans notre cœur.
Et c’est évidemment encore un coup du cerveau, qui fait son boulot : “si je suis convaincu que j’existe individuellement, je vais tout faire pour ma propre survie.”
Pour illustrer ceci simplement, prenons l’exemple d’un pianiste qui lit une note sur une partition, enfonce une touche du piano et entend la corde vibrer. Il a l’impression de faire une expérience musicale unique alors que ce sont précisément les trois zones du cerveau dont je parlais qui ont œuvré à créer cette impression. Elles ont rassemblé en un seul événement conscient, le stimulus visuel de la note lue, l’action du doigt sur l’ivoire et la perception de la note jouée. L’illusion est parfaite alors que ce sont des sensdistincts du cerveau qui ont été activés, à des moments différents etsans corrélation entre euxa priori. C’est vertigineux, je vous le disais : ma conscience, n’est en fait pas consciente.
Je pense qu’on n’a pas encore conscience non plus, des implications d’une telle découverte et je serais curieux de pouvoir en parler un jour avec Steven Laureys.
Reste que, factice ou pas, la conscience que j’ai de moi-même accueille la deuxième couche du modèle que je vous propose : la psyché. Qu’ils soient illusoires ou non, ma psyché, ma personnalité psychologique, ma mémoire traumatique, ma vanité, mes complexes, mon besoin de reconnaissance, mes accusations envers le monde, mes habitudes de positionnement dans les groupes, ma volonté d’être sublime… bref, mes passions, mes affects conditionnent mon interaction avec le monde.
J’en veux pour preuve toutes les fois où je suis rentré dans un local où je devais animer une réunion, donner une conférence ou dispenser une formation : à l’instant-même où je rentrais dans la pièce, il était évident que j’aurais une confrontation avec celui-là, celui-là et celui-là. Je n’ai pas toujours eu du bide mais j’ai commencé grand… en taille, très tôt. Le seul fait de ma stature physique provoquait systématiquement une volonté de mise en concurrence chez les participants les plus arrogants de virilité. Il me revenait alors d’établir ma position d’animateur sans qu’elle ne vienne contrarier le statut des mâles alpha présents ou… de m’affirmer moi-même en mâle alpha quand les mâles en question étaient beaucoup moins baraqués que moi…
Ici, pas de grands idéaux pédagogiques, pas de réflexes physiologiques mais simplement un positionnement affectif, un moment où chacun se vit comme un héros mythique et sublime, dans une confrontation authentiquement héroïque.
J’ai le sentiment que le débat intérieur, à ce moment-là, utilise le même langage que les rêves où, également, chacun se vit comme un personnage mythologique, hors de tout détail accidentel ou quotidien. Regardez la colère d’un informaticien quand un ordinateur ne fait pas ce qu’il veut : elle est homérique et n’est possible que si, l’espace d’un instant, l’informaticien en question a eu l’illusion d’être un dieu tout-puissant, créateur de ce dispositif qui a l’arrogance satanique de lui résister. Encore un coup de la psyché vexée !
Combien de fois -il faut le reconnaître- n’avons-nous pas discuté, disputé, débattu ou polémiqué sur des sujets qui n’en étaient pas mieux éclairés, car force nous était d’abord d’avoir raison devant témoins de la résistance de l’autre, simplement parce qu’il ressemblait trop à notre contrôleur des impôts ou à une collègue carriériste ! C’est un exemple. Passion, quand tu nous tiens… nous, nous ne savons pas nous tenir. On pourra énumérer longuement ces situations où la psyché tient les rênes de nos motivations, alors que nous prétendons agir en vertu de principes sublimes ou d’idées supérieures. Dans ces cas regrettables, les sensations captées par notre cerveau n’ont même pas encore fait leur chemin jusqu’à notre raison que déjà nous réagissons… affectivement.
Il ne s’agit pas ici, par contre, de condamner notre psyché, qui se débat en toute bonne foi dans un seul objectif : obtenir et maintenir la satisfaction que nous pouvons ressentir lorsque nos désirs sont réalisables et notre réalité désirable. Bref, quand l’image que nous avons de nous-même correspond à notre activité réelle. C’est une joie profonde qui en résulte.
Juste à côté, mais en version brouillée : les idées…
A ce stade, résumons-nous : un cerveau hyperconnecté qui nous permet de percevoir et d’agir sur le monde, une psyché mythologisante qui nous positionne affectivement face à ses phénomènes. Il nous manque encore le troisième étage du modèle : les idées, les discours, autrement dit les formes symboliques.
C’est le philosophe Ernst Cassirer qui a concentré ses recherches sur notre formidable faculté de créer des formes symboliques : le Bien, le Mal, Dieu, le Beau, le Vrai, le Juste, le Grand Architecte, le Carré de l’hypoténuse, Du-beau-du-bon-Dubonnet, la Théorie des cordes, “Demain j’enlève le bas”, “Le Chinois est petit et fourbe”, “This parrot is dead”, la Force tranquille, Superman, le Grand remplacement, “Je ne sais pas chanter”, “Mais c’est la Tradition qui veut que…”, “On a toujours fait comme ça”, “les Luxembourgeois sont tellement riches…” Autant de formes symboliques, de discours qui ne relèvent ni de notre physiologie, ni de notre psychologie ; autant de convictions, de systèmes de pensée, de vérités qui, certes, prêtent au débat mais ne peuvent constituer une explicationexclusive et finale du monde qui nous entoure (s’il y en avait une, ça se saurait !).
Cassirer ne s’est pas arrêté à un émerveillement bien naturel face à cette faculté généreusement distribuée à l’ensemble des êtres humains : créer des formes symboliques. Il a également averti ses lecteurs d’un dangerinhérent à cette faculté : la forme symbolique, l’idée, le discours, a la fâcheuse tendance à devenir totalitaire. En d’autres termes, chacun d’entre nous, lorsqu’il découvre une vérité qui lui convient (ce que l’on appelle une vérité, donc) s’efforce de l’étendre à la totalité de sa compréhension du monde, voire à l’imposer à son entourage (que celui qui n’a jamais observé ce phénomène chez un adolescent vienne me trouver, j’ai des choses à lui raconter…).
Qui plus est, les fictions et les dogmes qui nous servent d’œillères ne sont pas toujours le fait de la société ou de notre entourage : nous sommes assez grands pour générer nous-mêmes des auto-fictions, des discours qui justifient nos imperfections ou qui perpétuent des scénarios de défense, au-delà du nécessaire.
Il reste donc également important d’identifier les dogmes et les discours qui entravent notre liberté de penser, afin de rendre à chacune de nos idées sa juste place : rien d’autre qu’une opportunité de pensée, sans plus. A défaut, nous risquons de la travestir en vérité absolue, à laquelle il faudrait se conformer !
Mais quel langage utilise-t-on pour échanger sur ces formes symboliques, qu’il s’agisse de réfléchir seul ou de débattre avec des tiers, qu’il s’agisse de fictions personnelles ou de discours littéraires, poétiques, scientifiques, mathématiques, religieux ou philosophiques ?
Il semblerait bien qu’il s’agisse là de la langue commune, telle qu’elle est régie par la grammaire et l’orthographe, codifiée par nos académies. On ne s’étendra pas ici sur les différents procédés de langage, sur la différence entre signifiant et signifié, sur l’usage poétique des mots, sur la différence entre vocabulaire et terminologie. Ce qui m’importe, c’est simplement d’insister sur deux choses, à propos des formes symboliques :
d’abord, le discours –voulu raisonnable- que l’on tient à propos du monde ou d’un quelconque de ses phénomènes, n’est pas le phénomène lui-même. C’est Lao-Tseu qui disait : “Le Tao que l’on peut dire, n’est pas le Tao pour toujours.» Pour faire bref : c’est impunément que l’on peut discourir sur n’importe quel aspect de notre réalité car notre discours n’est pas la chose elle-même (sinon, il serait impossible de parler d’un éléphant lorsqu’on est assis dans une 2CV, par simple manque de place).
Ensuite : impunément peut-être pas, car notre formidable faculté de créer des formes symboliques pour représenter le monde (qu’il soit intérieur ou extérieur) sert un objectif particulier bien honorable : celui de nous permettre de construire une image du monde harmonieuse, à défaut de laquelle il sera difficile de se lever demain matin.
Mystère et boules de gomme
Nous voici donc avec un modèle de lecture de nous-mêmes à trois étages : le physiologique, le psychologique et les formes symboliques (ou les discours). Jusque-là, nous avons travaillé à les décrire, à reconnaître leur langage et à identifier leur objectif, c’est-à-dire, leur raison d’être :
l’adaptationà l’environnement, pour le cerveau ;
la satisfaction née de l’équilibre entre désirs intérieurs et possibilités extérieures, pour la psyché, et
l’harmoniedans la vision du monde pour les discours, pour la raison.
Tout cela est bel et bon, mais où est le problème, me direz-vous ? Mystère ! Ou plutôt, justement, lemystère et la tradition qu’il véhicule. Je vous l’ai proposé : à moins d’être croyant, gnostique ou un dangereux gourou, la tradition est à prendre comme un discours, une opportunité de pensée : ce qui n’en fait pas une vérité ! Notre tradition occidentale agence nos trois étages de manière rigoureuse : le corps, notre prison d’organes, est au rez-de-chaussée de la maison ; notre conscience, nécessairement plus élevée que nos seuls boyaux, fait “bel étage” et les idées, sublimes, dominent un étage plus haut, elles rayonnent au départ d’un magnifique penthouse sur la terre entière !
raison, splendeur, esprit, idéaux, lumière infinie et vie éternelle en haut ;
corps, limitations, affects, déchéance et mort, en bas.
C’est du Platon, du Jehovah, du Jean-Sébastien Bach ou du Louis XIV ! Et c’est cette même tradition idéaliste qui positionne le mystère dans des zones transcendantes, dans un au-delà que notre raison ne peut cerner et dont nous ne possédons pas le langage, sauf “initiation”, bref : le mystère est ineffable tant il est supérieur, bien au-delà de notre entendement.
Face à cette “mystique du télésiège”, qui, depuis des lustres, entrelarde notre culture judéo-chrétienne de besoins d’élévation sublime, il existe une alternative, qui est la vision immanente du monde.
L’immanence, c’est la négation de tout au-delà : tout est déjà là, devant nous, au rez-de-chaussée, qui fait sens, qui est magnifiquement organisé et vivant, qui est prêt à recevoir notre expérience mais seulement dans la limite de nos capacités sensorielles et de notre entendement.
Et c’est bel et bien cette limite qui fournit la signification que nous pourrions donner au mot mystère : “au-delà de cette limite, nos mots ne sont plus valables.” Souvenez-vous de Lao-Tseu quand il évoque l’ordre universel des choses et le silence qu’il impose. Contrairement aux définitions des dictionnaires qui nous expliquent que le “Mystère est une chose obscure, secrète, réservée à des initiés”, le mystère serait cet ordre des choses que nous pouvons appréhender mais pas commenter.
Pas de mots pour décrire le mystère : non pas parce qu’il est par essence un territoire supérieur interdit, réservé aux seuls dieux ou aux initiés, pas du tout, mais parce que, tout simplement, notre entendement a ses limites, tout comme le langage rationnel qu’il utilise.
Nous pouvons donc expérimenter le mystère mais, c’est notre condition d’être humain que d’être incapables de le décrire avec nos mots. J’en veux pour exemple la sagesse de la langue quand, face à un trop-plein de beauté (un paysage alpin, la mer qu’on voit danser, la peau délicate d’un cou ou une toile de Rothko), nous disons : “cela m’a laissé sans mots“, “je ne trouve pas les mots pour le dire“, “je suis resté bouche-bée…”
Sapere Aude versus Amor Fati
Au temps pour le mystère. Le questionner aura permis de dégager deux grosses tendances dans notre culture (et, donc, dans notre manière de penser) : d’une part, l’appel vers l’idéal du genre “mystérieux mystère de la magie de la Sainte Trinité” et, d’autre part, la jouissance pragmatique du “merveilleux mystère de la nature, que c’est tellement beau qu’on ne sait pas comment le dire avec des mots.” Dans les deux cas, le mystère a du sens, on le pressent, mais, dans les deux cas, le mystère est ineffable, que ce soit par interdit (première tendance) ou par simple incapacité de notre raison (seconde tendance).
Dans les deux cas, chacun d’entre nous peut se poser la “question du mystère” : quand, seul avec moi-même, je veux accéder à la connaissance, percer le mystère et goûter au sens de la vie, est-ce que je regarde au-delà des idées ou au cœur de mes sensations ?
Merveille de notre qualité d’humains, nous pratiquons les deux mouvements : de l’expérience au monde des idées, du monde des idées à l’expérience ; en d’autres termes, de l’action à la fiction, et de la fiction à l’action.
Pour mieux vous expliquer, j’appelle à la barre deux penseurs qui y ont pensé avant moi : Emmanuel Kant et Friedrich Nietzsche.
Avec son Sapere Aude (“Ose utiliser ton entendement”), Kant représente le mouvement qui va de l’action à la fiction. Ce n’est pas pour rien qu’il vivait au Siècle des Lumières, siècle qui a substitué aux pouvoirs combinés du Roi et de l’Eglise, l’hégémonie de la Raison. Pour reprendre la métaphore, dans la maison de Kant, l’ascenseur s’arrête bel et bien à nos trois étages (cerveau, psyché et formes symboliques) mais le liftier invite ceux qui cherchent la connaissance à monter vers la Raison, dont j’affirme qu’elle est également une forme symbolique, un discours, pas une réalité essentielle. Pour Kant, le mouvement va de l’expérience à la Raison.
Dans la maison de Nietzsche par contre, le liftier propose le trajet inverse, fort de la parole de son maître qui invite à l’Amor Fati (“Aime ce qui t’arrive“). Pour le philosophe, il importe de se libérer des discours communs, des idées totalitaires et ankylosantes, ces crédos que ruminent nos frères bovidés, et de devenir ce que nous sommes intimement, dans toute la puissance et la profondeur de ce que nous pouvons être (ceci incluant nos monstres !).
Il nous veut un peu comme un samouraï qui, par belle ou par laide, s’entraînerait tous les jours pour être prêt à affronter sans peur… quoi qu’il lui arrive pratiquement. Cela implique pour lui le sérieux, l’hygiène de vie et l’attention au monde : trois disciplines qui ne sont pas des valeurs en soi, mais des bonnes pratiques.
Le mouvement préconisé va donc des idées, des fictions, vers l’action, vers l’expérience, vers le faire, comme le chante l’éternel Montaigne, grand apôtre de l’expérience juste. Je le cite :
Quand je danse, je danse ; et quand je dors, je dors. Et quand je me promène seul dans un beau jardin, si mes pensées se sont occupées d’autre chose pendant quelque temps, je les ramène à la promenade, au jardin, à la douceur de cette solitude, et à moi. La Nature nous a prouvé son affection maternelle en s’arrangeant pour que les actions auxquelles nos besoins nous contraignent nous soient aussi une source de plaisir. Et elle nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par le désir. C’est donc une mauvaise chose que d’enfreindre ses règles.
Un modèle pour humains modèles
Le mot est lâché : la règle ! A tout propos philosophique, une conclusion éthique ? Quelle règle de vie est proposée ici ? Nous visons la connaissance (cliquez curieux !), nous cherchons la lumière dans le Mystère ; nous avons un cerveau, une psyché, des idées ; nous pouvons aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un. Soit. Mais encore ?
Souvenez-vous : nous nous étions donné comme objectif de bien nous outiller pour vérifier si nous étions une infox à nous-mêmes, ou non. Dans les films, cela s’appelle une introspection si un des deux acteurs est allongé sur un divan et une méditation quand l’acteur principal se balade en robe safran, avec les yeux un peu bridés sous un crâne poli.
Pour Nietzsche, ce n’est pas être moral que de viser systématiquement la conformité avec des dogmes qui présideraient à notre vie, qui précéderaient notre expérience et qui se justifieraient par des valeurs essentielles, stockées quelque part dans le Cloud de nos traditions ou de nos légendes personnelles.
Vous me direz : “Être conforme, c’est immoral, peut-être, môssieur le censeur ?“
Je répondsoui, si la norme que l’on suit se veut exclusive, définitive et n’accepte pas de révision (souvenez-vous : les formes symboliques deviennent facilement totalitaires. Méfiance, donc) ; la respecter serait trahir ma conviction que la vie est complexe et que la morale ne se dicte pas ;
oui encore, si la norme suivie me brime intimement, qu’elle fait fi de ma personne et de mes aspirations sincères, qu’elle m’est imposée par la force, la manipulation ou la domination ; la respecter serait ne pas me respecter (souvenez-vous : ma psyché a des aspirations, qui peuvent être légitimes) ;
oui enfin, si la norme suivie limite l’expression de ma vitalité, de ma puissance physique (souvenez-vous : mon cerveau travaille au service de ma survie).
En un mot comme en cent : la Grande Santé n’est décidément pas conforme et viser la conformité à un idéal est définitivement une négation de sa propre puissance !
Aussi, faute de disposer d’un catéchisme (tant mieux), je vous propose donc une règle du jeu, des bonnes pratiques, plus précisément une clef de détermination qui n’a qu’un seul but : ne pas mélanger les genres.
Par exemple : ne pas déduire d’un mauvais état de santé des opinions trop sombres, que l’on n’a pas sincèrement. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est moche, alors qu’on est simplement dans un mauvais jour. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est super, alors qu’on est simplement dans un bon jour. Ne pas accepter d’être brimé par quelqu’un parce que c’est toujours comme ça. Ne pas demander quelqu’un en mariage avec sept Triple Karmeliet derrière le col. Accepter d’écouter l’autre même s’il fait trop chaud dans la pièce. Ne pas tirer de conclusion sur la nature essentielle de la femme après une altercation houleuse avec une contractuelle qui posait un pv sur le pare-brise…
Ces exemples sont accidentels, quotidiens, et n’ont qu’une vertu : chacun peut a priori s’y reconnaître. Reste que la même clef de lecture peut probablement s’avérer utile pour des questions plus fondamentales, qui n’ont pas leur place ici, parce qu’elles nous appartiennent à chacun, individuellement.
Allons-y avec un peu plus de légèreté, même si la clef proposée peut être le point de départ d’un travail plus approfondi. On va faire comme avant de tirer les lames du tarot : chacun doit choisir un problème qui le tracasse. Vous êtes prêts ? On y va ?
Est-ce que la question que je me pose est essentielle et influence effectivement le sens de ma vie ?
Oui ? Je cherche une solution au problème sans état d’âme ou je laisse passer la pensée inconfortable et je l’oublie (personne n’a jamais dit qu’il fallait croire tout ce que l’on pense) ;
Sinon, je passe à la question 2.
Est-ce que le déplaisir que je ressens peut-être lié à mon corps (digestion difficile, flatulences, chaleur, vêtements mouillés, posture inconfortable maintenue trop longtemps…)
Oui ? Je prends d’abord un verre de bicarbonate de soude ou un godet de Liqueur du Suédois. Je reviens ensuite à la question 1.
Sinon, je passe à la question 3.
Est-ce que la manière dont je vis le problème est influencées par mes légendes personnelles, ma mémoire traumatique ou peut-elle être influencée par un positionnement psychologique que je crois nécessaire face à ses protagonistes ?
Oui ? Je fais la part des choses et je me reformule le problème. Re-oui ? J’en parle à mon psy en donnant la situation comme exemple.
Sinon, je passe à la question 4.
Est-ce qu’en cherchant une solution au problème je fais appel à des évidences, des certitudes, des principes, des arguments d’autorité, des traditions, des routines de pensée ou des autofictions qui déforment mon analyse ?
Oui ? Je pars au Népal, j’attends quelques années et, une fois apaisé, je me repose la même question avec l’esprit plus clair.
Sinon, je passe à la question 5.
Est-ce que, si je localise lucidement l’étage auquel se situe le nœud de mon problème, cette analyse me procurera une vision du monde plus apaisée ?
Non ? Je recommence le cycle à la question 2.
Oui ? Je passe à la question 6.
Est-ce qu’une solution apportée au problème limiterait mes frustrations et me rendrait suffisamment confiance en mes capacités et en la bienveillance de mes frères humains ?
Oui ? J’analyse, seul ou avec mon psy, l’exagération qui génère ma frustration et je travaille dessus avant de conclure quoi que ce soit à propos de moi ou des autres humains.
Sinon, bonne nouvelle mais pas suffisant pour sauter la question 7.
Est-ce que mon hygiène physique est suffisante pour que mon état de santé ne colonise pas la clarté de ma pensée ?
Oui ? Je renonce au restaurant de ce soir et je rentre manger une biscotte à la maison avant de prendre toute autre décision.
Sinon, je m’en réjouis avec vous : rendez-vous à table !
J’insiste ici : ces questionnements ne sont évidemment valables qu’en cas d’expérience désagréable ou inconfortable, de manies suspectes, de regrets ou de remords, voire plus généralement de situations insatisfaisantes. Si votre situation est satisfaisante et que vous ne ressentez aucune souffrance : eh bien, arrêtez de vous torturer et vivez la Grande Santé !
Peut-on alors entendre raison ? Voire raison garder ?
Nous voici arrivés au terme de la promenade. Je voudrais, avant de conclure, me dédouaner d’une chose : il ne s’agissait pas ici de faire le procès de la raison mais bien de l’illusion de raison, voire des prétentions à la raison. Combien de fois n’entend-on pas habiller deraison un simple argument d’autorité, brandir avec véhémence des principes, des appels à la tradition ou les éternels “on a toujours fait comme ça”, alors que l’écoute et le débat pouvaient apporter des tierces solutions qui rendaient les lendemains partagés possibles et généreux !
Et que le ton badin du ‘fake questionnaire’ ne vous trompe pas : je pense sincèrement que nous sommes souvent en défaut d’identifier lucidement les vrais moteurs de nos motivations. Je pense également qu’identifier les instances qui président à nos prises de décision et bien ressentir leur poids dans ce qui fait pencher la balance, est un exercice plus exigeant qu’il n’y paraît. Je pense enfin que nous vivons dans un monde de représentations toxiques où nous devenons individuellement le dernier bastion de la raison et du sens : raison de plus pour explorer notre vie avec tous les outils disponibles et assainir (autant que faire se peut) ce que nous savons de nous-mêmes.
“Birds aren’t real” est une théorie du complot satirique créée en 2017 par Peter MacIndoe, aujourd’hui âgé de 23 ans. Son postulat : les oiseaux ne sont pas réels, ce sont des drones utilisés par le gouvernement américain pour espionner les citoyens. En quatre ans, le mouvement s’est attiré des centaines de milliers de followers sur les réseaux sociaux. Son créateur a joué le jeu jusqu’à admettre cette année qu’il s’agissait d’une plaisanterie destinée à parodier la société de désinformation.
Théories délirantes et faux documents
Peter McINDOE affirme avoir créé ce complot sur un coup de tête, lorsqu’en 2017, il tombe sur un rassemblement pro-Trump à Memphis et y brandit une pancarte sur laquelle il écrit ces trois mots au hasard : “Birds aren’t real“. L’expression se retrouve vite sur les murs de la ville, les couloirs des lycées et des autocollants.
Avec un ami, Peter McIndoe décide alors d’écrire une fausse histoire du mouvement, en élaborant des théories délirantes étayées par la production de faux documents. Le mouvement soutient que tous les oiseaux des États-Unis ont été exterminés par le gouvernement et remplacés par des robots de surveillance… Qu’ils s’assoient sur les lignes électriques pour se recharger et que leurs excréments se retrouvent sur les voitures sont une méthode de repérage. La presse locale relaie, les réseaux sociaux amplifient et des milliers de jeunes participent bientôt à des rassemblements diffusant le slogan “Birds aren’t real” imprimé sur pancartes et t-shirts.
Une expérience de désinformation
Dans une interview relayée par le New York Times, Peter McIndoe déclare : “C’est devenu une expérience de désinformation. Nous avons pu construire un monde entièrement fictif qui a été rapporté comme un fait par les médias sociaux et interrogé par les membres du public.“
Mais de peur, dit-il, que les gens ne prennent réellement les oiseaux pour des drones, le fondateur du mouvement – qui a été jusqu’à engager un acteur pour jouer le rôle d’un ancien agent de la CIA avouant le “secret d’Etat” dans une vidéo vue plus de 10 millions de fois sur TikTok – s’est dit prêt cette année à révéler publiquement la parodie.
Sans danger ?
“Birds aren’t real” se veut donc un mouvement social parodique, un pied de nez à la désinformation dans une société dominée par une multitude de théories du complot. La plupart de ses membres font partie de la génération Z qui a grandi dans un monde envahi par la désinformation, écrit le New York Times. Un mouvement pour appréhender collectivement, et par l’absurde, ces expériences.
“C’est irresponsable“, réagit Marie Peltier, historienne et chercheuse spécialiste du complotisme. “Sous le prétexte de l’humour, on ajoute de la confusion à la confusion“, explique-t-elle, pointant que loin de relever du génie, le créateur de ce mouvement profite plutôt d’un terreau particulièrement perméable à ce type d’idées. Une démarche jugée malhonnête et symptomatique d’une soif de visibilité.
Tendre un miroir à l’Amérique à l’ère d’Internet
“Il ne faut pas oublier que la désinformation peut rapporter de l’argent“, ajoute la spécialiste. En effet, le merchandising développé autour de “Birds aren’t real” (vêtements et goodies proposés à la vente sur la boutique en ligne du site) permet aujourd’hui à Peter McIndoe et son ami de s’assurer un salaire et d’organiser les rassemblements des membres du mouvement. Un mouvement qui se veut aujourd’hui une force politique, lorsqu’il manifeste sur certains thèmes de société et contre de véritables théoriciens du complot. “Nous avons intentionnellement répandu de fausses informations au cours des quatre dernières années, reconnaît Peter McIndoe, mais c’était dans un but précis. Il s’agit de tendre un miroir à l’Amérique à l’ère d’Internet.” Reste à voir si le reflet suffit à amener à la prise de conscience.
“Second degré. Les oiseaux n’existent pas, le mouvement qui lutte contre la désinformation par l’absurde” est également un article du New York Times traduit par COURRIERINTERNATIONAL.COM mais réservé à ses abonnés.
Du courage, il en a assurément fallu à David Perry, un chauffeur de taxi anglais, pour sortir à toute vitesse de son véhicule et y enfermer l’homme à l’arrière qu’il soupçonnait (à raison) d’être un terroriste. Sa bravoure incroyable a évité un attentat projeté contre un hôpital. Mais d’où vient donc le courage ? Voici douze déclinaisons philosophiques sur cette notion, et autant d’objets philosophiques qui peuvent s’appliquer au courage.
Platon : le courage de savoir
Platon développe une conception intellectualiste du courage, assez déconcertante au premier abord. Il le définit, au terme du Lachès, comme “le savoir qui concerne tous biens comme tous maux, à quelque moment de la durée qu’ils appartiennent”. Le courageux prend un risque en connaissance de cause, sans se laisser paralyser par les peurs irrationnelles qui envahissent la plupart des gens. Par la peur de la mort, en particulier : contrairement à la plupart des hommes, il sait que la mort du corps n’est rien, ou presque, puisque l’âme est immortelle. Il vaut mieux mourir à la guerre ou en buvant la ciguë, plutôt que de trahir ses devoirs à l’égard de la cité.
Aristote : le courage de la modération
Pour Aristote, le courage est une vertu et, comme toute vertu, il est un juste milieu, une modération prudente entre les deux excès de la peur et de la témérité. Comme il l’écrit dans son Éthique à Nicomaque, “parmi ceux qui pèchent par excès, celui qui le fait par manque de peur n’a pas reçu de nom (beaucoup d’états n’ont d’ailleurs pas de nom), tandis que celui qui le fait par audace est un téméraire, et celui qui tombe dans l’excès de crainte et manque d’audace est un lâche.” Mais les choses ne sont pas fixées, heureusement ! Le courage s’apprend par l’habitude : “C’est en pratiquant […] les actions courageuses que nous devenons courageux : […] en nous habituant à mépriser le danger et à lui tenir tête, nous devenons courageux.”
Sénèque : le courage du dépassement
Pour le stoïcien Sénèque, le courage n’est pas tant lié à une action à faire qu’à une capacité à surmonter les épreuves, inévitables, de la vie sans perdre en entrain et force vive. Ces épreuves sont même, pour le courageux, l’occasion de fortifier sa volonté : “Ce n’est pas l’homme de cœur et d’action qui fuit la fatigue : loin de là, son courage croît par les difficultés. […] Tirons notre courage de notre désespoir même.” (Lettres à Lucilius)
Descartes : le courage de l’action
Pour Descartes, le courage est une passion, une réaction spontanée de l’âme à une situation particulière subie par le corps. Dans Les Passions de l’âme (1649), il indique que le courage est une énergie qui pousse la volonté à l’action : “Le courage, lorsque c’est une passion et non point une habitude ou inclination naturelle, est une certaine chaleur ou agitation qui dispose l’âme à se porter puissamment à l’exécution des choses qu’elle veut faire, de quelque nature qu’elles soient. Et la hardiesse est une espèce de courage qui dispose l’âme à l’exécution des choses qui sont les plus dangereuses.”
Kant : le courage de penser
Sapere aude ! “Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.”Dans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), Kant fait du courage une décision individuelle : celle de se rejeter dans le vide, sans repère, sans tutelle, sans point fixe, pour penser par soi-même.
Kierkegaard : le courage de la foi
Le modèle du courage, pour Kierkegaard, n’est pas Ulysse ou Achille, mais Abraham, prêt à sacrifier son fils Isaac lorsque Dieu le lui demande : “Il importe de reconnaître la grandeur de sa conduite pour juger soi-même si l’on a la vocation et le courage d’affronter une pareille épreuve.” (Crainte et tremblement, 1843). Le courage, c’est d’abord le courage de la foi : courage de croire malgré tout en l’absence de certitude, en l’absence de preuve. “Le courage de la foi est le seul fait d’humilité.”
Nietzsche : le courage de la cruauté
Pour Nietzsche, le courage est la force qui nous permet de supporter la douleur inévitable de l’existence. “L’homme cependant est la bête la plus courageuse, c’est ainsi qu’il a vaincu toutes les bêtes. Aux sons de la fanfare, il a surmonté toutes les douleurs ; mais la douleur humaine est la plus profonde douleur”, parce que l’homme est empathique. Il a pitié pour autrui. “Le courage est le meilleur des meurtriers : le courage tue aussi la pitié”, conclut-il dans Ainsi parlait Zarathoustra (1883-85). Le courageux doit assumer jusqu’à sa propre cruauté.
Camus : le courage d’être soi
Le courage est une notion clef dans la pensée de Camus. Il signifie, d’abord, la lucidité de l’homme face à l’absurdité du monde, comme il l’explique dans L’Envers et l’Endroit (1937): “Le grand courage, c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort.” Que reste-t-il à l’homme dans ce monde vide de sens ? D’abord, le courage d’assumer l’être singulier qu’il est : “Être différent n’est ni une bonne ni une mauvaise chose. Cela signifie simplement que vous êtes suffisamment courageux pour être vous-même.”
Ricœur : le courage de la liberté
Dans Histoire et vérité(1955), Paul Ricœur fait du courage une résistance contre l’angoisse d’exister que nous éprouvons face à notre propre liberté : “Seul ce courage historique est capable de conjurer l’angoisse par l’acte de la prendre en soi-même et de l’intégrer entièrement à la liberté.”
Deleuze : le courage de la fuite
Fidèle à son goût des paradoxes, Deleuze souligne que le courage consiste, essentiellement… à prendre la fuite, à échapper à tous les repères stables auxquels nous nous rattachons d’ordinaire. Il écrit, dans L’Anti-Œdipe (1972) : “Le courage est […] d’accepter de fuir plutôt que de vivre quiètement et hypocritement en de faux refuges. Les valeurs, les morales, les patries, les religions et ces certitudes privées que notre vanité et notre complaisance à nous-mêmes nous octroient généreusement, ont autant de séjours trompeurs que le monde aménage pour ceux qui pensent se tenir ainsi debout et au repos, parmi les choses stables. » Être courageux, c’est plonger la tête la première dans “l’immense déroute” du devenir.
Foucault : le courage de la vérité
Le courage est d’abord courage de la vérité, selon le titre du dernier cours de Michel Foucault au Collège de France. C’est ce que le philosophe s’efforce de penser sous le nom de parrêsia – le courage de dire ce que l’on pense, tout ce que l’on pense, en dépit des risques que cela implique pour nous-mêmes. “Ce courage peut prendre aussi, dans certain nombre de cas, une forme maximale lorsque, pour dire la vérité, non seulement il faudra accepter de mettre en question la relation personnelle, amicale qu’on peut avoir avec celui avec qui on parle, mais il peut arriver même qu’on soit amené à risquer sa propre vie.”
Jankélévitch : le courage de la décision
Les décisions courageuses se prennent toujours plus ou moins dans la nuit d’un aveuglement momentané, et pour ainsi dire ; en fermant les yeux, même délibérées, elles ont toujours, à la dernière minute, l’aspect d’une option aventureuse et d’un pari à pile ou face.
Jankélévitch explique dans son Traité des vertus (1949) que le courage est le courage d’une décision incertaine par laquelle nous nous élançons vers l’avenir. En ce sens, il est “moins une vertu lui-même que la condition de réalisation des autres vertus. Sincérité, justice ou modestie, elles commencent toutes par ce seuil de la décision inaugurale.” C’est de ce courage de la décision risquée qu’a, en un sens, fait preuve le chauffeur de taxi David Perry.
COURRIER INTERNATIONAL : Pour comprendre les forces en jeu dans le monde contemporain, il est nécessaire d’adopter d’autres perspectives, analyse l’essayiste et journaliste indien Pankaj Mishra : la vision occidentale étriquée et narcissique qui domine depuis des décennies la vie intellectuelle est aujourd’hui moribonde. Un article à retrouver dans le hors-série Comment le monde a basculé.
Je n’ai plus aucun concept pour comprendre ce que je vis ou le monde qui m’entoure. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe.”
Depuis la fin de la guerre froide, et pendant près de trente ans, des politiques, des journalistes et des patrons d’entreprise au Royaume-Uni et aux États-Unis ont répété dans les médias que, grâce à leur vision du capitalisme, de la démocratie et de la technologie, le monde allait enfin vivre en paix. Les États-Unis étaient même apparemment entrés, avec l’élection de Barack Obama, dans une ère post-raciale, et les Américains étaient prêts, comme l’écrivait Obama dans Wired, un mois avant l’élection de Donald Trump, “à défricher de nouvelles frontières” et à “inspirer le reste du monde.”
Postulats obsolètes
Ce mythe des États-Unis conduisant le monde vers la Terre promise a toujours été peu plausible. Quatre années de Trump ont fini par mettre les choses au clair : entre 2001 et 2020, et avec des événements comme le 11 Septembre, l’intensification de la mondialisation, la montée en puissance de la Chine, l’échec de la guerre contre le terrorisme et la crise financière, le monde est entré dans une toute nouvelle période historique. Et de nombreuses idées et autant de postulats ayant dominé la vie intellectuelle pendant des décennies sont rapidement devenus obsolètes.
Aujourd’hui, ceux qui prétendaient qu’il n’y avait pas d’autre solution pratique que la démocratie libérale et le capitalisme à l’occidentale ne peuvent expliquer comment la Chine, dirigée par les communistes, est devenue un élément central des réseaux internationaux du commerce et de la finance ; comment l’Inde, censée être la plus grande démocratie du monde, avec une économie en pleine croissance, a fini par être dirigée par des suprémacistes hindous inspirés par les mouvements fascistes européens des années 1920 ; et comment les électeurs irrités par les dysfonctionnements de la démocratie et du capitalisme ont porté au pouvoir des démagogues d’extrême droite.
Cette intelligentsia choquée et traumatisée par le Brexit et Trump a également été déconcertée par les plus grandes manifestations aux États-Unis depuis le mouvement des droits civiques – des soulèvements de masse lancés par des jeunes et nourris par la diffusion rapide d’une relecture historique de l’esclavage et du capitalisme raciste qui ont fait la richesse et la puissance des États-Unis et de la Grande-Bretagne.
En tant que membres de ce que Lear appelle une “culture lettrée”, nous devrions être mieux armés que les Indiens Crow pour comprendre cette nouvelle réalité. Mais les bouleversements actuels ont cruellement révélé notre propre manque de ressources conceptuelles.
Grandeur passée
Pour faire oublier leur gestion calamiteuse de la pandémie, Trump et son équivalent au Royaume-Uni ont essayé de rejouer la carte des “guerres culturelles” et ressassé les histoires de la grandeur passée de l’Amérique et de Winston Churchill, tout en vilipendant la méchanceté des “marxistes culturels”. Mais il ne fallait pas attendre les lumières de la raison du côté de leurs détracteurs, partagés entre choc et désespoir face aux sorties de Trump et caressant l’espoir absurde que l’élection de Joe Biden restaurerait l’“ordre libéral”.
Que ce soit dans le Wall Street Journal, le Times de Londres, le Washington Post, le New York Times,The Economist ou le Financial Times, les lamentations et les exhortations des éditorialistes encore majoritairement blancs, masculins et d’une cinquantaine d’années rappelaient le verdict de James Baldwin qui assénait :
Le monde de l’homme blanc, que ce soit sur les plans intellectuel, moral et spirituel, sonne creux et exhale l’odeur d’une lenteagonie.”
Il est urgent de trouver une nouvelle façon de comprendre les forces en jeu. Mais il faudra pour cela poser des questions avec lucidité et rejeter les influences qui ont formé de nombreux intellectuels de plus de quarante ans.
“Génération merdique”
Tony Judt, né en 1948 et aujourd’hui disparu, a un jour évoqué la génération “assez merdique” à laquelle il appartenait, celle qui “avait grandi dans les années1960 en Europe de l’Ouest ou en Amérique, dans un monde sans choix difficiles à faire, ni sur le plan économique ni sur le plan politique”. Selon Judt, dans les années 1970 et 1980, un trop grand nombre de ses pairs intellectuels ont troqué leurs positions radicales contre “l’accumulation de biens matériels et le confort personnel”, lorsque le consensus d’après-guerre en faveur de l’État providence a fait place au néolibéralisme ; ils ont été particulièrement prompts à intérioriser la croyance populaire, après la chute du mur de Berlin, selon laquelle la démocratie et le capitalisme avaient “gagné”.
Une vision du monde similaire prévaut parmi une génération encore plus jeune que celle de Judt. Ses membres, qui ont vécu une époque encore plus favorable, à la fin de la guerre froide, occupent des postes de direction dans les journaux, les chaînes de télévision, les groupes de réflexion et les départements universitaires anglo-américains. Comme ils ont grandi pendant les années 1990 triomphalistes, ils partaient du principe que la démocratie et le capitalisme à l’américaine avaient prouvé leur supériorité.
“La question des classes, écrivait Francis Fukuyama en 1989 tout en déclarant la fin de l’histoire, a été “résolue avec succès” par l’Occident, “fondamentalement égalitaire” – et ce n’était qu’une question de temps avant que la Chine et la Russie, des pays “autoritaires”, ne s’efforcent de reproduire ces réussites occidentales, et que l’Inde, “démocratique”, ne devienne partie prenante de l’ordre international libéral.
