[LECHO.BE, 27 août 2022] Pourquoi le travail occupe-t-il une place si importante dans nos existences ? La philosophe Céline MARTY publie Travailler moins pour vivre mieux. Guide pour une philosophie antiproductiviste (Dunod, 2022) dans lequel elle montre que “le travail dévore nos vies”. Selon elle, le travail est “mystifié”, investi d’une idéologie qui doit être, à l’heure de la crise écologique, remise en question afin de “s’émanciper du productivisme”. Et si travailler moins était la solution?
Pourquoi avons-nous tendance à “mystifier” le travail dans nos sociétés, selon vous?
C’est le résultat de l’accumulation de plusieurs phénomènes. Suite à la révolution industrielle, nos gouvernements ont organisé une société de l’emploi. Pour acquérir des droits sociaux et des ressources économiques, le travail déclaré et rémunéré est devenu central. On a considéré qu’il était nécessaire que tout le monde ait un emploi à plein temps pendant quarante ans. À cette exigence de travailler s’est ensuite greffé un discours sur la valeur. On a ainsi donné progressivement une valeur existentielle et morale au travail. Il y a deux siècles, ce discours n’existait pas.
Si le travail est bien un enjeu économique, vous estimez cependant qu’il n’est pas un véritable sujet politique. Comment “politiser” le travail ?
L’omniprésence du travail n’est pas remise en question, car la mise au travail est une manière de discipliner les populations : plus les gens ont du temps libre, plus ils sont en mesure de remettre en cause le système. Plus on laisse du temps libre aux gens, plus ils vont revendiquer des choses. Les gens les plus contestataires sont d’ailleurs ceux qui ont le plus de temps libres…
D’autre part, nous avons une culture politique particulière en Europe. À droite, on défend le travail, car il est le symbole de l’émancipation de l’individu. À gauche, on observe une défense du travail bien fait, par exemple, et il n’y a pas de consensus pour critiquer le travail. La critique du travail vient en réalité des milieux anarchistes et écologiques, qui posent cette question : que faut-il vraiment produire ? Comment éviter les rapports de force qui se jouent au travail ? Cette question est peu abordée à gauche, car on maintient l’espoir dans le progrès technique et l’on se limite à discuter des conditions de travail.
Quel a été l’impact de la séquence covid sur notre conception du travail ?
À l’échelle individuelle, les gens ont beaucoup réfléchi. On a parlé du travail, il y a eu un débat autour des métiers essentiels. Mais le problème, c’est qu’il n’y a eu aucune traduction politique de ces questionnements. On a pris quelques mesures de revalorisation salariale ici et là, c’est tout. Quand on écoute actuellement le discours de Macron, on a l’impression d’entendre Thatcher dans les années 80 : atteindre le plein emploi, réduire l’assurance chômage, faire en sorte que tout le monde ait un job, etc. Les conséquences du covid n’ont absolument pas été prises en compte. C’était pourtant le moment de se poser des questions, étant donné l’urgence climatique notamment…
Le secteur de la publicité et de la communication pourrait disparaître puisqu’il ne sert qu’à stimuler la consommation. (Marty)
Comment adapter notre conception du travail aux enjeux écologiques ? Des métiers sont appelés à disparaître, selon vous ?
Le travail est une activité polluante et destructrice de ressources. Donc, il faut choisir ce qu’il faut produire en priorité. Le secteur de la publicité et de la communication pourrait disparaître puisqu’il ne sert qu’à stimuler la consommation. Le secteur aérien doit lui aussi être totalement repensé. Cet été, étant donné la sécheresse et les canicules, on a pu voir émerger un questionnement public au sujet de l’arrosage des golfs. C’est la preuve qu’il est possible de politiser certaines activités et de questionner leur légitimité en sachant que nous sommes appelés à repenser entièrement l’organisation de la production.
Mais vous savez ce que l’on va vous opposer : il faut sauvegarder les emplois…
Il y a toujours eu des emplois qui ont été supprimés dans l’histoire du travail, et on l’a fait souvent sans beaucoup d’états d’âme. D’ailleurs, si on s’intéresse à l’histoire du travail, on voit que, très souvent, on a choisi de supprimer les emplois des travailleurs les plus revendicatifs, dans les secteurs les mieux organisés syndicalement. En réalité, quand ça arrange le politique, on supprime facilement les emplois.