Narcissisme intellectuel
Il est impératif aujourd’hui d’abandonner les rêves brisés de ces deux générations, mais aussi de renoncer au narcissisme intellectuel qu’ils impliquent. C’est la seule condition pour faire apparaître les changements structurels plus profonds d’un monde devenu soudainement inconnu – des changements qui découlent de la décolonisation, l’événement central du XXe siècle.
Il était évident, même pendant la guerre froide, que l’avenir serait modelé par des idées et des mouvements venus de régions éloignées géographiquement de l’Occident, avec leur vaste réservoir de populations, plutôt que par les penseurs de la guerre froide. L’arrivée au pouvoir du communisme en Chine en 1949 a toujours eu, il me semble, des conséquences plus importantes pour le monde entier que la révolution russe, et la déclaration de Mao Zedong lançant “Le peuple chinois s’est levé” après un siècle d’humiliation par les pays occidentaux a toujours été plus qu’une simple rhétorique patriotique et signait le début d’une quête frénétique qui a abouti à l’enrichissement et à la puissance actuelle de la Chine.
Aujourd’hui, on ne peut nier que les principaux développements au sein des pays anglo-saxons – la fin des syndicats, l’influence accrue des entreprises et la délocalisation des emplois, mais aussi le creusement des inégalités et la montée des suprémacistes blancs – ne peuvent être expliqués sans référence à la montée de la Chine, devenue atelier du monde et puissance mondiale nationaliste et agressive.
Perspective vraiment globale
En d’autres termes, pour comprendre le monde contemporain, il faut adopter une perspective vraiment globale, et non se contenter d’ajouter l’histoire de l’Inde “démocratique” et de la Chine “autoritaire” aux récits préexistants de la suprématie occidentale. Cela signifie qu’il faut renoncer à toutes ces idées préconçues sur lesquelles cette vision occidentale étriquée s’est longtemps fondée.
Il n’est pas facile de changer de refrain. Les représentations, les modes de pensée et de perception du monde mises en place pendant la guerre froide sont omniprésentes et tenaces. Les éditorialistes américains et britanniques ferraillaient alors contre une remise en cause de la démocratie et du capitalisme par les communistes et les sympathisants communistes du monde entier. Conséquence, entre autres, de cet affrontement idéologique intense, les anticommunistes ont surestimé le “monde libre” et ils y ont vu une amélioration matérielle, morale et intellectuelle plus répandue et durable que ne le montraient les faits historiques.
Et pour défendre le monde libre, le plus gros coup de force des penseurs occidentaux pendant la guerre froide a été de faire du libéralisme “non seulement la tradition intellectuelle dominante, mais même la seule”, écrivait avec aplomb Lionel Trilling en 1950. Par un étrange coup du destin, cette idéologie prônant la liberté et la propriété individuelle – et qui était dénoncée tant par la gauche que par la droite parce qu’elle nourrissait de manière insidieuse les inégalités et le mécontentement des peuples – a été promue au rang d’idéal moral. Comme l’écrivait Reinhold Niebuhr en 1944 :
Le libéralisme bourgeois était, dans l’ensemble, complètement inconscient du caractère corrupteur de la poursuite de ses intérêts et caressait l’idée d’être le seul horizon indépassable.”
Néanmoins, à mesure que la guerre froide s’intensifiait, le libéralisme a fini par bénéficier, presque par défaut, d’une image flatteuse, surtout lorsqu’il était mis en regard des réalités affreuses du communisme soviétique et chinois. Il a également acquis, comme l’ont montré des universitaires contemporains, un héritage intellectuel prestigieux, avec John Locke et Thomas Hobbes comme caution intellectuelle du passé. Les Lumières, fortement remises en question en Europe à partir de la fin du XIXe siècle, se sont vu attribuer les mérites de la destinée unique du monde libre.
Mythologie du monde libre vertueux
De nombreux jeunes aujourd’hui sont scandalisés et veulent savoir comment des policiers blancs peuvent encore assassiner des Noirs et pourquoi des milices armées peuvent s’en prendre à des manifestants antiracistes en toute impunité avec le consentement tacite d’un président américain en exercice. Les belles histoires que se raconte le monde libre, gardien du libéralisme et de la démocratie, héritier des Lumières et ennemi de l’autoritarisme, ne leur sont ici d’aucune utilité pour le comprendre.
Toute cette mythologie du monde libre vertueux héritée de la guerre froide a laissé dans l’ombre trop de faits gênants, par exemple le fait que Voltaire décrivait les Noirs comme des “animaux” dotés de “peu ou pas d’intelligence”, que Kant pensait que la peau foncée constituait une preuve évidente de stupidité et que les femmes n’étaient pas aptes à la vie publique, ou que John Stuart Mill pensait que les Indiens étaient des “barbares” inaptes à disposer d’eux-mêmes.
En outre, l’obsession nourrie à l’égard des crimes de Staline, Mao et Hitler a réussi à occulter ces siècles de violence et de spoliation qui ont fait de la Grande-Bretagne et des États-Unis des pays exceptionnellement puissants et riches. Comme l’a récemment écrit la philosophe féministe Lorna Finlayson :
L’histoire des nations libérales est une histoire de violences systémiques et de convoitise : du génocide des populations indiennes à l’esclavage, en passant par les ‘changements de régime’ et les ‘interventions humanitaires’ de l’époque contemporaine. Ce point est incontestable, même si l’on peut penser qu’il n’est pas pertinent –et même malpoli– d’en parler.”
Une chose est sûre, ceux qui ont inventé de toutes pièces des courants intellectuels (les anti-Lumières, l’irrationalisme romantique, l’islamo-fascisme) pour définir les ennemis de la démocratie libérale et de l’Occident des Lumières ne vont jamais vous en parler. Et ceux qui pourraient vous en parler – les victimes à long terme et les proches observateurs de cet Occident éclairé – ont été réduits au silence ou marginalisés.
Condescendance morale
Le libéralisme de la guerre froide, exploité jusqu’à la corde par les démagogues antilibéraux aujourd’hui, brillait par sa condescendance morale et la corruption engendrée par la promotion de ses intérêts. Mais l’internationalisme libéral se manifestait surtout par une ignorance et un mépris pour les autres points de vue du reste du monde. Même les auteurs qui concevaient soigneusement la respectabilité philosophique de la démocratie occidentale ignoraient en grande partie ce qui se passait et ce qui s’était passé en dehors du monde libre.
Prenons, par exemple, le cas d’Isaiah Berlin, philosophe et éditorialiste régulier pour le New York Times. Isaiah Berlin est devenu une sommité après la Seconde Guerre mondiale, au moment même où les mouvements anticolonialistes dans le reste du monde commençaient à remporter des victoires tant attendues et que les militants noirs aux États-Unis intensifiaient leur longue bataille pour les droits civiques.
Visions alternatives
Dans les années 1950, ces luttes souvent convergentes contre la domination blanche ont engendré un vaste corpus de penseurs politiques. Ces pays dénaturés par des empires occidentaux racistes avaient de toute évidence des idées bien différentes sur la manière d’atteindre leur idéal de liberté et de justice, et un large éventail de personnalités – de Jamal Al-Din Al-Afghani, José Martí, Rabindranath Tagore, Gandhi et Sun Yat-sen à W.E.B. Du Bois, Aimé Césaire et Frantz Fanon – offraient à la fois une critique sans concession des arrangements politiques et économiques de l’Occident mais aussi des visions alternatives de la coexistence des êtres humains sur une planète fragile.
De nombreux pays asiatiques et africains ont rapidement été en difficulté après s’être libérés de leurs dirigeants blancs, leur souveraineté ayant été stoppée net par la guerre froide et le néo-impéralisme économique. Cette expérience douloureuse – l’échec de la modernisation, les guerres civiles, les soulèvements ethnico-religieux, la démagogie et le despotisme – a engendré une implication intellectuelle encore plus profonde dans les éternels problèmes politiques et sociaux.
Remises en cause
Les travaux de l’économiste égyptien Samir Amin, du psychologue spécialisé en sociologie Ashis Nandy, du sociologue malaisien Syed Hussein Alatas, de la féministe marocaine Fatima Mernissi, de l’historien jamaïcain Orlando Patterson, de l’intellectuel chinois Wang Hui, du philosophe brésilien Roberto Unger, et de l’universitaire colombien Arturo Escobar sont des remises en cause exemplaires de la soi-disant exception occidentale. Mais ils n’ont pas vraiment eu voix au chapitre en Occident. Par conséquent, le postulat affirmant que les institutions politiques libérales du Royaume-Uni et des États-Unis peuvent être dissociées, et évaluées séparément, de pratiques aussi grossièrement illibérales que l’esclavage et l’impérialisme n’a guère été remis en question.
Quand Isaiah Berlin chante les louanges du libéralisme, il passe sous silence son histoire tourmentée et reconnaît à peine les autres traditions intellectuelles et politiques en dehors de l’Occident. Isaiah Berlin, qui théorisait avec succès les concepts de liberté en 1958, un an après la diffusion dans le monde entier des images choquantes de l’intégration forcée de neuf jeunes noirs au lycée de Little Rock, a même réussi à ignorer cette quête pour la liberté qui a changé le monde et qui a été lancée par les “pays plus foncés” pour reprendre l’expression de Du Bois. Isaiah Berlin était apparemment convaincu, comme John Stuart Mill avant lui, que seule la liberté de l’homme blanc comptait.
Pensée occidentale anhistorique
Dans une critique de l’œuvre d’Isaiah Berlin, l’anthropologue Ernest Gellner souligne le manque de contexte social, politique et historique de son œuvre. De même, John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (1971), une référence en matière de philosophie politique à la fin du XXe siècle, partait du principe que le but fondamental des institutions politiques occidentales était la promotion de la liberté et de la justice.
Bizarrement, cette pensée anhistorique émanant des élites occidentales est devenue la norme dans les universités et ailleurs, dans les années 1970, alors même que les États-Unis et la Grande-Bretagne entraient dans une période de déclin. Comme l’a souligné la politologue Katrina Forrester dans son dernier livre sur Rawls, In the Shadow of Justice. Postwar Liberalism and the Remaking of Political Philosophy (2019) [“Dans l’ombre de la justice. Libéralisme de l’après-guerre et relecture de la philosophie politique”, non traduit en français], quelques “philosophes politiques, des hommes pour la plupart, blancs et riches”, issus exclusivement d’Harvard, Princeton et Oxford, “ont essayé de diffuser largement leurs théories pour englober des communautés plus importantes, des pays, la communauté internationale et même toute la planète”.
Fantômes de la guerre froide
Une connaissance approfondie de leurs abstractions sans fondements historiques est devenue, comme l’écrit Forrester, “le prix à payer pour être admis dans les coteries de la philosophie politique”, ce qui s’est fait au détriment des auteurs féministes et anticolonialistes. Des pans entiers de cette histoire de conquête et de domination ainsi que son héritage politique ont par conséquent été effacés – et sont aujourd’hui exhumés, avec certes beaucoup de retard et de manière imparfaite, par des initiatives comme le Projet 1619 du New York Times [qui vise à réévaluer le poids et les conséquences de l’esclavage sur l’histoire des États-Unis : “L’esclavage est souvent considéré comme le péché originel de l’Amérique, il est bien plus que cela: c’est l’origine même du pays.”]
Une vision du monde déconnectée à la fois de la réalité historique et de l’actualité se rapproche de la propagande, et le verdict de Gellner sur Berlin – qu’il était le John Stuart Mill de la CIA – n’est sans doute pas que le fruit de querelles intestines universitaires. Comme l’écrit Forrester, “l’histoire de la philosophie politique libérale anglo-américaine” aujourd’hui ressemble à “celle d’un fantôme” qui continue de s’accrocher bien après que les conditions de sa survie ont disparu.
Visions d’hommes blancs et privilégiés
Comment alors exorciser les nombreux fantômes laissés par la guerre froide, et ses histoires de libéralisme, de démocratie et de monde libre ? Comment s’affranchir d’un milieu intellectuel moribond où les intérêts personnels et les visions subjectives des hommes blancs et privilégiés passent pour la “pensée mondiale” (la gauche, avec ses invocations sans fin et répétitives de Marx, Gramsci, Adorno, Benjamin et Arendt, n’échappe pas non plus au piège de l’ethnocentrisme) ?
Une tâche essentielle serait de s’attaquer au déséquilibre flagrant de la vie intellectuelle qui reproduit les asymétries socio-économiques. Une éditorialiste indienne, chinoise, ghanéenne ou égyptienne a bien moins de chances d’être reconnue comme une autorité en relations internationales, à moins qu’elle ait un minimum de bagage en matière de politique et de courants intellectuels européens et américains. Alors que la plupart des universitaires occidentaux – sans parler des journalistes – n’ont même pas survolé l’histoire et les écoles de pensées indiennes, chinoises, africaines et arabes.
Pourtant, se contenter d’ajouter quelques noms à consonance étrangère au programme des universités (des initiatives déjà énergiquement combattues par la droite conservatrice et réactionnaire) ne va pas faire avancer la pensée mondiale contemporaine.
Une tâche plus radicale et plus ardue est nécessaire pour éviter une perte de repères conceptuels identique à celle des Indiens Crow : la remise en cause d’une tradition intellectuelle qui déforme notre sens de la réalité, et le réapprentissage de l’histoire mondiale, en reconnaissant que les postulats fondamentaux sur l’infériorité des peuples non blancs ont entaché une grande partie de nos connaissances et de nos analyses. C’est peut-être une tâche énorme, mais c’est le seul moyen de changer de paradigme.
À en croire Sarah CHICHE, s’il est un enseignement à tirer de l’histoire de la psychanalyse envisagée sous l’angle de l’érotisme, c’est que l’invention de Freud ne fournit ni doctrine ni modèle à suivre. Du souvenir d’enfance reconstitué par Freud autour de sa mère, nue dans un wagon-lit, aux amours transgressives d’Anaïs Nin, Sarah Chiche balaye une série d’histoires, érotiques dans tous les sens du terme. Les protagonistes ont expérimenté autant de figures possibles de l’amour et du sexe. Tous ont un lien avec la psychanalyse, mais aucun ne s’est fié à une doctrine pour orienter ses choix.
Qu’avons-nous appris sur l’amour et la sexualité ?
“La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose d’inédit sur l’amour et la sexualité ?“, “A-t-elle créé un nouvel érotisme ?“, se demande Sarah Chiche au seuil de son Histoire érotique de la psychanalyse. On s’étonne que des questions aussi essentielles n’aient pas encore été posées de manière aussi directe. D’autant que, Sarah Chiche le rappelle, jusque dans les années 90, nombreux étaient ceux qui se représentaient l’analyse comme la voie à suivre pour accéder à plus de liberté et d’épanouissement sexuel. Cette confiance n’est plus partagée, et aujourd’hui, la question de ce qu’apporte la psychanalyse en matière d’amour et de sexualité se pose car les pratiques ont évolué, en matière d’érotisme comme en ce qui concerne les arrangements entre amour et sexualité. Devant ces changements, nombre de psychanalystes ont paru rester sur le gué, semblant campés sur des positions conservatrices sur des sujets comme l’homosexualité, la question transgenre, etc.
La chute des illusions est peut-être l’occasion de rétablir ce qu’on est réellement en droit d’attendre de la psychanalyse. S’il est un point sur lequel Freud nous a éclairés, explique Sarah Chiche, c’est sur l’étroite immixtion entre l’amour et la haine. Aimer, c’est se rendre dépendant de l’autre, c’est lui reconnaître plus d’importance qu’à soi-même, à ceci près que, pour pouvoir aimer, il faut être soi-même quelqu’un. L’abandon à l’autre est gros d’une réaction narcissique, et cette réaction, c’est la haine.
La compréhension du lien indéfectible entre amour et haine est l’apport incontestable que l’on doit reconnaître à la psychanalyse. Pour le reste, des psychanalystes, des patients, des artistes ayant côtoyé la psychanalyse se sont trouvés face à des situations auxquelles chacun a répondu en fonction de ce qu’il était. Sarah Chiche s’en remet à l’histoire, ou plutôt à une série d’histoires individuelles qui ont compté dans l’histoire de la psychanalyse. Ces récits racontent l’étendue des configurations possibles sans prétendre constituer un enseignement.
La galerie des grandes amantes de la psychanalyse
Parmi les personnages de cette Histoire érotique, certains appartiennent à la galerie des classiques de la psychanalyse : les deux patientes de Freud que furent B. Pappenheim et Dora, la maîtresse de Ferenczi (Gizella Pálos), sa fille (Elma) que l’élève de Freud voulut un temps épouser, l’amante de Jung (Sabina Spielrein), la princesse Bonaparte, Anna Freud dont les amours homosexuelles avec Dorothy Tiffany Burlingham ont gardé leur part de mystère. Sylvia, la deuxième femme de Jacques Lacan qui ne put divorcer de G. Bataille que plusieurs années après la naissance de la fille qu’elle avait eue avec Lacan, Catherine Millot, qui inspira largement à Lacan ses méditations sur l’amour mystique.
Si ces figures plus ou moins anciennes sont convoquées, c’est pour autant qu’elles peuvent parler aux amants d’aujourd’hui et qu’elles inspirent à l’auteur des réflexions contemporaines. L’affaire Spielrein/Jung que le film A Dangerous Method a popularisée est donc reprise, mais ce qui attire l’attention de Sarah Chiche, c’est la différence entre les deux femmes de Jung et entre les deux types de relations qu’il a entretenues avec chacune d’entre elles. Jung apparaît finalement comme un homme qui ne peut pas éprouver l’amour et le désir pour une même personne – comme tant d’autres. À quoi Sarah Chiche ajoute que la question retrouve son acuité et sa vérité si l’on admet que cette difficulté à aimer et désirer la même personne n’est pas le fait des hommes, comme l’a cru Freud, mais qu’elle concerne au même titre les deux sexes et/ou les deux genres.
Un monde psychanalytique plus vaste
Mais Une Histoire érotique de la psychanalyse ne se contente pas de nous promener parmi des personnages déjà visités. On y apprend beaucoup. Le lecteur connaissait-il le rôle d’inspiratrice et de mécène indirecte – et ambiguë – de la psychanalyste et traductrice Blanche Reverchon auprès du poète Pierre Jean-Jouve ? Savait-il que cette rencontre avait permis une métamorphose et un épanouissement de l’écriture du poète ? On découvre aussi comment en 1810, le Code civil a déplacé le sens du mariage. D’institution garantissant la reproduction du couple, il est devenu un pacte économique protégeant le capital familial. La question de la reproduction n’étant plus à l’ordre du jour, la fellation et la sodomie dans les foyers ont cessé d’être pénalisables. Toutes les formes de sexualité devenaient légales à partir du moment où elles associaient des adultes consentants. On comprend alors que la jeune discipline médicale a récupéré le rôle de censeur moral de ces pratiques.
Sur un tout autre plan, on découvre des soubresauts ignorés parmi les épisodes des ventes et reventes du tableau de Courbet, L’Origine du monde. On doit aussi à Sarah Chiche d’élargir l’horizon de la culture des écrits analytiques, qui ont souvent tendance à revenir sur les mêmes lieux. Jamais à notre connaissance un auteur de psychanalyse n’avait parlé jusque-là du groupe de Bloomsbury, qui réunit au début du XXe siècle Virginia Woolf, Léonard Woolf (son futur mari), l’économiste John Maynard Keynes, mais aussi Lytton Strachey, le traducteur de l’œuvre de Freud en anglais, etc. Ces créateurs de génie, adeptes de ce que l’on appellera soixante ans plus tard le polyamour, sont portés par un idéal sur lequel la psychanalyse n’a pas grand-chose à dire. Mais pour Sarah Chiche, leur expérience correspond à ce qu’elle appelle une manière plus vaste d’aimer, expression importante dans l’œuvre de l’auteur des Enténébrés.
Des fausses perversions aux effets réels de l’emprise
Entre deux histoires plus ou moins publiques, Sarah Chiche glisse une évocation de l’un ou l’autre de ses patients. En matière d’imprévisibilité, ces vies privées ne le cèdent en rien aux grands récits. Elles permettent aussi à l’auteur de parler à partir de sa clinique. C’était d’autant plus important que, en tant que pratique, la psychanalyse a suscité des difficultés nouvelles pour ceux qui l’exerçaient. L’amour de transfert, Sarah Chiche le rappelle, est un vrai amour, et toute la question est de savoir quand sa transgression peut être une rencontre réelle – car cette possibilité ne peut pas être exclue – et quand elle constitue un ratage de la cure. Sarah Chiche avait consacré en 2010 un roman (L’Emprise) à la dépendance d’une patiente vis-à-vis d’un thérapeute manipulateur, et elle se montre ici très sévère avec les complaisances du monde psy. Elle rappelle le mot de Joyce Mc Dougall, qui en 2001 qualifiait d’incestées ces patientes séduites par leur psy alors que leur analyse les avait fait régresser.
À plusieurs reprises, Sarah Chiche s’appuiera sur cette psychanalyste trop oubliée, auteur du concept de néosexualité. Joyce Mc Dougall est en effet celle qui permet de penser les pratiques sexuelles sans visées reproductives et de les exclure de la sphère des perversions. Jusqu’à elle, la référence était la théorie freudienne de la fixation de la libido, et certains Freudiens s’étaient autorisés de cet évolutionnisme pour prétendre essayer de convertir leurs patients homosexuels à l’hétérosexualité. Sur ce sujet, un certain nombre de Lacaniens s’étaient révélés eux aussi particulièrement normatifs.
Une Histoire de femmes
Les femmes occupent la place centrale de cette Histoire érotique de la psychanalyse. “Les femmes dont il est question dans ce livre brûlent d’un feu que rien ne vient éteindre“, écrit Sarah Chiche dans son introduction, comme s’il allait de soi qu’une histoire érotique devait être d’abord une histoire de femmes. Le livre est paru en 2018, quelques mois après la polémique provoquée par la chronique dont S. Chiche avait été à l’initiative (“Nous revendiquons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle“). Sans vouloir réduire cet ouvrage foisonnant au contexte de ce débat, il est difficile de ne pas se demander ce qu’il précise de la position de l’auteur sur le mouvement #metoo.
À ceux qui s’étonnaient de la distance de Sarah Chiche par rapport aux revendications de nombreuses femmes, elle répond par un ouvrage consacré à des femmes audacieuses. Dans un temps où les hommes sont beaucoup regardés au prisme de leurs pulsions, l’impossible assouvissement sexuel est ici du côté des femmes. Une Histoire érotique de la psychanalyse plaide pour que la variété des femmes soit prise en compte et que la flamme du désir leur soit, à elles aussi, reconnue. Cette flamme apparaîtra d’autant mieux que l’on voudra bien la considérer sous toutes ses formes, y compris les plus paradoxales. Sous la plume de Sarah Chiche, un destin comme celui de la chaste B. Pappelheim est brûlant d’érotisme.
Un érotisme, un style
Chacune des femmes de cette Histoire érotique pourrait à sa façon souscrire à la déclaration de Lou Andréas-Salomé placée en exergue : “Je ne peux conformer ma vie à des modèles, ni ne pourrai jamais constituer un modèle pour qui que ce soit ; mais il est tout à fait certain en revanche que je dirigerai ma vie selon ce que je suis, advienne que pourra.” La psychanalyste explique la révélation fulgurante que cette phrase a constituée pour l’adolescente qu’elle était. Mais au-delà de l’auteur, la parole de Lou apparaît comme le fil conducteur de l’ouvrage, démentant toute possibilité de transmission en matière d’amour et de sexualité. Si Une Histoire érotique de la psychanalyse a quelque chose à nous apprendre, c’est que la psychanalyse ne nous enseigne rien au sens où elle ne prescrit pas de vérité ou de norme. A chacun – et surtout à chacune – de trouver ses propres arrangements, ses propres configurations, son propre style.
Et le style de Sarah Chiche justement est de plus en plus personnel et affirmé. Les questions sont posées sans détours (“Les psychanalystes sont-ils homophobes ?“) et la confiance radicale dans Eros qui constitue l’éthique de la psychanalyse habite l’écriture de cette Histoire. Sarah Chiche n’est pas de ceux qui envisagent la psychanalyse comme une psychothérapie rangée. C’est pour elle une traversée à risque, qui peut achopper sur l’écueil du transfert. En même temps, la force de la foi en Eros ne doit pas nous aveugler sur cette autre éthique qui exige de tenir compte de l’effroi que peut inspirer un excès de plaisir dont l’autre ne voulait pas. L’expérience de Dora – une jeune adolescente suivie par Freud – est un traumatisme de ce type, et Sarah Chiche est aussi incisive dans la description de la manipulation collective dont la jeune fille a été l’objet qu’elle est ferme dans son plaidoyer pour la liberté d’aimer et de désirer à sa façon.
Par ce style à la fois personnel est vrai, Sarah Chiche ravive le tranchant de l’apport de la psychanalyse. Elle en décape l’enseignement sans jamais céder ni au pédantisme, ni au langage de l’entre soi. C’est dire si la lecture d’Une Histoire érotique de la psychanalyse est stimulante. Elle invite chacun – et au moins autant, chacune – à oser inventer son style après tant de femmes et d’hommes qui ont compté dans l’Histoire de la psychanalyse.
Sabine CORNUDET
L’article original de Sabine CORNUDET est paru sur NONFICTION.FR (8 octobre 2020), sous le titre Variations sur les conjugaisons de l’amour et du désir, merci à Danielle Bajomée pour le relais ;
SOCIALTER.ORG. Nous sommes en 1981, deux ans seulement après l’accident nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie). L’opposition au nucléaire bat son plein aux États-Unis. Miriam Simos, alias STARHAWK, 30 ans, prend part au blocus de Diablo Canyon, en Californie, où la Pacific Gas & Electric Company entend construire une centrale. La jeune femme organise des cercles –rythmés par des chants, danses, prises de parole et incantations– où se réunissent les manifestantes. Un rituel, néopaïen, dont Starhawk a déjà esquissé les bases dans un livre, The Spiral Dance. A Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess (1979). Cette expérience de Diablo Canyon lui fait prendre toute la mesure du pouvoir-du-dedans et du potentiel de la pratique du travail spirituel.
Pour Starhawk (faucon étoilé en français), le système politique, économique et social, et cette civilisation patriarcale qui dévaste la planète sont marqués par la ‘mise à distance’ de nos émotions, de nos sensibilités – rupture du lien entre l’esprit et la chair, la nature et la culture, l’homme et la femme. “Dans ce monde vide, écrit-elle dans Rêver l’obscur, son opus le plus influent publié en 1982, nous ne croyons qu’à ce qui peut être mesuré, compté, acquis.” Ce système témoigne du pouvoir-sur, un pouvoir de domination, d’anéantissement auquel s’oppose donc le pouvoir-du-dedans qui réintègre l’humain dans la nature, le féminin dans le masculin, et réciproquement. Soit une “attention au monde, et à ce qui le compose, un monde vivant, dynamique, interdépendant et interactif, animé par des énergies en mouvement : un être vivant, une danse serpentine .”
Ce travail de soin passe selon Starhawk par une pratique spirituelle inspirée par la Wicca dianique : une résurgence des religions primitives, une sagesse ancienne marquée par son organisation non hiérarchique et la liberté de ses pratiques. L’idée, précisément, est de rompre avec les grands monothéismes dont la spiritualité –confisquée par le patriarcat– est dogmatique, descendante, antinaturaliste, faisant des femmes des pécheresses et mettant en scène un Dieu masculin, blanc et dominateur. “Il est clair, écrit Starhawk, que quand je dis Déesse […] je ne suis pas en train de proposer un nouveau système de croyance. J’entends opter pour une attitude : je propose d’appréhender le monde, les gens et les créatures qui l’habitent comme sens principal et but de la vie, de voir le monde, la terre et nos vies comme sacrés.“
La spiritualité est une ressource politique qui permet de se donner de la foi, de l’espérance, de resacraliser la nature. Le premier travail se fait par le verbe. Au sein d’un cercle, on nomme ses peurs. Rêver l’obscur, pour ne pas se laisser dévorer par lui. Refuser le désenchantement du monde, l’impuissance et le désespoir. La seconde étape de la magie des sorcières, termes qu’utilise et revendique Starhawk, est ensuite de ‘créer une vision‘, de nommer ce que l’on souhaite voir advenir. La magie est précisément cet art de changer les consciences à volonté. Le terme sorcière, lui, permet de s’identifier aux victimes de la misogynie et de la persécution religieuse, et de rendre aux femmes le droit d’être fortes et puissantes. Créer une vision doit ensuite donner le courage de changer le monde et de se diriger vers une société où les activités de création et de pouvoir seraient ouvertes à tous et toutes sans distinction de genre, où le travail serait utile socialement et non pas seulement source de profits.
Parler d’écoféminisme spiritualiste, comme on le fait souvent pour qualifier la pensée de Starhawk, serait néanmoins une expression trop restrictive tant elle défie toute catégorisation et ne manque jamais de tourner en dérision ses propres pratiques magiques. Sorcière néopaïenne, altermondialiste, psychothérapeute, formatrice en permaculture… son éclectisme et sa volonté de “fabriquer de l’espoir au bord du gouffre” ont fait d’elle une penseuse écoféministe et une militante très influente.
Pouvoir-du-dedans
Par opposition au pouvoir-sur (le pouvoir de domination et de destruction patriarcal qui a marqué la modernité), le pouvoir-du-dedans est entendu comme capacité d’agir. Qu’il soit nommé esprit ou immanence, il est une attention au monde, appartenance à un tout, interconnexion avec l’ensemble du vivant : la volonté de recréer une unité.
Cercle
Le cercle est le lieu où se pratique la magie des sorcières, où l’on nomme ses peurs et où se crée une vision. Il est un espace à la fois politique –dans la mesure où il s’agit de s’organiser collectivement, de manière horizontale, non hiérarchique– et métaphysique. Il est évidemment ici question de se reconnecter avec la temporalité cyclique de la nature, de rompre avec le temps linéaire imposé par la modernité occidentale. D’accepter sa mortalité, sa modeste place dans un grand processus circulaire.
Biographie
1951 – Miriam SIMOS, alias Starhawk, naît à Saint-Paul (Minnesota, États-Unis).
1979 – Parution de The Spiral Dance. Le livre devient rapidement un classique du néopaganisme et de l’écoféminisme.
1981 – Blocus du chantier de construction de la centrale nucléaire de Diablo Canyon, sur la côte californienne. Une opération organisée par le collectif Abalone Alliance, mouvement antinucléaire d’action directe, non violent, anarchiste et féministe.
1982 – Parution de Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique. Starhawk politise sa pratique de la magie.
1999 – Elle prend part aux manifestations de Seattle contre la mondialisation, lors du sommet de l’OMC, et s’engagera dans les luttes altermondialistes. Ses écrits sont compilés dans Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement global. L’ouvrage dont ces chroniques sont tirées est paru en anglais sous le titre Webs of Power. Notes from the Global Uprising.”
A cette question posée par une lectrice, Charles PEPIN répond dans ses colonnes du Philosophie Magazine : “Devant les malheurs du monde, les injustices ou les inégalités les plus insupportables, l’indignation semble légitime : elle exprime un sentiment de colère devant ce qui heurte une conscience morale et semble par là même manifester l’existence d’une telle conscience. Ne pas s’indigner reviendrait alors à être indifférent, insensible, voire égoïste. Ainsi s’explique le succès phénoménal, il y a onze ans, d’un très court texte de Stéphane Hessel, justement intitulé Indignez-vous !(Indigène Éditions).
L’indignation pose toutefois un problème. Sur les centaines de milliers de lecteurs de la plaquette de Stéphane Hessel, combien ont entrepris des actions pour accompagner ou prolonger leur indignation ? L’indignation ne risque-t-elle pas de tenir lieu d’action ? Quand on s’est indigné avec bruit (lors d’un dîner, sur un plateau de télévision, dans une tribune de presse…), on peut avoir l’impression d’avoir déjà fait quelque chose… et finalement en rester là…
D’Aristote à Kant, la philosophie morale (appelée également philosophie pratique) est pourtant une philosophie qui vise l’action : les principes ou préceptes, l’impératif catégorique kantien… sont censés guider notre action, pas simplement notre réflexion. Ainsi l’indignation n’est-elle vraiment légitime que lorsqu’elle produit des changements effectifs, soit parce que celui ou celle qui s’indigne agit en conséquence, soit parce que les manifestations d’indignation ont des répercussions dans le monde, sur des responsables politiques ou des dirigeants d’entreprise.
Dans le cas contraire, l’indignation risque de n’être que l’alliée d’une bonne conscience à peu de frais. Évidemment, la frontière est parfois ténue entre une saine indignation – préalable à une action – et une indignation qui n’aura pour fonction que de masquer l’absence d’action. Mais être une conscience morale, c’est précisément tenter de se regarder en face, d’interroger sa véritable intention : qu’est-ce qui se joue au cœur de mon indignation ? Vais-je me contenter de ce bref sentiment ou de cette brève expression d’indignation ? Ou vais-je être capable de lui être vraiment fidèle en allant plus loin, en entreprenant des démarches, des actions militantes ? Si le sentiment de l’indignation indique la possibilité d’une conscience morale, c’est ce que nous ferons de ce sentiment qui prouvera, ou pas, la réalité de notre être moral.”
Dans son Dictionnaire philosophique (2001), André Comte-Sponville ne prévoit aucune entrée dédiée à l’indignation et le mot même n’apparaît qu’une fois, dans l’article Colère : “COLÈRE – Indignation violente et passagère. C’est moins une passion qu’une émotion : la colère nous emporte, et finit par s’emporter elle-même. Mieux vaut, pour la surmonter, l’accepter d’abord. Le temps joue pour nous, et contre elle. La colère naît le plus souvent d’un dommage injuste, ou qu’on juge être tel. Aussi y a-t-il de justes colères, quand elles viennent au secours du droit. Mais la plupart ne viennent au secours, hélas, que du narcissisme blessé : désir, non de justice, mais de vengeance. Au reste, s’il est de justes et nécessaires colères, il n’en est guère d’intelligentes. C’est leur faiblesse et leur danger : la plus justifiée peut déboucher sur l’injustice. Aurait-on autrement besoin de tribunaux, pour juger lentement et sereinement de la colère des hommes ? Un procès, même médiocre, vaut mieux qu’un bon lynchage. Cela dit à peu près ce qu’il faut penser de la colère : parfois nécessaire, jamais suffisante.“
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Arrivé au terme de cette étude synoptique, il convient de la résumer et d’en tirer la conclusion.
Le comportement humain est l’effet d’une cause, généralement appelée motif. Le tout est de savoir si les motifs d’action sont exclusivement les excitations qui proviennent du milieu ambiant. Dans ce cas, il suffirait d’étudier le milieu pour être à même d’expliquer sciemment tous les aspects du comportement.
Cette manière de voir oblige d’admettre que l’homme serait une sorte de mécanisme qui, sans intentions individuelles, répondrait automatiquement à l’influence du milieu. Certaines écoles de la psychologie moderne inclinent à soutenir cette hypothèse et même à en faire un dogme.
L’objectivité sur le plan des sciences humaines consisterait à nier l’authentique existence de l’esprit, moyen de la recherche, à réduire la vie à un épiphénomène de la matière…
Le fonctionnement de la psyché, sujet de la recherche, se trouve ainsi dégradé au niveau d’une illusion. À la vérité, une position aussi restrictive ferait croire aisément à une aberration imaginative, à une sorte de maladie de l’esprit qui se serait emparée des sciences humaines, s’il n’était évident que le mécanicisme est une réaction excessive contre un spiritualisme qui s’est trop complu à négliger l’influence indiscutable du milieu (climat, traditions culturelles, situation économique, etc.).
Il importe donc de souligner que le comportement humain dépend, en effet, du milieu, mais non point d’une manière mécanique. Le comportement est le résultat d’une double détermination motivante. L’une, extérieure, est formée par les mobiles, les agents moteurs provenant du milieu. L’autre, par les raisons internes d’agir, les motifs intimes, élaborés à partir des images par le raisonnement, par l’esprit valorisant.
L’étude du comportement se partage ainsi en deux domaines : la psychologie socialeet la psychologie intime.
La psychologie, pour devenir science de la vie, devrait se compléter d’une méthode introspective capable de saisir les motivations intimes. Ces motivations sont nécessairement ambiguës, car l’esprit valorisant est susceptible d’erreurs qui ne lui sont pas conscientes. L’erreur possible détermine une motivation faussée, dérobée au conscient, cause intime d’actions et d’interactions vitalement insatisfaisantes. Toutes les activités humaines étant sous-tendues par des motifs intimes, conscients ou inconscients, le domaine de la psychologie introspective se trouve être aussi vaste que la vie. La psychologie appliquée à l’étude des motifs intimes se propose donc comme but de présenter les résultats de sa recherche introspective en vue de leur utilisation, non seulement pour l’observation clinique, mais aussi-et même avant tout -pour l’explication de la vie quotidienne. Or, toutes les activités humaines et, partant, toutes leurs motivations secrètes, se laissent diviser en deux groupes: le sensé et l’insensé. Il est donc indispensable -par raison d’ économie -de choisir cette division fondamentale comme point de départ. Il en résulte l’obligation de parler-plus qu’il n’est usuel en psychologie -du sens de la vie, approfondissement qui pourrait faire croire qu’il s’agit de présenter une sorte de systématisation philosophique. Or, la psychologie introspective s’honore d’une certaine parenté de son thème avec celui de la philosophie. Elle doit pourtant insister sur une différence fondamentale de méthode qui la conduit vers une solution dont il importe de souligner la nouveauté et la portée : l’étude des motivations extra-conscientes démontre que l’insensé est le pathologique, conséquence néfaste de la désorientation à l’égard de la conduite sensée et, par là même, éthique.
Il en résulte une conclusion d’une importance éminemment pratique et qui éclaire d’une nouvelle lumière tout le problème de la vie et de son sens : il n’est pas sans danger d’abandonner la conduite éthique, car il s’ensuit la destruction de la santé psychique. De la formulation de cette loi fondamentale naît une technique curative. Il n’a pas été possible d’en faire ici l’exposé ; il convient du moins d’en indiquer le principe : rien ne sert, comme on a toujours voulu le faire, de changer les actions insensées en négligeant les motifs mensongers, les motivations d’évasion et de justification. L’imagination d’évasion exalte les désirs et s’oppose ainsi à leur maîtrise ; l’imagination de justification exalte vaniteusement l’ego et s’oppose ainsi à la connaissance de soi. Les deux aspects de l’imagination exaltative constituent la non-valeur ; ils se conjuguent et empêchent la réalisation de la valeur vitale, produisant ainsi leur propre sanction : la déformation pathologique.
Du rapport d’inversion existant entre l’éthique et le pathologique résulte l’immanence des valeurs. Les valeurs sont immanentes au fonctionnement psychique, qui peut être vitalement valable ou non valable, satisfaisant ou insatisfaisant. L’immanence, tant qu’elle n’est pas sciemment comprise, demeure extraconsciente. Ainsi la non-valeur -la tentation subconsciente avec ses fausses promesses de satisfaction -l’emporte-t-elle trop aisément sur la vision surconsciente des valeurs, ancestralement condensées en des rêves mythiques et en leurs images-guides.
Seule la compréhension de la loi d’immanence qui régit le fonctionnement psychique pourrait permettre aux sciences humaines de combler leur retard. Cette compréhension créerait de nouvelles déterminantes capables de guider l’activité et de maîtriser le progrès technique, car elle permettrait de hiérarchiser sainement les valeurs matérielles par rapport aux valeurs éthiques, et de recréer ainsi sciemment l’échelle des valeurs, fondement des cultures. Le pouvoir suggestif des ancestrales images surconscientes fut fondé sur leur beauté significative. Mais ce pouvoir suggestif ne serait-il pas retrouvé et décuplé s’il pouvait être possible de formuler clairement et sciemment la vérité que les images mythiques ont préfigurée et qui concernait de tout temps les conditions de l’équilibre ou du déséquilibre psychique ? Aucune force suggestive n’est égale à celle de la vérité comprise. L’ère scientifique n’exigerait-elle pas que la connaissance des lois physiques et des techniques d’application qui en sont issues fût complétée par la connaissance des lois qui régissent la vie psychique, et par l’élaboration des techniques capables d’endiguer les insidieux dangers subconscients ?
Il est, certes, nécessaire de lier le comportement à l’influence du milieu et de tâcher d’améliorer le conditionnement extérieur grâce à l’organisation du milieu. Mais comment pourrait-il être superflu de remonter également, à partir du comportement, vers le plan de l’imagination où s’élaborent les motifs des actions ? La falsification subconsciente des motifs ne risquerait-elle pas de rendre injuste même l’activité amélioratrice la mieux intentionnée? La loi d’ambivalence régit sans exception tous les motifs pseudo-sublimes. Elle divise les idéologies, et avec elles l’humanité, en camps adverses. Les meilleures intentions -d’où qu’elles viennent -relèvent par trop du domaine de l’imagination exaltative et subissent le renversement pathogène.
Seule la juste valorisation, fonction de l’esprit, crée les valeurs véridiques. Seule la compréhension du rapport d’inversion qui existe entre l’éthique et le pathologique, permet de définir sciemment la raison d’être des valeurs: leur règne immanent et la sanction qui frappe l’aberration. Seule cette compréhension rendra les valeurs enseignables, transmissibles par éducation. De la compréhension des lois psychiques pourrait résulter, dès lors, une technique prophylactique dont l’importance dépasse de loin la portée thérapeutique de la psychologie intime.
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“En psychologie introspective, il est fondamental de comprendre le rôle prédominant que joue l’imagination dans l’élaboration des motifs.
Les motifs déterminent l’action, et les motifs faussés déterminent l’activité malsaine. Il importe donc d’insister davantage sur les méfaits de l’imagination exaltative, afin de comprendre la déformation caractérielle et le comportement malsain qui en résulte.
Nous cultivons tous les jeux imaginatifs, car ils nous consolent et nous enchantent. Ils nous permettent de triompher de toutes les adversités de la vie. (Encore que l’imagination pathologique se délecte souvent d’imageries angoissantes.) L’imagination est considérée comme le domaine le plus privé de chacun, l’enclos où il peut se retirer pour se conforter, se réconforter ou pour se plaindre. Il est généralement admis que ces auto-consolations sont sans aucune importance pour la vie réelle. Mais la vérité est que la force suggestive des images que nous chérissons forme ou déforme le caractère de chacun. L’imagination détermine le comportement satisfaisant ou insatisfaisant, car c’est à partir d’elle que se forment les intentions sensées ou insensées.
Dans nos jeux imaginatifs, nous sommes les justiciers de nos semblables. Nous les condamnons et nous nous justifions nous-mêmes. Ces auto-justifications imaginatives nous paraissent d’autant plus objectivement véridiques que nos semblables, agissant à partir de leurs fausses motivations, émettent, en effet, des réactions injustes à notre égard. La vexation vaniteuse, la rancœur accusatrice, la plainte sentimentale, finissent par envahir toutes les interréactions humaines. Chacun constate avec indignation les fausses réactions d’autrui et oublie volontairement ses propres fausses motivations. Il les refoule. Il est juste de voir la faute d’autrui, car elle existe ; mais il est injuste de ne pas voir sa faute propre, car elle existe aussi.
Aussitôt que nous réfléchissons sur nous-mêmes -c’est-à-dire que nous faisons un acte introspectif -l’amour-propre tente de déformer tous nos jugements. La sagesse du langage le constate : le terme je pense est, en matière d’auto-contemplation, synonyme des termes je crois, j’estime, j’imagine, je songe. Notre réflexion à l’égard de nous-mêmes et d’autrui n’est pas, la plupart du temps, un jugement, mais un préjugé. Elle n’est que croyance inobjective, estimation vaniteuse, imagination vaine, songerie.
Mais cette songerie est auto-satisfaisante. Elle est la consolation pour les insatisfactions réelles. La vie psychique est un incessant calcul de satisfaction. Le tout est de comprendre pourquoi et comment ce calcul peut être vitalement valable ou non valable. Le psychisme est défini par sa tendance à transformer toute insatisfaction en satisfaction. S’il n’est pas en état d’obtenir ou de créer des satisfactions réelles, il se contentera de satisfactions imaginatives, fussent-elles nocives, voire auto-destructives. Tout comme, pour le sens optique, chaque excitation -même un choc mécanique qui lèse l’œil- se traduit en impression lumineuse, le psychisme, lui, traduira en auto-satisfaction imaginative chaque excitation, même choquante et blessante.
Cependant, le besoin biologique de satisfaction détermine également la genèse évolutive des fonctions dites supérieures. Ces fonctions sont le frein à l’excès des auto-satisfactions imaginatives. Elles tendent à introduire dans la délibération des déterminantes capables de créer des satisfactions réelles.
Mais l’amour-propre, lorsqu’il est vaniteusement exalté, s’oppose au freinage lucide des auto-satisfactions perverses. Le vaniteux, imaginativement satisfait de lui-même, se coupe ainsi des satisfactions réelles. L’excès d’amour de soi, trop facilement vexable, prédispose à la haine d’autrui. L’autre devient l’ennemi à redouter. Mais l’homme vaniteusement épris de lui-même, perversement déterminé, faussement motivant, préfère même encore son angoisse haineuse aux satisfactions réelles. Il se délecte de son angoisse d’indignation, car elle lui permet de soutenir son besoin de supériorité imaginative. Les autres étant pour lui les méchants qui le poursuivent injustement, il se croit le meilleur, le seul juste. Lui seul satisfait donc à l’impératif éthique. Le reproche accusateur et la plainte sentimentale deviennent le soutien du triomphe vaniteux, aboutissant au refoulement de toute faute et de toute culpabilité, ce qui, en cercle vicieux, renforce de nouveau la vanité. La délibération ainsi pervertie n’est plus que rumination. L’enchaînement imaginatif devient auto-encerclement pervers. Cependant, ces délices angoissées demeurent un tourment. La délectation morose est à double tranchant et confirme ainsi la loi d’ambivalence : la duplicité de la valorisation faussement motivée. Sans cesse, l’angoisse se transforme en délectation et la délectation en angoisse. La production d’angoisse n’infirme par la légalité du fonctionnement psychique gouverné par la recherche de satisfaction. Elle montre seulement que cette loi suprême gouverne la vie psychique jusque dans son pervertissement. La délectation angoissée est une perversion du besoin authentique de satisfaction.
Le jeu des motivations perverses est passible d’aggravation. Le sujet profondément atteint provoquera l’hostilité du monde par sa propre animosité fréquemment déguisée en pose d’amour: il aura tendance à s’évader de plus en plus de la réalité insatisfaisante dans le monde irréel de ses pseudo-satisfactions autistes. Il aboutira non plus seulement à transformer les agressions réelles en auto-délectation angoissée, mais, poussé par le besoin de se prouver sa supériorité à l’égard d’un monde injuste, il inventera imaginativement des agressions inexistantes. La rumination imaginative, en se dégradant davantage, se transforme en interprétation morbide. Dans ces états d’aggravation névrotique, toutes les réactions d’autrui, même les p lus inoffensives sont suspectées d’être sous-tendues d’une intentionnalité vexante et menaçante. Le sujet s’enkyste dans son angoisse afin d’en pouvoir tirer le profit de sa supériorité éthique et de son auto-admiration. L’ambivalence pathologique le rejette dans l’auto-condamnation coupable. Dans des cas plus rares, l’évasion de la réalité et l’égarement dans l’auto-justification peuvent atteindre des degrés psychotiques où l’interprétation morbide devient délirante et hallucinante.
Les comportements psychopathiques ne sont que l’état d’aggravation d’un calcul de satisfaction faussement motivé qui, utilisé à de moindres degrés d’intensité, forme le tissu de la vie quotidienne.
Tous les degrés du comportement malsain possèdent en commun le besoin de triomphe vaniteux sur autrui, la recherche de la supériorité morale. Mais la satisfaction supérieure n’est accessible qu’à l’authentique dépassement qui tend vers l’auto-domination. Les tentatives de dépasser et de dominer autrui n’en sont que le pervertissement. Déjà, sous sa forme prépathologique et quotidienne, la fausse rationalisation ruine l’immanent principe éthique, le frein de la raison. Le frein que la raison tente d’opposer aux exaltations imaginatives à seule fin d’établir l’équilibre satisfaisant de l’ego et de son rapport à autrui.
L’élan de dépassement éthique domine la vie jusque dans ses manifestations quotidiennes. Mais il ne s’y trouve habituellement que sous une forme pervertie, décomposée en deux pôles contradictoires : moralisme excessif, amoralisme banal.
Sous son aspect conventionnel, le moralisme cherche la supériorité par la condamnation calomnieuse d’autrui. Le frein de la raison s’exalte et condamne la sexualité et la matérialité jusque dans leurs exigences naturelles. La valorisation ambiguë produit de bonnes intentions d’élévation, suivies de chute, trait caractéristique de nervosité. Mais il arrive aussi que l’ambivalence se trouve condensée en un seul acte. Le sujet veut accomplir l’acte chargé de culpabilité et le sabote en même temps, pour se préserver de l’insatisfaction coupable. Inhibé sur tous les plans de la vie (sexuel et matériel), le nerveux se charge de sentiments d’infériorité qui s’opposent à sa supériorité vaniteuse. Il ne cesse de produire quotidiennement, par excès de fausse justification, l’accusation sentimentale d’autrui, du monde entier, de la vie qui se refuse à lui.
À l’opposé de la nervosité se trouve l’autre comportement prépathologique : la banalisation. Son projet pervers est de tirer la satisfaction, non plus de la pseudo-spiritualité, mais du dépassement et de la domination matérielle ou sexuelle d’autrui. La banalisation est l’amoralisme, parce qu’au lieu d’exalter morbidement le frein de la raison, elle tente de l’éliminer, détruisant ainsi la sphère surconsciente et éthique. Les désirs imaginativement exaltés se déchargent sans scrupule au détriment d’autrui. L’état prépathologique cherche sa fausse justification idéologique dans la contre-morale arriviste.
La maladie de l’esprit tire son origine d’un double enracinement dans la vie quotidienne : d’une part, convulsion nerveuse aboutissant à la décomposition de l’ego ; d’autre part, relâchement banal dont la conséquence est la décomposition de la vie sociale.
Nervosité et banalisation, avec leurs attitudes de haine agressive et de plainte sentimentale, se conjuguent pour semer la méfiance entre les hommes et pour entretenir l’intrigue des uns contre les autres.
Insuffisamment diagnostiqué comme conséquence de l’insanité de l’esprit, le comportement prépathologique est considéré comme norme même de la vie. Le malaise reste irrémédiable tant qu’il ne sera pas compris jusque dans le faux calcul de ses motivations intimes.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Depuis la découverte de la pensée symbolisante de l’extra-conscient, la psychologie des profondeurs s’est développée par des doctrines qui semblent être contradictoires. L’histoire de la psychologie des profondeurs est liée aux noms prestigieux de Freud, d’Adler et de Jung. Freud découvre l’onirisme névropathique du subconscient : crises convulsives, paralysie des membres, dysfonction des organes, idées obsédantes, actions symboliques de purification, etc. Ces symptômes expriment symboliquement les désirs insatisfaits et refoulés.
En complétant la découverte freudienne de l’onirisme subconscient, Jung entrevoit l’existence du symbolisme surconscient. Les archétypes jungiens sont des images-guides apparentées aux symboles mythiques. Voici comment Jung définit les archétypes: “…ils forment, d’une part, le plus puissant préjugé instinctif et, d’autre part, ils sont les auxiliaires les plus efficaces qu’on puisse imaginer des adaptations instinctives.” Il en résulte que ces images ancestrales et collectives tentent de guider la vie de chacun en direction sensée.
Adler, de son côté, commença l’étude d’un phénomène psychique radicalement opposé à la conduite sensée : la fausse rationalisation, déjà passagèrement constatée par Freud. Ce phénomène, habituellement dérobé au conscient, forme le lien dynamique entre les deux instances extraconscientes découvertes par Freud et Jung. La fausse rationalisation tente d’embellir les intentions pathogéniques et inavouables du subconscient, en y greffant des motifs pseudo-sublimes conformes en apparence à l’impératif éthique archétypique du surconscient.
Adler dénommera politique de prestige ce phénomène de rationalisation erronée et de fausse auto-justification. Dans ce terme nouveau pointe déjà la compréhension qu’à la base du raisonnement morbide se trouve une fausse auto-estimation, une survalorisation mensongère de soi-même, destinée à procurer une illusoire satisfaction vaniteuse.
Adler découvre ainsi la fausse motivation. Mais l’étude demeure empirique. Le phénomène pourrait bien être d’une importance beaucoup plus étendue que ne le laisse soupçonner l’investigation adlérienne. La falsification du raisonnement serait-elle la cause primaire de la maladie de l’esprit sous toutes ses formes ?
Les œuvres respectives de Freud, d’Adler et de Jung contiennent d’importants éléments de vérité. L’apparence d’une contradiction provient des erreurs doctrinales (pansexualité chez Freud, instinct de domination chez Adler, spiritualisme trop exclusif chez Jung). Ces œuvres sont pourtant complémentaires. Leur trait d’union est la recherche de la connaissance de soi-même jusque dans les tréfonds de l’extraconscient. Leur commun but curatif se fonde sur le contrôle conscient, assurant une relative maîtrise des désirs.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on est en droit de dire que l’effort commun qui traverse les doctrines, qui les unit en dépit de leur apparente contradiction, consiste dans l’élaboration d’une méthode introspective de prise de connaissance de soi, malgré l’existence du fonctionnement extraconscient. On trouvera aussi bien chez Freud que chez Adler et Jung de nombreux passages qui attestent la valeur de l’introspection et soulignent la nécessité d’y recourir.
L’esprit ne peut parvenir à diminuer la tension affective des désirs qu’en trouvant la valorisation juste, donc en éliminant la fausse motivation. La réussite curative ne peut résulter que de l’orientation sensée. Or, il n’existe qu’une seule direction sensée de la vie, et c’est uniquement l’impératif éthique du surconscient qui l’indique. Son exigence immanente consiste à chercher la satisfaction, non pas dans l’exaltation des désirs et dans la fausse justification de cette exaltation, pas plus d’ailleurs que dans la suppression des désirs naturels (d’ordre sexuel et matériel), mais dans leur satisfaction harmonieusement ordonnée.
Dans cette perspective, on constate un accord complet entre l’ancien problème de la philosophie et celui de la psychologie moderne.
Mais alors que la philosophie s’est intéressée en premier lieu à l’aspect éthique, la psychologie est issue de l’étude de l’aspect pathologique. Son interrogation première concerne le mal, la maladie psychique, l’exaltation imaginative cause de la rupture d’équilibre. L’exaltation malsaine est diamétralement opposée à l’harmonisation saine. L’homme crée lui-même le bien et le mal ; il est responsable de la valeur ou de la non-valeur, par sa valorisation juste ou fausse. La voie est libre pour aborder le problème essentiel, non plus par voie d’intuition, mais par l’analyse des fonctions psychiques.
Pour l’analyse psychologique, le problème le plus ancien se pose d’une manière entièrement renouvelée. Mais il se présente sous la forme d’un dilemme dont l’acuité exige une solution d’urgence. D’un côté se trouve mise en lumière la cause subconsciente de la déformation pathologique et de ses conséquences néfastes : l’élucidation des tréfonds devient une nécessité vitale. De l’autre côté, cette élucidation semble être plus impossible que jamais. Comment l’introspection pourrait-elle sonder les tréfonds qui se dérobent au conscient ?
Or, la fausse rationalisation est le mensonge à l’égard de ses propres intentions motivantes. Cesser de se mentir, c’est commencer à se connaître. Du fait que la fausse rationalisation, mi-aveuglément imaginative, mi-raisonnante, s’opère, par là même, à la frontière du conscient, elle devrait nécessairement être accessible à la prise de connaissance. L’analyse doit donc se concentrer sur la fonction imaginative susceptible de fausser le raisonnement.
Nous savons tous, par voie d’introspection immédiate, que, pour former un projet, nous enchaînons nos désirs en un jeu imaginatif. L’imagination tente de prospecter les conditions réelles de réussite. Sous cette forme, l’imagination est une fonction naturelle, indispensable à la délibération mi-affective, mi-réflexive. Le jeu imaginatif nous procure une présatisfaction, capable de stimuler la recherche de la satisfaction réelle et active.
Cependant, le jeu imaginatif, pour peu que l’affectivité l’emporte sur la réflexion, devient malsain. Au lieu de prospecter les conditions de réalisation satisfaisante, l’imagination se contente de présatisfaction. Elle n’est plus alors qu’un vain jeu, exaltant parce que libéré de toute entrave réelle, mais dangereuse précisément en raison de l’évasion dans l’irréel et de l’égarement dans l’irréalisable.
Le danger est d’autant plus grand qu’à l’imagination d’évasion correspond nécessairement l’imagination de justification. L’évasion imaginative est la faute vitale par excellence, dénoncée comme coupable par la vision surconsciente de la vérité. La fausse justification, en refoulant la faute, perd de vue non plus seulement la réalité ambiante, mais elle prépare la désorientation la plus décisive et la plus nocive qui soit : la perte de la vérité à l’égard de soi-même et de sa propre valeur.
L’exaltation imaginative sous ses deux formes complémentaires -évasion de la réalité ambiante et fausse justification de soi-même- est une faiblesse de la fonction valorisante de l’esprit. Or, l’erreur de la valorisation ne peut se manifester que de deux manières : survalorisation ou sous-valorisation. Ainsi s’introduit dans l’esprit la cause même de son insanité : l’ambiguïté de la fonction valorisante. La valorisation contradictoire prive l’esprit de sa lucidité et la volonté de sa force de décision. L’ambivalence n’est pas un phénomène qui se manifesterait de-ci de-là de manière sporadique : elle est la loi qui régit la progressive décomposition morbide du moi conscient. Elle crée la désorientation subconsciente. La valorisation faussement justificatrice est une erreur essentielle, nuisible pour toutes les interrelations humaines, car elle se manifeste sur le plan de la vie pratique sous la forme d’une fausse estimation de soi-même et d’autrui. À l’auto-surestime vaniteuse, moyen de refouler sa propre culpabilité, correspond infailliblement l’inculpation excessive d’autrui. Le sujet se considère comme exempt de toute faute, et la faute pour tout ce qui lui arrive de désagréable et d’angoissant se trouve projetée sur autrui. L’autre devient l’ennemi redoutable, injuste en principe : le sujet ne cessera plus de se plaindre sentimentalement pour tant d’injustice à subir.
Vanité, accusation, sentimentalité sont les moyens de refouler l’insatisfaction coupable. Tout le cortège des ressentiments humains se trouve inclus dans ce cadre catégoriel formé par l’imagination faussement justificatrice.
Les maladies de l’esprit sont la conséquence d’une aggravation de la fausse motivation justificatrice, laquelle se trouve à divers degrés d’intensité en tout homme. Chacun pourrait s’en rendre compte s’il voulait se donner la peine de scruter ses délibérations intimes. Ces ressentiments d’apparence normale sont jugés sans gravité. En raison de leur fréquence, ils sont pourtant bien plus dangereux pour la conduite sensée de la vie humaine que les manifestations spectaculaires de la psychopathie, qui n’en sont que des états d’aggravation.
Toutes les interactions humaines sont insidieusement perturbées par les ressentiments secrets. Il importe donc d’envisager l’étude du comportement à partir des motivations intimes.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“La psychologie de l’extraconscient date de la découverte d’un fonctionnement psychique dérobé à la pensée logique, opérant au-dessous du seuil du conscient. Freud a fait cette découverte des réactions subconscientes en cherchant une explication au comportement illogique, d’apparence absurde et dépourvue de tout sens, que présentaient certaines maladies mentales en état de crise aiguë. L’histoire de cette découverte est connue, tout comme le sont le système théorique et la méthode thérapeutique que Freud en a tirés. Il importe de démontrer que Freud, alors même que l’on conteste son système, a donné le signal de départ à un approfondissement radical de la pensée humaine.
Freud – on le sait – avait supposé que certaines crises convulsives servaient aux malades à exprimer des désirs sexuels, chargés de honte et refoulés. La crise ou plus généralement le symptôme psychopathique fut pour la première fois reconnu comme étant d’origine psychique. La crise était expliquée comme un moyen de satisfaire oniriquement le désir interdit en l’exprimant symboliquement. Le processus, du fait qu’il est inconnu du malade et indépendant de sa volonté, révélerait donc l’existence d’un fonctionnement psychique subconscient à tendance morbide.
Freud constata ainsi, dans le comportement humain, un facteur déterminant auparavant insoupçonné. Mais en même temps, s’efforçant d’éclaircir ce facteur déterminant, il introduisait dans le domaine de la pensée humaine un principe d’explication demeuré complètement inconnu : l’explication symbolique.
L’explication symbolique est radicalement différente de l’explication logique jusqu’alors exclusivement utilisée. Elle ne cherche pas, pour un effet extérieurement donné, une cause extérieurement constatable (principe d’explication commun aux autres sciences). L’explication symbolique cherchera, pour une réaction humaine manifeste et cliniquement observable, le désir latent. Elle suppose que la réaction manifeste exprime, d’une manière oniriquement déformée, la cause latente, la motivation, dont l’homme ne sait rien et ne veut rien savoir. Ce nouveau mode d’explication permettra de comprendre les productions du psychisme, productions illogiques par excellence : le rêve nocturne, la fabulation mythique et le symptôme psychopathique.
Mais la découverte du symbolisme eut des conséquences plus importantes encore. Elle contient en elle-même l’exigence de dépasser les conclusions théoriques que Freud a voulu en tirer. Une interrogation s’impose : comment se peut-il que la réflexion sur le symptôme manifeste parvienne à reconstituer son lien avec le désir latent ? L’extraconscient doit avoir auparavant établi ce lien. Si ce lien est symboliquement véridique, force est d’admettre qu’il existe une sorte de pensée extraconscient, laquelle, bien qu’elle s’exprime oniriquement, est néanmoins significative et sensée. Il est donc indispensable de diviser l’extraconscient en un subconscient oniriquement insensé et un surconscient oniriquement sensé (nommé, par Jung, le “soi“). Le terme “extraconscient” est précisément choisi pour désigner, d’un seul mot, les deux aspects complémentaires : surconscient-subconscient. (Afin de faciliter la compréhension de la terminologie, il n’est peut-être pas superflu de rappeler ici que l’extraconscient est préconscient, et qu’il englobe aussi l’inconscient primitif et purement instinctif). Le surconscient est le siège d’une sorte d’esprit préconscient, producteur des mythes ; le subconscient, en revanche, siège de l’aveuglant débordement affectif, produit le symptôme psychopathique. Il importe donc de comprendre que le conflit essentiel du psychisme humain – la lutte entre l’affect aveugle et l’esprit prévoyant – se poursuit sans relâche dans le tréfonds de l’extraconscient. Dans l’état de veille, il déborde vers le conscient qui délibère à la recherche d’un apaisement. Mais la délibération, dans la mesure où elle reste inachevée, se poursuit au sein du rêve nocturne où elle s’exprime par images symboliques.
Ainsi voit-on que le conflit essentiel, la lutte entre l’esprit et l’affect, la lutte entre le conscient et le subconscient, envahit la vie entière. Le conflit est la vie, et la vie exige la solution.
Il faut bien se rendre compte de l’immense portée révolutionnaire contenue en germe dans la découverte freudienne du symbolisme subconscient. La force explosive de cette découverte est telle qu’elle risque de démolir toutes les constructions explicatives élaborées jusqu’ici par la pensée humaine et admises pour vérité. L’erreur contenue dans ces constructions est imputable au fait qu’elles ignoraient l’existence d’une pensée extraconsciente.
Freud lui-même n’a pas implicitement prévu la pensée extraconsciente. Une part d’erreur doit donc se trouver également dans les conclusions qu’il a tirées de sa découverte du symbolisme subconscient. Freud ne s’interrogeait que sur le contenu refoulé du subconscient : le désir chargé de culpabilité. Il néglige de poser la question concernant l’instance véridiquement symbolisante, et il ne put découvrir le surconscient et sa pensée prélogique.
Toute la théorie freudienne est marquée par une erreur initiale. Freud explique la vie entière à partir de sa découverte du subconscient. Les manifestations culturelles apparaissent dans sa théorie comme le produit du refoulement des désirs, de préférence sexuels. Freud explique la vie normale à partir du subconscient pathogène, au lieu d’expliquer la déformation pathologique à partir de la vie normale.
La norme, dans la vie humaine, est indiscutablement la pensée logique et consciente. C’est à partir d’elle qu’il faudrait expliquer le fonctionnement subconscient, car on ne peut comprendre l’inconnu qu’en fonction du connu. Le fonctionnement nouvellement décelé ne peut-être radicalement séparé du conscient : entre la pensée illogique du subconscient et la pensée logique du conscient doit exister un rapport génétique. Il importe, en premier lieu, de ne pas prendre pour une réalité l’image linguistique qui présente la psyché sous la forme d’un réservoir spatial dans lequel on distinguerait les instances comme des tiroirs superposés. L’image ici n’est qu’une fiction indispensable, et les instances ne sont, à la vérité, que les diverses formes interdépendantes du fonctionnement psychique.
Afin d’entrevoir la nature du rapport génétique entre le conscient et le subconscient, qu’on se rappelle le rôle prédominant que joue, dans la thérapie freudienne, la mémoire. Toute cette thérapie est fondée sur l’évocation associative des souvenirs oubliés. Le matériel ainsi reproduit est symboliquement interprété, absolument de la même façon que l’est le symptôme psychopathique.
Freud, pour les besoins de sa thérapie, se voyait obligé d’admettre l’aspect onirique de la mémoire. Pourquoi n’a-t-il point fondé toute sa théorie sur la mémoire, phénomène naturel et pourtant mi-conscient, mi-extraconscient ? Quelle énorme chance de simplification. Pourquoi ne l’a-t-il pas saisie ? La raison en est sans doute que la mémoire est un dynamisme qui joue entre
oubli et évocation, tandis que, pour Freud, l’oubli refoulant est un phénomène statique qui ne concerne que les traumatismes passés, une fois pour toutes enfouis dans la boîte du subconscient. Mais le refoulement concernerait-il, au contraire, en premier lieu, le dynamisme des désirs actuels chargés de culpabilité ? Existe-t-il des motifs qui détournent constamment l’intérêt de certains désirs, les tenant ainsi dans l’oubli sans possibilité d’évocation? Dans l’affirmative, l’oubli touchant ces désirs ne sera plus exclusivement passif, comme il en va généralement des innombrables matériaux tenus à la disposition de l’intérêt évocateur. L’oubli sera actif, il possédera ainsi le trait caractéristique du contenu refoulé. Le motif refoulant sera nécessairement un sentiment actuel de pénibilité excessive, à l’endroit d’un désir surchargé de honte. Le dynamisme de l’ensemble des désirs, en tant qu’ils sont coupés de leur communication avec le conscient, exercera son influence morbide en créant le subconscient.
Ainsi compris, le subconscient, loin d’être préétabli, n’est que le fonctionnement perverti de l’ extraconscient. Mais le dynamisme pervers affectera également la capacité d’évocation. L’intense surcharge d’énergie affective obligera les désirs refoulés à chercher leur issue dans une décharge active. Dans l’impossibilité d’accéder au conscient qui les passerait au crible du contrôle délibérant, les désirs coupables se déchargeront directement au moyen du subconscient onirique. L’onirisme présentera les désirs coupables et refoulés sous une forme déguisée, mais symboliquement significative pour l’originaire intention honteuse.
Un désir d’ordre sexuel, ou matériel, chargé de honte, sera, par exemple, tiré de l’oubli forcé, symboliquement évoqué et satisfait par un acte de boulimie, de kleptomanie, mais aussi par une crise convulsive parétique ou agitée, passagère ou durable ; cependant, il se peut tout aussi bien que le symptôme symbolique exprime, à la place du désir, sa charge de culpabilité. Afin de contenir l’angoisse coupable, le sujet accomplira un acte symbolique de purification : il se lavera, par exemple, les mains ou une quelconque partie du corps; dans d’autres cas, il se trouvera empêché de toucher certains objets jugés impurs. N’importe quel objet peut se trouver chargé d’interdit, tout comme n’importe quelle action ou omission pourra être utilisée comme symbole de purification. Mais, quels que soient ces actes symboliques, tous auront en commun leur trait d’illogisme : le fait qu’ils sont accomplis et obsessivement répétés d’une manière insensée, sans aucune nécessité logique.
Toutes les conditions de la constitution du symptôme psychopathique se trouvent ainsi réunies. Le symptôme s’avère explicable à partir de la mémoire et de ses fonctions d’oubli et d’évocation, manifestations psychiques d’origine naturelle et saine.
Le problème crucial se pose ainsi clairement : d’où vient l’angoisse coupable qui rend la mémoire morbide et activement refoulante .
Le désir étant un phénomène trop naturel pour être en soi honteux et coupable, l’interdit ne peut venir que de l’esprit. Il importe donc de déceler la cause qui dresse l’esprit contre le désir. Normalement, l’esprit devrait s’employer à le satisfaire. L’exigence de satisfaction met, dès l’origine, toutes les fonctions psychiques au service du désir. La mémoire liant le passé au futur (que l’homme aime s’imaginer chargé de promesses), qu’est-elle en premier lieu, sinon l’attente prolongée, la tension insatisfaisante des désirs en quête de satisfaction ? Seulement, voilà : tous les désirs ne peuvent être sans cesse présents à l’esprit valorisant, d’où la fonction d’oubli, nécessairement complétée par la capacité d’évocation. Les
fonctions conscientes – pensée, volonté, sentiments – apportent à leur tour leur concours à la quête de satisfaction du désir évoqué. Bien plus, elles sont créées par cette quête.
Ainsi toute la gamme des sentiments, variant entre attirance et aversion, espoir et déception, se constitue à partir d’une mémoire affective qui n’est autre que la tension énergétique des désirs. La pensée, par contre, est une mémoire réflexive capable de tirer du passé une expérience utilisable pour la future satisfaction des désirs. La décision volontaire résulte de la délibération qui confronte la mémoire affective et la mémoire réflexive, à seule fin de préparer la décharge satisfaisante des désirs.
La compréhension des fonctions conscientes, selon leur origine et leur but, permettra-t-elle de résoudre l’énigme de l’extraconscient ?
La délibération, parce que co-déterminée par le subconscient, n’aboutit pas nécessairement à sa fin satisfaisante. L’affectivité aveuglante peut déborder la réflexion lucide. Cette perte de lucidité, vitalement dangereuse, serait-elle à l’origine du sentiment de culpabilité ? L’esprit indiquerait-il par l’angoisse coupable la faute vitale, l’exaltation des désirs ? Le tourment de la culpabilité serait alors un sentiment à portée positive. Il serait l’appel de l’esprit qui tentera d’obtenir l’aveu conscient de la faute, son contrôle et son
élimination. Sentiment vague, la culpabilité ne pourrait émaner que de la sphère surconsciente. Le conscient devrait transformer l’appel vague en un savoir précis et contrôlable, seul moyen de se libérer de l’insatisfaction coupable. Mais le conscient, au lieu d’écouter l’esprit, peut se laisser entraîner par l’affect. Il se rend ainsi complice de la faute, qui est précisément l’exaltation de l’affect. Le conscient affectivement aveuglé tentera de se libérer de la faute en la désavouant. La conséquence de ce désaveu est le refoulement. Sans désaveu, pas de refoulement ; sans refoulement, pas de symptôme. Le refoulement découvert par Freud n’est qu’un effet ; sa cause primaire réside dans le désaveu de l’appel de l’esprit. S’il en est ainsi, il est clair que le procédé thérapeutique, tel que Freud l’a prévu, serait passible d’une simplification décisive ; la thérapie, pour être pleinement efficace, devrait s’attaquer à la cause primaire de la morbidité. Elle devrait combattre la tendance humaine à nier en toutes circonstances toute faute.
Cette tendance, la fausse auto-justification, est toujours présente et actuelle en chacun. Elle est l’erreur de l’esprit, incarnée dès l’enfance : la fausse valorisation de soi-même et du monde ambiant. En s’attaquant à cette cause essentielle toujours actuelle, la thérapie évitera un détour considérable à travers la remémoration du passé et de son contenu refoulé. Le désaveu de toute faute, l’auto-justification, falsifie sans cesse les motifs actuels de l’activité. Elle les rationalise faussement et crée ainsi la fausse motivation. Freud lui-même a constaté ce processus de “fausse rationalisation“. Il a omis de l’étudier, car son étude exige le recours à la méthode introspective.
Le moindre acte d’introspection lucide enseignera que la transformation de l’auto-accusation coupable en auto-justification s’opère sans cesse sur le plan de l’imagination. L’imagination se contente de jouer avec les désirs et de se délecter de leurs promesses de satisfaction. Perdant ainsi de vue les exigences de la réalité, elle finit par rendre les désirs insensés en les exaltant démesurément, tout en continuant à justifier leurs exigences irréelles. L’exaltation imaginative est la faute vitale en principe. Elle crée les innombrables fautes accidentelles, car son insuffisante évaluation de la réalité pleine d’obstacles, tout comme son appréhension angoissée des obstacles réels, préparent les réactions d’échec. À travers toutes ces vaines promesses, l’imagination exaltée n’aboutit qu’à l’insatisfaction coupable. Le psychisme – selon sa loi qui est la recherche de la satisfaction – tentera de se débarrasser de l’angoisse d’insatisfaction en refoulant les désirs devenus coupables. Le refoulement, passagèrement libérateur, conduira finalement, par accumulation, à l’explosion des symptômes.
La maladie psychique ne débute pas – comme Freud l’avait pensé – avec les manifestations subconscientes du refoulement, producteur des symptômes névrotiques. Sa cause première se trouve dans l’exaltation imaginative, dans la rêverie les yeux ouverts, état psychique des plus fréquents, dont la nocivité est insuffisamment reconnue. L’imagination morbidement exaltée se trouve être à la frontière du conscient et du subconscient. Ses méfaits doivent donc être accessibles à la compréhension introspective. C’est elle, l’exaltation morbide de l’imagination, qui détermine l’état initial de l’insanité de l’esprit, et c’est elle qu’il importe d’étudier pour comprendre la maladie de l’esprit, sous toutes ses possibilités d’aggravation. Cet état initial – d’ailleurs souvent stationnaire – est la nervositéavec ses sautes d’humeur, ses caprices et ses irritations, ses délectations vaniteuses et ses tourments coupables. Pour l’homme atteint de nervosité, la vie risque de n’être qu’une continuelle déception.
Confrontée avec le sens de la vie, l’exaltation imaginative est le contraire de l’ethos harmonisant. Constante préoccupation égocentrique, l’imagination exaltée n’est rien d’autre que l’introspection sous sa forme subjective et morbide, qu’il faut combattre afin d’accéder à une observation méthodique et objectivante.
Mais aussi importe-t-il de ne pas confondre l’imagination morbide avec l’imagination sous sa forme créatrice, qui, elle, marque la frontière entre le conscient et le surconscient, d’où sa force inspiratrice.”
“De son voyage en Afrique équatoriale française, entrepris avec Marc Allégret en 1925-1926, soit juste après la fin de la rédaction des Faux-Monnayeurs, Gide tire deux œuvres, publiées à quelques mois d’intervalle : Voyage au Congo, sous-titré Carnets de route (1927) et Le Retour du Tchad, sous-titré Suite du Voyage au Congo, Carnets de route (1928). La première évoque le début du voyage, de la traversée de Gide vers l’Afrique en juillet 1925 à son départ de Fort-Lamy en février 1926 (nom donné par les colons à l’actuelle capitale du Tchad, Ndjamena) ; la seconde prend le relais, en relatant le trajet retour, depuis la remontée du Logone en février 1926, jusqu’au départ de Yaoundé en mai de la même année.
Toutes deux présentées sous la forme d’un journal, ces œuvres ne sauraient pourtant apparaître comme de simples « relation[s] de voyage » (Paul Souday) : si l’écrivain y livre en effet un témoignage personnel sur son voyage en Afrique équatoriale française, au point de partager par exemple les lectures (la plupart du temps anachroniques et classiques) qui l’y ont accompagné, se mêle pourtant à ces observations quotidiennes un ensemble de réflexions plus générales, de nature sociale, économique, politique parfois, qui confère à son témoignage une portée sinon polémique, du moins critique. Le travail de recomposition entrepris, qui amène Gide à repenser la structure du journal en chapitres, et à ajouter, le plus souvent en notes ou en appendices, des précisions relatives aux difficiles conditions de travail des colonisés, ou aux injustices dont ceux-ci sont victimes, souligne la manière dont le voyage, initialement entrepris par curiosité, a éveillé chez l’écrivain une conscience critique voire politique.
Après la publication, au début des années 1920, d’une trilogie de “défense et [d’]illustration” de l’homosexualité (Corydon, Si le grain ne meurt, Les Faux-Monnayeurs), ces deux œuvres dans lesquelles Gide prend position contre les dérives du colonialisme poursuivent ainsi, en la renforçant, la veine engagée de son écriture. Elles confèrent à l’auteur, de son vivant déjà et sans doute davantage encore après sa mort, une posture tout à la fois d’écrivain engagé et d’ethnologue. Pour autant, le regard porté par Gide sur la réalité coloniale africaine n’a rien de révolutionnaire et n’échappe pas aux stéréotypes véhiculés par son époque : l’écrivain, qui avait d’ailleurs utilisé durant son voyage les modes de transports traditionnels des colons (tipoye et porteurs issus de la population colonisée), demeure en partie prisonnier de son univers de référence, hiérarchisé et européano-centré. Estimant ainsi, suivant une formule restée célèbre, que “[m]oins le Blanc est intelligent plus le Noir lui paraît bête” (Voyage au Congo), il n’échappe pas à un certain nombre de lieux communs sur les Noirs (leurs apparentes difficultés à raisonner, leur prétendue puissance sexuelle, etc.). Leur présence n’enlève rien, pourtant, à la force et à l’originalité d’un témoignage qui a fait naître, au-delà d’une âme citoyenne (Albert Thibaudet), un authentique intellectuel engagé.”
Voyage au Congo, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 331-514 (notice et notes p. 1194-1265).
Retour du Tchad, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 515-707 (notice et notes p. 1265-1296).
Critique d’époque
Autour du Voyage au Congo. Documents réunis et présentés par Daniel Durosay , Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 2001, p. 57-95.
Allégret Marc, Carnets du Congo, Voyage avec André Gide, éd. Daniel Durosay et Claudia Rabel-Jullien, Paris, CNRS éditions, 1987.
Souday Paul, Voyageurs. Au Tchad, Les Livres du Temps : troisième série, Paris, Éditions Émile-Paul Frères, 1930.