Où devrait commencer et où devrait s’arrêter le travail, selon vous ?
Aujourd’hui, nous avons tendance à considérer que tout est travail : on va à la salle de sport pour “travailler” sa musculation, la vie de couple est un “travail”, on doit “travailler sur soi”, etc. En disant “tout est travail”, on rend les choses extrêmement confuses. Nous avons besoin d’activités normées qui satisfont des besoins collectifs, mais le citoyen pourrait participer à normer ces activités et à réfléchir les conditions de travail. À côté de ça, il faut revendiquer du temps et de l’énergie pour les temps libres. Les temps libres sont tout aussi légitimes que les temps de travail. Les conséquences sociales et écologiques de l’hyperproductivisme sont payées par l’ensemble de la société.
L’enjeu est de construire une protection sociale qui ne dépende pas de l’emploi. (Marty)
Moins travailler est donc une manière de répondre très concrètement à l’urgence climatique ?
Oui, c’est une manière de revoir notre manière de consommer et de produire. On ne cesse de nous dire qu’il faut travailler plus, mais quelles sont les conséquences concrètes de cet hyperproductivisme ? Un tiers de la production agricole part à la poubelle avant même d’arriver dans nos assiettes. C’est donc un tiers des efforts, du travail humain et des ressources naturelles, qui partent en fumée. Il y a énormément de secteurs, de services notamment, qui détruisent des ressources pour brasser de l’air. On peut penser au démarchage téléphonique, par exemple. Le problème, c’est que l’on répète à longueur de journée aux gens qu’ils ont besoin d’avoir un emploi, et donc ils choisissent n’importe quoi. Tout l’enjeu est de construire une protection sociale qui ne dépende pas de l’emploi. Nous n’avons pas adapté notre système de protection sociale aux gains de productivité et au chômage de masse.
L’automatisation et la révolution numérique ont fait disparaître beaucoup d’emplois. Mais nous n’en avons pas profité pour réduire le temps de travail. (Marty)
À quel point la révolution numérique et l’automatisation ont-elles bouleversé notre conception du travail, selon vous ?
L’automatisation et la révolution numérique ont fait disparaître beaucoup d’emplois. Mais nous n’en avons pas profité pour réduire le temps de travail. À l’heure de l’automatisation et du numérique, nous restons fondamentalement dans une société de l’emploi. Nous avons donc créé une série d’emplois artificiels pour compenser la perte d’autres emplois. On peut penser au livreur Uber qui vous apporte vos sushis, par exemple.
La course à la productivité et à la croissance n’obsède pas le monde entier. (Marty)
La question du travail est liée également à l’enjeu de la mondialisation. L’argument consiste bien souvent à dire qu’il faut s’adapter à cette course effrénée, et donc travailler plus… Comment échapper à cette exigence ?
L’argument de la course à la mondialisation ne convainc pas individuellement qu’il faut travailler plus. On nous fait croire que la situation aux États-Unis, par exemple, serait désirable. Mais ce modèle social ne fait pas rêver. C’est la même chose pour la Chine. Nous ferions mieux de regarder du côté européen. En Norvège, personne ne travaille après 17h. Le modèle du surengagement est en fait très localisé et parait absurde aux yeux de certains pays. Cette course à la productivité et à la croissance n’obsède pas le monde entier.
Vous plaidez pour une “société frugale”. Comment la mettre en place ?
Il est nécessaire de convaincre au niveau local d’abord, au niveau des opinions publiques. Nous allons droit dans le mur, d’un point de vue humain et écologique. Nous n’avons pas le choix. En situation de crise, il faut organiser les choses autrement et le politique peut le faire très vite. Et il est possible de proposer une autre organisation du travail. En Angleterre, on vient de mettre en place la semaine de 4 jours. Nous devons penser une organisation du travail plus respectueuse des humains et des conditions environnementales.