Articles critiques
À la chambre. Débats sur le régime des concessions en Afrique Équatoriale Française (1927, 1929), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 461-470.
Le dossier de presse du Voyage au Congo (V) : Robert de Saint Jean – Firmin van den Bosch, Bulletin des Amis d’André Gide, n°107, juillet 1995, p. 475-489.
Le dossier de presse de Voyage au Congo et du Retour du Tchad, (Marius – Ary Leblond, Géo Charles, Pierre Bonardi, Pierre Cadet, Édouard Payen, Marie-Louis Sicard, Anonyme, Louis Jalabert, André Bellesort, Pierre Mille), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 471-508.
Allégret Marc, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 37-40.
Bertrand Stéphanie, La polyphonie énonciative dans les écrits sociopolitiques de Gide : une arme polémique ?, in Ghislaine Rolland Lozachmeur (éd.), Les Mots en guerre. Les Discours polémiques : aspects sémantiques, stylistiques, énonciatifs et argumentatifs, actes du colloque de Brest (avril 2012), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Rivages linguistiques, 2016, p. 483-492.
Bénilan Jean, André Gide à Léré, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 439-460.
Durosay Daniel, Présence / absence du paysage africain dans Voyage au Congo et Le Retour du Tchad, André Gide 11, 1999, p. 169-193.
Durosay Daniel, Livre et littérature : l’espace optique du livre (repris sous le titre : Le livre et les cartes : l’espace du voyage et la conscience du livre dans le Voyage au Congo), Littérales, n° 3, 1988, p. 41-75.
Durosay Daniel, Les images du voyage au Congo : l’œil d’Allegret, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 73, janvier 1987, p. 57-68.
Durosay Daniel, Images et imaginaires dans le Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 9-30.
Durosay Daniel, Analyse thématique du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 41-48.
Durosay Daniel, Lire le Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 93, janvier 1992, p. 61-71.
Durosay Daniel, L’Afrique de Martin du Gard et celle de Gide, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 94, avril 1992, p. 151-175 [partiellement consacré à Gide].
Durosay Daniel, Présentation des Carnets du Congo Bulletin des Amis d’André Gide, n°80, octobre 1988, p. 54-56.
Durosay Daniel, Les “cartons” retrouvés du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 65-70.
Durosay Daniel, Analyse synoptique du Voyage au Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 71-85.
Durosay Daniel, Autour du Voyage au Congo. Documents, Bulletin des Amis d’André Gide, n°129, janvier 2001.
Gide André, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°133, janvier 2002, p. 25-30.
Gorboff Marina, Chapitre 7, L’Afrique, le voyage de Gide au Congo, Premiers contacts : des ethnologues sur le terrain, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 99-114.
Goulet Alain, Le Voyage au Congo”, ou comment Gide devient un Intellectuel, Elseneur (Presses de l’Université de Caen), « Les Intellectuels », no 5, 1988, p. 109‑27.
Goulet Alain, Sur les Carnets du Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, no 80, octobre 1988, p.49-53.
Hammouti Abdellah, Le Retour du Tchad d’André Gide ou “le goût de noter”, Bulletin des Amis d’André Gide, no 138, avril 2003, p. 229-242.
Lüsebrink Hans-Jürgen, Gide l’Africain. Réception franco-allemande et signification de Voyage au Congo et du Retour du Tchad dans la littérature mondiale, Bulletin des Amis d’André Gide, n°112, octobre 1996, p. 363-378.
Masson Pierre, Sur le Journal d’Henri Heinemann, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 549-552.
Morello André, Lire Bossuet au Congo. Gide à la frontière des préjugés de l’ethnologie, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 177/178, janvier-avril 2012, p. 87-98.
Robert Pierre-Edmond, The Novelist as Reporter : Travelogs of French Writers of the 1920’s through the 1940’s, from André Gide’s Congo to Simone de Beauvoir’s America, Revue des sciences humaines, mars 2004, p. 375‑387 [partiellement consacré à Gide].
Savage Brosman Catharine, Madeleine Gide in Algeria, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 543-548.
Steel David, Coïncidences africaines. La Belle Saison des Thibault et le Voyage au Congo: d’un film à l’autre, Bulletin des Amis d’André Gide, n°94, avril 1992, p. 143-149.
Van Tuyl Jocelyn, “Un effroyable consommateur de vies humaines”. Témoignages littéraires sur la préhistoire du sida, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 509-542.
Putnam Walter, Gide et le spectacle colonial, Bulletin des Amis d’André Gide, n°131-132, juillet-octobre 2001, p. 495-511.
Putnam Walter, Dindiki, ma plus originale silhouette, Bulletin des Amis d’André Gide, n°199/200, automne 2018, p. 111-130.
Wynchank Anny, Fantasmes et fantômes, Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 1994, p. 87-99.
Thèses et mémoires
Ata Jean-Marie, Vision de l’Afrique noire dans l’imaginaire romanesque de Louis Ferdinand Céline et André Gide : approche comparatiste de « Voyage au bout de la nuit » et « Voyage au Congo », thèse de littérature française soutenue en 1986 à l’Université Paris-Sorbonne sous la direction de Jeanne-Lydie Goré [partiellement consacrée à Gide].
Coquart Véronique, André Gide et la colonisation française en Afrique noire, d’après « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », mémoire de maîtrise d’histoire soutenu en 1998 à l’Université de Lille III sous la direction de Jean Martin.
Durosay Daniel, Attitudes politiques et productions littéraires, thèse de littérature française soutenue en 1981 à l’Université Paris Nanterre sous la direction de Marie-Claire Bancquart [partiellement consacrée à Gide].
Ferreri Serge, Étude sur le journal de Voyage : Gide, « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », Leiris « L’Afrique fantôme », thèse de littérature française soutenue en 1982 à l’Université Paris VII sous la direction de Michèle Duchet [partiellement consacrée à Gide].
Tétani Jacques, La Vision du Congo colonial dans « Voyage au Congo » d’André Gide et « Tarentelle noire et diable blanc » de Sylvain Bemba, mémoire de maîtrise de lettres soutenu en 1982 à l’Université de Limoges [partiellement consacré à Gide].
L’article complet de Stéphanie Bertrand est paru sur ANDRE-GIDE.FR ;
Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.
Montaigne
Tout au long des Essais, Michel de Montaigne (1533-1592.) vante le bonheur d’être chez lui à étudier les Anciens, s’applique à évoquer le plaisir d’un bon vin ou les douleurs que lui causent ses calculs rénaux. Il semble mener la vie d’un seigneur oisif… alors qu’il ne cesse, en réalité, de jongler entre carrière politique et retrait du monde. Cette tentative permanente d’équilibre donne naissance à une sagesse pratique toujours aussi indispensable à notre époque pressée.
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 120 de juin 2018 était consacré à la question A quelle vitesse voulons-nous vivre ? : “Constat : le désir d’une existence intense mais qui dure longtemps est devenu dominant aujourd’hui. La course rapide est-elle vraiment tenable sur la distance ?” Plusieurs penseurs de marque sont étudiés dans ce magazine : Isabelle Autissier, Jérôme Lèbre, Carlo Ginzburg, Sartre, Bimbenet et… Montaigne.
“Non mais là, c’est la course…” : cette phrase, nous l’avons tous entendue dans la bouche de quelqu’un – voire l’avons nous-mêmes prononcée. Elle sert en général d’excuse à celui qui n’a pas du tout le temps pour un déjeuner, un verre, un ciné, et en est “vraiment désolé“. L’ennui, avec cette histoire de course, c’est qu’elle suppose plusieurs participants avec un vainqueur et un classement. Vous qui osez proposer de passer une heure à profiter du soleil en terrasse, voilà ce que vous avouez sans même vous en rendre compte : je m’arrête au bord de la piste, je marque une pause, et qu’importe si je perds des points au classement. Votre petit blanc à la main ne signifie rien qu’autre que “dégonflé“. N’empêche. A regarder les autres courir, vous sentez bien qu’il y a quelque chose qui cloche. La ligne d’arrivée ? Jamais vue, jamais entendu parler. Ou alors sous un autre nom : la mort. Et si le podium se situe après, personne n’est jamais revenu pour se vanter d’en avoir conquis la première marche. Tout ça sent l’arnaque… Cette intuition, Montaignel’étaye tout au long des Essais. Pour leur auteur, rien de plus vain que courir après les honneurs, la gloire et l’illusion de l’immortalité : “Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance“, affirme-t-il. Il insiste :”mes discours sont, conformément à mes mœurs, bas et humbles“. Est-ce là un éloge de la médiocrité ? Plutôt une invitation à trouver chacun son propre tempo. Car rien de plus absurde qu’être pressé par le temps au point de devoir “chier en courant“, comme le souligne le fabuliste grec Ésope (VII-VIe siècle av. J.-C.) que cite avec malice Montaigne. Quand Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) “disait que la fin de son travail, c’était travailler“, Montaigne préfère accorder son corps et son âme pour jouir des plaisirs que lui offre la Nature, son seul guide. En cela, il s’inspire de l’éthique épicurienne qui recommande non pas de s’adonner exclusivement au plaisir, mais d’en user avec parcimonie selon notre besoin, afin d’atteindre la tranquillité de l’âme, ou ataraxie. C’est cet apaisement que Montaigne met en scène dans ce beau et célèbre passage :”Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade au verger, à la douceur de cette solitude et à moi.” Ce “vivre à propos” résonne avec l’idéal antique de s’accorder à la nature, à l’ordre du monde. Les mythes sont là pour rappeler ce qui arrive à ceux que sortir du cadre démange : le foie dévoré à l’infini par un aigle, un rocher roulé pour l’éternité sur une pente dont il finit toujours par dévaler… La démesure, ou hubris, rien de pire pour les Anciens. “Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme, et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie” : voilà toute l’ambition de Montaigne. Tout cela semble bien loin de la course frénétique dans laquelle vous vous sentez embarqué malgré vous ? C’est bien pour ce genre d’adversité que Montaigne forge sa sagesse. Loin d’avoir toujours eu le loisir de se promener “en un beau verger“, il mena une carrière politique active. Le jardin, même métaphorique, reste un espace intérieur préservé quand tout s’emballe autour de soi.
L’auteur
La lecture des Essais pourrait faire passer Montaigne pour un sage retranché dans sa tour d’ivoire. C’est que “je suis moi-même la matière de mon livre“, prévient-il d’emblée : “ce ne sont pas mes gestes que je décris, c’est moi, mon essence“. Comprendre : il ne s’agit pas d’écrire ses mémoires avec une chronologie fidèle, mais de suivre le fil de ses idées. De la vie à cent à l’heure de Montaigne -du moins telle qu’elle pouvait l’être au XVIe siècle-, il transparaît peu dans les Essais. Et pourtant. S’il commence par prendre son temps – il serait né au onzième mois de grossesse de sa mère le 28 février 1533 -, il suit très tôt une éducation drastique. Son père, Pierre Eyquem, seigneur du château de Montaigne dans le Périgord, le fait réveiller tous les matins par un musicien et engage un précepteur qui ne lui parle qu’en latin. Après des études de droit à Toulouse, il devient magistrat à la Cour des aides de Périgueux, puis est affecté au parlement de Bordeaux. L’époque est aux affrontements entre catholiques et protestants : les tensions politiques et les fréquentes injustices dont Montaigne est témoin ne lui laissent que le temps de déplorer “l’humaine imbécillité“. À cette même époque, il se lie d’amitié avec Étienne de La Boétie. Ce dernier, emporté par la peste en 1563, laisse Montaigne dévasté. Il se marie sans conviction, hérite du château de son père et renonce à la magistrature en 1570. “Lassé de l’esclavage de la cour et des fonctions publiques“, il semble entrer en retraite. Il entame la rédaction des Essais en 1572, qu’il poursuivra jusqu’à sa mort. Mais la retraite n’a qu’un temps : il s’attelle à plusieurs missions diplomatiques jusqu’à être élu maire de Bordeaux en 1581. Jusqu’à sa mort, en 1592, il oscille entre affaires politiques et périodes d’écriture afin de peaufiner ses Essais. “Prenons, surtout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient” : tel fut le combat permanent de Montaigne.
Le texte
Entamé en 1572 après que leur auteur décide de renoncer à une charge publique, les Essais connaissent plusieurs versions et ajouts jusqu’à la mort de Montaigne. Véritable work in progress, ils se nourrissent de l’expérience d’un homme à l’intense carrière politique. S’il se plaint régulièrement du poids de ses responsabilités, il reconnaît volontiers qu’”il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain de la fréquentation du monde“. Cette sagesse née de la confrontation au monde fait l’objet des dernières pages des Essais que nous vous proposons ici : un extrait des Essais, mis en français moderne et présentés par Claude Pinganaud, parus en 2002 aux éditions Arléa.
L’équipe wallonica a fait son choix, en termes de traduction des Essais de Montaigne en français moderne : il s’agit du texte limpide d’André Lanly paru chez Gallimard (Quarto). Nous reproduisons ici le texte choisi par Philosophie Magazine. Le débat est ouvert…
LIVRE III Chapitre 13 : De l’expérience
[…]
À la vérité, je reçois une principale consolation, aux pensées de ma mort, qu’elle soit des justes et naturelles, et que désormais je ne puisse en cela requérir, ni espérer de la destinée faveur qu’illégitime. Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extrême durée à soixante-dix ans. Moi, qui ai tant adoré, et si universellement, cette médiocrité excellente du temps passé et ai pris pour la plus parfaite la moyenne mesure, prétendrai-je une démesurée et monstrueuse vieillesse ? Tout ce qui vient au revers du cours de nature peut être fâcheux, mais ce qui vient selon elle doit être toujours plaisant. Tout ce qui advient selon nature doit être compté parmi les biens (Cicéron, La Vieillesse, XIX). Pour ainsi, dit Platon, la mort que les plaies ou maladies apportent soit violente, mais celle qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus légère et quelque peu délicieuse. Aux jeunes gens, c’est un coup violent qui arrache la vie ; aux vieillards, c’est la maturité (Cicéron, La Vieillesse, XIX).
La mort se mêle et confond partout à notre vie : le déclin préoccupe [anticipe] son heure et s’ingère au cours de notre avancement même. J’ai des portraits de ma forme de vingt-cinq et de trente-cinq ans ; je les compare avec celui d’aujourd’hui : combien de fois ce n’est plus moi ! Combien est mon image présente plus éloignée de celles-là que de mon trépas ! C’est trop abuser de nature de la tracasser si loin qu’elle soit contrainte de nous quitter, et abandonner notre conduite, nos yeux, nos dents, nos jambes, et le reste à la merci d’un secours étranger et mendié, et nous résigner entre les mains de l’art, lasse de nous suivre.
Je ne suis excessivement désireux ni de salades, ni de fruits, sauf les melons. Mon père haïssait toute sorte de sauces : je les aime toutes. Le trop-manger m’empêche ; mais, par sa qualité, je n’ai encore connaissance bien certaine qu’aucune viande [nourriture] me nuise ; comme aussi je ne remarque ni lune pleine, ni basse, ni l’automne du printemps. Il y a des mouvements en nous, inconstants et inconnus ; car des raiforts, pour exemple, je les ai trouvés premièrement commode, depuis [après] fâcheux, à présent derechef commodes. En plusieurs choses, je sens mon estomac et mon appétit aller ainsi, diversifiant : j’ai rechangé du blanc au clairet [vin rouge de Bordeaux], et puis du clairet au blanc. Je suis friand de poisson et fais mes jours gras des maigres, et mes fêtes des jours de jeûne ; je crois ce que certains disent qu’il est de plus aisée digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande le jour de poisson, aussi fait mon goût de mêler le poisson à la chair : cette diversité me semble trop éloignée.
Dès ma jeunesse, je dérobais [supprimais] parfois quelques repas : ou afin d’aiguiser mon appétit au lendemain – car, comme Épicure jeûnait et faisait des repas maigres pour accoutumer sa volupté à se passer de l’abondance, moi au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieux son profit et se servir plus allégrement de l’abondance-, ou je jeûnais pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d’esprit – car l’un et l’autre s’apparessent cruellement en moi par la réplétion, et surtout je hais ce sot accouplage d’une déesse si saine et si allègre [Vénus] avec ce petit dieu indigeste et roteur, tout bouffi de la fumée de sa liqueur [Bacchus] -, ou pour guérir mon estomac malade ; ou pour être [parce que j’étais] sans compagnie propre, car je dis, comme ce même Épicure, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange qu’avec qui on mange, et loue Chilon de n’avoir pas voulu promettre de se trouver au festin de Périandre avant que d’être informé qui étaient les autres conviés. Il n’est point de si doux apprêt pour moi, ni de sauce si appétissante, que celle qui se tire de la société.
Je crois qu’il est plus sain de manger plus bellement et moins, et de manger plus souvent. Mais je veux faire valoir l’appétit et la faim : je n’aurais nul plaisir à traîner, à la médicinale, trois ou quatre chétifs repas par jour ainsi contraints. Qui m’assurerait que le goût ouvert que j’ai ce matin je le retrouvasse encore à souper ? Prenons, surtout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d’almanach les éphémérides, et aux médecins. L’extrême fruit de ma santé, c’est la volupté : tenons-nous à la première présente et connue. J’évite la constance en ces lois de jeûne. Qui veut qu’une forme lui serve fuie [qu’il fuie] à la continuer ; nous nous y durcissons, nos forces s’y endorment ; six mois après, vous y aurez si bien acoquiné votre estomac que, votre profit, ce ne sera que d’avoir perdu la liberté d’en user autrement sans dommage.
Je ne porte les jambes et les cuisses non plus couvertes en hiver qu’en été, un bas de soie tout simple. Je me suis laissé aller pour le secours de mes rhumes à tenir la tête plus chaude, et le ventre pour ma colique ; mes maux s’y habituèrent en peu de jours et dédaignèrent mes ordinaires provisions. J’étais monté d’une coiffe à un couvre-chef, et d’un bonnet à un chapeau double. Les embourrure de mon pourpoint ne me servent plus que de garbe [ornement] : ce n’est rien, si je n’y ajoute une peau de lièvre ou de vautour, une calotte à ma tête. Suivez cette gradation, vous irez beau train. Je n’en ferai rien, et me dédirais volontiers du commencement que j’y ai donné, si j’osais. Tombez-vous en quelque inconvénient nouveau ? Cette réformation ne vous sert plus : vous y êtes accoutumé, cherchez-en une autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer à des régimes contraints et s’y astreignent superstitieusement : il leur en faut encore, et encore après d’autres au-delà ; ce n’est jamais fait.
Pour nos occupations et le plaisir, il est beaucoup plus commode, comme faisaient les anciens, de perdre le dîner [sauter le déjeuner] et remettre à faire bonne chère à l’heure de la retraite et du repos, sans rompre le jour : ainsi le faisais-je autrefois. Pour la santé, je trouve depuis, par expérience, au rebours, qu’il vaut mieux dîner et que la digestion se fait mieux en veillant.
Je ne suis guère sujet à être altéré, ni sain ni malade : j’ai bien volontiers alors la bouche sèche mais sans soif ; communément, je ne bois que désir qui m’en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien pour un homme de commune façon : en été et en un repas appétissant, je n’outrepasse point seulement les limites d’Auguste, qui ne buvait que trois fois précisément ; mais pour n’offenser la règle de Démocrite, qui défendait de s’arrêter à quatre comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoin jusqu’à cinq, trois demi-setiers environ [trois quarts de litre] ; car les petits verres sont les miens favoris, et me plaît de les vider, ce que d’autres évitent comme chose malséante. Je trempe mon vin plus souvent à moitié, parfois au tiers d’eau. Et quand je suis en ma maison, d’un ancien usage que son médecin ordonnait à mon père et à soi, on mêle celui qu’il me faut dès la sommellerie, deux ou trois heures avant qu’on le serve. Ils disent que Granaos, roi des Athéniens, fut inventeur de cet usage de tremper le vin d’eau ; inutilement ou non, j’en ai vu débattre. J’estime plus décent et plus sain que les enfants n’en usent qu’après seize ou dix-huit ans. La forme de vivre plus usitée et commune est la plus belle : toute particularité m’y semble à éviter, et haïrais autant un Allemand qui mît de l’eau au vin qu’un Français qui le boirait pur. L’usage public donne loi à de telles choses.
Je crains un air empêché et fuis mortellement la fumée (la première réparation où je courus chez moi, ce fut aux cheminées et aux retraits [lieux d’aisance], vice commun des vieux bâtiments, et insupportable), et entre les difficultés de la guerre compte ces épaisses poussières dans lesquelles on nous tient enterrés, au chaud, tout le long d’une journée. J’ai la respiration libre et aisée, et se passent mes morfondements [rhumes] le plus souvent sans offense du poumon et sans toux.
L’âpreté de l’été m’est plus ennemie que celle de l’hiver ; car, outre l’incommodité de la chaleur, moins remédiable que celle du froid, et outre le coup que les rayons de soleil donnent à la tête, mes yeux s’offensent de toute lueur éclatante : je ne saurais à cette heure dîner assis vis-à-vis d’un feu ardent et lumineux. Pour amortir la blancheur du papier, au temps que j’avais plus accoutumé de lire, je couchais sur mon livre une pièce de verre, et m’en trouvais fort soulagé. J’ignore jusqu’à présent l’usage des lunettes et vois aussi loin que je fis jamais, et que tout autre. Il est vrai que, sur le déclin du jour, je commence à sentir du trouble et de la faiblesse à lire, de quoi l’exercice a toujours travaillé mes yeux, mais surtout nocturne. Voilà un pas en arrière, à tout peine sensible. Je reculerai d’un autre, du second au troisième, du troisième au quatrième, si coiement [doucement] qu’il me faudra être aveugle formé avant que je sente la décadence et vieillesse de ma vue. Tant les Parques détordent artificiellement notre vie. Si suis-je en doute que mon ouïe marchande à s’épaissir [pourtant je doute que je deviens dur d’oreille], et verrez que je l’aurai demi-perdue que je m’en prendrai encore à la voix de ceux qui parlent à moi. Il faut bien bander l’âme pour lui faire sentir comme elle s’écoule.
Mon marcher est prompt et ferme ; et ne sais lequel des deux, ou l’esprit ou le corps, ai arrêté le plus malaisément en même point. Le prêcheur est bien de mes amis qui oblige mon attention tout un sermon. Aux lieux de cérémonie, où chacun est si bandé en contenance, où j’ai vu les dames tenir leurs yeux mêmes si certains, je ne suis jamais venu à bout que quelque pièce des miennes n’extravague toujours ; encore que j’y sois assis, j’y suis peu rassis. Comme la chambrière du philosophe Chrysippe disait de son maître qu’il n’était ivre que par les jambes (car il avait cette coutume de remuer en quelque assiette qu’il fût, et elle le disait lorsque, le vin émouvant les autres, lui n’en sentait aucune altération), on a pu dire aussi dès mon enfance que j’avais de la folie aux pieds, ou de l’argent vif, tant j’y ai de remuement ou d’inconstance en quelque lieu que je les place.
C’est indécence, outre ce qu’il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger goulûment, comme je fais : je mords souvent ma langue, parfois mes doigts, de hâtiveté. Diogène, rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, en donna un soufflet à son précepteur. Il y avait à Rome des gens qui enseignait à mâcher, comme à marcher, de bonne grâce. J’en perds le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables, pourvu que ce soient des propos de même, plaisants et courts.
Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs : ils se choquent et empêchent l’un l’autre. Alcibiade, homme bien entendu à faire bonne chère, chassait la musique même des tables à ce qu’elle ne troublât la douceur des devis [propos], par la raison – que Platon lui prête – que c’est un usage d’hommes populaires d’appeler des joueurs d’instruments et des chantres à leurs festins, à faute de bon discours et agréables entretiens, de quoi les gens d’entendement savent s’entre-festoyer. Varron demande ceci au convive [banquet] : l’assemblée de personnes belles de présence et agréables de conversation, qui ne soient ni muettes, ni bavardes, netteté et délicatesse aux vivres et au lieu, et le temps serein. Ce n’est pas une fête un peu artificielle et peu voluptueuse qu’un bon traitement de table : ni les grands chefs de guerre, ni les grands philosophes n’en ont refusé l’usage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma mémoire, que la fortune me rendit de principale douceur en divers temps de mon âge plus fleurissant, car chacun des conviés y apporte la principale grâce, selon la bonne trempe de corps et d’âme en quoi il se trouve. Mon état présent m’en forclôt [exclut].
Moi, qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience qui nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la culture du corps. J’estime pareille injustice de prendre à contre-cœur les voluptés naturelles que de les prendre trop à cœur. Xerxès était un fat, qui, enveloppé en toutes les voluptés humaines, allait proposer prix à qui lui en trouverait d’autres. Mais non guère moins fat est celui qui retranche celles que nature lui a trouvées. Il ne les faut ni suivre, ni fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gracieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pente naturelle. Nous n’avons que faire d’exagérer leur inanité ; elle se fait assez sentir et se produit assez, merci [grâce] à notre esprit maladif, rabat-joie, qui nous dégoûte d’elles comme de moi-même : il traite et soi et tout ce qu’il reçoit, tantôt avant, tantôt arrière, selon son être insatiable, vagabond et versatile.
Si le vase n’est pur, ce qu’on y verse s’aigrit.
(Horace, Épîtres, I, 2, 54)
Moi qui me vante d’embrasser si curieusement [soigneusement] les commodités de la vie, et si particulièrement, n’y trouve quand j’y regarde ai finement à peu près que du vent. Mais quoi, nous sommes partout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous, s’aime à bruire, à s’agiter, et se contente en ses propres offices, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités non siennes.
Les plaisirs purs de l’imagination ainsi que les déplaisirs, disent certains, sont les plus grands, comme l’exprimait la balance de Critolaüs. Ce n’est pas merveille : elle les compose à sa poste [guise] et se les taille en plein drap. J’en vois tous les jours des exemples insignes, et, à l’aventure, désirables. Mais moi, d’une condition mixte, grossier, ne puis tordre si à fait à ce seul objet si simple que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs présents de la loi humaine et générale, intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les philosophes cyrénaïques tiennent, comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels plus puissants, et comme doubles et comme plus justes.
Il en est qui, d’une farouche stupidité, comme dit Aristote, en sont dégoûtés. J’en connais qui, par ambition, le font ; que ne renoncent-ils encore au respirer ? Que ne vivent-ils du leur et ne refusent la lumière de ce qu’elle est gratuite et ne leur coûte ni invention ni vigueur ? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure les sustentent, pourvoir, au lieu de Vénus, de Cérès et de Bacchus : chercheront-ils pas la quadrature du cercle juchés sur leurs femmes ! Je hais qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit aux nues pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l’esprit s’y cloue, ni qu’il s’y vautre, mais je veux qu’il s’y applique ; qu’il s’y assoit, non qu’il s’y couche. Aristippe ne défendait que le corps, comme si nous n’avions pas d’âme ; Zénon n’embrassait que l’âme, comme si nous n’avions pas de corps. Tous deux vicieusement. Pythagore, disent-ils, a suivi une philosophie toute en contemplation, Socrate toute en mœurs et en action ; Platon en a trouvé le tempérament entre les deux. Mais ils le disent pour en conter, et le vrai tempérament se trouve en Socrate, et Platon est bien plus socratique que pythagorique, et lui sied mieux.
Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre ses règles.
Quand je vois César et Alexandre, au plus épais de leur grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la raidir, soumettant par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages s’ils eussent cru que c’était là leur ordinaire vacation, celle-ci l’extraordinaire. Nous sommes de grands fous : “Il a passé sa vie en oisiveté“, disons-nous.
– Je n’ai rien fait d’aujourd’hui.
– Quoi, avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations.
– Si on m’eût mis au propre des grands maniements, j’eusse montré ce que je savais faire.
– Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes.
Pour se montrer et exploiter, nature n’a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres, et gagner non pas des batailles et provinces, mais l’ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n’en sont qu’appendicules et adminicules pour le plus.
Je prends plaisir de voir un général des armées, au pied d’une brèche qu’il vaut tantôt attaquer, se prêtant tout entier et délivre [à l’aise] à son dîner, à son devis, entre ses amis ; et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirés à l’encontre de lui et de la liberté romaine, dérober à ses rondes quelque heure de nuit pour lire et breveter [annoter] Polybe en toute sécurité. C’est aux petites âmes ensevelies du poids des affaires de ne s’en savoir purement démêler, de ne les savoir et laisser reprendre :
Ô vaillants guerriers qui souvent, avec moi,
Avez souffert les pires épreuves,
Noyez aujourd’hui vos soucis dans le vin,
Demain nous voguerons sur la vaste mer.
(Horace, Odes, I, 7, 30)
Soit par gausserie [moquerie], soit à certes [sérieusement], que le vin théologal et sorbonnique est passé en proverbe, et leurs festins, je trouve que c’est raison qu’ils [les étudiants] en dînent d’autant plus commodément et plaisamment qu’ils ont utilement et sérieusement employé la matinée à l’exercice de leur école. La conscience d’avoir bien dispensé les autres heures est un juste et savoureux condiment des tables. Ainsi ont vécu les sages ; et cette inimitable contention à la vertu nous étonne en l’un et l’autre. Caton, cette humeur sévère jusqu’à l’importunité, s’est ainsi mollement soumise et plu aux lois de l’humaine condition et de Vénus et de Bacchus, suivant les préceptes de leur secte, qui demandent le sage parfait autant expert et attendu à l’usage des voluptés naturelles qu’en tout autre devoir de la vie. Qui a le cœur avisé doit avoir le palais avisé (Cicéron, Les Fins, II, 8).
Le relâchement et la facilité honorent, ce semble, à merveilles et siéent mieux à une âme forte et généreuse. Épaminondas n’estimait pas que de se mêler à la danse des garçons de sa ville, de chanter, de sonner et s’y embesogner avec attention fit chose qui dérogeât à l’honneur de ses glorieuses victoires et à la parfaite réformation de mœurs qui était en lui. Et parmi tant d’admirables actions de Scipion l’Aïeul, personnage digne de l’opinion d’une origine céleste, il n’est rien qui lui donne plus de grâce que de le voir nonchalamment et puérilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et jouer à cornichon-va-devant le long de la marine [plage] avec Lélius, et, s’il faisait mauvais temps, s’amusant et se chatouillant à représenter par écrit les plus populaires et basses actions des hommes, et, la tête pleine de cette merveilleuse entreprise d’Annibal et d’Afrique, visitant les écoles en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie jusqu’à en avoir armé les dents de l’aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ni chose plus remarquable en Socrate que ce que, tout vieux, il trouve le temps de se faire instruire à baller [danser] et jouer des instruments, et le tient pour bien employé.
Celui-ci s’est vu en extase, debout, un jour entier et une nuit, en présence de toute l’armée grec surpris et ravi par quelque profonde pensée. Ils vu, le premier parmi tant de vaillants hommes de l’armée, courir au secours d’Alcibiade accablé des ennemis, le couvrir de son corps et le décharger de la presse à vive force d’armes, et, le premier parmi tout le peuple d’Athènes, outré comme lui d’un si indigne spectacle, se présenter à recourir [délivrer] Théramène, que les trente tyrans faisaient mener à la mort par leurs satellites ; et ne désista cette hardie entreprise qu’à la remontrance de Théramène même, quoiqu’il ne fût suivi que de deux en tout. Il s’est vu recherché par une beauté de laquelle il était épris, maintenir au besoin une sévère abstinence. Il s’est vu, en la bataille délienne, relever et sauver Xénophon renversé de son cheval. Il s’est vu continuellement marcher à la guerre et fouler la glace les pieds nus, porter même robe en hiver et en été, surmonter tous ses compagnons en patience de travail, ne manger point autrement en festin qu’en son ordinaire. Il s’est vu, vingt-sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l’indocilité de ses enfants, les griffes de sa femme, et enfin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le venin. Mais cet homme-là était-il convié de boire à lut [à qui boira le plus] par devoir de civilité, c’était aussi celui de l’armée à qui en demeurait l’avantage ; et ne refusait ni à jouer aux noisettes avec les enfants, ni à courir avec eux sur un cheval de bois, et y avait bonne grâce, car toutes actions, dit la philosophie, siéent également bien et honorent également le sage. On a de quoi, et ne doit-on jamais se lasser de présenter l’image de ce personnage à tous patrons [modèles] et formes de perfection. Il est fort peu d’exemples de vie pleins et purs, et fait-on tort à notre instruction de nous en proposer tous les jours, imbéciles et manques, à peine bons à un seul pli, qui nous tirent en arrière plutôt, corrupteurs plutôt que correcteurs.
Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l’extrémité sert de borne d’arrêt et de guide, que par la voie du milieu, large et ouverte, et selon l’art que selon la nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l’âme n’est pas tant de tirer à mont et tirer avant comme de savoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les éminentes. Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme, et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et, de nos maladies, la plus sauvage, c’est mépriser notre être. Qui veut écarter son âme le fasse hardiment, s’il peut, lorsque le corps se portera mal, pour la décharger de cette contagion. Ailleurs, au contraire, qu’elle l’assiste et favorise, et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs, ni de s’y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la modération, de peur que par indiscrétion ils ne se confondent avec le déplaisir. L’intempérance est peste de la volupté, et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement. Eudoxe, qui en établissait le souverain bien, et ses compagnons, qui la montèrent à si haut prix, la savourèrent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la tempérance, qui fut en eux singulière et exemplaire. J’ordonne à mon âme de regarder et la douleur et la volupté de vue pareillement réglée – l’exaltation de l’âme dans la joie est aussi blâmable que sa crispation dans la peine (Cicéron, Tusculanes, IV, 31 )-et pareillement ferme, mais gaiement l’une, l’autre sévèrement, et, selon ce qu’elle y peut apporter, autant soigneuse d’en éteindre l’une que d’étendre l’autre. Le voir sainement les biens tire après soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non évitable en son tendre commencement, et la volupté a quelque chose d’évitable en sa fin excessive. Platon les accouple, et veut que ce soit pareillement l’office de la fortitude combattre à l’encontre de la douleur et à l’encontre des immodérées et charmeresses blandices de volupté. Ce sont deux fontaines auxquelles qui puise, d’où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit bête, il est bien heureux. La première, il la faut prendre par médecine et par nécessité, plus écharsement [parcimonieusement], l’autre par soif, mais non jusqu’à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine sont les premières choses que sent un enfant ; si la raison survenant, elles s’appliquent à elle, cela c’est vertu.
J’ai un dictionnaire [manière de parler] tout à part moi : je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir [s’arrêter] au bon. Cette phrase [expression] ordinaire de “passe-temps”, et de “passer le temps”, représente l’usage de ces prudentes gens qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir et autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve et prisable, et commode, voire en son dernier décours [déclin], où je la tiens ; et nous l’a nature mise en main, garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. La vie du fou est déplaisante, confuse, tout entière tournée vers l’avenir (Sénèque, Lettres à Lucilius, XV). Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme modeste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre. Il y a du ménage [art] à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons. Principalement à cette heure, que j’aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage compenser la hâtiveté de son écoulement. À mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine.
Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prospérité ; je la sens ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si [aussi] la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l’octroie. Ils jouissent les autres plaisirs comme ils font celui du sommeil, sans les connaître. À cette fin que le dormir même ne m’échappât ainsi stupidement, j’ai autrefois trouvé bon qu’on me le troublât pour que l’entrevisse. Je consulte d’un contentement avec moi, je ne l’écume pas, je le sonde et plie ma raison à le recueillir, devenue chagrine et dégoûtée. Me trouvé-je en quelque assiette tranquille ? Y a-t-il quelque volupté qui me chatouille ? Je ne la laisse pas friponner aux sens, j’y associe mon âme, non pas pour s’y engager, mais pour s’y agréer ; non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouver ; et l’emploie de sa part à se mirer dans ce prospère état, à en peser et estimer le bonheur, et amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doit à Dieu d’être en repos de sa conscience et d’autres passions intestines, d’avoir le corps en sa disposition naturelle, jouissant ordonnément et compétemment des fonctions molles et flatteuses par lesquelles il lui plaît compenser de sa grâce les douleurs de quoi sa justice nous bat à son tour, combien lui vaut d’être logée en tel point que, où qu’elle jette sa vue, le ciel est calme autour d’elle ; nul désir, nulle crainte ou doute qui lui trouble l’air, aucune difficulté passée, présente, future, par-dessus laquelle son imagination ne passe sans offense. Cette considération prend grand lustre de la comparaison des conditions différentes. Ainsi je me propose, en mille visages, ceux que la fortune ou que leur propre erreur emporte et tempête, et encore ceux-ci, plus près de moi, qui reçoivent si lâchement et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps ; ils outrepassent le présent et ce qu’ils possèdent pour servir à l’espérance, et pour des ombrages et vaines images que la fantaisie leur met au-devant,
Pareils à des fantômes qui voltigent, dit-on, près la mort,
Ou à ces songes qui trompent nos sens assoupis,
(Virgile, Énéide, X, 641)
lesquels hâtent et allongent leur fuite à même qu’on les suit. Le fruit et but de leur poursuite, c’est poursuivre, comme Alexandre disait que la fin de son travail, c’était travailler,
Convaincu de n’avoir rien fait
Tant qu’il restait quelque chose à faire.
(Lucain, La Pharsale, II, 657)
Pour moi, donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire [qu’elle ne connût pas] la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double –Le sage recherche avidement les richesses naturelles (Sénèque, Lettres à Lucilius, CXIX) ; ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Épiménide se privait d’appétit et se maintenait ; ni qu’on produisît stupidement des enfants par les doigts ou par les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore [en plus] voluptueusement pal’ les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon. Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime (Cicéron, Les Fins, III, 6).
Des opinions, de la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c’est-à-dire les plus humaines et nôtres : mes discours sont, conformément à mes mœurs, bas et humbles. Elle fait bien l’enfant, à mon gré, quand elle se met sur ses ergots pour nous prêcher que c’est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le déraisonnable, le sévère à l’indulgent, l’honnête au déshonnête, que volupté est qualité brutale, indigne que le sage goûte : le seul plaisir qu’il tire de la jouissance d’µne belle épouse, c’est le plaisir des consciences de faire une action selon l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une utile chevauchée. N’eussent ses suivants non plus de droit, et de nerfs, et de suc au dépucelage de leurs femmes qu’en a sa leçon ! Ce n’est pas ce que dit Socrate, son précepteur et le nôtre. Il prise comme il doit la volupté corporelle, mais il préfère celle de l’esprit comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Celle-ci ne va nullement seule selon lui (il n’est pas si fantastique [fantasque]), mais seulement première. Pour lui, la tempérance est modératrice, non adversaire des voluptés.
Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. Il faut pénétrer la nature des choses, et voir exactement ce qu’elle exige (Cicéron, Les Fins, V, 16). Je quête partout sa piste : nous l’avons confondue [brouillée] de traces artificielles, et ce souverain bien académique et péripatétique, qui est vivre selon celle-ci, devient à cette cause difficile à borner et exprimer ; et celui des stoïciens, voisin à celui-là, qui est consentir à nature. Est-ce par erreur d’estimer certaines actions moins dignes de ce qu’elles sont nécessaires? Si [aussi] ne m’ôteront-ils pas de la tête que ce ne soit un très convenable mariage du plaisir avec la nécessité, avec laquelle, dit un ancien, les dieux complotent toujours. À quoi faire démembrons-nous en divorce un bâtiment tissu d’une si jointe et fraternelle correspondance? Au rebours, renouons-le par mutuels offices. Que l’esprit éveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arrête la légèreté de l’esprit et la fixe. Celui qui célèbre l’âme comme le souverain bien en condamnant la chair comme un mal embrasse l’âme charnellement et charnellement fuit la chair, par ce qu’il en juge selon la vanité humaine et non selon la vérité divine (Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV, 5).
Il n’y a pièce indigne de notre soin en ce présent que Dieu nous a fait ; nous en devons compte jusqu’à un poil. Et n’est pas une commission par acquit, à l’homme, de conduire l’homme selon sa condition : elle est expresse, naïve et très principale, et nous l’a le créateur donnée sérieusement et sévèrement. L’autorité peut seule envers les communs entendements, et pèse plus en langage pérégrin [étranger]. Rechargeons en ce lieu. Qui n’avouerait que le propre de la sottise soit de faire mollement et en rechignant ce qu’on est obligé de faire, de pousser le corps à hue, l’âme, à dia, tiraillé entre des mouvements aussi contraints (Sénèque, Lettres à Lucillius, LXXIV).
Or sus, pour voir, faites-vous dire un jour les amusements et imaginations que celui-là met en sa tête, et pour lesquels il détourne sa pensée d’un bon repas et plaint l’heure qu’il emploie à se nourrir, vous trouverez qu’il n’y a rien de si fade et tous les mets de votre table que ce bel entretien de son âme (le plus souvent il nous vaudrait mieux dormir tout à fait que de veiller à ce à quoi nous veillons), et trouverez que ses discours et intentions ne valent pas notre capilotade [ragoût]. Quand ce seraient les ravissements d’Archimède même, que serait-ce ? Je ne touche pas ici et ne mêle point à cette marmaille d’hommes que nous sommes ni à cette vanité de désirs et cogitations qui nous divertissent, ces âmes vénérables élevées par ardeur de dévotion et religion à une constante et consciencieuse méditation des choses divines, lesquelles, préoccupant par l’effort d’une vive et véhémente espérance l’usage de la nourriture éternelle, but final et dernier arrêt des chrétiens désirs, seul plaisir constant, incorruptible, dédaigneux de s’entendre à nos nécessiteuses commodités, fluides et ambiguës, et résignent facilement au corps le soin et l’usage de la pâture sensuelle et temporelle. C’est une étude privilégiée. Entre nous, ce sont chose que j’ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines.
Ésope, ce grand homme, vit son maître qui pissait en se promenant : “Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ?» Ménageons le temps, encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif et mal employé. Notre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures à faire ses besognes, sans se désastrer du corps, en ce peu d’espace qu’il lui faut pour sa nécessité. Ils veulent se mettre hors d’eux et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles ; et rien ne m’est à digérer fâcheux en la vie de Socrate que ses extases et démoneries, rien si humain en Platon que ce pour quoi ils disent qu’on l’appelle divin. Et, de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses, qui sont le plus haut montées. Et je ne trouve rien de si humble ni si mortel en la vie d’Alexandre que ses fantaisies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa réponse ; il s’était conjoui avec lui par lettre de l’oracle de Jupiter Ammon qui l’avait logé entre les dieux : “Pour ta considération j’en suis bien aise, mais il y a de quoi plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme et lui obéir, lequel outrepasse et ne se contente pas de la mesure d’un homme.“ (Horace, Odes, III, 6, 5).
La gentille inscription de quoi les Athéniens _.10rèrent la venue de Pompée en leur ville se conforme à mon sens :
D’autant es-tu dieu comme
Tu te reconnais homme.
C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions pour n’entendre l’usage des nôtres, et sortons hors de nous pour ne savoir quel il y fait. Si [aussi] avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher sur nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si [pourtant] ne sommes assis que sur notre cul.
Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d’être traitée plus tendrement. Recommandons-la à ce dieu, protecteur de santé et de sagesse, mais gaie et sociale :
Accorde-moi, ô fils de Latone, de jouir de mes biens
Avec une santé robuste et, si possible, toutes mes facultés.
Fais que ma vieillesse ne soit pas avilissante
Et que je puisse toujours pincer la lyre.
(Horace, Odes, I, 31, 17)
Georg SIMMEL (1858-1918) voit naître, avec Berlin, les métropoles telles que nous les connaissons aujourd’hui. Centres d’échanges, de brassage et de stimulations sensorielles et intellectuelles, elles sont aussi des lieux de la nervosité permanente pour leurs habitants. Mais pour le sociologue, l’un ne va pas sans l’autre !
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Ce numéro d’été de 2021 est consacré à L’étrange gravité du sexe : “Nous vivons une drôle d’époque du point de vue des mœurs. D’un côté, avec les applications de rencontre, la mode des sex friends et des plans cul, le succès des conseils des sexperts, nous n’avons jamais été aussi près d’une démystification de l’érotisme qui facilite sa consommation effrénée. De l’autre, avec le phénomène #metoo mais aussi la publication de livres comme La Familia Grande de Camille Kouchner, une prise de conscience de la violence de la domination masculine est en cours, qui empêche de prendre l’acte sexuel à la légère. Alors, voulons-nous tout à la fois plus de liberté et plus d’éthique au lit ? Est-ce seulement possible ?“
Ça vous avait manqué… ou du moins vous le pensiez : votre voisin de terrasse qui parle trop fort ou vous colle la fumée de sa cigarette sous le nez, alors même que la jauge des places assises est toujours réduite, ce type qui vous passe tranquillement devant, alors que vous attendez sagement dans la file pour acheter votre premier ticket de cinéma depuis des lustres… Retrouver le plaisir d’un verre en terrasse ou d’un film dans une salle obscure, c’est aussi se coltiner tous les anonymes venus jouir en même temps que vous du même lieu et de la même distraction. Subitement, vous retrouvez ces sensations et ces réflexes que vous pensiez oubliés depuis presque un an : accélération du rythme cardiaque, légère excitation devant l’animation, désir de vous saper un peu histoire d’attirer les regards, en même temps qu’une légère distance à la limite de l’indifférence pour votre prochain.
Autant de caractéristiques de la vie urbaine que le sociologue allemand Georg Simmel a relevées dans son court essai Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit. Il y remarque que “la base psychologique, sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes“. Les sens du citadin sont sans cesse sollicités, c’est pourquoi, paradoxalement, les villes sont le lieu de la “vie de l’esprit” : l’esprit est l’élément de stabilité qui permet de ménager une sensibilité toujours en mouvement, toujours accaparée de stimuli nouveaux – le bruit d’un moteur qui démarre, les différentes odeurs qui s’échappent d’une rue pleine de restaurants, une conversation attrapée au vol – , “il est la force la plus capable d’adaptation de nos forces intérieures“. Au point qu’il génère le fameux “caractère blasé des citadins“. Haut lieu de la sensibilité sur-sollicitée, la grande ville est donc aussi un terrain propice au développement de l’activité intellectuelle.
Cette activité, Simmel l’entend en un sens assez large. Il ne s’agit pas seulement de la production d’œuvres d’art mais aussi des échanges économiques, de la conversation et des tentatives de se distinguer que développent certaines personnes afin de ne pas avoir le sentiment d’être emportées par le flux de la masse, soit toutes “les extravagances spécifiques de la grande ville“. Il s’agit d’un comportement citadin endémique qui vise “à être autrement, à se distinguer, et par là à se faire remarquer – unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en passant dans la conscience des autres une certaine estime de soi-même et la conscience d’occuper une place“. Le portrait urbain que dresse Simmel est surprenant. D’abord, parce qu’il semble toujours d’actualité, d’autant plus à l’heure où les villes reprennent un semblant d’activité normale après de longs mois de demi-sommeil. Ensuite, parce que le sociologue considère de façon positive une donnée que nous avons tendance à regarder d’un mauvais œil : l’excitation nerveuse. Plutôt synonyme de fatigue, d’encombrement et de trop-plein, la frénésie des villes semble être devenue un repoussoir, sans parler du comportement de ses habitants, perçus comme arrogants, snob et sûrs d’eux-mêmes. Simmel rappelle au contraire que la ville et son grondement permanent sont le creuset d’un mode de vie qui a donné naissance aussi bien à la philosophie qu’à la sociologie, soit autant de tentatives non pas “d’accuser ou de pardonner, mais seulement de comprendre“.
L’auteur
“Le développement de Berlin […] coïncide avec mon propre développement intellectuel le plus fort et le plus large“, confie Georg Simmel, une fois la ville de son enfance devenue quasi méconnaissable. Né en 1858 dans la capitale prussienne qui compte alors un peu moins de 800.ooo habitants, il la voit s’étendre au point d’atteindre les 4 millions d’habitants à la veille de la Première Guerre mondiale. Simmel étudie la philosophie et l’histoire, et consacre sa thèse à Kant, avant d’obtenir un poste de professeur à l’université de Berlin en 1885, d’abord non rémunéré – mais l’héritage de son père lui permet de vivre confortablement. Cette relative aisance le laisse libre d’orienter ses recherches vers des sujets assez éclectiques et peu académiques pour l’époque. Il publie son premier essai en 1890, La Psychologie des femmes, qui justifie de façon maladroite l’infériorité des femmes et leurs prétendues prédilections pour le mensonge et la coquetterie par leur moindre “différenciation“, c’est-à-dire par leur évolution moins achevée. Vingt ans plus tard, il reviendra sur son point de vue : “En aucun cas, tout ce que fait l’être humain ne se déduit de l’ultima ratio que constituerait le fait qu’il est homme ou femme” (Le Relatif et l’absolu dans le problème des sexes, 1911). Entre-temps, il s’intéresse aussi à l’argent (Philosophie de l’argent, 1900), à la religion, à la mode, à l’amour, toujours en croisant philosophie (inspirée de Hegel) et sociologie, une discipline qu’il contribue à fonder. Autant d’intérêts qui reflètent la stimulation intellectuelle d’un penseur qui voit naître ce qu’on n’appelle pas encore une métropole. Il meurt en 1918 à Strasbourg, où il enseigne depuis quatre ans.
Le texte
Les Grandes Villes et la Vie de l’esprit est un court texte que Simmel prononce d’abord lors d’une conférence à Dresde en 1902. Son originalité tient surtout à la faculté d’observation de son auteur, qui remarque que l’environnement urbain fabrique un type d’homme nouveau, à la fois nerveux et intellectuellement épanoui. Si ses sens continuellement sollicités deviennent peu à peu blasés, son intellect, seul élément de stabilité, prend le relais.
Les extraits
[…] L’intellectualité de la vie dans la grande ville
La base psychologique, sur laquelle repose le type des individus habitant la grande ville, est l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes. L’homme est un être différentiel, c’est-à-dire que sa conscience est stimulée par la différence entre l’impression du moment et la précédente ; des impressions persistantes, !’insignifiance de leurs différences, la régularité habituelle de leur cours et de leurs oppositions ont besoin de beaucoup moins de conscience que la poussée rapide d’images changeantes, ou l’écart frappant entre des objets qu’on englobe d’un regard, ou encore le caractère inattendu d’impressions qui s’imposent. Tandis que la grande ville crée justement ces conditions psychologiques – à chaque sortie dans la rue, avec le rythme et la diversité de la vie sociale, professionnelle, économique -, elle établit dès les fondements sensibles de la vie de l’âme, dans la quantité de conscience qu’elle réclame de nous en raison de notre organisation comme être différentiel, une profonde opposition avec la petite ville et la vie à la campagne, dont le modèle de vie sensible et spirituel a un rythme plus lent, plus habituel et qui s’écoule d’une façon régulière.
C’est pour cette raison que devient compréhensible avant tout le caractère intellectuel de la vie de l’âme dans la grande ville, par opposition à cette vie dans la petite ville, qui repose plutôt sur la sensibilité et les relations affectives. Car celles-ci s’enracinent dans les couches les moins conscientes de l’âme et s’accroissent le plus dans l’harmonie tranquille d’habitudes ininterrompues. Le lieu de l’intellect au contraire, ce sont les couches supérieures, conscientes, transparentes de notre âme ; il est la force la plus capable d’adaptation de nos forces intérieures ; pour s’accommoder du changement et de l’opposition des phénomènes, il n’a pas besoin des ébranlements et du retournement intérieur, qui seuls permettraient à la sensibilité, plus conservatrice, de se résigner à suivre le rythme des phénomènes. Ainsi, le type de l’habitant des grandes villes – qui naturellement existe avec mille variantes individuelles – se crée un organe de protection contre le déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur : au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce déracinement, il réagit essentiellement, avec l’intellect, auquel l’intensification de la conscience, que la même cause produisait, assure la prépondérance psychique. Ainsi la réaction à ces phénomènes est enfouie dans l’organe psychique le moins sensible, dans celui qui s’écarte le plus des profondeurs de la personnalité.
L’impersonnalité des échanges
Pour autant que l’intellectualité est reconnue comme une protection de la vie subjective à l’encontre du pouvoir oppresseur de la grande ville, elle se ramifie en de multiples manifestations particulières et par leur moyen. Les grandes villes ont toujours été le siège de l’économie monétaire dans laquelle la multiplicité et la concentration des échanges économiques confèrent aux moyens d’échange eux-mêmes une importance que la limitation du commerce rural n’aurait pu permettre. Mais l’économie monétaire et la domination exercée par l’intellect sont en intime corrélation. Elles ont en commun la pure objectivité dans la façon de traiter les hommes et les choses, et, dans cette attitude, une justice formelle est souvent associée à une dureté impitoyable. L’homme purement rationnel est indifférent à tout ce qui est proprement individuel parce que les relations et les réactions qui en dérivent ne peuvent être entièrement épuisées par l’intellect logique – exactement de la même façon que l’individualité des phénomènes n’intervient pas dans le principe économique. L’argent n’implique de rapport qu’avec ce qui est universellement commun et requis pour la valeur d’échange, et réduit toute qualité et toute individualité à la question : combien ? Toutes les relations affectives entre les personnes se fondent sur leur individualité, tandis que les relations rationnelles traitent les êtres humains comme des nombres, des éléments indifférents par eux-mêmes, dont l’intérêt n’est que dans leur rendement objectif et mesurable – c’est ainsi que l’habitant de la grande ville traite ses fournisseurs, ses clients, ses domestiques et même les personnes envers qui il a des obligations sociales; au contraire, dans un milieu plus restreint, l’inévitable connaissance des individualités engendre tout aussi inévitablement une tonalité plus affective du comportement, un dépassement de la simple évaluation objective de ce qu’on produit et de ce qu’on reçoit en contrepartie.
Du point de vue de la psychologie économique, l’essentiel est ici que, dans les rapports primitifs, on produit pour le client qui commande la marchandise, de sorte que production et client se connaissent mutuellement. Mais la grande ville moderne se nourrit presque complètement de ce qui est produit pour le marché, c’est-à-dire pour des clients tout à fait inconnus qui ne sont jamais vus par le producteur lui-même. C’est pourquoi une objectivité impitoyable affecte l’intérêt des deux parties ; leur égoïsme économique qui fait des calculs rationnels n’a nullement à craindre d’être dévié par les impondérables des relations personnelles. Et manifestement l’économie monétaire qui domine dans les grandes villes, qui en a chassé les derniers restes de la production personnelle et du troc et qui réduit de jour en jour le travail à la demande, est en corrélation si étroite avec cette objectivité rationnelle que personne ne saurait dire si ce fut d’abord cette conception issue de l’âme, de l’intellect, qui exerça son influence sur l’économie monétaire, ou si celle-ci fut le facteur déterminant pour la première. Il est seulement sûr que la forme de la vie des grandes villes est le sol le plus fécond pour cette corrélation ; j’en veux encore pour preuve le plus important historien anglais des constitutions ; dans le cours de toute l’histoire anglaise, Londres ne s’est jamais comporté comme le cœur de l’Angleterre, mais souvent comme sa raison et toujours comme son porte-monnaie !
L’exactitude des rapports
D’une façon non moins caractéristique, les mêmes courants de l’âme s’unissent à la surface de la vie en un trait apparemment insignifiant. L’esprit moderne est devenu de plus en plus calculateur. À l’idéal des sciences de la nature, qui est de faire entrer le monde dans un modèle numérique, de réduire chacune de ses parties en formules mathématiques, correspond l’exactitude calculatrice de la vie pratique, que lui a donnée l’économie monétaire ; c’est elle qui a rempli la journée de tant d’hommes occupés à évaluer, calculer, déterminer en chiffres, réduire les valeurs qualitatives en valeurs quantitatives. L’essence calculable de l’argent a fait pénétrer dans le rapport des éléments de la vie une précision, une sécurité dans la détermination des égalités et des inégalités, une absence d’ambiguïté dans les accords et les rendez-vous, ce qui est manifesté par la diffusion universelle des montres. Or, ce sont les conditions de la grande ville qui sont aussi bien cause qu’effet de ce trait. Les relations et les affaires de l’habitant type de la grande ville sont habituellement si diverses et si compliquées, et avant tout la concentration d’hommes si nombreux avec des intérêts si différenciés fait de ses relations et de ses actions un organisme si complexe, que, sans la ponctualité la plus exacte dans les promesses et dans leurs réalisations, tout s’écroulerait en un inextricable chaos. Si toutes les horloges de Berlin se mettaient soudain à indiquer des heures différentes, ne serait-ce que pendant une heure, toute la vie d’échange économique et autre serait perturbée pour longtemps. A cela s’ajoute, plus extérieure encore apparemment, la longueur des distances, qui fait de toute attente et de tout déplacement inutile une perte de temps irrattrapable. La technique de la vie dans la grande ville est globalement impensable, si toutes les activités et les relations d’échange ne sont pas ordonnées de la façon la plus ponctuelle dans un schéma temporel stable et supra subjectif.
Or ici aussi intervient ce qui peut être le seul but de toutes ces considérations : de chaque point situé à la surface de l’existence, pour autant qu’il s’est développé en elle et à partir d’elle, on peut envoyer une sonde dans la profondeur des âmes, et toutes les manifestations extérieures les plus banales sont finalement liées par des lignes directrices aux décisions ultimes sur le sens et le style de la vie. La ponctualité, la fiabilité, l’exactitude que lui imposent les complications et les grandes distances de la vie dans la grande ville, ne sont pas seulement en très étroite connexion avec son caractère financier et intellectuel, mais doivent aussi colorer les contenus de la vie et favoriser la disqualification de ces élans et traits irrationnels, instinctifs et souverains, qui veulent déterminer la forme de la vie à partir d’eux-mêmes, au lieu de l’accueillir de l’extérieur comme une forme universelle, d’une précision schématique. Quoique les personnes qui, dans l’existence, se suffisent à elles-mêmes, avec de telles caractéristiques, ne soient nullement impossibles dans la ville, elles sont pourtant opposées au citadin type, et ainsi s’explique la haine passionnée de la grande ville chez des natures comme Ruskin ou Nietzsche – natures qui trouvent la valeur de la vie dans ce qui est sommairement original et ne peut être précisé d’une façon équivalente pour tous, et natures en qui, pour cette raison, cette haine a la même source que la haine contre l’économie monétaire et contre l’intellectualisme de l’existence.
Le caractère blasé des citadins
Les mêmes facteurs qui, dans l’exactitude et la précision extrêmes de la forme de vie, sont ainsi coulés ensemble en un modèle d’une extrême impersonnalité agissent, d’un autre côté, dans un sens au plus haut point personnel. Il n’y a peut-être pas de phénomène de l’âme qui soit plus incontestablement réservé à la grande ville que le caractère blasé. Il est d’abord la conséquence de ces stimulations nerveuses qui changent sans cesse, étroitement enfermées dans leurs contradictions, et nous sont apparues comme les raisons du progrès de l’intellectualité dans la grande ville : c’est pourquoi aussi les hommes sots qui a priori n’ont pas de vie spirituelle ne sont pas blasés habituellement. De même qu’une vie de jouissance sans mesure rend blasé parce qu’elle excite les nerfs jusqu’aux réactions les plus fortes, si longtemps que finalement ils n’ont plus aucune réaction, chez eux les impressions, les plus anodines comprises, provoquent des réponses si violentes par leurs changements rapides et contradictoires, les bousculent si brutalement qu’ils donnent leur dernière réserve de forces et que, restant dans le même milieu, ils n’ont pas le temps d’en rassembler une nouvelle. L’incapacité qui en résulte, de réagir aux nouvelles stimulations avec l’énergie qui leur est appropriée, est justement ce caractère blasé que montre déjà tout enfant de la grande ville en comparaison des enfants de milieux plus tranquilles et moins changeants.
À cette source physiologique du caractère blasé de la grande ville s’ajoute l’autre source qui a cours dans l’économie monétaire. L’essence du caractère blasé est d’être émoussé à l’égard des différences entre les choses, non pas au sens où celles-ci ne seraient pas perçues comme c’est le cas pour les crétins, mais au contraire de telle sorte que l’on éprouve comme nulles l’importance et la valeur des différences entre les choses, et, par-là, des choses elles-mêmes. Aux yeux du blasé, elles apparaissent d’une couleur uniformément terne et grise, indignes d’être préférée à l’autre. Cette attitude d’âme est le reflet subjectif fidèle de la parfaite imprégnation par l’économie monétaire ; pour autant que l’argent évalue de la même façon toute la diversité des choses, exprime par des différences de quantité toutes les différences respectives de qualité, pour autant que l’argent avec son indifférence et son absence de couleurs se pose comme le commun dénominateur de toutes les valeurs, il devient le niveleur le plus redoutable, il vide irrémédiablement les choses de leur substance, de leur propriété, de leur valeur spécifique et incomparable. Elles flottent toutes d’un même poids spécifique dans le fleuve d’argent qui progresse, elles se trouvent toutes sur le même plan et ne se séparent que par la taille des parts de celui-ci qu’elles occupent. Dans le détail, cette coloration ou plutôt cette décoloration des choses par leur équivalence avec l’argent peut être imperceptible ; mais dans le rapport que le riche a aux objets qui peuvent être acquis pour de l’argent et même peut-être déjà dans le caractère global que l’esprit public attribue maintenant partout à ces objets, il est amoncelé à une hauteur très remarquable.
C’est pourquoi les grandes villes, qui, en tant que sièges par excellence de la circulation de l’argent, sont les lieux où la valeur marchande des choses s’impose avec une ampleur tout autre que dans les rapports plus petits, sont aussi les lieux spécifiques où l’on est blasé. En elles culminent dans une certaine mesure ce succès de la concentration des hommes et des choses, qui pousse l’individu jusqu’à sa plus haute capacité nerveuse ; par l’accroissement seulement quantitatif des mêmes conditions, ce succès s’inverse en son contraire, en ce phénomène spécifique d’adaptation qu’est le caractère blasé, où les nerfs découvrent leur ultime possibilité de s’accommoder des contenus et de la forme de la vie dans la grande ville, dans le fait de se refuser à toute réaction à leur égard – mesure d’auto-conservation chez certaines natures au prix de la dévaluation de tout le monde objectif, ce qui, à la fin, entraîne irrémédiablement la personnalité spécifique dans un sentiment de dévaluation identique.
La réserve de l’habitant des grandes villes
Tandis que le sujet doit mettre cette forme d’existence en accord avec lui-même, son auto-conservation à l’égard de la grande ville réclame de lui un comportement de nature sociale qui n’est pas moins négatif. L’attitude d’esprit des habitants des grandes villes les uns à l’égard des autres pourra bien être désignée d’un point de vue formel comme un caractère réservé. Si la rencontre extérieure et continuelle d’un nombre incalculable d’êtres humains devait entraîner autant de réactions intérieures que dans la petite ville, où l’on connaît presque chaque personne rencontrée et où l’on a un rapport positif à chacun, on s’atomiserait complètement intérieurement et on tomberait dans une constitution de l’âme tout à fait inimaginable. Ce sont en partie cet environnement psychologique, en partie le droit de se méfier que nous avons à l’égard des éléments qui affleurent dans le contexte passager de la vie dans la grande ville, qui nous contraignent à cette réserve. Et, par suite, nous ne connaissons souvent pas, même de vue, nos voisins de palier, des années durant, et nous apparaissons comme froids et sans cœur à l’habitant des petites villes.
Si je ne me trompe, l’aspect interne de cette réserve extérieure n’est pas seulement l’indifférence, mais, plus souvent que nous n’en avons conscience, une légère aversion, une hostilité et une répulsion réciproques qui, à l’instant d’une occasion quelconque de proche rencontre, tourneraient aussitôt en haine et en combat. Toute l’organisation interne d’une vie d’échange aussi différenciée repose sur une pyramide de sympathies, d’indifférences et d’aversions d’une espèce très courte ou très durable. Mais, par-là, la sphère d’indifférence n’est pas aussi grande qu’il y paraît au coup d’œil superficiel ; l’activité de notre âme répond presque à chaque impression que produit sur nous un autre être humain par un sentiment déterminé en un certain sens, sentiment qui a une inconscience, une légèreté et une mobilité que l’âme ne dépasse apparemment que par l’indifférence. En fait, cette dernière serait pour nous contre-nature, de même que nous ne pouvons pas supporter la confusion d’une suggestion dans les deux sens opposés sans en choisir un. Et nous sommes préservés de ces deux types de danger liés à la grande ville par l’antipathie, antagonisme latent et phase préliminaire de l’antagonisme de fait ; elle produit les distances et les éloignements sans lesquels nous ne pourrions tout bonnement pas mener ce genre de vie : leur intensité et leur dosage, le rythme de leur apparition et de leur disparition, les formes qui nous satisfont – cela constitue avec les raisons d’uniformité au sens restreint un ensemble indivisible de la figure de la vie dans la grande ville : ce qui apparaît immédiatement en celle-ci comme dissociation n’est ainsi en réalité qu’une de ses formes élémentaires de socialisation. Ce caractère réservé avec dominante d’aversion cachée paraît à son tour être une forme ou un revêtement d’une essence spirituelle beaucoup plus universelle de la grande ville. Elle accorde effectivement à l’individu une liberté personnelle d’une espèce et d’une quantité dont il n’y a pas du tout d’analogue dans les autres rapports sociaux : elle ramène ainsi, somme toute, à l’une des grandes tendances de développement de la vie sociale, à l’une des rares tendances pour lesquelles on peut trouver une formule presque générale. […]
Le sens de l’individualité
Cela invite déjà à ne pas comprendre la liberté individuelle, élément complémentaire logique et historique d’une telle étendue, en un sens seulement négatif, comme simple liberté de mouvement, et suppression des préjugés et des étroitesses d’esprit ; son élément essentiel est que la particularité et le caractère incomparable que possède en définitive toute nature quelle qu’elle soit parviennent à s’exprimer dans la conformation de la vie. Que nous suivions les lois de notre nature propre – et c’est là la liberté – devient tout à fait évident et convaincant pour nous et pour les autres dès que les expressions de cette nature se distinguent de celles des autres ; c’est seulement le fait de ne pas être interchangeable avec autrui qui prouve que notre manière de vivre n’est pas contrainte par autrui.
Les villes sont enfin le siège de la plus haute division du travail économique ; elles montrent à ce propos des phénomènes aussi extrêmes que, à Paris, le métier lucratif de Quatorzième : des personnes indiquées par des panneaux à leurs maisons, qui, à l’heure du dîner, se tiennent prêtes dans un costume convenable pour qu’on vienne vite les chercher là où on se trouve treize à table dans une réunion. C’est justement en proportion de son étendue que la ville offre de plus en plus les conditions décisives de la division du travail : un cercle qui, par sa grandeur, peut admettre une pluralité extrêmement diverse de productions, tandis qu’en même temps la concentration des individus et leur combat pour le client contraignent le particulier à une spécialisation de la production dans laquelle il ne peut pas être supplanté trop facilement par un autre.
L’élément décisif est que la vie citadine a transformé la lutte pour la subsistance en une lutte pour l’être humain, si bien que le gain pour lequel on se bat n’est pas accordé par la nature mais par l’homme. Car, à ce sujet, ce n’est pas seulement la source indiquée plus haut de la spécialisation qui a cours, mais la source plus profonde : celui qui propose doit chercher à susciter sans cesse chez celui auquel il fait la cour des besoins toujours nouveaux et toujours plus originaux. La nécessité de spécialiser la production pour trouver une source de revenus qui ne soit pas encore épuisée, et de trouver une fonction qui ne soit pas facilement remplaçable, contraint à la différenciation, à l’affinement, à l’enrichissement des besoins du public, ce qui doit manifestement conduire, à l’intérieur de ce public, à des différences croissantes entre les personnes.
Ce phénomène produit, en son sens restreint, une individualisation spirituelle des propriétés de l’âme ; la ville en fournit l’occasion en proportion de sa grandeur. Une série de causes saute aux yeux. Tout d’abord, la difficulté de faire valoir la personnalité propre dans les dimensions de la vie dans une grande ville. Là où la progression quantitative de l’importance et de l’énergie atteint sa limite, on a recours à la particularisation qualitative pour obtenir à son avantage, par l’excitation de la sensibilité aux différences, la conscience du cercle social d’une façon ou d’une autre: ce qui conduit finalement aux bizarreries les plus systématiques, aux extravagances spécifiques de la grande ville, excentricité, caprice, préciosité, dont le sens ne se trouve pas dans les contenus d’un tel comportement, mais seulement dans la forme qui consiste à être autrement, à se distinguer, et par là à se faire remarquer – unique moyen finalement pour beaucoup de natures de gagner en passant dans la conscience des autres une certaine estime de soi-même et la conscience d’occuper une place. C’est dans le même sens qu’agit un facteur inapparent, mais qui a cependant une somme d’effets très remarquable : la brièveté et la rareté des rencontres qui sont accordées par chacun aux autres – comparées avec les contacts dans la petite ville. Car ici la tentation de se présenter d’une façon mordante, condensée et la plus caractéristique possible, se trouve extraordinairement plus présente que là où les rencontres longues et habituelles veillent déjà à donner à l’autre une image sans équivoque de la personnalité. […] [d’après PHILOMAG.COM]
“Aujourd’hui, 55% de la population mondiale vit dans une ville ; dans trente ans, ce sera 75%. Notre rapport à la ville est donc une question de plus en plus pressante à l’heure de la globalisation et des mégapoles. D’où l’utilité de lire Simmel, pionnier de l’écologie urbaine et fondateur, avec Durkheim et Weber, de la sociologie moderne. Quelle est la psychologie de l’habitant des grandes villes ? Son rythme de vie est-il à l’origine de son individualisme ? Comment s’adapte-t-il aux normes de la société ? Et surtout : que ressent-il ? Pourquoi le regard, l’ouïe, l’odorat sont-ils si importants pour comprendre les interactions sociales dans un environnement urbain ?” [LIBREL.BE]
“L’étude menée par des scientifiques des universités de Liège et de Copenhague, vient d’être publiée dans la revue Brain Communications [The evolutionary origin of near-death experiences: a systematic investigation, by Costanza Peinkhofer, Charlotte Martial, Helena Cassol, Steven Laureys, Daniel Kondziella]. Elle propose l’hypothèse que ces expériences de mort imminente chez l’humain seraient un mécanisme de défense, de survie, en cas de danger de mort. Ce mécanisme ressemblerait aux comportements de simulation de mort, de thanatose (expérience de mort imminente chez les animaux, ndlr), observés chez de nombreuses espèces animales quand elles sont confrontées à des prédateurs et en danger.
Mais qu’est-ce qu’une expérience de mort imminente ? “Pour moi, c’est une réalité physiologique. Elle se passe classiquement quand on est en danger de mort“, explique Steven Laureys, neurologue et responsable du Coma science group et Centre du cerveau de l’université de Liège. “Elle s’accompagne d’un sentiment de bien-être. On ne ressent plus son corps comme s’il y avait une ‘décorporation‘. Le phénomène est fascinant, il mériterait davantage de recherches scientifiques.“
Ces expériences se manifestent de façon différente chez les personnes qui en font l’expérience. Mais le mythe de la lumière blanche ne serait pas nécessairement un mythe. Nombreux sont ceux qui en font état.
Malgré tout ce phénomène reste un mystère. Pour certains, ce phénomène pourrait être dû à un manque d’oxygène dans telle ou telle partie du cerveau. D’autres comme Steven Laureys ne sont pas d’accord avec toutes ces hypothèses. D’autant que c’est encore un phénomène qui nous échappe.
Un phénomène qui reste à ce point fascinant que les scientifiques ne sont pas les seuls à s’y intéresser. D’ailleurs, d’autres personnes y voient des explications religieuses, y voient une preuve d’une vie après la mort ou de l’âme qui quitterait notre corps. Il manque clairement une théorie pour l’expliquer ajoute Steven Laureys et pour comprendre à quoi il sert.
Pourquoi ce fascinant phénomène serait-il limité à l’homme ?
Quand un animal fait face à un danger, par exemple un prédateur, en dernier recours, il peut se battre, fuir ou avoir une troisième réaction fascinante. Il va tomber et simuler sa mort. Ce qui se passe dans son cerveau est difficile à savoir. L’animal ne parle pas mais les scientifiques belges et danois pensent que les animaux ont une conscience comme nous. Ils ont donc épluché la littérature “animale” et ont exhumé 32 articles sur ce phénomène de simulation de la mort.
A chaque fois, il y avait cette sensation de bien-être, de ne plus sentir leur corps comme s’ils en étaient dissociés
Parallèlement, les chercheurs ont lancé un appel à témoins. 600 personnes des quatre coins de la planète qui avaient vécu cette expérience, leur ont raconté leur histoire. “Récits de confrontations avec des lions, des requins“, nous détaille le scientifique liégeois, “sept témoignages concernaient des agressions physiques ou sexuelles, mais il y avait aussi beaucoup d’accidents de voiture. A chaque fois, il y avait cette sensation de bien-être, de ne plus sentir leur corps comme s’ils en étaient dissociés.“
L’expérience de mort imminente remonte peut-être à la nuit des temps
Ce sont ces témoignages et les publications sur les animaux qui les ont conduits à formuler leur hypothèse. Peut-être que la mort imminente fait partie de notre évolution depuis des millions d’années. Elle est observée de la même manière chez les humains et chez les autres mammifères. Et pas seulement, chez les poissons, les reptiles et même les insectes, on retrouve aussi cette réaction paradoxale de rester immobile, de ne plus réagir aux sollicitations tout en gardant tout de même une conscience.
“D’un point de vue biologique, neurologique, tous les animaux ont eux aussi des pensées, des perceptions, des émotions, même si, je le concède, le sujet reste tabou. Il est complexe, il faut poursuivre les investigations.“
Notre neurologue est clair : “Pour moi, cela pourrait être un mécanisme de défense qui permet de nous protéger dans une situation d’extrême danger et qui serait encore là aujourd’hui. Pas seulement en cas de traumatisme ou d’accidents de voitures mais aussi après un arrêt cardiaque avec manque d’oxygène global dans le cerveau.“
Cherche de nouveaux témoins qui ont vécu cette expérience de mort imminente
La recherche est loin d’être finie. Aujourd’hui, l’équipe du Coma Science Group du CHU de Liège, est à la recherche de nouveaux témoins. Alors si, vous aussi, vous avez vécu cette expérience de mort imminente, vous pouvez la partager en envoyant un mail avec votre histoire. NDE@Uliege.be (Near Death Experience).
“Nous voulons écouter ceux qui l’ont vécu. Il faut l’avoir vécu, moi je ne sais pas de quoi je parle, je n’ai jamais vécu pareille expérience. Pas trop d’arrogance scientifique, juste de la curiosité et la méthodologie d’essayer de confronter ce que l’on pense comprendre avec ce que l’on pense mesurer“, conclut, avec humilité, Steven Laureys.” [RTBF.BE]
“Jean-Jacques CREVECOEUR est un conférencier, formateur en développement personnel, consultant et vidéaste web belge, connu pour son conspirationnisme et son militantisme anti-vaccins. Né en 1962 en Belgique, à Tirlemont, il vit depuis 2004 au Canada et est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. Sur son site personnel, il se définit lui-même comme un “accoucheur du potentiel humain et catalyseur de changements durables“, Jean-Jacques Crèvecœur est un coach en développement personnel aux idées décriées par la communauté scientifique et aux comportements surveillés en France par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Il s’est illustré par ses prises de position tout à la fois anti-vaccination et complotiste à la faveur de la pandémie de grippe A H1N1 en 2009 puis, de nouveau, lors de la pandémie de Covid-19 en 2020, relayant également la théorie du complot sur les attentats du 11-Septembre, la rumeur selon laquelle Barack Obama n’aurait pas la nationalité américaine, et laissant entendre que les responsables de la secte du Temple Solaire auraient été assassinés par les autorités.” [d’après BABELIO.COM]
Jean-Jacques Crèvecœur est un youtubeur efficace et ses vidéos constituent un excellent corpus didactique pour qui veut étudier les techniques d’influence et de persuasion dans le contexte des réseaux sociaux. Cet influenceur est habile et met en œuvre des techniques verbales, non-verbales et para-verbales dignes des meilleurs formateurs-animateurs. Le problème reste qu’il ne vend pas du shampoing mais des opinions préformatées… et des séminaires payants. A voir avec un recul critique, donc.
La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter.
– Aldous Huxley (1958) –
Autre chose est de visionner ses “Conversations du lundi” (récemment retirées de la plateforme YouTube) et de se pencher sur leur contenu au premier degré. A titre d’exemple, un chef-d’œuvre du genre, à propos d’un complot “qui serait lié” au projet Blue Beam de la NASA américaine, auquel un certain Serge Monast a consacré un ouvrage, que son éditeur présente comme ceci : “La religion du Nouvel Âge est le fondement même de ce Nouveau Gouvernement Mondial, religion sans laquelle la dictature du Nouvel Ordre Mondial est totalement impossible. Le projet Blue Beam comporte quatre étapes différentes, dans le but de mettre en œuvre la religion d’une Nouvelle Ère, avec l’Antéchrist à sa tête : réévaluation de toutes les connaissances archéologiques (tremblements de terre artificiellement, nouvelles prétendues découvertes, etc.) ; un gigantesque “space show” grâce à des hologrammes à optiques tridimensionnels, des sons, des projections laser de multiples images holographiques dans différentes parties du monde (chacune recevant une image correspondant à la foi religieuse prédominante régionale) ; ”communication télépathique électronique bidirectionnelle” pour le contrôle de l’esprit (aidé par la propagande dans la publicité, la télévision, l’éducation moderne et divers types de pressions sociales) ; manifestations surnaturelles par des moyens électroniques (faire croire à l’humanité qu’une invasion ovni est à venir, propager en abondance des ondes à hautes fréquences sur la terre, mettre en place sur chaque individu des puces intégrées). “Même si ma vie est en danger à cause de la diffusion d’informations comme celles-ci, la vôtre l’est encore plus par l’ignorance de ces mêmes informations”, déclare Serge Monast.”