[LALIBRE.BE, 29 mai 2005] Homme de théâtre avant de bifurquer vers le journalisme (il fut grand reporter au Pourquoi Pas ?, mais se spécialisa très vite dans la chronique judiciaire), Philippe TOUSSAINT peut être considéré comme le père spirituel de plusieurs générations de confrères habitués des prétoires. Il vient de s’éteindre, à l’aube de ses 80 ans, après avoir connu, depuis août 2004, de sérieuses alertes de santé.
Aimable et exigeant
Exigeant et rigoureux, mais d’une amabilité et d’une disponibilité permanentes, il a donné l’exemple d’un professionnel curieux davantage du justiciable, son prochain, aux prises avec le quotidien de la justice que des pompes de l’institution sur laquelle il portait le regard d’un aigle.
Les auditeurs de la RTBF ont, des années durant, écouté religieusement son billet hebdomadaire. D’une voix chaude, Philippe Toussaint nous faisait revivre des audiences parfois spectaculaires mais le plus souvent ordinaires, dont il tirait toujours une morale à l’usage de la société tout entière.
Il n’avait pas son pareil, en effet, pour montrer, dans un langage choisi et à travers les exemples les plus courants, comment avançait la justice et comment allait le monde. Il le faisait à la radio mais aussi dans la presse écrite. C’est lui, en effet, qui osa fonder, voici plus d’un quart de siècle, Le Journal des procès, qui vient d’atteindre le cap des 500 numéros.
Il fallait voir Philippe Toussaint s’installer au banc de la presse, sec, le regard perçant, vaguement sévère, lui qui n’était que gentillesse et humour, avec son petit carnet et son crayon. Il noircissait deux ou trois pages puis s’en allait, ayant compris bien plus vite que quiconque les leçons à tirer de l’affaire.
Magazine brillant, Le journal des procès a survécu grâce à l’inlassable courage et au talent sans failles de son créateur, infatigable malgré le poids des ans. Grâce aussi au soutien éclairé de Suzanne, qui ne cessa jamais de veiller sur son mari. Grâce enfin à la collaboration de dizaines de personnalités, conquises par les engagements humanistes de leur ami. Ses ennuis de santé n’avaient altéré ni son intelligence, ni sa détermination à combattre, partout et toujours, l’intolérance, les extrémismes et la médiocrité. Il nous manquera comme nous manque son compère Alain Heyrendt, parti en éclaireur au paradis des gentilshommes.
La bibliothèque physique de wallonica.org contient la quasi totalité des numéros de la revue et les archives du Journal des procès ne sont pas publiées en ligne : que voilà une belle mission pour nous ! Les numéros que nous avons déjà dématérialisés sont dans la DOCUMENTA, chaque fois précédés de l’éditorial (toujours jubilatoire) de Philippe Toussaint…
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les mineurs deviennent difficiles à recruter. La production de charbon a diminué de moitié entre 1939 et 1944. Les charbonnages ont souffert durant le conflit d’un manque important d’entretien, et les investissements conséquents pourtant nécessaires ont été peu nombreux dans l’entre-deux-guerres. Les charbonnages peinent à recruter de la main d’œuvre locale ; les belges se méfient de la sécurité dans les mines, et préfèrent se tourner vers d’autres secteurs d’activités. La Belgique a cependant un besoin crucial de charbon pour entamer sa relance économique ; la « Bataille du charbon » est lancée.
Malgré une campagne de réhabilitation du métier de mineur, les belges ne se bousculent toujours pas pour descendre dans les mines. Les autorités décident dès lors d’avoir recourt aux prisonniers de guerre allemands, toujours sur le sol belge ; début 1946, 52.000 prisonniers travaillent dans les charbonnages du pays. En 1947, les prisonniers sont libérés ; il est alors fait appel à de la main d’œuvre étrangère.
Un protocole avec l’Italie est signé à Rome le 23 juin 1946, et confirmé le 20 avril 1947. L’Italie s’engage à envoyer en Belgique 50.000 travailleurs ; les premiers hommes arrivent rapidement en Belgique. Si le travail ne manque pas pour ces nouveaux arrivants, la question du logement pose problème. Les mineurs italiens sont logés précairement, dans des baraquements précédemment occupés par des prisonniers russes et allemands. Devant ces piètres conditions de vie, de nombreux mineurs optent pour un retour rapide au pays. Les autorités et les charbonnages se doivent de trouver une solution afin de maintenir en fonction les mineurs à peine formés.
Les logements individuels dans l’après-guerre font cruellement défaut ; la reconstruction des habitations détruites durant le conflit prend du temps, et les budgets alloués à cette fin ne suivent pas. Les sociétés charbonnières tentent de mettre en place des structures permettant d’améliorer l’accueil et le quotidien des travailleurs. A Marcinelle, la Société Anonyme des Charbonnages d’Amercoeur et du Bois du Cazier décide la construction d’un phalanstère afin d’héberger les hommes venus seuls travailler en Belgique.
Les phalanstères sont des structures d’habitat destinées à accueillir les ouvriers célibataires sans points d’attache particuliers dans la région, si ce n’est leur travail. Des équipements collectifs y sont associés permettant d’améliorer le quotidien, tels qu’un restaurant, une buanderie, une salle de jeux, un jardin…
Le phalanstère du Cazier est érigé à Marcinelle, rue de la Bruyère, à proximité des installations du charbonnage du Cazier, mais au vert, à la limite du bassin industriel carolorégien ; des bois et des prés sont à proximité immédiate.
Le site est inauguré le 6 janvier 1948 en présence de plusieurs personnalités, dont Marius Meurée, bourgmestre de Marcinelle, Jean Duvieusart, ministre des Affaires économiques, et Achille Delattre, ministre du Combustible et de l’Energie ; le consul d’Italie à Charleroi, Gino Pazzaglia, est également présent. Le Conseil d’administration de la S.A. des Charbonnages d’Amercoeur et du Bois du Cazier décide de lui donner le nom de Home Joseph Cappellen, en hommage au Directeur Gérant du charbonnage.
La S.A. n’a pas hésité à dépenser six millions de francs pour la construction et l’aménagement des lieux. Jacques Cappellen et Louis Senters en sont les architectes ; la façade s’étire sur 49 mètres de longueur, sur 10 de largeur. Une statue de Sainte-Barbe, patron des mineurs, prend place au-dessus du porche principal. Outre les installations techniques, buanderie et caves, le sous-sol accueille une grande salle de jeux. Au rez-de-chaussée se situe la salle à manger et une buvette. Les chambres se situent dans l’aile droite du rez-de-chaussée, ainsi qu’aux premier et second étages. Le phalanstère comporte au total 47 chambres à deux lits, et 16 chambres à quatre lits ; sa capacité d’accueil est de 158 ouvriers. A son ouverture, les dîners sont servis au tarif de 29 francs ; le logement coûte 40 francs par semaine, et la pension complète 50 francs par jour.
Huit ans après l’ouverture du phalanstère, la Belgique connaît la plus importante catastrophe minière de son histoire ; le matin du 8 août 1956 au Bois du Cazier, un wagonnet mal engagé dans une cage sectionne des fils électriques et provoque un court-circuit : 262 mineurs perdent la vie. Plusieurs d’entre eux résidaient au phalanstère. En avril 1957, l’extraction reprend au Bois du Cazier ; l’industrie charbonnière wallonne est cependant sur le déclin. Le Cazier entre en liquidation le 15 janvier 1961 et ferme définitivement en décembre 1967. Entre-temps, les portes du phalanstère se sont également fermées. En 1966, l’Ecole Provinciale de Service Social du Hainaut prend possession du lieu. Dans un premier temps logé dans une annexe de la Maternité Reine Astrid à Charleroi, et ensuite dans un château à Châtelineau, l’établissement scolaire finit par s’implanter à Marcinelle, rue de la Bruyère. Il devient par la suite Institut provincial supérieur des Sciences sociales et pédagogiques (IPSMa / HEPH-Condorcet), et occupe toujours aujourd’hui le site.
Le phalanstère, la folle utopie de Charles Fourier…
[FRANCECULTURE.FR, 6 mai 2022] Le philosophe français Charles FOURIER (1772-1837) rêvait d’une communauté d’individus dont les intérêts et les aspirations, le travail et les amours, seraient en harmonie. Si certains le trouvaient fou, son modèle de micro-société idéale, incarné par le phalanstère, a inspiré des générations d’utopistes.