“Régulièrement interrogé par le public, le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) a consacré sa dernière fiche d’information à une organisation nommée Emergence International Inc. et à son fondateur, le controversé Jean-Jacques Crèvecœur, détenteur d’une chaîne Youtube consacrée à la santé et dont certaines vidéos culminent à plus de 500 000 vues. Emergence International Inc., qui se donne pour but la production et la diffusion de produits et services en rapport avec le bien-être et la santé, fait l’objet de plusieurs controverses en Belgique et à l’étranger. “Nous sommes sollicités pour des demandes d’informations la concernant depuis plusieurs mois, nous avons donc décidé de nous intéresser à son organisation“, explique Kerstine Vanderput, directrice du CIAOSN. En lisant la fiche du CIAOSN, on comprend pourquoi Emergences International Inc. et son président suscitent l’intérêt des organisations de lutte contre les dérives sectaires belges et françaises, mais également canadiennes.” [DHNET.BE]
Le CIAOSN est le centre fédéral belge [attaché au SPF Justice] créé par loi du 2 juin 1998 donnant suite à une des recommandations de l’enquête parlementaire “visant à élaborer une politique en vue de lutter contre les pratique illégales des sectes et le danger qu’elles représentent pour la société et pour les personnes, particulièrement les mineurs d’âges.“
L’Etat belge ne reconnaît pas de religionsmais des cultes. Les sept cultes reconnus sont les cultes catholique, protestant, anglican, orthodoxe, israélite et musulman. L’Etat belge reconnaît, avec des effets semblables, la laïcité comme organisation philosophique non confessionnelle. D’autres “religions” actives en Belgique, minoritaires, ne bénéficient pas de cette reconnaissance formelle. Cela ne signifie toutefois pas qu’elles n’ont pas le droit d’exister. Ces religions minoritaires non reconnues bénéficient de la liberté de penser, de croyance et de religion. Seule une étude préalable peut mener à une qualification éventuelle de certains de ces mouvements comme sectaires. La loi du 2 juin 1998 définit les “organisations sectaires nuisibles” comme étant “tout groupement à vocation philosophique ou religieuse, ou se prétendant tel, qui, dans son organisation ou sa pratique, se livre à des activités illégales dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine” (art. 2). Cette définition est une notion intermédiaire entre celle de “secte“, dans sa signification neutre, et celle d'”organisation criminelle“, évidemment nuisible. Le critère fondamental pour pouvoir parler d'”organisations sectaires nuisibles” est l’infraction à la loi ou la violation des droits de l’homme : “Le caractère nuisible d’un groupement sectaire est examiné sur base des principes contenus dans la Constitution, les lois, décrets et ordonnances et les conventions internationales de sauvegarde des droits de l’homme ratifiées par la Belgique” (Ibid., art. 2).
Dans notre charte figure le soutien indéfectible à la liberté absolue de conscience. C’est pourquoi, la phrase de Simone Weil (“Accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement“) nous invite à parler de Mein Kampf, des intégrismes de tous bords ou de Jean-Jacques Crèvecœur au même titre que de Jacques Dufresne, de laïcité ou d’Umberto Eco. Si notre sympathie individuelle va aux seconds, il nous est important aussi de susciter le débat sur les premiers : c’est sur le secret et les non-dits que se nourrit l’obscurantisme et… l’intolérable.
Si nous parlons donc de Jean-Jacques Crèvecœur sérieusement (en utilisant d’ailleurs plusieurs de ses dispositifs d’influence : référence à des autorités, imagerie, liens vers sites officiels…) et nous veillons à documenter le débat à propos de ses agissements, nous vous offrons aussi le plaisir jubilatoire de sa caricature concoctée par les Snuls : il en va de notre liberté d’expression !
Du coup, pourquoi ne pas appliquer aux vidéos (sérieuses ou parodiques comme celle-ci) le filtre qu’un magazine pour ados propose à ses lecteurs ?
“On parle de 1 O à 15 % de Français qui seraient complotistes. Bref, les complotistes étant nombreux, tu as une forte chance d’en rencontrer. Heureusement, certains indices permettent de repérer un complotiste pour éviter d’entrer dans des discussions qui peuvent vite virer au vinaigre :
On ne peut pas discuter de façon rationnelle avec lui ;
De toute façon si tu n’es pas d’accord avec lui, c’est que tu fais partie du complot ;
Il répond à côté des questions qu’on lui pose, jamais sur le fond ;
Il abuse de formules de type “c’est prouvé”, “la science le dit”, “on a effacé les preuves” et de chiffres farfelus ou qu’il interprète à sa façon ;
Il te dit que c’est à toi de prouver qu’il a tort (ce qui est quasi impossible) ;
Il est obsédé par la question “à qui profite le crime ?” ;
Il accumule des détails qui pourraient bien être des coïncidences, comme si chacun était une preuve accablante ;
Il fait partie d’une communauté soudée, qu’il cite régulièrement ;
Il est fier de ne pas penser comme tout le monde, affiche même un petit sentiment de supériorité…” [d’après SAVOIRDEVENIR.NET]
L’illustration de l’article est extraite du blog l’EXTRACTEUR, site édité par un “collectif informant sur les dangers de certaines pseudo-alternatives en matière de santé, de médecine, d’alimentation. Soutien aux victimes avant tout.“
Albert CAMUS (1913-1960), l’écrivain, le journaliste et le philosophe, jouait au Racing Universitaire Algérois (RUA) en 1929, après avoir été le gardien de but l’AS Monpensier. De ces années-là, Camus gardera en lui un rêve fracassé : en 1930, on diagnostique sa tuberculose ; il a 17 ans, il comprend qu’il ne sera jamais professionnel. Jamais. En 1940, il retire ses crampons pour toujours.
Mais Camus restera passionné de foot toute sa vie. Avec l’argent du prix Nobel de littérature [à lire : le Discours de Suède prononcé à cette occasion], il achète une maison, à Lourmarin dans le Lubéron. Tous les dimanches, il est au bord du terrain local, regardant les enfants jouer contre le village voisin. Il paie leur maillot. Il supporte le Racing club de Paris. Pourquoi ? Parce qu’il ont le même maillot que le Racing algérois.
Mais surtout il écrit : “Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football qui resteront mes vraies universités. J’ai appris qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la métropole où l’on n’est pas franc du collier.” Le foot, c’est aussi l’attachement au milieu populaire dont on est issu… ou pas. Mais quand on en vient, en comprend mieux, on ressent plus.
Camus avait été gardien de but parce que c’était la place où l’on usait le moins ses chaussures. Orphelin de père et fils de pauvre, Camus ne pouvait se payer le luxe de trop courir sur le terrain : chaque soir, sa grand-mère violente inspectait ses semelles et lui flanquait une raclée si elles étaient abîmées. Pendant que sa mère, femme de ménage mutique, restait dans un coin, à jamais emmurée dans son silence.
Mais Camus aimait le foot au point de travailler plus dur à l’école dans l’espoir vain que sa grand-mère maltraitante lui pardonne ses chaussures détruites. Devenu écrivain, il racontera parfois, rarement, sa fascination pour un sport où la correction et la violence sont en équilibre précaire, où on rend les coups que l’on prend “sans tricher” (sic) où il faut apprendre à gagner sans se prendre pour Dieu et à perdre sans se trouver nul, où la joie de vaincre et les larmes de la défaite se ressentent et se ressemblent, après l’effort, dans la même ivresse de vivre.”
D’après : Entretiens avec Camus dans le Bulletin du RUA le 15 avril 1953 et dans France-Football du 17 décembre 1957. Texte déniché par Jean-Paul Mahoux.
Le Collectif Laïcité Yallah a publié une carte blanche dans LESOIR.BE du la neutralité n’est ni exclusive ni inclusive, elle est émancipatrice” et que la complaisance politique envers des intégristes religieux de tous poils (dans leur cas, leurs préoccupations s’adressent aux religieux musulmans) est moins une option sociétale que l’expression d’une “chasse aux votes“. Le débat est ouvert…
Carte blanche
“Aujourd’hui, des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux, soutenant de facto le patriarcat musulman qui n’a rien d’émancipateur. Comment certains politiques ont-ils pu laisser filer le débat sur la neutralité dans une si mauvaise direction ?
La saga judiciaire de l’ordonnance condamnant la STIB est devenue le symbole d’une Belgique confuse, sur le point de renoncer à l’absolu principe de la neutralité de l’Etat sous le fallacieux prétexte : du respect de la diversité. La position du PS, autrefois fer de lance d’une laïcité assumée, a pâli. Que restera-t-il de cette neutralité dépecée au gré des tractations d’arrière-boutique ? Que deviendra l’expression de la diversité réduite au seul voile islamique ? A-t-on pensé aux conséquences sur les autres femmes musulmanes ayant choisi de vivre leurs convictions dans la modération, en conformité avec leur époque ? Ah la diversité, mais laquelle ? Pas celle que nous incarnons, en tout cas, dont l’horizon se confond avec celui de l’émancipation humaine. Toutes et tous égaux en dignité et en droits ! La neutralité de l’État n’est ni plus exclusive ni moins inclusive. Elle se suffit à elle-même et ne peut être envisagée d’une certaine façon pour les uns et d’une autre façon pour les autres. C’est un principe constitutionnel tangible qui s’applique indistinctement à l’ensemble des employés de la fonction publique pour garantir son impartialité.
Un patriarcat renforcé
Alors, n’inversons pas les postures ! Ce n’est tout de même pas la neutralité qui établit une discrimination envers les femmes mais plutôt une interprétation rigoriste de l’islam qui postule que leurs cheveux et leurs corps réveillent la libido des hommes, incapables de se contrôler. Pures et impures, telle est donc la portée du voile islamique qui crée deux catégories de femmes y compris parmi les musulmanes elles-mêmes. Des musulmans dont nous sommes refusent d’être amalgamés à cette vision caricaturale d’un autre âge. C’est cette conception des rapports entre les femmes et les hommes qu’il s’agit de déconstruire et de dépasser en maintenant une frontière étanche entre le sacré et le profane. Pourtant en nommant Ihsane Haouach comme commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Sarah Schlitz entretient les pires stéréotypes, flatte la domination masculine et renforce le patriarcat musulman. Cette nomination est révélatrice d’un mal profond, le relativisme culturel, qui ronge une partie de la gauche depuis longtemps.
La courte échelle faite à des communautaristes religieux
Pour tout avouer, nous vivons avec le sentiment d’être des proies, et parfois même des proies faciles, sacrifiées, sur l’autel du communautarisme. Qu’importe, nous continuerons à exercer notre citoyenneté. Nous savons parfaitement ce qu’il en coûte pour une femme de choisir sa propre vie, ici même, dans la capitale européenne. Certaines de nos membres ont subi des mariages forcés à l’âge de 14 ans, la brutalité d’un père ou d’un frère, la violence conjugale, l’omerta de la famille vis-à-vis d’un conjoint violent, des menaces de mort en cas de divorce, le chantage affectif puis le rejet familial. Sur leurs lieux de travail tout comme dans leurs espaces de vie, certains parmi nous sont confrontés à un climat d’intimidation et de harcèlement du simple fait de vivre leur héritage musulman d’une façon paisible ou détaché. Nos enfants ne sont pas épargnés. Surtout lorsque certains de leurs camarades partageant les mêmes origines qu’eux se voient investis d’une mission ô combien importante : chasser les kouffar (mécréants) ! Une simple discussion dans une cour d’école peut tourner au vinaigre. “Ton père ne fait pas la prière, c’est un kafer (mécréant) ? Ta mère ne porte pas le voile : c’est une pute !” Dans certains quartiers de Bruxelles, la force du groupe est tel que sortir la tête nue, porter une jupe au-dessus des genoux, ne pas suivre le rituel du mois de ramadan publiquement sont des actes héroïques. Nous avons surmonté des menaces, des deuils et remporté des victoires. D’abord sur nous-mêmes. Dépassant peur et colère. Aujourd’hui, nous accompagnons des plus jeunes dans leur quête de liberté dont les vies sont ravagées par le communautarisme ethnique et religieux. On serait même étonné par l’ampleur de ces phénomènes tus, sous-estimés et sous-documentés.
Une fuite en avant politique
Comment peut-on envisager, aujourd’hui, que notre destinée collective puisse s’éloigner de ce mouvement de sécularisation de la société et de l’Etat dont les retombées positives, réelles mais certes, insuffisantes, ne cessent de contribuer à améliorer nos vies ? Une telle situation est le résultat, fort complexe, de toutes une longue série de renoncements et d’abandon. C’est l’histoire d’une fuite en avant politique, d’une double trahison, d’une angoisse (panique) électorale à peine dissimulée et d’une certaine tiédeur à incarner la laïcité. Il faudra bien, un jour, entreprendre l’analyse d’une telle dérive aussi vertigineuse. On y découvrira sans trop faire d’efforts qu’à force de flatter les pires égoïsmes, le sens du collectif s’est étiolé. Il n’y a que les intérêts qui comptent. Et ceux de certains partis politiques plus que d’autres. Tout compte fait, la comptabilité des voix est ce qu’il reste quand il ne reste plus rien d’autre à défendre.
Sommes-nous, déjà, soumis à notre insu aux aléas d’une infernale campagne électorale avec Bruxelles en ligne de mire ? Est-ce à dire qu’à l’approche d’une telle échéance, la chasse ouverte au vote musulman dispenserait certaines formations politiques du respect élémentaire envers l’ensemble des électeurs ? D’ailleurs, quel rôle pour un parlement alors que des élus manœuvrent pour court-circuiter ses instances, sans la moindre gêne, confiant ainsi aux tribunaux des responsabilités qui les dépassent et qu’eux-mêmes ont renoncé à assumer ? Dès lors, comment établir un lien de confiance entre le citoyen et l’élu ? Le décrochage serait-il en passe de devenir un moindre mal, un réflexe refuge ? Pourquoi s’étonner de la vertigineuse ascension des extrêmes lorsque des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux ? Comment s’y retrouver lorsqu’une commissaire à l’égalité entre les femmes et les hommes affiche ostensiblement un parti pris en faveur d’une interprétation rigoriste de l’islam. Le patriarcat musulman n’a rien de glamour, ni de progressiste. Même avec un verni écolo, le patriarcat musulman reste du patriarcat.”
COLLECTIF LAÏCITE YALLAH. “La Belgique, comme bon nombre de pays européens, souffre d’un mal profond, le communautarisme. Qu’il soit ethnique ou religieux, ses répercussions sont largement connues et documentées. Terreau fertile du délitement du lien social, force est de constater que le réflexe du repli identitaire gagne, de plus en plus de terrain, sans que des solutions viables ne soient envisagées. C’est comme si nous n’avions pas encore pris collectivement la mesure de cet enjeu de société. Pourtant l’ensemble du corps social est éprouvé par les dérives communautaristes et le clientélisme de certains partis politiques. Surtout ces dernières années, avec la montée du fondamentalisme musulman, du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme avec une percée des partis d’extrême droite et une interférence, néfaste et sans cesse grandissante, des États étrangers. Lorsque la communauté nationale n’est vue qu’à travers une juxtaposition de communautés ethniques et religieuses, le citoyen devient l’otage de sa supposée communauté d’appartenance. Comment exercer son libre arbitre? Que reste-t-il, alors, de la citoyenneté, seul moteur d’un vivre ensemble harmonieux? Comment ne pas être sensible à la solitude et à l’isolement de celles et ceux qui choisissent d’exercer leur libre arbitre, de rompre avec la norme imposée par l’assignation identitaire? Créé le 12 novembre 2019 à l’initiative du Centre d’Action Laïque, le Collectif Laïcité Yallah a pour objectifs de :
partager la vision de citoyens laïques, croyants et non croyants, ayant un héritage musulman,
proposer des mesures pour combattre le communautarisme ethnique et religieux,
lancer un large appel à la mobilisation à l’échelle européenne
et exprimer la solidarité à l’endroit des personnes qui se battent courageusement dans le monde contre les mouvements et les régimes autoritaires ou absolutistes faisant de l’islam une religion d’État.”
Né à Ougrée en 1965, Philippe RAXHON est docteur en histoire, professeur ordinaire à l’Université de Liège et chercheur qualifié honoraire du Fonds National de la Recherche scientifique (FNRS). Il dirige l’Unité d’histoire contemporaine de l’Université de Liège.
Il a publié une quinzaine de livres historiques comme auteur, coauteur, ou directeur éditorial, ainsi que deux recueils de poèmes et un roman épistolaire en 1989, Les Lettres mosanes, d’abord décliné en épisodes radiophoniques sur la RTBF.
Il enseigne notamment la critique historique, l’histoire des conceptions et des méthodes de l’histoire, et l’histoire contemporaine. On lui doit de nombreuses publications sur les relations entre l’histoire et la mémoire, sur des thèmes divers, de la Révolution française à la Shoah, en passant par Liège et la Wallonie, soit près de 150 articles de revues historiques et d’actes de colloques.
Il a participé à de multiples rencontres et colloques internationaux, et a développé des liens en particulier avec l’Amérique latine, dont il a enseigné l’histoire à l’Université de Liège. Il a été et est également membre d’une série d’institutions scientifiques au niveau national et international.
Il fut l’un des quatre experts de la commission d’enquête parlementaire “Lumumba“, une expérience dont il a tiré un livre : Le débat Lumumba. Histoire d’une expertise (Bruxelles : Espace de Libertés, 2002).
Il est aussi le concepteur historiographique du premier parcours de l’exposition permanente des Territoires de la Mémoire (Liège), et l’auteur du Catalogue des Territoires de la Mémoire (Bruxelles : Crédit communal, 1999).
Il fut également membre de la commission scientifique du Comité “Mémoire et Démocratie” du Parlement wallon, et du comité d’accompagnement scientifique pour la rénovation du site de Waterloo (Mémorial).
Il est le coauteur, en tant que scénariste et dialoguiste, des docu-fictions pour la télévision Fragonard ou la passion de l’anatomie réalisé en 2011 par Jacques Donjean et Olivier Horn, et de Les Trois Serments réalisé en 2014 par Jacques Donjean.
Conférencier, accompagnateur de voyages mémoriels, conseiller historique pour des manuels scolaires, des expositions et autres manifestations, membre de jury de prix, chroniqueur dans la presse, présent régulièrement dans les médias, il conçoit son activité d’historien dans l’espace public comme un complément indispensable à l’exercice de la citoyenneté.
Ses derniers livres sont :
Centenaire sanglant. La bataille de Waterloo dans la Première Guerre mondiale (Bruxelles : Editions Luc Pire, 2015) ;
Mémoire et Prospective. Université de Liège (1817-2017), en collaboration avec Veronica Granata, (Liège : Presses Universitaires de Liège, 2017) ;
La Source S (Paris : Librinova, 2018) ; La Source S a été éditée sous le titre Le Complot des Philosophes par City Editions en 2020 et est parue en édition de poche en avril 2021 ;
La Solution Thalassa (Paris : Librinova, 2019) ; La Solution Thalassa est parue en avril 2021 chez City Editions ;
Le Secret Descendance (Paris : Librinova, 2020) ; Le Secret Descendance est la suite du Complot des Philosophes et de La Solution Thalassa, les trois volumes constituent la trilogie de la mémoire mettant en scène Laura Zante et François Lapierre, des historiens confrontés à des sources qui imposent des défis à leur esprit critique.
Il écrit désormais des thrillers pour donner du plaisir à réfléchir, des romans à ne pas lire si vous êtes satisfait de vos certitudes…
Que fait le Docteur Frankenstein dans un concours de body-building ? Vous l’avez compris : il n’a pas compris et… il va faire des bêtises. Les mots, comme les discours qui les assemblent, pèsent lourd sur notre vision du monde et influencent nos motivations, a fortiori dans le maelström d’informations où nous nageons tous les jours. Comment penser clair et ne pas fabriquer des monstres ?
Ah ! Le chameau…
Vous n’en avez pas vraiment l’habitude, je sais, mais cet article commence par une citation biblique, extraite des évangiles de Luc et de Mathieu (Luc 18:25 ; Mathieu 19:24) : “Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu.” Dans le mythe chrétien, l’histoire parle d’un jeune homme riche à qui Jésus demande de se baisser pour entrer dans le royaume de Dieu (il lui demande de se débarrasser de son or, de s’humilier, au sens de devenir humble) mais le jeune homme ne veut pas vendre tous ses biens, car il est trop attaché à ce qu’il possède.
Plusieurs exégètes ont avancé que ‘le trou d’aiguille‘ était le nom d’une porte de la ville de Jérusalem qui, après le coucher du soleil, restait ouverte plus longtemps que les grandes portes qui étaient plus difficiles à défendre. Les chameaux ne pouvaient y passer qu’en se défaisant de toutes leurs charges. Malheureusement pour cette interprétation, on n’a pas trouvé de traces archéologiques de ladite porte et l’expression ‘trou d’une aiguille’ (et non pas ‘trou del’aiguille’) ne semble pas vraiment confirmer cette explication. Reste que, porte de la ville ou pas, l’épisode peut très bien faire sens à qui se satisfait de la métaphore.
Par ailleurs, certains linguistes critiquent la traduction où il y aurait confusion entre deux mots grecs : KAMELON (= chameau) et KAMILON (= corde). Notons en passant que l’araméen GAMLA peut signifier aussi bien chameau que corde (elle était faite de poils de chameau). L’image ne suggérerait alors pas une réelle impossibilité (voire un ostracisme ‘anti-riches’) mais plutôt la difficulté pour quelqu’un qui est trop attaché aux biens terrestres d’entreprendre une démarche sincèrement spirituelle.
Les représentations artistiques de la vie du Christ n’ont pas manqué non plus et l’épisode s’est également vu traduit dans les arts visuels. Qui plus est, l’image littérale d’un chameau empêché par l’exiguïté d’un passage a également généré un kõan, proposant de jouer avec l’image d’un chameau qui passe par le chas d’une aiguille. Dans l’approche zen, les kõans sont des phrases paradoxales qui permettent une méditation non-polluée par les raisonnements logiques, soit ici : “pense à un chameau qui passe dans le chas de l’aiguille et tire ton plan avec les ébauches d’explications logiques que tu ne manqueras pas de générer…“
Pause – Voilà, je viens de vous “promener” pendant quelque 450 mots (soit plus d’une minute et demie pour une lecture à 300 mots/minute). Vous avez déjà eu le temps de crier au sacrilège ou, à l’inverse, de vous amuser de la crédulité des croyants, de chercher dans votre mémoire ce que disait la “maman catéchiste” de votre quartier ou, pour d’autres, de vous souvenir du prof de morale laïque qui avait raconté que les Indignés avaient pris d’assaut la City de Londres en hurlant “Mangez les riches !“, de vous sentir coupable d’avoir acheté le dernier GSM à la mode pour faire un trekking au Maroc sur la découverte de votre être spirituel, de vous interroger sur le paradoxe zen et de rire rétrospectivement de ce que Tex Avery en aurait fait, de vous émerveiller de l’explication historique d’un texte symbolique, de réserver des vacances à Jérusalem ou, pour les curieux patentés, de ressortir votre bible de Chouraqui pour retrouver le passage dans sa traduction si rocailleuse. Bref, vous avez interprété une séquence de mots dans un contexte et décidé (ou non) d’y réagir. Votre réaction était-elle la bonne ? Comment savoir ? – Fin de la pause.
Manifestement, il est vrai que l’histoire de la fatalité qui s’abat sur ce pauvre camelus en a inspiré plus d’un mais, surtout, de plus d’une manière. Je m’explique : les linguistes y ont traqué des fautes de traduction ; les croyants y ont lu un précepte moral transmis par la Divinité ; les artistes un thème à illustrer ; les historiens ont scientifiquement cherché à savoir si oui ou non cette petite porte existait à Jérusalem… Pour faire simple : le même objet de connaissance (à savoir, l’anecdote du chameau qui se prend un linteau en travers du museau après l’heure du coucher) a été formalisé différemment, selon l’approche adoptée pour le représenter.
Enter Ernst Cassirer (1874-1945)
A travers un exemple comme celui-ci, chacun entrevoit peut-être mieux ce qui tracassait des philosophes comme Kant ou… Ernst Cassirer (à lire dans nos pages : Une invention moderne, la technique du mythe) : la tradition prétend que l’Être (= le monde en soi, tout ce qui est, avant même que je n’en prenne connaissance) est l’objet de la philosophie et que chaque philosophe doit passer sa vie à démêler les écrits de légions de confrères qui ont tenté d’en donner une description définitive et ce, sans succès.
Au lieu de cela, propose notre ami Ernst, n’est-il pas préférable de se concentrer sur la manière dont l’homme (et la femme, c’est malin !) est au monde (le Dasein de l’époque, de Cassirer à Heidegger) et, partant, sur la manière dont l’être humain prend connaissance du monde, de l’Être ? Comme Ernst Cassirer le dit lui-même (vous allez voir : c’est un rigolo !) :
La philosophie ne se constitue que par cette affirmation de soi, dans la conviction qui la fait se reconnaître comme l’organe propre de la connaissance du réel. […] Plus la philosophie met de rigueur à vouloir déterminer son objet, et plus cet objet, pris dans cette détermination même, lui fait problème.
Ma voisine Josiane vient de s’évanouir : elle a connu l’Occupation, alors Cassirer, Heidegger (et leur Dasein qui a permis l’Existentialisme), elle n’a jamais pu s’y faire ; pourtant elle aimait bien les robes noires des chanteuses de Montmartre et elle a pleuré en lisant que la Chloé de l’Ecume des jours avait un nénuphar qui lui poussait dans le poumon… Comment lui expliquer l’enjeu ? Comment lui expliquer la formule magique de Montaigne : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos” ?
Cassirer s’y était pourtant employé mais Josiane n’a pas lu les trois volumes de La philosophie des formes symboliques, dont la première partie -consacrée au langage- est parue en 1923 (je la comprends, j’ai essayé : c’est ardu et assez académique). Si le développement l’est peu, le propos y est pourtant relativement éclairant. Le philosophe explique que, dans toutes les circonstances de la vie, l’homme est un animal in-formant : il crée des formes symboliques, des discours cohérents, des représentations du monde qui lui permettent de l’appréhender. Pour lui, si je comprends bien, l’intérêt de la philosophie devient alors…
d’identifier individuellement quels sont ces systèmes de représentation (la science, la religion, mon karma familial, le permis de conduire, la poésie de Baudelaire, l’humour des Monty Python, le cynisme désespéré de Cioran… : bref, toutes ces visions du monde que j’ai en tête quand je vis une expérience) ;
de les distinguer les unes des autres, de les regrouper dans des systèmes de représentation et d’étudier leur cohérence interne (ex. tous les éléments du discours scientifique de la Physique doivent obéir aux mêmes lois ; les personnages mythiques doivent toujours agir de la même manière pour être exemplaires…) ;
d’étudier tant que faire ce peut la relation entre les choses représentées et leur représentation pour établir ce que Cassirer appelle “leur degré de réfraction”, à savoir en quoi ils pourraient offrir une représentation plus ou moins “objective” du monde (ex. un discours de propagande populiste offre une vision du monde volontairement biaisée alors qu’un poème limpide peut donner accès à une connaissance du monde plus directe).
De sévère que puisse paraître cette triple mission de la philosophie, elle n’induit pas moins une jubilation solaire, un émerveillement permanent du philosophe (que nous sommes tous et toutes) devant cette fonction créatrice de l’homme (créer des formes explicatives du monde) et devant les réalisations humaines qui en ont découlé, qu’elles relèvent des choses de l’esprit, de la sexualité au sens large ou de la garantie de notre survie matérielle.
Cassirer n’était pas exactement un pionnier en la matière et il cite lui-même Heinrich Hertz (1857-1894) et la philosophie que ce dernier déploie dans ses… Principes de mécanique (sic) : “[Hertz] requiert de notre connaissance de la nature, comme la tâche urgente et primordiale entre toutes, qu’elle nous permette de prévoir nos expériences futures ; son procédé pour inférer ainsi du passé à l’avenir devra consister à forger des symboles, ou des simulacres internes des objets extérieurs…” Hertz enfonce encore le clou et Cassirer le cite à nouveau :
Une fois que l’expérience accumulée nous a fourni des images présentant les caractères requis, nous pouvons nous servir de ces images comme de modèles et ainsi déduire rapidement des conséquences qui n’apparaîtront dans le monde extérieur que beaucoup plus tard, ou qui résulteront de notre propre intervention […]. Ces images dont nous parlons sont nos représentations des choses et s’accordent avec elles par leur propriété essentielle, qui est de satisfaire à la condition susdite ; mais elles n’ont besoin pour remplir leur tâche d’aucune autre espèce de conformité avec les choses. De fait, nous ignorons si nos représentations ont quoi que ce soit de commun avec les choses en dehors de cette relation fondamentale, et nous n’avons aucun moyen de le savoir.
Et Cassirer de conclure : “Si ces concepts ont une valeur, ce n’est pas parce qu’ils reflètent fidèlement un donné préalable, mais bien en vertu de l’unité que d’eux-mêmes, ces outils de connaissance, produisent entre les phénomènes.“
Et Josiane d’émerger et de conclure à son tour : “Si j’ai bien tout compris, j’ai dans la tête plein d’explications qui se tiennent, et qui ne sont peut-être pas vraiment vraies mais, toutes ensemble, elles m’aident à décider de ce que je fais à manger ce soir : des légumes ou de la compote.” Josiane-Cassirer : match nul, 1-1.
Et Cassirer de re-conclure que les problèmes commencent (a) quand les représentations ont un degré de réfraction trop prononcé, sont trop opaques (elles masquent le monde à leur propre profit, comme dans le cas de l’obscurantisme religieux) ou (b) quand une seule idée maîtresse prétend expliquer tout (ex. la science peut tout élucider) : les idées ont la furieuse tendance à être totalisantes (le mot est de Cassirer). Josiane retombe dans les pommes…
Dès lors, entraînons-nous à démonter les discours, à reconnaître les dispositifs mis en place pour nous inculquer des idées qui sont, par définition, préconçues. La consigne est alors la suivante : “A chaque fois que tu délibères (dans ta tête ou avec un tiers), commence par identifier si tu penses librement ou bien dans les termes d’un discours qui existait avant ton petit-déjeuner du jour.” “Fastoche !“, dit Jeanine. Si facile que ça ? On essaie avec quelques exemples…
J’ai tout lu Freud…
Le dromadaire est un chameau. Chameau est en réalité le nom d’un genre (Camelus) dans la famille des camélidés. L’espèce que l’on nomme couramment chameau est originaire d’Asie et son nom complet est le chameau de Bactriane (Camelus bactrianus). Le dromadaire est originaire d’Afrique et s’appelle aussi chameau d’Arabie (Camelus dromedarius). Ces deux espèces sont de la même famille et du même genre…
Josiane a reconnu sans difficulté le discours scientifique ou référentiel qui désigne et nomme, qui se veut éclairant et essaie de donner une représentation stable du monde dans un langage cohérent et objectif. Le but y est d’établir des concepts de référence qui permettent à chacun de fonder le débat sur des arguments d’autorité (“D’ailleurs, j’ai lu que…“, “Einstein n’a-t-il pas établi que…“, “Comme disait Malraux…“, “Ce livre a été écrit par un des plus grands spécialistes de…“). La terminologie employée est précise et sans ambiguïté, les sources sont citées et les références renvoient à des affirmations ou des sources expertes voire indiscutables.
Formalisme élevé, argumentaire rigoureux et cohésion interne, voilà des vertus du discours scientifique qui ont également des revers :
ce n’est pas parce qu’une chose est logique qu’elle est vraie (sinon, comment écrire une dystopie ?),
plus un discours est formalisé, plus il est imitable (essayez un peu d’aligner dix 4èmes de couverture d’ouvrages de développement personnel : vous verrez combien leurs éditeurs sont soucieux de bien imiter les Presses Universitaires, sans spécialement offrir le même sérieux dans les ouvrages commentés),
et quoi de plus dangereux qu’une explication qui a de la gueule et qui pourra facilement être étendue au-delà de l’objet qu’elle décrit (pensez à l’allopathie toute-puissante face aux médecines douces). Cassirer insiste d’ailleurs sur la fâcheuse tendance totalitaire des idées : avoir une explication devient vite savoir tout expliquer !
C’est Edgard Allan POE qui affichait son scepticisme devant les bienfaits du discours rationnel ou scientifique et lançait l’alerte dans Colloque entre Monos et Una : “Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.” N’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir…
Reste que, malgré ces risques, le discours scientifique sincère s’efforce d’organiser les savoirs à propos du monde. L’exercice sera donc d’identifier ce qui est scientifiquement proposé à notre connaissance, de tester la cohérence des savoirs exposés et d’en évaluer le pouvoir élucidant : en d’autres termes, “fort de ces savoirs, l’appropriation du monde dans lequel je vis m’est-elle plus aisée et plus satisfaisante ?“
J’en ris encore…
Qu’est-ce qu’un chalumeau ?
C’est un dromaludaire à deux bosses…
En regard du discours scientifique, l’humour et ses avatars (du nonsense le plus britannique au contrepet le plus gaulois), ne fait-il pas figure de parent pauvre, en termes de cohérence interne et de volonté de représenter le monde à notre raison bien assise. Car, dans le registre, on ne connaît pas une situation cocasse, une association d’idées saugrenue, une tirade bien sentie, pas un calembour, une caricature du faux prêtre… qui ne vise le paradoxe, la surprise ou l’allusion interdite. Si l’identité du discours humoristique est assez facile à établir, n’allez pas trop vite conclure à son incohérence : les techniques humoristiques sont bien organisées et le rayon des manuels du contrepet, le département des anthologies du nonsense, de même que les catalogues du coaching et des écoles du rire sont loin d’être vides ou déserts.
En quoi est-il donc spécifique, ce discours qui provoque le sourire ? Voire le rire qui, selon le neurologue Henri Rubinstein, est “une forme de jogging stimulant les muscles et permettant de renouveler l’air qui stagne au fond de nos poumons. Le rire agit jusque dans notre cerveau, où il encourage la libération d’hormones clés, comme les endorphines…“
Ici, Ernst Cassirer nous appelle à l’ordre : après avoir identifié un discours spécifique, testé sa cohérence interne et ses rapports avec les autres discours, il revient de mesurer le degré de réfraction dudit discours, dans sa représentation du monde. En l’espèce, le propos humoristique ne cherche pas tant à établir une représentation du monde et à la proposer à notre connaissance, qu’à nous donner une représentation éclairante… des autres discours ! Par définition, l’humour est un discours qui démonte les discours pour nous éclairer sur notre fonctionnement, notre liberté de pensée. Et Josiane de conclure : “ça me fait penser au conte d’Andersen où c’est un enfant de la rue -un humoriste, comme tu dis- qui claironne devant la foule que “le Roi est nu !”. Ce qui était vrai !”
Les sanglots longs des violons…
Le chameau qui n’a plus de dents, / Ce soir, n’est pas content. / Il est allé chez le dentiste, / Un homme noir et triste, / Et le dentiste lui a dit / Que ses soins n’étaient pas pour lui. / Tas de salauds, qu’il dit le chameau, / Vous êtes venus parmi mes sables / Avec des airs peu aimables, / Des airs de désert, bien sûr, / Aussi sûrs que les pommes sures. / Vous m’avez mis une selle, / Vous m’avez chevauché surmontés d’une ombrelle, / Et va te faire foutre, / Si j’ai mal aux dents / -Mais puisque tu n’as plus de dents !…
Quelquefois cocasse ou satirique, comme ici, un poème constitue une forme discursive à part entière. Le discours poétique a ceci de commun avec le discours scientifique que c’est bel et bien une vision du monde qu’il nous propose, fût-elle individuelle. Dans un dispositif formel que l’on souhaitera adapté (pas d’ode parnassienne pour bercer bébé, pas de sonnets italiens pour être mis en musique par les Ramones et pas de Prévert pour Hugo), le poème se veut passerelle entre nous et le monde, un accélérateur cognitif vers une appréhension de notre environnement que nous ne pourrons décrire en termes rationnels. Voilà donc un discours identifié, distinct des autres manières, formellement cohérent et volontairement éclairant sur ce qui est, l’Etant (“Voire le lac, vu que l’année à peine a fini sa carrière“, ironise Josiane, qui n’a pas fini de nous surprendre).
Amen…
Jésus dit à ses disciples : “Je vous l dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.” Les disciples, ayant entendu cela, furent très étonnés et dirent : “Qui peut donc être sauvé ?”
S’il est une forme de discours qui prétend bien représenter le monde, c’est bien le discours religieux ! La question à poser, c’est évidemment : quel monde ? L’intention est-elle vraiment d’éclairer l’appropriation de notre environnement au départ d’une narration que, selon les options, les uns croirons littérale et les autres symbolique. Pour les croyants, oui : la narration religieuse décrit le monde augmenté de sa dimension spirituelle, une réalité augmentée.
Pour les non-croyants, les mythes fondateurs des différentes religions ont leur charme -l’homme est l’homme par sa capacité symbolisante- et c’est plutôt l’usage abusif du discours religieux comme outil d’influence ou comme argument d’autorité qui pose problème. Les “abuseurs d’âme” ne manquent pas en effet, qui œuvrent à prendre en otage la raison de tout un chacun en instrumentalisant le propos religieux. Tous les dispositifs sont alors mis en œuvre, du discours pseudo-scientifique à la fiction la plus débridée.
Mais il ne s’agit pas là du discours religieux à proprement parler qui, lui, est souvent bien cohérent, articulé sur une narration centrale et intègre explications du monde, poésie narrative, fictions didactiques, humour constructif, paradoxes révélateurs et d’autres dispositifs encore : c’est un peu le stoemp de la cognition. “Il doit y avoir une raison à ça, non ?” demande Josiane.
A Elbereth Gilthoniel…
Dans un trou vivait un hobbit. Ce n’était pas un trou déplaisant, sale et humide, rempli de bouts de vers et d’une atmosphère suintante, non plus qu’un trou sec, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni sur quoi manger : c’était un trou de hobbit, ce qui implique le confort. Il avait une porte tout à fait ronde comme un hublot, peinte en vert, avec un bouton de cuivre jaune bien brillant, exactement au centre.
Prendre connaissance du monde au travers d’une représentation cohérente, ce n’est plus vraiment une nouveauté pour nous : la science, la religion, on connaît. Par contre, prendre connaissance du monde à travers une représentation qui annonce elle-même ne pas dire le vrai, c’est du neuf ! La fiction ne raconte pas le vrai monde et elle nous demande de la croire quand elle évoque un monde irréel. Après Horace et Shakespeare, c’est l’anglais Coleridge qui, en 1817, dans sa Biographia Literaria, explique comment la chose est possible : “le but étant de puiser au fond de notre nature intime une humanité aussi bien qu’une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, l’incrédulité, ce qui est le propre de la foi poétique.” Cette suspension consentie de l’incrédulité, nous permet de plonger (presque) nus dans une histoire, d’y faire les identifications nécessaires à nos émotions et d’en ressortir augmentés de l’expérience “vécue” dans la fiction. Discours cohérent, distinct des autres formes symboliques et faussement réfractant. Que du bonheur !
Le Tao que l’on peut dire n’est pas le Tao pour toujours…
Le chas passe dans le chameau quand la Lune est pleine.
Là où l’humour secouait les zygomatiques avec des effets de surprise ou des contrastes qui faisaient référence à du connu, aux seules fins de nous faire rire et réfléchir à ces discours que l’on nous tient, le discours paradoxal force et viole notre entendement, il nous arrache au connu pour créer le vertige et obtenir une seule chose de nos facultés cognitives : les faire bosser. Pas de syllabus tout prêt, pas de grand mythe explicatif, rien de tout cela : le paradoxe est le Do-It-Yourself de la connaissance ! Aucune idée préconçue à laquelle se conformer, pas de modes de raisonnement préétablis, car il s’agit justement de jouer mentalement avec une impossibilité discursive et de les désamorcer, pour retrouver une délibération intérieure virginale, à tout le moins spontanée. Ce sont les kõans du zen.