Prenez un grand lieu d’habitations partagées, un espace solidaire où vivent des centaines de familles, cultivant ensemble fruits et légumes, partageant leurs ressources comme leurs loisirs. S’agit-il d’un tiers-lieu autogéré breton ? Une nouvelle communauté décroissante qui a émergé à l’aune du réchauffement climatique ? Non, cette description de cité autonome renvoie à un projet très ancien, celui d’un commerçant contrarié né il y a 250 ans : Charles Fourier (1772-1837).
Prophète d’un monde harmonieux, sa description d’une société idéale a inspiré nombre d’utopistes. Lui-même récusait pourtant le terme, considérant qu’une utopie n’était qu’un “rêve du bien sans moyen d’exécution, sans méthode efficace“. Au contraire, l’original ambitionnait de voir réaliser son projet de nouvel ordre social et avait pour cela minutieusement pensé sa planification, jusque dans les plus surprenants détails. “Comment une vaine fantasmagorie aurait-elle pu façonner aussi fortement, et d’une manière aussi durable, les consciences humaines ?” écrivait le sociologue Emile Durkheim. La question pourrait bien s’appliquer au créateur du phalanstère. D’abord mal comprise, et même moquée en raison de certaines de ses exubérances, l’utopie fouriériste a semé des graines qui ont porté les fruits des mouvements coopératifs modernes.
Le commerçant malgré lui…
Lorsqu’éclate la Révolution française, Charles Fourier a 17 ans. Contrairement à ce que nous a enseigné Rimbaud, c’est avec le plus grand sérieux du monde qu’il vit ce bouleversement politique… tout en lui reprochant de ne pas avoir décisivement amélioré le sort des masses laborieuses (il passera, d’ailleurs, pour un contre-révolutionnaire). Commis-voyageur contrarié, Fourier mûrit d’autres ambitions : profiter des idées égalitaires qui s’épanouissent à la faveur de la révolution pour transformer en profondeur la société, et prendre parti d’une industrialisation en marche afin d’empêcher qu’elle n’enrichisse les financiers au détriment des classes ouvrières qui la portent.
Fils d’un marchand de draps, Fourier embrasse à contre-cœur la fonction de commerçant. “On me conduisait au magasin pour m’y façonner de bonne heure aux nobles métiers du mensonge ou art de la vente, raconte-t-il dans ses Confessions. Je conçus pour lui une aversion secrète et je fis à sept ans le serment que fit Hannibal à neuf ans contre Rome, je jurais une haine éternelle au commerce !” Le jeune homme observe les effets désastreux de la révolution industrielle : des denrées alimentaires peuvent être jetées à la mer si la spéculation le commande, la misère qui peuple les villes qu’il visite n’attendrit pas le cœur des marchands. Dans ses écrits, Fourier citera à ce propos les observations de M. Huskisson, ministre du Commerce anglais, lequel raconte sans ambages comment les fabricants de soierie emploient des milliers d’enfants, œuvrant 19 heures par jour pour cinq sous, surveillés par des contremaîtres au fouet agile. Les dérives qu’entraînent les lois du commerce lui paraissent absolument “anti-naturelles, illogiques“, raconte l’historien Philippe Régnier (dans Concordance des temps sur France Culture) : “Fourier qui sera toute sa vie dans le commerce, est celui qui dénonce le plus fort le commerce. Imaginez un trader qui construit sa pensée, son existence contre la spéculation financière…”
“Sergent boutiquier” le jour, comme il se décrivait, la nuit, Charles Fourier couche sur papier ses réflexions économiques et politiques. De ses désillusions naît un rêve, celui de voir s’épanouir un modèle de société alternatif, non pas égalitaire, mais où l’enrichissement des uns ne se ferait pas au détriment des autres, et où les passions individuelles, même les plus étonnantes, sont admises et même mises à profit. “Je peindrai des coutumes si étrangères aux nôtres, que le lecteur demandera d’abord si je décris les usages de quelque planète inconnue“, prévient-il dans sa Théorie de l’unité universelle (1822). En 1829 paraît son ouvrage le plus célèbre, Nouveau Monde industriel et sociétaire, dans lequel il tente de convaincre de l’intérêt d’expérimenter son utopie sociale. Fourier a ainsi puisé dans les causes de la déperdition qui caractérise l’économie industrielle les idées qui permettraient au contraire de fonder une société où l’épargne et la consommation s’engendreraient réciproquement. Son œuvre théorique aux accents parfois oniriques peut ainsi se lire comme une réaction compensatoire à la réalité sociale de son temps.
Le tissu au cœur de la révolution industrielle
De toutes ses idées, un concept va connaître une grande postérité : le phalanstère. Imputant une grande partie des effets néfastes de l’industrialisation sur la civilisation aux manœuvres commerciales qu’elle favorise, ainsi qu’au morcellement de la propriété, Fourier imagine un type d’habitation qui permettrait à une petite société d’adopter pleinement un mode de vie coopératif : le phalanstère. “Dans le cas où ce mécanisme serait praticable et démontré par une épreuve sur un village, il est certain que l’ordre civilisé ou morcellement serait abandonné à l’instant pour le régime sociétaire“, présage Fourier dans sa Théorie de l’unité universelle (1822). Ce laboratoire à ciel ouvert est pour lui une façon concrète de soumettre à validation sa théorie sociale.
Contraction de “phalange” et de “monastère”, le phalanstère désigne une petite cité dont les bâtiments sont pensés pour favoriser la vie en communauté d’associés qui mettent leurs compétences au service de tous et partagent leurs ressources. Visualisez un domaine arboré plus vaste que le château de Versailles, un terrain propice à une grande variété de cultures, et qui ne serait cependant pas trop éloigné d’une grande ville. Un immense palais, des appartements familiaux, de grands réfectoires, des ateliers de production divers, des salles de bal et de réunions… le tout relié par des souterrains ou des coursives élevées sur colonnes ! En matière d’urbanisme, les plans de Fourier peuvent évoquer certains aspects de la Cité radieuse de Le Corbusier. En réalité, note le philosophe André Vergez, spécialiste de son oeuvre, dans Fourier (Puf, 1969), son architecture a plutôt l’allure néoclassique des pavillons de Claude-Nicolas Ledoux et, surtout, “exprime l’expérience personnelle de Fourier, ses goûts et ses dégoûts“. Ajoutons ses inventions : Fourier imagine par exemple le trottoir à zèbres, “ces animaux étant chargés du ramassage scolaire“.
C’est dans cet édifice enchanté que Fourier entend faire vivre un mouvement coopératif pionnier. Le protocole expérimental du phalanstère intègre des prescriptions sociologiques très précises sur la composition de la “phalange”, c’est-à-dire ses habitants. Destiné à recevoir une collectivité agricole de 1 620 femmes et hommes, au sein de laquelle on retrouverait les 810 caractères humains que Fourier s’est amusé à répertorier, les familles les plus pauvres vivraient aux côtés des plus riches, afin que les premières accèdent au confort et les secondes à l’humanité… “C’est une psychologie un peu simpliste de croire que, par le voisinage des riches, les pauvres vont devenir aimables et polis et que les riches seront plus heureux“, commentera, dubitatif, l’économiste Charles Gide dans son Histoire des doctrines économiques (1944). Mais Fourier, qui croyait à une sorte de loi de l’attraction des caractères, était confiant. “Le phalanstère, c’est véritablement le début d’une société utopique“, décrit Philippe Régnier : “C’est une espèce de petite cité idéale, heureuse et autosuffisante. On peut y circuler, été comme hiver, dans des galeries couvertes, ce qui met à l’abri du froid l’hiver et du chaud l’été. Cela permet aussi d’aller directement de chez soi à son travail. Et comme le travail doit y être attrayant, il n’y a pas d’incompatibilité entre le fait d’habiter là où on travaille“.
L’idée principale de Fourier est en effet de penser l’organisation sociale et celle du travail en fonction des passions humaines au lieu de les combattre, afin d’atteindre “l’harmonie universelle”. Selon sa sociologie, douze passions fondamentales doivent être satisfaites :
cinq passions sensorielles ;
quatre passions affectives (l’amitié, l’amour, l’ambition et le “familisme”) ;
trois passions distributives : la cabaliste (ou passion de l’intrigue, une source d’émulation et donc de richesse selon Fourier), la composite (la passion des associations harmonieuses, par exemple, celle de mêler dans l’amour la sensualité et l’attachement spirituel), et la “papillonne” (le goût de la nouveauté et du changement).