La technique du paradoxe est également présente dans ces (science-)fictions où l’auteur nous promène un peu dans un monde dont la logique ne nous est pas étrangère, pour nous faire ensuite frôler le vide avec des situations jamais vues. Dans ce contexte, il est difficile de passer sous silence une autre utilisation du paradoxe, moins honorable. Psychologiquement, les dominants malsains et les pervers narcissiques (très à la mode !) usent et abusent d’injonctions contradictoires ou paradoxales afin de tétaniser leurs victimes. Orwell utilise également le paradoxe, qu’il pratique dans les slogans du pouvoir totalitaire de 1984 (“La guerre, c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.“) Les intentions de Big Brother, dans ce cas, ne sont peut-être pas si différentes.
Du bon côté de la Force, les discours paradoxaux abondent également, même dans les classiques de chez nous. Ainsi Pascal : “L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.” Ainsi Proudhon : “La propriété, c’est le vol.“
A chaque fois, de Pascal au Maître Zen en passant par le Pastafarisme, quel délicieux déménagement cérébral que de raisonner sans rationalité et de découvrir, au revers d’une phrase, l’intuition d’un monde qui, jusque-là, avançait masqué ! J’ai dit initiation, comme c’est bizarre… ?
Miroir, dis-moi si je suis la plus belle
Ici, pas d’extrait : les exemples, vous les avez déjà en tête. Le sociologue Gérald Bronner souligne que, vu la masse saturée d’informations qui nous sollicite, nous avons désormais la capacité de trouver -non pas, l’information pertinente qui pourrait nous contredire et nous faire réfléchir- mais l’information qui confirme ce que nous pensions déjà, vraie ou fake. Le commentaire vaut pour les conspirationnistes, les ados boutonneux comme pour chacun d’entre nous, qui “avons vu sur l’Internet que…” L’idée préconçue est dans ce cas chez nous et notre pensée n’en est pas libre -loin de là- et pire encore : nous nous imposons une limitation de la connaissance du monde en usant de procédés opaques, de discours peu éclairants, qu’en d’autres circonstances nous dénoncerions chez les pires des populistes.
Le doute méthodique appliqué à soi-même n’est, dans ce cas, pas un exercice masturbatoire. En effet, quoi de plus normal que de chercher dans les phénomènes, dans ce que je constate autour de moi, une validation de ce que je pense sainement ? Reste que… je ne pense pas toujours sainement et mon introspection, quelle qu’elle soit (psychologique, philosophique, alimentaire, ludique…) peut être morbide. “Allo, monsieur Diel ?“
Dès lors, comment faire au quotidien, si ce n’est se méfier des pensées (et de leurs confirmations) qui font tropplaisir…
Alors, heureuse ?
Le suspense était-il intolérable ! Vous avez trépigné, vous vouliez savoir si vous étiez des bons philosophes selon l’ami Ernest Cassirer : aviez-vous, pour chaque exemple, bien identifié la forme symbolique utilisée, le discours organisé au départ de mots, pour vous représenter un objet du monde (en l’espèce, Momo le Chameau) ?
Autre chose reste donc ensuite de tester sa cohérence interne puis d’évaluer son degré de réfraction : quel est le degré de transparence (volontaire ?) de la “couche cognitive” que ce discours construit entre vous et les objets qui constituent ce monde dont vous ne pouvez prendre connaissance immédiatement ? Jacques Dufresne parle de connaissance médiate (impossibilité de connaître sans passer par des représentations) et Edgard Morin en remet une couche quand il nous démontre combien le monde est trop complexepour notre seul entendement. Dans le discours religieux également, souvenez-vous, nos ancêtres Eve et Adam sont chassés du paradis (en d’autres termes : le monde sans question, le mystère sans angoisse) parce qu’ils prétendaient accéder à la connaissance du bien et du mal… sans d’abord bosser un petit peu sur eux-mêmes !
Vous êtes maintenant surentraînés : vous sentez-vous enfin de vrais CRACs, des Citoyens Responsables, Actifs et Critiques (s’est ajouté par la suite le S de Solidaires) ? La méthode Cassirer est-elle plus claire pour vous, aujourd’hui ?
Comment faire pour savoir ? Comment savoir pour faire ?
Josiane nous revient avec du café et des biscuits : “Si je comprends bien. Toutes les histoires qu’on me raconte -celles que j’écoute, en tout cas- c’est comme dans le magasin d’à Robert, qui vend des lunettes : je choisis les montures que je veux, tant que les verres ont la bonne dioptrie, comme y dit. Le but, c’est d’y voir clair et, si je vais jardiner, d’avoir des verres un peu fumés pour ne pas être éblouie par le soleil. Tu prends du sucre ?“
Comme le souligne Arnaud Jamin sur DIACRITIK.COM, c’est là qu’il faut sortir Heidegger de sa poche, au risque que beaucoup s’enfuient. Pourtant le voilà au mieux de sa forme dans Méditation où il évoque le danger des certitudes rationnelles, sa méditation pouvant s’appliquer à toute forme de discours que l’on ne questionnerait pas :
Partout où l’on prétend que tout est possible et réalisable, partout où l’on dispose par conséquent d’une explication toute prête pour quoi que ce soit, le pourquoia définitivement donné congé à son essence, c’est-à-dire à ce qui consacre, dans sa dignité de question, la chose la plus digne de question qui soit. Au pourquoi et au questionnement essentiel se substitue une croyanceaveugle, celle de posséder par avance et intégralement toutes les réponses, une croyance à la rationalité pure et simple, et à la possibilité, pour l’homme, d’en être absolument maître. Mais se réclamer rationnellement de l’étant, lui-même pensé et poursuivi rationnellement, c’est devenir foncièrement étranger à l’Être — c’est la fin de l’homme complètement hominisé.
Martin Heidegger, contemporain de Cassirer (ils n’étaient pas copains), est très secourable, dès l’instant où on réalise combien les discours dans lesquels nous nageons nous empêchent d’exercer notre puissance d’être humain et où la paresse nous amène parfois à adopter un discours unique sans le questionner, sans poser la question du pourquoi.
Si je questionne une vérité, un argument d’autorité, une incitation affective ou même une intuition, ce n’est pas que je l’annule ou la censure (auto-cancel culture ?) mais bien que je m’efforce d’élucider de son influence sur ma pensée, mon comportement.
Le Graal pour le prix d’un pèle-patates !
Josiane nous revient avec l’apéritif, des chips et des tronçons de carottes : “Si je comprends bien… je résume : parce qu’on est des femmes et des hommes, on a besoin de se raconter des histoires pour comprendre ce qui nous entoure. Pour mieux se le représenter. Quand on le fait soi-même, faut faire attention à ne pas trop se faire plaisir, et quand on écoute les autres (ou les livres ou les Témoins de Jéhovah ou le Journal parlé, etc.), il faut toujours se demander à qui profite le crime ? Du coup, on est moins bièsse et on choisit vraiment soi-même ce qu’on choisit. Ça me convient et, finalement, la Vérité, c’est la vérité qui me convient…“
Josiane a tout compris et Cassirer est satisfait de sa conclusion. Reste la question de la Vérité que notre bonne amie a soulevée. Cassirer et ses camarades de classe vivaient à une époque où le Graal de la philosophie n’était plus de définir ce qui était réel (vrai) dans l’absolu, l’Etre, faute d’y avoir accès avec nos petits moyens cognitifs. Avec eux, le centre de gravité de la recherche philosophique s’est déplacé vers le comment, vers cet ensemble dynamique, le fameux Dasein, constitué par chacun (vous et moi, y compris Josiane) et de sa manière de s’approprier le monde. Vaste programme !
A son époque, Spinoza affirmait que nous avons tous “une idée vraie“, mais que cette vérité était au centre de nous et que le travail d’hominisation passait par l’élimination des préjugés, des motivations superficielles, des envies (à savoir, le contraire des besoins) comme l’envie de richesses, de chameaux, de reconnaissance sociale, de pouvoir : autant de fausses motivations pour nos comportements. Le travail consistait pour lui à se défaire de ces imageries (représentations) comme on pèle les différentes couches d’un oignon, jusqu’à arriver au cœur de la chose : l’idée vraie qui nous permet de ressentir spontanément ce qui est bon pour nous (satisfaisant) et ce qui est mauvais (insatisfaisant).
Dans ce sens, la méthode de Cassirer peut certainement nous aider à élucider notre délibération… “en nous pelant l’oignon“, plaisanterait Spinoza (Josiane adore l’idée), jusqu’à pratiquer une pensée libre. Cassirer a passé son temps à triturer les discours, les formes symboliques, jouissant à chaque découverte de la Joie d’appartenir à l’humanité qui les a générés. Il ne cherchait pas de vérité première mais, comme un alchimiste, il s’est vu transmuté par le fait même de son travail.
Voilà peut-être la clef : quand on s’y intéresse avec l’esprit clair, tous les discours sont initiatiques, ils sont délicieusement révélateurs de ce dont nous sommes capables de créer, nous, les humains. Sans exclusive, car “toutes les pierres sont bonnes à tailler“, comme dit Josiane. Et c’est en y travaillant que nous pourrons passer de l’impératif “Cela est, alors tu dois” au prometteur : “Fais, alors tu vois.“
Lettre de Ludwig WITTGENSTEIN (1889-1951) à Bertrand RUSSELL (1872-1970) datée du 3 mars 1914 :
Cher Russell,
(…) je dois te redire que nos dissensions n’ont pas seulement des causes extérieures (nervosité, surmenage, etc.), mais aussi des racines très profondes – du moins de mon côté. Il se peut que tu aies raison de dire que nous ne sommes peut-être pas si différents, il n’en reste pas moins que nos idéaux diffèrent du tout au tout. C’est pour cela que nous n’avons jamais pu, et nous ne pouvons toujours pas discuter de quoi que ce soit mettant en jeu nos jugements de valeur, sans recourir à la dissimulation ou nous quereller. Je crois que cela est indéniable. Il y a longtemps que j’en suis conscient, ce qui a été terrible pour moi, car cela me montrait que notre relation s’enlisait dans un bourbier. Nous avons tous les deux nos faiblesses, surtout moi, dont la vie est REMPLIE de pensées et d’actions détestables et dérisoires (je n’exagère pas). Mais pour qu’une relation ne se dégrade pas, il faut que les faiblesses de chacun ne se conjuguent pas. Deux hommes ne doivent entretenir une relation que là où ils sont purs – c’est-à-dire où ils peuvent être totalement ouverts l’un à l’autre, sans se blesser mutuellement. Or nous N’en sommes capables QUE lorsque nous nous restreignons à la communication de faits pouvant être établis objectivement, et peut-être aussi lorsque nous nous exprimons les sentiments amicaux que nous avons l’un pour l’autre. Tout autre sujet nous conduit à la dissimulation, ou même à la querelle. Peut-être diras-tu : cela durant depuis déjà un bon bout de temps, pourquoi ne pas continuer ainsi ? Mais j’en ai par-dessus la tête de ces compromis sordides ! Jusqu’ici mon existence a été une grande saloperie – mais faut-il qu’elle continue à l’être ? – Je te propose ceci : faisons-nous part de nos travaux respectifs, de nos découvertes, etc., mais abstenons-nous de tout jugement de valeur sur l’autre, sur quelque sujet que ce soit, et soyons pleinement conscients du fait que nous ne pouvons être tout à fait honnêtes l’un envers l’autre sans être du même coup blessants (il en est du moins ainsi pour moi). Je n’ai pas besoin de t’assurer de l’affection profonde que je te porte, mais cette affection serait menacée si nous continuions à entretenir une relation fondée sur la dissimulation, et donc honteuse pour l’un comme pour l’autre. Il serait honorable, je crois, de lui donner désormais un fondement plus sain. (…)
Toujours tien,
L.W.
La publication inédite de lettres entre le philosophe et les siens permet d’en savoir un peu plus sur l’homme mais aussi sur une famille au centre de la vie culturelle de Vienne.
Je n’ai pas pu répondre à ta lettre de façon circonstanciée car j’étais au lit avec les oreillons. Cette lettre m’est en fait tout à fait incompréhensible. Le diable seul sait les bêtises [qu’on] a bien pu te raconter pour que tu croies devoir me rendre visite […] A mes yeux, une telle visite serait le plus grossier outrage concevable, un signe de l’absence totale du respect que chaque être humain doit à la liberté d’autrui. Dans notre famille, un tel manque ne serait certes pour moi rien de nouveau, voir les nombreux cas où l’un de nous en tyrannise un autre avec amour.
Cette lettre, Ludwig ne l’enverra pas à sa sœur Hermine. Il lui en écrira une plus douce – qui aura le même effet :
Ta lettre m’a fait très mal, d’autant que je ne peux pas du tout m’expliquer en quoi je l’ai méritée […] Si un jour tu as besoin de moi, je viendrai avec la plus grande joie, car rien ne peut ébranler mon amour.
A choisir d’autres missives, antérieures ou postérieures, on découvrirait, non seulement entre Hermine et Ludwig, mais entre tous les membres de la famille, des rapports aussi variables qu’un temps de mars, affectueux, exacerbés, tendres, durs, amicaux, soupçonneux… La lettre date de janvier 1921. Ludwig exerce alors le métier d’instituteur à Trattenbach, en Basse-Autriche, après avoir travaillé comme aide-jardinier dans un couvent. Nul ne sait qu’il est millionnaire. De retour à Vienne, il cède sa part d’héritage à ses frères et sœurs – en excluant sa bien-aimée Margaret, épouse de l’homme d’affaires et collectionneur d’art new-yorkais Jerome Stonborough, déjà assez riche.
Les correspondances croisées entre proches se réduisent souvent à des échanges conventionnels : tracas quotidiens, fêtes, anniversaires, vacances, oreillons. Il y a de cela dans les Lettres à sa famille (inédites) de (et à) Ludwig Wittgenstein, qui toutefois dévoilent un peu la personnalité du philosophe, sans en lever le mystère (encore épais, en dépit des dizaines de biographies publiées). Mais on y trouve davantage. Car il s’agit de la famille Wittgenstein, qui est à elle seule un style, une époque, un monde, “doté de son propre système de soutien, de ses propres valeurs, de sa propre clientèle au sens de la Rome antique“, comme écrit l’éditeur (et biographe) Brian McGuiness.
Personne ou presque n’a été plus mal élevé que nous.
Les emblèmes de cette famille, ce sont d’abord des immeubles. Après la Villa Xaire, à proximité du château de Schönbrunn, les Wittgenstein habitent à Vienne le Palais Wiener, place Schwarzenberg, l’endroit le plus chic du Ring, puis, à partir de 1890, un hôtel particulier sis au 16 de l’Alleegasse (aujourd’hui Argentinierstrasse), près des jardins du Belvédère. Ce palais Wittgenstein est le pôle de la vie culturelle viennoise, et le salon le plus fréquenté par les intellectuels et les artistes : Brahms, Berg, Richard Strauss, Klimt, Schönberg, Mahler… Ils séjournent également à Hochreit, un vaste domaine campagnard, et, en demi-saison, migrent à Neuwaldegg, où s’érige leur villa, dont le parc jouxte une forêt (c’est là que naît Ludwig, le 26 avril 1889).
Le maître de l’empire, c’est le père, Karl Wittgenstein, l’un des entrepreneurs les plus successful de la fin de l’empire austro-hongrois – un grand bel homme au dire de tous, plein d’humour, escrimeur et cavalier accompli, musicien, collectionneur et mécène : d’abord roi des aciéries, il tourne ensuite ses affaires vers la finance (il est au conseil d’administration de la Credit Anstalt, banque de la famille Rothschild) et ne fait qu’accroître sa fortune. Son épouse, Léopoldine Kallmus, d’un milieu aisé, est issue comme lui d’une famille juive assimilée et convertie au catholicisme. Sa seule passion est la musique. On la dit irritable, d’un tempérament exalté, assez peu à l’écoute de ses enfants.
Hermine, l’aînée, vient au monde en 1874. Dora naît et meurt deux ans plus tard. Suivent deux garçons, Johannes (Hans) et Konrad (Kurt), puis, en 1879, une autre fille, Helene (Lenka). La naissance de Rudolf (Rudi) précède d’un an celle de Margaret (Gretl), benjamine dorlotée par tous pendant son enfance, promue grande sœur quand apparaissent, en 1887 et 1889, les deux petits derniers, Paul et Ludwig. Vivant dans le luxe, assistant aux brillantes prestations des peintres, musiciens et hommes de science qui fréquentent leur demeure princière, les enfants Wittgenstein ne sont guère heureux. Gretl l’avoue : “Personne ou presque n’a été plus mal élevé que nous : sans amour, sans le moindre encouragement à bien faire, sans le moindre égard pour nos aptitudes.” De fait, “tout ce qui est accompli par les membres de cette famille l’a été une fois qu’ils l’avaient quittée“. Tous ont des dons extraordinaires : Hans pour la musique, Rudi pour la littérature et le théâtre. Ils se suicident tous deux, à 25 et 23 ans. Kurt est le seul qui emboîte les pas de son père, et dirige une entreprise industrielle : mobilisé, il se suicide sur le front italien lors de la reddition de l’armée autrichienne. Paul devient un pianiste célèbre : blessé au début de la guerre, il est amputé d’un bras (Maurice Ravel écrira pour lui le Concerto pour la main gauche en ré majeur). Gretl surmonte les difficultés de jeunesse grâce à son œuvre de mécène, à l’amour de l’art (Klimt en fait un magnifique portrait) et à son goût pour la connaissance, la physique, les mathématiques, la psychanalyse (patiente puis amie de Freud). Quant à Ludwig, le petit Luki choyé par ses sœurs, de santé fragile, timide, secret, torturé, doux et inflexible, poussant jusqu’à l’extrême limite ses capacités intellectuelles, assurément génial, bien malin qui saurait en dire le dernier mot.
Tu n’es pas fait pour ce monde
Du point de vue biographique, il y a en effet une kyrielle de Wittgenstein : l’ingénieur en mécanique, le chercheur en aéronautique, le concepteur de cerfs-volants météorologiques, l’architecte (il a projeté pour sa sœur Gretl la célèbre Wittgenstein-Haus, sur la Kundmanngasse à Vienne), l’ermite, le combattant volontaire (prisonnier de guerre en Italie), le portier, le serveur, le brancardier du Guy’s Hospital de Londres, le technicien du laboratoire d’analyses médicales de Newcastle, le clarinettiste, le professeur… Du point de vue philosophique, il n’y en a heureusement que deux. Le premier Wittgenstein est l’ingénieur qui se découvre une passion pour la philosophie des mathématiques, suit à Iéna l’enseignement de Gottlob Frege, père de la logique moderne, et parfait sa formation à Cambridge, auprès de deux monuments : Bertrand Russell et George E. Moore. Ce stage en Angleterre dure jusqu’au début de la Première Guerre. Réfugié en Norvège, le jeune Autrichien, dans la plus absolue solitude, commence la rédaction du Tractatus logico-philosophicus. L’ouvrage –le seul qu’il publie de son vivant– paraît en 1921. Son impact est tel qu’il oriente toute une part de la philosophie du XXe siècle vers l’étude de la logique du langage. Dès lors, convaincu que la “vérité des pensées” qu’il apporte est “intangible et définitive“, Wittgenstein prend congé de la philosophie.
En 1929, il rechute, et retourne étudier à Cambridge. Après son doctorat, il devient fellow au Trinity College et, en 1939, obtient la prestigieuse chaire de philosophie de l’université, succédant à Moore. Cette féconde période d’enseignement¬ voit la mise en chantier de ce qui sera l’œuvre (publiée posthume) du second Wittgenstein. Le Viennois ne se réfère plus à un langage idéal capable de réfléchir la structure même de la réalité : il donne maintenant à la philosophie la tâche d’analyser la multiplicité des “jeux de langage” et la façon courante dont chacun les utilise – en suivant des règles consolidées par les institutions et incrustées dans les “formes de vie”», les peurs, les émotions, les croyances, les douleurs, les attitudes. Il fait son dernier cours le 13 mai 1947. Au retour d’un voyage aux Etats-Unis, il découvre qu’il a un cancer. Il meurt le 29 avril 1951.
Les Lettres à sa famille recouvrent une ample période : de 1908 à 1951. Aussi ne se comprennent-elles que rapportées aux “formes de vie” que Ludwig, ses sœurs et ses frères –principalement Hermine, Margaret, Helene et Paul– tour à tour assument, en fonction des périodes, des états affectifs, du destin des relations, d’évènements heureux ou tragiques (guerre, départs au front, captivité, lois raciales : l’interdiction faite aux Juifs, en juin 1938, d’exercer leur profession contraint Paul à émigrer aux Etats-Unis). Si la musique établit entre tous une certaine… harmonie, et si les déclarations d’amour abondent, les dissensions ne manquent pas. Elles ne sont ni politiques ni philosophiques, mais tiennent à ce que chacun a une idée de ce que devrait être le bonheur de l’autre. Ludwig apparaît comme celui qui doit être protégé (“Tu n’es pas fait pour ce monde“, lui lance Hermine), alors qu’il se considère –en même temps que Gretl– comme le plus apte à aplanir les conflits (mais capable d’avouer à Paul : “Je suis un être perdu et tout à fait indigne de votre affection, à moins qu’un miracle ne me sauve“). A Helene, il écrit : “Si quelque chose dans cette lettre devait ne pas être clair, je suis tout à fait prêt à fournir de nouvelles explications.” Mais pourra-t-on jamais voir clair, non dans la pensée, mais dans la personnalité polyphonique, insondable, de Ludwig Wittgenstein ? Lequel termine sa missive par ces mots : “Pour que tu voies que je me porte bien, j’ai fait quelques taches de graisse sur le papier. Après l’avoir lue, tu peux donc te débarrasser de cette lettre ou en extraire la graisse. Ton frère inoubliable (et pourtant oublieux), Ludwig.“
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“J’ai tâché de démontrer que le but de la délibération intime est la libération qui réside dans l’harmonie des désirs, dans la maîtrise de soi, dans l’objectivation du sujet à l’aide d’un effort introspectif de prise de connaissance de soi.
Or, depuis les temps les plus reculés, l’effort essentiel de l’esprit humain a été la lutte contre l’affectivité aveuglante. Le thème de la maîtrise des désirs et de la connaissance de soi traverse les siècles. Unissant les époques, il fonde l’effort évolutif et culturel de l’homme, l’histoire de l’humanité, sous son aspect essentiel. La psychologie retrouve actuellement ce thème, non point par hasard, mais par une immanente nécessité historique. Comment n’aurait-elle pas le souci de mettre en relief son lien avec les efforts précédents envers lesquels elle s’éprouve redevable, si pré-scientifiques soient-ils ?
La connaissance intime n’a jamais été cherchée dans un but purement théorique, mais au contraire, dans un dessein éminemment pratique, comme en témoigne l’idéal de sagesse des Anciens. La sagesse est l’harmonie des désirs. L’amour de la sagesse, la philosophie, a cherché les conditions de l’harmonisation non par idéalisme exalté, ni même par devoir extérieurement imposé, mais uniquement parce que les Anciens y reconnaissaient la condition ultime de satisfaction. La satisfaction ultime est la joie, et le désir essentiel de tout homme est de vivre dans la joie. Depuis que l’homme vit, et tant qu’il vivra, il cherchera la joie et les conditions de son accomplissement. Son effort essentiel consistera à valoriser les désirs selon leur promesse de satisfaction, à les hiérarchiser et à créer ainsi l’échelle des valeurs.
La psychologie moderne a passagèrement abandonné la recherche essentielle. La psychologie ne fut longtemps qu’une branche de la philosophie, mais qui nécessairement a gagné de plus en plus en importance, du fait que le thème essentiel de sa recherche -la maîtrise satisfaisante des désirs- était un problème psychique. Voulant se constituer en science indépendante, la psychologie a pris soin de rendre la séparation radicale. Elle a rejeté non seulement la forme de l’ancienne recherche jugée trop intuitive, mais aussi son contenu : le problème essentiel. Mais la psychologie pourrait-elle à jamais renoncer au contenu essentiel de toute recherche ?
Les conditions de satisfaction et d’insatisfaction sont inscrites dans le fonctionnement psychique. Parce qu’elles y sont inscrites, elles doivent être psychologiquement définissables. Ce n’est que de la définition claire des conditions immanentes de satisfaction vitale que pourra résulter une valorisation sensée (la compréhension du sens et de la valeur de la vie), savoir enseignable dont le pouvoir formateur sera amplifiable de génération en génération. Transmissibilité et amplification sont les traits caractéristiques de toute science. C’est dans ce trait, et non point dans l’abandon du problème essentiel, que la psychologie devrait chercher le renouveau.
Afin de mettre en évidence le lien essentiel unissant les époques, il importe de tracer la ligne évolutive conduisant des croyances primitives à la philosophie et à la psychologie comprises dans toute leur ampleur.
Le thème commun à la philosophie et à la psychologie –la maîtrise des désirs à l’aide de la connaissance de soi– est le problème éthique. La philosophie intuitive, ne pouvant formuler clairement l’origine immanente des valeurs, se perdait dans les spéculations métaphysiques. Ce penchant est fatal, car la réflexion philosophique a hérité de la figuration éthique de la mythologie, qui plaçait les valeurs sous une forme personnifiée dans une région transcendante. Ces personnages surhumains, les divinités, représentant les valeurs, ont été originairement imaginés comme vivant éternellement dans une sphère céleste, imposant à l’homme la conduite éthique -la maîtrise des désirs- comme condition de son salut.
Personnages mythologiques, les divinités des Anciens étaient les créations d’une imagination à force sublimante. Elles figuraient symboliquement les qualités psychiques de l’homme portées à la perfection. Elles imposaient (symboliquement parlant) la conduite sensée, parce qu’elles signifiaient (psychologiquement parlant) un appel à l’effort de perfectionnement que l’homme, créateur des mythes, s’adressait à lui-même par une sorte de prescience surconsciente des conditions psychiques de sa propre libération. Sur le plan de la délibération réelle et intime, les images des divinités étaient, de ce fait, des déterminantes immanentes de l’accomplissement sensé.
Personne ne croirait plus à l’heure actuelle que les divinités grecques, par exemple, Zeus, l’esprit, Héra, l’amour, Athéné, la sagesse, Apollon, l’harmonie, etc., aient réellement, c’est-à-dire physiquement, existé. Elles existaient cependant dans un sens psychologique : images-guides, elles étaient des centres suggestifs qui, parce qu’immanents à la psyché, aidaient l’homme à trouver la solution juste de ses conflits psychiques.
À cet égard, il est instructif de constater que toute la sagesse de la prescience mythologique des Grecs a été condensée dans l’inscription qui se trouvait au fronton du temple d’Apollon, dieu de l’harmonie : “Connais-toi toi-même“. Connaître soi-même, c’est connaître les motifs de ses actions. La prescience mythique indique donc par cette inscription que la connaissance des motifs intimes permet d’accéder à l’esprit harmonisateur. Cette sous-jacente vérité psychologique se trouve encore renforcée par le récit mythique qui souligne le pouvoir libérateur d’Apollon : l’homme qui, conformément à la prescription, cherchait la connaissance de soi, qui symboliquement parlant se réfugiait dans le sanctuaire de l’harmonie, qui soumettait ses désirs exaltés à l’exigence de l’esprit harmonisant, était – d’après l’ancienne prescience – sauvé de la poursuite par les Érinnyes (symboles de la culpabilité). Psychologiquement parlant : l’homme, ayant rempli les conditions saines de la délibération, se trouve libéré du désaccord avec lui-même et du tourment coupable qui en résulte.
Les symboles mythiques formaient une terminologie psychologique exprimée par image.
Mais, peu à peu, la foi en les images perdait sa force vivifiante. Le doute se réveillait à mesure que la divinité, immanente force suggestive existant dans l’intra-psychique, n’était plus prise que pour une réalité extra-psychique vivant réellement dans une région transcendante. La statue, représentation symbolique de la divinité, en vint à être prise pour une divinité réelle qu’on implorait dans l’espoir d’obtenir d’elle la satisfaction des désirs matériels.
L’erreur dans la valorisation décidait ainsi du déclin de la culture.
C’est alors que dans la culture grecque-exemple ici du destin de toutes les cultures- la réflexion philosophique prit le pas sur les croyances. Afin de sauvegarder les valeurs éthiques, la philosophie s’efforça d’expliquer leur raison d’être, qui ne se dégage des images mythiques qu’après en avoir rejeté l’enveloppe symbolisante.
Rien n’est plus instructif à cet égard que la philosophie de Platon. Dans ses Dialogues, le conflit d’origine intrapsychique ne se trouve plus représenté par le combat des héros contre les monstres et les démons, mais par la discussion entre Socrate et les Sophistes. Le héros de Platon, Socrate, défend les valeurs-guides sous leur forme réelle -la connaissance de soi et la maîtrise des désirs- contre l’assaut des Sophistes. Afin de dérober l’affect et ses promesses de jouissance au contrôle de la pensée consciente, les Sophistes se faisaient forts de démontrer que la pensée n’est qu’un moyen bon à prouver n’importe quoi par n’importe quel argument. (C’est là un procédé de fausse justification que tout homme emploie à son insu dans sa propre délibération intime, afin de soustraire au contrôle de l’esprit élucidant les promesses de l’imagination exaltée.) Socrate s’oppose à la rhétorique des Sophistes. Il démontre l’exigence immanente de l’esprit : la nécessité de définir clairement les termes qui désignent les qualités psychiques, seul moyen d’éviter la confusion entre le juste et le faux, confusion dangereuse parce que génératrice de l’activité faussée.
Les dialogues platoniciens sont une tentative d’établir une terminologie psychologique clairement définie, capable de remplacer la terminologie symbolique et imagée de la prescience mythique.
Les thèmes des dialogues seront les qualités psychiques que les divinités, figures symboliques, ont représentées: l’esprit, l’amour, la sagesse, l’harmonie, etc. Sans cesse le Socrate de Platon s’efforce de définir ces termes. Afin de démontrer leur immanente valeur, il les présente comme seuls garants de satisfaction vitale.
La maïeutique de Socrate est une analyse des motivations à base introspective, fondée sur une tentative de prise de connaissance de soi-même.
Mais si, par l’emploi de cette méthode, Platon défend l’origine immanente des idées-guides (vérité, beauté, bonté, sagesse, harmonie, amour), il les détache néanmoins d’une façon insuffisante de l’ancienne figuration mythique. Pareilles aux divinités olympiennes symboliquement immortelles, les idées-guides résident éternellement dans une sphère inaccessible à l’homme. Sans doute Platon a-t-il voulu donner à entendre par là que l’idéal éthique existe en dehors de l’usure du temps, qu’il demeure vrai et valable à travers tous les temps. Il n’empêche que, par la tentative d’assurer aux valeurs une portée absolue et transcendante, la philosophie fut condamnée à ne rester qu’une sorte de psychologie spéculative, vénérable par l’ampleur de ses problèmes, mais dont les tentatives de solution s’échelonnent en une succession de systèmes contradictoires.
Peut-on, de ce résumé succinct, conclure à la situation de l’époque actuelle ?
Ce qui est certain, c’est que la contradiction à l’égard des valeurs et de leur origine culmine à l’heure actuelle dans un degré de désorientation jamais atteint auparavant au cours de l’histoire.
Si l’on admet que toutes les cultures ont été fondées sur leur vision des valeurs, guide essentiel de la conduite humaine tant individuelle que sociale, on ne peut s’empêcher de penser que la cause la plus secrète du désarroi de l’époque présente est due à la scission intervenue entre la survivante métaphysique spiritualiste et le matérialisme mécaniciste, fondement idéologique des sciences. La psychologie elle-même est à la remorque d’une idéologie rationaliste pour laquelle, paradoxalement, la raison n’est qu’un épiphénomène et le raisonnement une illusion.
L’avènement de la psychologie des profondeurs est l’une des conséquences de cette situation conflictuelle.
Il importe dès lors de démontrer que l’étude de l’extra-conscient apporte, en effet, un élément nouveau à la recherche essentielle qui traverse l’histoire.
Mais la psychologie de l’extra-conscient risque de demeurer inefficace si elle ne s’avise pas que les maladies de l’esprit, qui à des degrés divers d’intensité assaillent tous les individus, résultent en premier lieu du malaise de l’esprit incapable de valorisation pondératrice, permettant de maîtriser l’exubérance des désirs matériels, sexuels et spirituels et d’établir ainsi une juste hiérarchie des valeurs.”
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
“Depuis plusieurs années déjà, on constate en psychologie un mouvement qui tend à se déployer dans divers pays. Il s’efforce de réviser les assises mêmes de cette science afin de lui assurer une portée dépassant les limites qui lui furent assignées par les méthodes en usage.
Voici comment s’exprime à cet égard, pour ne citer qu’un seul auteur, le Dr A.H. Maslow, professeur à la Brandeis University, aux États-Unis, dans un récent article intitulé Toward a Humanistic Psychology : “Je crois que tous les problèmes de grande importance, guerre et paix, exploitation de l’homme et fraternité humaine, haine et amour, maladie et santé, mésentente et harmonie, bonheur et malheur de l’humanité, ne trouveront leur solution que dans une meilleure compréhension de la nature humaine…” Et, plus loin : “Elle (la psychologie) se préoccupe beaucoup trop de ce qui est objectif, manifeste, extérieur, en un mot de la conduite… Elle devrait étudier davantage ce qui est intérieur, subjectif, méditatif, secret. L’introspection, utilisée comme technique, devrait être réintroduite dans les recherches de la psychologie.“
Dans divers ouvrages et études, l’auteur du présent exposé a défendu une position qui, bien que conçue en pleine indépendance de pensée, s’apparente à celle qu’expriment ces citations, on n’aurait cependant pas osé l’exprimer avec cette franchise un rien naïve qui caractérise, souvent tout à son honneur, le savant américain.
Et de fait, il me serait impossible, aujourd’hui, d’exprimer ces idées en évitant toute polémique. Ma meilleure excuse est que je me sens uni -même avec les psychologues auxquels il m’advient de m’opposer- dans le souci d’une commune recherche de la vérité.
Longtemps avant que la psychologie ait pu se constituer en science, sa terminologie avait été préétablie par la sagesse du langage. Des termes comme sentiment, volonté, pensée étaient couramment employés ; le terme de psyché signifiait l’ensemble de toutes ces fonctions, et de bien d’autres depuis toujours plus ou moins clairement distinguées.
Cette constatation pourrait paraître bien simple, sinon simpliste. À y réfléchir, ne renfermerait-elle pas un problème grave, le problème crucial de la psychologie, celui de sa méthode ?
Bien sûr, toutes les sciences se sont constituées à partir d’une terminologie préétablie. La physique n’utilise-t-elle pas des termes comme vitesse, accélération, etc., qui se sont formés à partir d’une observation ancestrale ? Mais la physique n’est devenue science qu’en définissant clairement sa terminologie grâce à l’emploi de la formule mathématique.
La psychologie, obligée de se contenter des formulations, devrait avoir le souci de les préciser. Est-elle parvenue à formuler clairement ce que sont les fonctions, pour ne citer que les plus fondamentales, de pensée, de volonté, d’affect ?
Pour la psychologie du comportement, la psyché est inexistante. Ses fonctions ne seraient que des épiphénomènes illusoires. Il suffirait donc d’étudier les phénomènes manifestes, constatables par observation extérieure : les actions qui, par voie de conséquence, seraient exclusivement déterminées par l’influence du milieu. Bien entendu, l’étude du comportement ne peut s’abstenir d’utiliser l’ancienne terminologie. Elle continue à parler des pensées, des volitions, etc. Mais elle traite ces phénomènes intrapsychiques avec un souverain mépris. Pour les étudier, il faudrait les observer, et par quelle méthode pourrait-on le faire ?
Il ne s’agit point de contester la valeur des méthodes employées par l’étude du comportement, à savoir l’observation clinique et l’observation à l’aide de tests. Mais ces méthodes n’épuisent pas les instruments de la recherche.
N’est-il pas indéniable que la terminologie élaborée par la sagesse du langage n’a pu être établie qu’à partir de l’observation de la vie intime ? La vie humaine consiste essentiellement en une incessante délibération intime à laquelle toutes les fonctions psychiques apportent leur concours. Le comportement n’en est que le résultat final. Chacun sait intimement et pertinemment qu’il délibère avant de répondre activement aux excitations du milieu. Est-ce possible que ce travail intrapsychique ne soit qu’un leurre,
qu’une illusion dépourvue de toute importance pour la vie ?
La sagesse du langage, qui a su déceler les facteurs les plus élémentaires de la délibération intime, constituant ainsi sa terminologie à partir d’une introspection révélatrice, sans cesse renouvelée par tout être humain, n’aurait-elle pas une fois pour toutes prescrit à la psychologie sa voie d’investigation ? Pour être science, la psychologie ne devrait-elle pas parvenir à rendre de plus en plus lucide la méditation qui se poursuit inlassablement en nous à l’endroit de cette affection immédiate que sont nos désirs et leur exigence de satisfaction, laquelle, sensée ou insensée, décide de la valeur des hommes, du destin de l’humanité ?
Voici comment William James résumait la situation dans son Précis de Psychologie : “…nous ignorons jusqu’aux termes entre lesquels les lois fondamentales, que nous n’avons pas, devraient établir des relations. Est-ce là une science ? C’en est tout juste l’espoir. Nous n’avons que la matière dont il faudra extraire cette science.“
Cette matière que nous possédons, qu’est-elle sinon la terminologie anciennement et introspectivement préétablie par la sagesse du langage ? Si, après l’effort des siècles, nous ne sommes pas parvenus à extraire de cette matière des lois capables de constituer une science, ne serait-ce point parce que la voie d’investigation prescrite par la sagesse du langage a été abandonnée?
Une science se définit par sa méthode et elle s’expose par ses lois. Les lois du psychisme concerneraient-elles le désir et ses exigences de satisfaction sensée ou insensée déterminant la situation conflictuelle de l’homme et même de la société ? Le désir n’est-il pas à la base de tout effort humain, même de la science ? La science pure désire posséder la vérité, satisfaction de l’esprit. La société en fait un usage technique en vue de satisfaire les désirs matériels ; mais la loi essentielle de la vie stipule que la véritable satisfaction, le triomphe sur toutes les tentations insensées, ne peut être trouvée que dans la maîtrise des désirs. Comment réaliser les conditions de cette satisfaction essentielle, si la science s’obstine à exclure l’étude du désir du domaine de sa recherche? Bien qu’il soit utopique de penser à une solution à courte échéance, il n’en demeure pas moins vrai que l’esprit humain ne devrait reculer devant aucun problème que la vie et ses exigences inéluctables lui imposent. Ce sont précisément les merveilles de l’invention technique qui démontrent, ou qui pourraient du moins susciter l’espoir, qu’aucun problème n’est insoluble à condition qu’il soit sciemment posé.
Mais le problème essentiel ainsi posé, sa solution est-elle réalisable ? Le désir est une affection subjective. De par sa nature même, il semble s’opposer à la prise de connaissance, qui ne pourra s’opérer que par voie d’introspection objective. Se faire défenseur de l’introspection, n’est-ce point s’engouffrer dans une impasse ?
N’est-il pas connu et reconnu que l’introspection est dépourvue de toute objectivité et que son emploi n’est pas seulement inefficace, mais au plus haut degré nuisible ?
La vérité, c’est que tout le désarroi actuel de la psychologie est dû précisément au fait que seule l’introspection sous sa forme morbide est reconnue, sans toutefois être étudiée dans ses conditions et ses aboutissements. Elle consiste dans la rumination complaisante des moindres fluctuations de l’affectivité, sans aucun effort de valorisation lucide. Elle transforme les sentiments en ressentiments, et aboutit ainsi à l’interprétation morbide des intentions propres du sujet et des motifs d’autrui à son égard. Produisant l’hypostase vaniteuse et rancunière de l’ego trop auto-complaisant, elle conduit vers l’égocentrisme. Le cortège des déformations psychiques est la conséquence de cette rumination faussement introspective. C’est elle qui détruit la pensée logique et objective par suite d’un aveuglant débordement affectif, conséquence de l’exaltation égocentrique des désirs. L’introspection morbide est la maladie de l’esprit par excellence. Mais n’en résulterait-il pas que la santé psychique est précisément fonction d’un esprit lucidement valorisant, capable de s’opposer aux ressentiments égocentriques et aux désirs désordonnés ? Comment cette valorisation élucidante et objectivante pourrait-elle s’opposer aux méfaits de l’introspection morbide, si elle n’était pas elle-même de nature introspective ?
La psychologie intime n’invente rien en constatant que le conflit des motifs est l’objet d’une constante introspection. Mais elle rappelle à l’évidence. Elle souligne que rien n’est plus important que de comprendre sciemment les motivations secrètes du conflit intime. Seule une prise de connaissance scientifique permettra d’élaborer une méthode objective, capable de soutenir l’introspection saine dans sa lutte contre l’introspection nocive.
Sous le bénéfice de cette distinction se désigne clairement le thème de cette série d’exposés.
La maîtrise des désirs, c’est la maîtrise de soi. La condition indispensable en est la lucidité à l’endroit de ses propres motifs intimes, qui déterminent l’activité dans son ensemble et, par là même, le caractère. Se connaître jusque dans ses intentions secrètes, c’est comprendre la nature humaine en général, c’est connaître également autrui. L’introspection méthodique, loin de conduire à un égarement subjectif, est au contraire la condition de toute véritable objectivité. Le thème commun de ces exposés sera donc l’étude des motivations intimes, qui se dérobent souvent au conscient parce que inavouées et jugées inavouables. Ce sont les motifs inavoués qui s’opposent à la connaissance du fonctionnement psychique, but de la psychologie.
Mais avant d’aborder en détail l’étude des motivations, il est utile de souligner toute l’importance historique du problème.”
“Pour ce premier Journal de l’année, je vous propose de commencer l’année avec Nietzsche et ce livre de Stéphane FLOCCARI (Editions Encre Marine). Vous êtes sûrement fatigués, pas très bien réveillés, ou au contraire, très en forme, prêts pour cette nouvelle année… Vous avez en tout cas la tête pleine de souhaits. Oui, la fin d’une année et le début d’une autre sont toujours l’occasion de faire les comptes et d’énumérer la liste de ses attentes, l’occasion de faire l’inventaire pour soi, des années passées et à venir.
Les mauvaises langues (et la plupart des philosophes) diront que le mois de janvier est celui des souhaits et les autres ceux où ils ne se réalisent pas, d’autres diront aussi qu’il est bien paradoxal de faire pour soi des vœux, alors que tout le monde fait la même chose, et d’autres, encore, diront que le 1er janvier, ce n’est qu’une occasion, un jour comme les autres, et que seules les conventions calendaires en font un tournant. Sans oublier tous ceux, les critiques de la superstition, qui ne verront dans ce moment dévolu à faire des choix pour la nouvelle année qu’une manière de se livrer au destin…
Peu importe… les arguments sont nombreux pour ne rien faire de ce nouvel an et ne pas y voir la promesse de l’aube. Et pourtant, un philosophe, qui semble éloigné de cette rumeur annuelle du monde avec son éternel retour, a fait du nouvel an l’occasion d’une philosophie… c’est Nietzsche !
Pour la Nouvelle Année. Je vis encore, je pense encore : je dois encore vivre, car je dois encore penser. Sum, ergo cogito ; cogito, ergo sum. Aujourd’hui, chacun ose exprimer son vœu et sa pensée la plus chère : soit ! Je veux donc dire moi aussi ce qu’aujourd’hui je me souhaitais à moi-même et quelle pensée a cette année été la première à traverser mon cœur – quelle pensée doit être le fondement, la garantie et la douceur de toute pensée à venir ! Je veux toujours plus apprendre à voir la nécessité dans les choses comme le beau – ainsi serai-je l’un de ceux qui rendent belles les choses. Amor fati : que cela soit à présent mon amour ! Je ne veux mener aucune guerre contre le laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux pas même accuser les accusateurs. Que détourner le regard soit mon unique négation ! Et, en tout et pour tout, et en grand : je veux, en n’importe quelle circonstance, n’être rien d’autre que quelqu’un qui dit oui.
En un seul aphorisme, écrit après des nouvel an tragiques, où la joie a côtoyé la maladie, le miracle la catastrophe, en un seul aphorisme donc écrit en 1882, au moment de la rédaction du Gai savoir (vous pouvez le relire à la 4ème partie, c’est l’aphorisme 276), Nietzsche dit ainsi un grand oui. Il déclare ainsi, et c’est le titre de cet aphorisme, le premier mois de l’année, ‘Saint-Janvier’.
Il y a peu à ajouter à partir de ces très belles lignes… si ce n’est deux ou trois choses à demander à Nietzsche : comment faire de ce « oui » un « oui », c’est-à-dire un véritable acquiescement ? Et à quoi ? A quoi dire oui, à quelle nouveauté, s’il s’agit encore de vivre, encore de penser ?
Nos amis, mauvaises langues et philosophes, n’ont pas tout à fait tort : quand on fait des vœux, on souhaite certaines choses, telles la santé, le bonheur, la réussite, etc., et quand on fait ces vœux, on ne les choisit pas, on les souhaite seulement… De la même manière, quand Nietzsche veut être quelqu’un qui dit oui, n’est-ce pas là un vœu pieu ?
Nietzsche ne vous délivrera pas une recette pour faire de ce nouvel an le début d’un grand oui. En revanche, comme le rappelle Stéphane Floccari, il garde des fêtes de fin d’année en famille ou avec Wagner, à Tribschen, le souvenir d’une “intimité confortable“, pas celle qui endort et anesthésie, mais celle d’une heureuse impression, qui tranche et frappe dès qu’elle se rappelle à nous. Ce grand oui est sûrement celui tourné vers cette impression qu’on aimerait retrouver, mais si elle ne se répète pas… eh bien, on dira quand même oui.”
“Au fond, qu’est-ce que la monstruosité ? Quelle est sa définition ? Et que renvoie-t-elle de l’humanité ? Ne jamais oublier que le monstre n’est pas toujours celui que l’on croit.
‘Le sommeil de la raison engendre des monstres’, peut-on lire sur un célèbre tableau de Goya. La genèse et l’histoire du monstrueux semblent pourtant plus complexes, au croisement de l’imaginaire et de l’observation, du religieux et du scientifique, de l’horreur et de la fascination. Et s’il y a une quête dont l’humanité ne s’est jamais lassée, c’est bien celle qui consiste à trouver des raisons à la monstruosité.
Dans sa Physique, Aristote définit les monstres comme ‘des erreurs de ce qui advient en vue d’une fin’. Cette conception du monstre découle d’une approche du vivant qui repose sur la dualité de la forme et de la matière. La première, qui constitue l’essence de l’espèce (et donc sa finalité, sa raison d’être telle qu’elle est), est fournie, lors de la reproduction, par le mâle, tandis que la femelle sert de matrice et porte la matière informe. L’ordre normal du vivant se manifeste ainsi par la reproduction à l’identique d’individus formés sur des types que sont les espèces.
Mais le monde terrestre étant, aux yeux du philosophe stagirite, frappé d’imperfection, les lois qui le régissent n’excluent pas des anomalies occasionnelles. Les monstres sont dès lors perçus comme des erreurs de la nature, des accidents qui se produisent quand la matière retorse prend le dessus sur la forme et lui résiste, avec pour résultat un être dont l’essence n’est qu’imparfaitement réalisée. Cette approche a l’avantage d’être réconfortante, puisqu’elle fournit une explication rationnelle à un phénomène déstabilisant, permettant à l’esprit épris de compréhension de retrouver un ordre jusque dans le désordre. Le monstre est l’exception qui confirme la règle.
Entre séduction de l’inconnu et terreur de l’inintelligible
L’intérêt scientifique pour le monstre s’est progressivement cristallisé autour d’une science appelée tératologie (du grec teratologia, “récit sur les choses extraordinaires” ou “science du monstrueux“) , qui se concentre sur les anomalies anatomiques se manifestant au sein du vivant. Elle s’élabore à partir du milieu du XVIIIe siècle, trouve ses fondements et sa méthode scientifiques grâce aux travaux du naturaliste Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et de son fils Isidore au début du siècle suivant, et passe, au gré de la biologie, d’une conception fixiste héritée d’Aristote (où les espèces ne sont que la réitération perpétuelle d’une forme immuable et éternelle) à une conception évolutionniste théorisée par Darwin.
Mais, avant de devenir une figure obligée des cabinets de curiosités puis des laboratoires, le monstre a longtemps hanté les imaginaires religieux et mythologiques. Tantôt représenté comme un mauvais présage ou l’expression de la colère divine, tantôt vénéré dans les spiritualités orientales où le divin lui-même se fait chimère (du Ganesh hindou et sa tête d’éléphant à la déesse Bastet qui arbore un minois félin), le monstre incarne ainsi la différence inquiétante et captivante, dont on ne sait s’il faut la célébrer tel un miracle ou l’éliminer pour préserver l’ordre familier des choses.
L’ambivalence de notre rapport au monstrueux sonne comme un vertige, où l’émerveillement face à l’extraordinaire le dispute à la crainte du chaos. Qu’on le redoute ou qu’on l’admire, difficile de détourner les yeux. Car le monstre, fidèle à son étymologie latine, se montre. Il ne passe pas inaperçu et ne laisse personne indifférent, qu’il s’exhibe malgré lui dans les foires sous les yeux écarquillés des badauds, ou qu’il se cache dans une prison de pierre, tel le bossu Quasimodo conscient du dégoût que suscite sa difformité. La divergence spectaculaire qu’offre le monstre nous tiraille entre la séduction de l’inconnu et la terreur de l’inintelligible. De quoi le frisson généré par cette tension irréductible est-il le symptôme? D’un soupçon inavouable et pourtant inévitable : se pourrait-il que ce que l’on écarte commodément comme un repoussoir soit en réalité un miroir dans lequel on refuse de s’observer? Ironie inattendue, ces monstres dont on revêt volontiers la trogne biscornue à l’occasion de la nuit de Halloween pour conjurer la terreur en jouant à se faire peur sont des déguisements qui font tomber les masques.
La variation transformée en anomalie
Ce que nous apprend le cri déchirant de John Merrick dans le film Elephant Man de David Lynch, lorsque, cerné par une foule effrayante, il se voit contraint de lui rappeler qu’il est un être humain, c’est que le monstre n’est pas toujours celui qu’on croit. Lévi-Strauss écrivait, dans Race et histoire, que “le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie“, puisque l’exclusion d’un groupe d’individus du champ d’une humanité qui s’autoproclame civilisée demeure la stratégie la plus efficace pour qui désire s’autoriser les pires atrocités. De la même manière, la fabrication symbolique de la monstruosité répond souvent à une volonté d’exclure et de stigmatiser des personnes envers lesquelles on ne veut s’interdire aucune cruauté. Qu’il s’agisse de l’idéologie misogyne qui irrigue l’image de la sorcière, des caricatures antisémites représentant les juifs en vampires dévoreurs d’enfants, ou des discours pénalisant l’homosexualité au prétexte qu’elle serait une pratique ‘contre- nature’, la désignation du monstre démontre qu’aucune vision du monde n’est à l’abri de verser dans l’immonde.
La notion de monstrueux est ainsi le pendant d’une conception essentialiste, où les catégories que nous utilisons pour quadriller notre environnement, créer des repères essentiels pour l’habiter et théoriser les phénomènes tendent à se substituer au réel et incitent à déformer ce dernier pour le conformer à nos attentes. Si le monstre s’apparente à une erreur de la nature, son élimination ne peut apparaître que comme un perfectionnement, la correction salutaire d’une bavure regrettable. Cette idée se retrouve à l’origine de toutes les idéologies eugénistes et génocidaires qui se donnent pour mission de purifier l’humanité ou telle nation jugée supérieure en la purgeant des éléments qui la corrompent comme on soigne une pathologie.
Au-delà de ses instrumentalisations meurtrières et des imaginaires racistes qui les alimentent, le concept de nature porte en lui-même la tentation d’une simplification délétère. Car la raison, elle aussi, engendre ses monstres. La tératologie ne se contente pas d’étudier les anomalies anatomiques : elle les décrète, selon des critères parfois discutables. C’est au nom d’un prisme binaire où la diversité peine toujours à trouver sa place qu’aujourd’hui encore des médecins justifient et pratiquent la mutilation des enfants intersexes nés avec des caractéristiques anatomiques ne correspondant strictement ni au type du mâle ni à celui de la femelle. Comme une étrange revanche d’Aristote contre Darwin, la variation, phénomène parfaitement banal au sein du vivant, se voit transformée en anomalie appelant une normalisation, au point de sacrifier la santé et le bien-être des personnes intersexes, qui gardent de graves séquelles des opérations qu’elles subissent, au besoin de les faire entrer dans des cases hermétiques. La monstruosité porte ici le visage avenant de la conformité à tout prix.
Derrière la banalité désarmante
Du dessous inquiétant de nos lits d’enfants aux discours qui transforment une différence en problème, ‘monstrueux’ est le nom qu’on donne à ce qui nous échappe, à l’inclassable qui nous force à contempler les biais réducteurs de nos œillères théoriques et idéologiques, au pressentiment que quelque chose de foisonnant et d’insaisissable se cache clans les coulisses de notre petit univers bien rangé et menace de tout chambouler. Le malaise mêlé de fascination qu’engendre l’évocation des grands criminels de l’histoire, ou encore celle des célèbres tueurs en série qui ont fait l’objet de multiples documentaires dont le public est friand, illustre tout particulièrement le fond de cette angoisse. Constater que les monstres moraux (qui, contrairement aux anomalies physiques, résistent aux classifications comme aux explications tranchées) peuvent se cacher sous les traits séduisants d’un Ted Bundy ou derrière la banalité désarmante d’une armée de petits bureaucrates travaillant pour le régime nazi, c’est comprendre que, si l’on fabrique des monstres, c’est peut-être, paradoxalement, moins pour se faire peur que pour donner à notre peur un visage identifiable et circonscrit qui nous aide à mieux dormir la nuit.
Pour les mêmes raisons que le monstrueux suscite la défiance et la volonté de le dissoudre par la normalisation ou par la suppression, il constitue un terreau infiniment fécond pour l’art. Quitter le royaume des normes établies
pour celui des possibles sans limites, c’est consentir à troquer le confort d’un univers borné et maîtrisé pour la curiosité de l’aventurier avide d’explorer notre humanité sans tabou. Les pulsions coupables auxquelles on donne des traits démoniaques, le rêve d’immortalité que réalisent les vampires, le projet hybristique du docteur Frankenstein, ou encore les questionnements sur l’au-delà au travers de l’univers des zombies, des fantômes ou de la sorcellerie sont autant d’occurrences où le monstrueux est synonyme d’expansion de la réflexion par la grâce de l’imaginaire. Enjamber les frontières du normal et du naturel pour restituer à la monstruosité son irréductible et arbitraire relativité, c’est aussi se libérer du manichéisme en admettant, à l’instar de Baudelaire, que ce qui fait peur peut tout autant faire envie :
Que tu viennes du ciel ou de l’enfer ; qu’importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton sourire, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu ?”
Marylin Maeso
L’article de la philosophe Marylin MAESO est extrait du hors-série Frankenstein et les grands monstres de la littérature publié par le magazine LIRE-MAGAZINE LITTERAIRE [LIRE.FR, février 2021] ;
L’illustration de l’article est une photo de tournage du film de Guillermo del Toro, Le Labyrinthe de Pan (2006) ;
A lire aussi dans la wallonica : Monstre (avec e.a. une revue du livre de Laurent Lemire : Monstres et monstruosités) ;
“Roland BARTHES (France, 1915-1980) est un critique littéraire et sémiologue français. Il devient orphelin de père à l’âge d’un an et va passer son enfance avec sa mère chez ses grands-parents à Bayonne, avant l’installation avec sa mère à Paris lorsqu’il a neuf ans. Il s’intéresse très tôt au théâtre, à la littérature, à la musique et écrit à dix-huit ans un livre qu’il publiera quarante ans plus tard : En marge du Criton.
Après des études de lexicologie et de linguistique, Roland Barthes participe en 1934 à la formation du groupe Défense républicaine anti-fasciste, en réaction aux événements qui ravagent l’Europe. Il souffre à partir de cette même année d’une faiblesse pulmonaire, qui lui vaudra d’être réformé en 1939. Après un premier poste au lycée de Biarritz, il fait plusieurs séjours en sanatorium où il donne des conférences sur des poètes et des philosophes. Il y découvre également la théorie marxiste.
Après avoir rencontré Maurice Nadeau, il publie dans la revue Combat ce qui constituera Le Degré zéro de l’écriture. Il occupe ensuite plusieurs postes – bibliothécaire à l’Institut français de Bucarest, lecteur à l’université d’Alexandrie, conseiller littéraire aux éditions de l’Arche ou encore enseignant à l’université de Rabat. Il s’intéresse à la linguistique et au structuralisme, participe au lancement de plusieurs revues comme Arguments et la Quinzaine littéraire. Essayiste et sémiologue reconnu, il cherche à rompre avec la pensée de Ferdinand de Saussure.
En tant que directeur d’études à l’EHESS et attaché de recherche en sociologie au CNRS, il approfondit ses analyses du mythe et du signe, notamment dans Mythologies. Il continue à publier des écrits importants, comme Le Plaisir du texte (1973), Barthes par Roland Barthes (1975) et Fragments d’un discours amoureux (1977). En 1976, il devient Professeur au Collège de France, où une chaire de sémiologie littéraire lui est consacrée. C’est en sortant d’un cours qu’il sera renversé par une camionnette et meurt ainsi à l’âge de 65 ans. Il est enterré auprès de sa mère, dans le cimetière d’Urt au Pays basque. En 2009, Journal de deuil, un recueil de notes relatives au deuil de sa mère, est édité à titre posthume.” [BABELIO.COM]
Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversées. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie, Sapientia : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible.
in Leçon (1977)
Bien souvent, c’est par le langage que l’autre s’altère ; il dit un mot différent, et j’entends bruire d’une façon menaçante tout un autre monde, qui est le monde de l’autre.
DIEL est orphelin à 14 ans et termine ses études secondaires grâce à l’appui matériel d’un tuteur. Il entreprend ensuite de lui-même des études de philosophie. Inspiré notamment par Platon, Kant et Spinoza, mais aussi par les découvertes de Freud, Adler et Jung, il approfondit sa propre recherche psychologique en établissant les bases d’une méthode d’introspection qu’il expérimentera d’abord sur lui-même.
Au départ psychologue à l’hôpital central de Vienne, il part en France après l’Anschluss, travaille à Saint-Anne jusqu’à la guerre, durant laquelle il connaîtra la dure vie des camps de réfugiés étrangers. Puis il entre en 1945 au CNRS où il travaillera comme psychothérapeute auprès d’enfants dans le laboratoire d’Henry Wallon, soutenu par Albert Einstein, avec lequel il a correspondu pendant de longues années.
Einstein lui écrivait d’ailleurs en 1935: “J’admire la puissance et la conséquence de votre pensée. Votre œuvre est la première qui me soit venue sous les yeux tendant à ramener l’ensemble de la vie de l’esprit humain, y compris les phénomènes pathologiques, à des phénomènes biologiques élémentaires. Elle nous présente une conception unifiante du sens de la vie.“
Fondateur de la psychologie de la motivation (ou science des motifs), il travailla également à l’explication des mythes grecs et chrétiens au départ de sa méthode. A une époque dominée par le comportementalisme à l’américaine (‘Behaviourism’ : l’homme est une boîte noire et on ne travaille que sur la base de son comportement), il s’inscrit en faux et réhabilite l’introspection, en avançant qu’elle est une fonction naturelle chez l’homme, dont la maturation donne son sens à l’évolution humaine.
Le présent exposé ne propose pas en premier lieu une théorie, mais une expérience à faire et à refaire, d’où résulte secondairement une synthèse théorique.
Jusqu’à sa mort, survenue en 1972, Diel poursuivra inlassablement son travail de chercheur et de psychanalyste, formant un groupe d’élèves et publiant de nouveaux livres de sujets variés (l’éducation, le symbolisme, l’évolution, etc.) mais tous liés par une même utilisation de la méthode introspective.
Dans une biographie parue en 2018, Jane Diel résume ainsi les découvertes de son mari : “Depuis longtemps, il avait compris l’importance fondamentale des désirs. Dès sa jeunesse, […] il avait souffert de leur multiplication et de leur anarchie culpabilisante ; c’est sans doute la raison pour laquelle il en fait le point de départ de ses recherches. Il relie les désirs aux trois pulsions(matérielle, sexuelle et spirituelle) et il s’attache à trouver un remède à leur emprise, il propose leur choix et leur tri en valeur de satisfaction et en regard des possibilités de leur réalisation ou alors de leur mise en attente jusqu’à un moment favorable. S’ils s’avèrent irréalisables, il n’est d’autre issue que de les dissoudre par sublimation, ce qui en conséquence les libère de la culpabilité qui s’y attache, seul moyen de trouver la paix intérieure, la joie.“
En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. Jane DIEL (ou son éditeur) les propose en annexe de la biographie de son époux. Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :
Biographie détaillée de Paul DIEL (en moins bref)…
Les premières années
Paul Diel vient au monde le 11 juillet 1893 à Vienne, d’une mère allemande institutrice de français, Marguerite, et de père inconnu. L’enfant est tout d’abord placé en famille d’accueil puis, à quatre ans, dans un orphelinat religieux près de Lainz, établissement dont Diel se souviendra comme d’une ‘maison de tortionnaires’. Sa mère vient le voir chaque fois qu’elle le peut, mais pas assez souvent. L’enfant, se sentant terriblement seul, évite le désespoir et la révolte en s’accrochant à la certitude que cette mère, dont l’amour est l’unique soutien, viendra le rechercher un jour.
À onze ans, il entre au lycée, dévorant avidement nombre de romans d’aventures dont les héros, modèles de courage et de combativité, embrasent son imagination. En juin 1906, peu avant son treizième anniversaire, son rêve se réalise enfin : sa mère l’arrache à l’orphelinat. C’est alors une année de liberté et de jeux qui s’arrête subitement peu après la rentrée scolaire 1907, avec le décès de sa mère succombant à un cancer. Paul Diel se retrouve seul au monde.
Le jeune adolescent est hébergé par la famille d’un camarade, avant d’être pris en charge par un avocat ami de sa mère, qui devient son tuteur et le place à nouveau dans un foyer. Diel s’y lie d’amitié avec un garçon qui l’initie à la physique et aux mathématiques, et influence fortement ses choix ; bien plus tard, le souvenir de cet ami servira de modèle à l’une des catégories de la fausse motivation, l’accusation.
N’étudiant que les matières qui l’intéressent, Paul Diel échoue au bac. Lassé des études, il parvient à trouver un emploi d’aide-comptable avec l’aide de son tuteur mais, piètre employé, est congédié après quelques mois. Ne voulant pas décevoir son tuteur, il le lui cache, quitte le foyer et se retrouve à la rue.
La rue et la philosophie
À dix-huit ans, vagabond, il erre dans Vienne dont il fréquente les cafés et les bibliothèques. Il exerce occasionnellement de petits travaux et trouve à l’hôpital, lorsque sa santé flanche, un lit, des repas chauds et la tranquillité nécessaire à ses lectures.
Un an plus tard, en 1912, il revient vers son tuteur, se représente au bac et passe l’épreuve avec mention. Ne se sentant néanmoins pas capable de travailler de manière imposée, il refuse de s’inscrire à l’université et s’oriente vers la poésie. Son tuteur lui obtient un emploi administratif à Hitzing, mais Diel choisit la liberté et disparaît, retournant à son existence marginale.
En 1914, gravement blessé au cours d’un duel par un étudiant l’ayant offensé, Paul Diel refuse de se faire soigner, mais est finalement hospitalisé d’urgence suite à une septicémie. En ce début d’été, tandis que les chirurgiens sont déjà mobilisés, Diel est opéré par un médecin incompétent. Suite à des complications, plusieurs interventions sont nécessaires. L’hospitalisation se prolonge, que Diel met à profit pour acquérir une grande connaissance de la philosophie, particulièrement marqué par Kant et Spinoza. Il écrit également de la poésie. Mais lui apparaît, de plus en plus clairement maintenant, la question essentielle, à laquelle rien de ce qu’il lit n’apporte de réponse satisfaisante : “comment vivre pour trouver ma satisfaction ?“
Il ne sort de l’hôpital qu’un an et demi plus tard, à vingt-deux ans, le coude paralysé. Déclaré inapte au service, il est rendu à la vie civile. Ne pouvant plus pratiquer de sport, il découvre le théâtre et décide d’écrire davantage que de la poésie.
Le théâtre, Jane, la psychologie
Paul Diel devient figurant et parvient à gagner de quoi subsister. Ses écrits témoignent déjà de ses préoccupations majeures : le sens de la vie, l’amour, la sainteté, la dualité esprit-matière, l’opposition entre réussite extérieure et élan essentiel. Peu à peu, il acquiert un statut d’acteur professionnel, souvent en tête d’affiche, et intègre une troupe malheureusement dissoute après un an, faute d’argent. Diel se fait alors engager en province et poursuit son œuvre littéraire : traité d’art dramatique, pièce de théâtre, roman, poèmes…
En 1922, lors d’une tournée dans le nord de l’Italie, il rencontre Jane Blum, une jeune française d’origine juive. Tous deux tombent amoureux et décident de ne plus se séparer. Après un début de vie commune marqué par la précarité, le couple parvient à rejoindre Paris et se marie. Paul Diel, rejeté à cause de ses origines, ne parvient pas à placer ses pièces de théâtre et sa femme tombe malade. Le couple repart pour l’Autriche. Diel y découvre les psychologues modernes, et notamment Alfred Adler. Ses futurs thèmes de prédilection se mettent en place : le désir, les motifs inconscients, la vanité et l’exaltation, la recherche d’harmonie intérieure.
La situation du couple en Autriche n’est pas plus brillante qu’à Paris. Tandis que Paul Diel obtient un poste d’agent d’assurance, sa femme repart à Paris, hébergée par une amie. Séparations et retrouvailles se succèdent jusqu’en 1930, date à laquelle Jane Diel rejoint son mari.
Freud près Adler, les premiers travaux
Dès 1928, Paul Diel suit des cours de psychiatrie. Il élargit la notion de refoulement de Sigmund Freud et reprend la notion de besoin d’estime d’Adler comme élément central de construction de la personnalité, et les intègre à sa propre vision. Il a trouvé sa voie et, renonçant alors à l’expression littéraire artistique, commence à rédiger, en allemand, son premier ouvrage de psychologie, Phantasie Und Realität (Imagination et réalité), où se trouvent déjà les fondements de la future Psychologie de la motivation : la démarche introspective, le désir comme élément central des pulsions, l’exaltation imaginative, la culpabilité, la sublimation.
Le manuscrit de Phantasie Und Realität est terminé en 1933, et adressé à plusieurs éditeurs autrichiens, allemands et suisses. Tandis que la situation politique se dégrade, les réponses tardent à venir ou sont négatives, l’ouvrage étant jugé “trop éloigné des problèmes de l’actualité“. Freud lui-même, surchargé de travail, refuse de lire le texte d’un inconnu.
En 1934, la guerre civile éclate à Vienne. Diel, qui a commencé son second ouvrage de psychologie, Geist Und Güte (Esprit et bonté), perd son emploi d’agent d’assurance, tombe malade et se retrouve hospitalisé. En 1935, il adresse Phantasie Und Realität à Albert Einstein qui, admiratif, n’hésite pas à le soutenir. Un échange épistolaire de vingt ans s’en suivra entre les deux hommes.
Sur recommandation d’Einstein, Diel contacte le Professeur Moritz Schlick, philosophe, membre du Cercle de Vienne et fondateur du néo-positivisme. Schlick, enthousiasmé par le manuscrit, propose à Diel de l’aider à se faire publier. Les deux hommes ont rendez-vous le 22 juin 1936 afin de convenir des ultimes démarches auprès des éditeurs. Le soir même, Schlick est assassiné, l’attestation destinée à accompagner le manuscrit de Paul Diel dans l’une de ses poches.
Malgré l’aide d’Einstein, Diel ne parvient toujours pas à publier son ouvrage. Ses compétences sont néanmoins reconnues par le Professeur Emil Froeschels, de l’hôpital principal de Vienne, où Paul Diel entre en 1936 comme psychologue et où il connaît ses premiers succès professionnels, allant jusqu’à prendre Froeschels lui-même en analyse.
Anti-nazi de la première heure, le couple Diel perçoit vite combien cette position, avantageuse dans un premier temps, devient dangereuse depuis le meurtre de Dollfus. En 1938, les troupes allemandes envahissent l’Autriche. Il est temps de partir. À la dégradation de la situation politique s’ajoute les difficultés financières.
Exil, retour à Paris, de Sainte-Anne à Gurs
Toujours aussi démuni, le couple reconnaît finalement ne plus pouvoir rester à Vienne et parvient à quitter le pays sous prétexte de rendre visite pour deux mois à la famille de Jane à Paris. Il n’emporte que deux valises, quelques effets personnels, les manuscrits de Phantasie Und Realität et de Geist Und Güte, la somme « réglementaire » de trente marks et l’espoir secret d’obtenir de la France le statut de réfugié politique.
En 1939, Paul Diel, âgé de quarante-cinq ans, obtient un poste de psychologue dans le service du Professeur Henri Claude, à Sainte-Anne, grâce aux recommandations d’Einstein et de Froeschels. Mais ses théories sont mal vues et sa situation est inconfortable. La guerre éclate.
Diel s’engage dans l’armée française et, attendant d’être appelé, poursuit son travail à Sainte-Anne, cette fois grâce à l’appui d’Irène Joliot-Curie.
Il rédige en français, à l’intention du Professeur Maxime Laignel-Lavastine, succédant à Henri Claude, un exposé sur le traitement des névroses et des psychoses :Thérapie.
Suite à l’offensive allemande de mai 1940, Paul Diel se retrouve parmi les étrangers d’origine allemande regroupés au stade de Colombes, près de Paris, sur décret de Vichy. Quelques jours plus tard, une nouvelle décision libère les maris de femmes françaises. Malheureusement inattentif, Diel ne saisit pas cette opportunité et se voit déporté au camp de Gurs, dans les Pyrénées Atlantiques, l’un des camps français, où il écrit un court texte sur les relations humaines empoisonnées par les provocations impondérables, Le coup d’épingle.
Entrée au CNRS, publications
C’est dans ces conditions inhumaines que Diel élabore son travail sur le langage symbolique des mythes et sur la signification psychologique de Dieu, La Divinité et le héros, qui aboutira plus tard à La Divinité. En 1943, il développe son exposé Thérapie, qui deviendra bientôt Psychologie de la motivation. Mais il tombe gravement malade.
Rejoint quelque temps par sa femme, qu’il n’a plus vue depuis trois ans, il obtient un régime de faveur, un peu de liberté et un logement délabré et sans chauffage. Les conditions de vie s’adoucissent cependant, et Diel en profite pour approfondir sa théorie du calcul psychologique et le principe de fausse motivation.
Après la Libération, Paul Diel retourne à Paris et y retrouve sa femme. Une nouvelle fois grâce à Joliot-Curie, Diel entre au CNRS sous la direction d’Henri Wallon. Au Laboratoire de psychobiologie de l’enfant, il applique ses idées aux enfants et adolescents en difficulté, tout en reprenant son poste à Sainte-Anne et poursuivant, trois années durant, son travail sur le texte de Psychologie de la motivation.
Son poste au CNRS et, plus que jamais, le soutien d’Einstein et de Wallon — lequel considère Diel comme le quatrième psychanalyste après Freud, Adler et Jung —, permettent enfin à Paul Diel de publier son premier ouvrage : Psychologie de la motivation paraît en 1948 dans la Collection de philosophie contemporaine dirigée par Maurice Pradines, aux Presses Universitaires de France. D’autres vont suivre. Diel a cinquante-cinq ans. Cette première publication lui amène auditeurs et élèves à qui il enseigne sa méthode sous forme de thérapies, de conférences, de séminaires et de cours.
La Divinité et le héros se scinde en La Divinité et Le Symbolisme dans la mythologie grecque, respectivement publiés en 1950 aux PUF et en 1952 chez Payot, ce dernier ouvrage élogieusement préfacé par Gaston Bachelard. Chez Payot désormais paraissent : La Peur et l’angoisse en 1956, puis Les Principes de l’éducation et de la rééducation en 1961, Le Journal d’un psychanalysé en 1964, Psychologie curative et médecine en 1968, et enfin Le Symbolisme dans la Bible et Le Symbolisme dans l’Évangile de Jean, respectivement en 1975 et 1983. Paul Diel reçoit un prix de l’Académie française pour La Peur et l’angoisse grâce à André Chamson, et correspond avec Adolphe Ferrière, cependant qu’une chaire au Collège de France lui est refusée. En 1968, alors que les institutions universitaires et médicales méprisent son travail, Paul Diel ne parvient pas à se faire entendre des étudiants. Son décès, le 5 janvier 1972, passe quasiment inaperçu dans le public (ce que regrette André Chamson à la une du Figaro).”
Fondée sur la théorie rigoureuse développée par Diel, la méthode introspective permet à chacun de découvrir objectivement son propre psychisme, grâce à une analyse guidée par la connaissance des lois présidant aux évasions et fausses justifications. L’analyse consiste ainsi à prendre peu à peu connaissance des évasions et fausses justifications, détectables par leurs manifestations stéréotypées, et à leur opposer des contre-valorisations, pensées et réflexions contrecarrant la pente naturelle de la vanité et de ses métamorphoses. Le sujet est ainsi amené à harmoniser ses désirs selon l’exigence de son élan de dépassement individuel. L’énergie psychique dispersée dans les conflits intérieurs peut alors s’investir positivement dans les nécessités de la vie journalière, libérant ainsi le sujet du poids de ses tourments et le conduisant vers un meilleur développement de ses capacités.
Psychologie des profondeurs, elle se propose d’assainir le psychisme. Le rôle de l’analyste est alors de guider le sujet dans sa recherche introspective. Au-delà de l’analyse des pensées, sentiment et actions, la méthode permet de traduire en langage conceptuel le contenu symbolique des rêves.
Psychologie du présent, elle libère le patient des effets des traumatismes passés grâce à un travail introspectif qui ne s’appesantit pas sur le déroulement rétrospectif des événements.
Psychologie de la responsabilité, elle est fondée sur l’idée que l’homme est responsable de ses réactions face à ce qui lui arrive.
Méthode analytique et thérapeutique, elle ouvre sur la dimension éthique de l’existence, le sens de la vie étant défini comme la recherche de l’harmonie (entente profonde) entre les différents plans de satisfaction (matériel, sexuel et spirituel). Son fondement est biologique, car la recherche de satisfaction constitue le moteur évolutif à l’œuvre depuis des millénaires. Le bien-être intérieur est ainsi moralement établi et la méthode permet de se libérer progressivement du conflit interne entre moralisme et amoralisme, entre spiritualisme exalté et matérialisme excessif. Elle replace l’être humain au centre de sa finitude et du mystère de la vie.
Par la généralité de son approche, elle concerne toutes les formes de déviation de la pensée, des sentiments, et des actes.
La traduction des rêves
Prolongement de la délibération diurne, nos rêves sont l’expression du conflit entre les désirs subconscients refoulés, parce que irréalisables ou insensés, et l’appel de l’élan de dépassement (le surconscient). Le rêve se présente sous la forme d’un langage à déchiffrer. La méthode de traduction des rêves développée par Diel consiste à traduire en langage clair le contenu psychologique des symboles du rêve. Ces symboles universels figurent dans les mythes de tous les peuples et se retrouvent dans les rêves de tous les êtres humains. Les mythes grecs traduits par Diel sont l’expression, comme tout mythe, du combat du héros contre les monstres, symboles de ses tentations perverses. Il est aidé dans ce combat par les divinités, symboles de ses forces surconscientes.” (d’après API)
Infos qualité | sources : Association de psychanalyse introspective ; collection privée ; Payot-Rivages ; wikipedia.org ; youtube.be | texte original et compilation | première publication dans walloniebruxelles.org repris dans agora.qc.ca | dernière révision 2019 | Remerciements à Jeanine Solotareff (FR) et Hervé Toulhoat (FR)
Charles Pépin répond à la question d’un lecteur de Philosophie Magazine [PHILOMAG.COM]
CP : “J’aime beaucoup votre question, cher Enzo. Elle laisse entendre que la philosophie peut nous décevoir, créer en nous une forme de désamour. Cela peut effectivement être le cas d’une certaine philosophie. Lorsque, par exemple, elle est trop dogmatique ou trop systématique, on peut s’en éloigner au motif qu’elle ne nous aide pas à penser ou à vivre nos existences singulières.
On peut aussi être lassé par l’histoire de la philosophie, par cette impression qu’on y trouve toutes les propositions, qu’une chose peut y être défendue aussi bien que son contraire, que cette histoire n’est pas marquée par une vraie progression. On peut également, pour toutes les raisons précitées, se tourner vers la psychologie, le développement personnel, la religion…
Enfin, on peut ne plus supporter l’éloge du doute et du sens critique, parce qu’on n’en a plus la force et qu’on réclame de tout son être des certitudes qui rassurent…
Si l’on définit la philosophie comme la recherche de propositions théoriques ayant des répercussions existentielles, comme un travail sur les concepts produisant des effets sur nos affects, et si on l’aime pour cela, il n’y a toutefois, me semble-t-il, aucune raison de cesser de l’aimer.
Au contraire. Plus on la fréquente, plus on l’aime, car on mesure chaque jour un peu plus son pouvoir d’agrandir notre vie, notre vision des choses et notre façon de les vivre. Ainsi, s’ouvrir aux philosophies du bonheur ou de la joie, c’est ouvrir le champ de nos manières d’être heureux, de nos possibilités de joie.
Pourquoi cesserait-on d’aimer une telle ouverture des possibles ? À cela s’ajoute qu’on se sent moins seul quand on comprend que tant d’autres hommes, dans des cultures ou des époques différentes, se sont posé les mêmes questions, ont éprouvé les mêmes souffrances, ont connu les mêmes angoisses.
Cette découverte d’une communauté humaine par-delà les différences, on ne peut s’en lasser. Quand on aime cette manière dont le doute nous élève et nous rapproche là où nos certitudes nous séparent, quand on aime la manière dont une liberté de penser fait du bien même à notre corps, nous rend plus vivants, plus présents à nous-mêmes, aux autres et au monde, on l’aime de plus en plus – et de moins en moins sagement, de plus en plus follement ; on devient accro à ce qui nous libère.”