Regroupés en “séries”, des petits groupes de travailleurs se réunissent par affinité ; tandis que l’un produit, l’autre supervise… Le but est d’éliminer l’un des vices du monde du travail de la société “civilisée” : l’individualisme. Contre les autres tracas du travail, tels que l’ennui ou la fatigue, les phalanstériens changent régulièrement de métiers ; ils satisfont ainsi leur “papillonne” ! On passe ainsi de menuisier à la très précise fonction “rouge-tulipiste” ou l’adorable rôle de “choutiste”… “Au lieu d’un labeur de douze heures, à peine interrompu par un triste et chétif dîner, l’État sociétaire ne poussera jamais une séance de labeur au-delà d’une heure et demie ou deux heures au plus, peut-on lire dans sa Théorie de l’unité universelle. La variété des tâches et l’aspect ludique suscité par une saine compétition entre les équipes, doivent permettre de faire du travail un véritable plaisir.
Produire plus pour être heureux
Mais qu’on ne s’y trompe pas, prévient André Vergez, “la société imaginée par Fourier n’a pas grand-chose de commun avec celle dont rêvent par exemple les marxistes.” S’il décrit bien un mode de vie collectivisé, le principe de hiérarchie sociale et la propriété des instruments de production demeurent. Copropriétaires, tous les sociétaires du phalanstère sont aussi actionnaires. Loin de condamner l’argent ou la propriété donc, Fourier veut en révéler les avantages. A “la morne égalité, vaine justice dans la répartition de l’indigence“, le commerçant repenti préfère “l’inégalité de fortune (chacun étant cependant assuré d’un minimum confortable) et maintient le mobile du profit qui entretient la “cabaliste” et provoque l’augmentation constante de la richesse commune“, explique le spécialiste de Fourier.
La consommation s’organise aussi de manière coopérative : les services de restauration et le chauffage des logements sont collectifs, les services et les biens achetés en commun. Le circuit court, de la production à la consommation, permet également de faire des économies… et de partager le surplus dans une grande fête ! La société fouriériste n’a rien de frugale ou d’austère ; produire plus pour vivre mieux, tel pourrait d’ailleurs être son adage. Cet engrenage du “profit vertueux” doit être réglé de façon à éviter tous conflits d’intérêt, tous maux. Par exemple, les médecins de chaque phalange touchent un pourcentage sur les revenus globaux de la phalange ; plus le niveau sanitaire y est bon, plus il est important. Un procédé capitaliste censé mener à la substitution de la médecine préventive à la médecine thérapeutique, pour le bien du plus grand nombre.
La libre mécanique des passions
Le bonheur fouriériste n’est pas seulement lié à la consommation et au travail. Il provient aussi de la reconnaissance de l’utilité des passions. Alors que la tradition philosophique prône leur maîtrise, Fourier prend le contre-pied. Pour le philosophe, “les passions, même celles qu’on juge déviantes, lorsqu’elles sont bien organisées, peuvent être le moteur de la société et une source de bonheur“, explique Philippe Régnier. Au contraire, le mal social vient de leur répression. Il y a chez Fourier une mathématique des passions.“
Au phalanstère, tous les goûts peuvent être satisfaits, que ce soit en matière de sexualité – le philosophe évoque volontiers l’homosexualité masculine et féminine, le voyeurisme, l’exhibitionnisme ou le sadomasochisme dans son Nouveau Monde amoureux – ou même de… pains (vous trouverez 27 sortes de pains pour satisfaire tous les participants d’un “dîner harmonique”). Y règne également une liberté des sentiments, bénéficiant aux hommes comme aux femmes, lesquelles n’appartiennent qu’à elles-mêmes et sont libres d’initier ou d’interrompre toutes relations amoureuses ou sexuelles. “Il n’est aucune cause qui produise aussi rapidement le progrès ou le déclin social, que le changement du sort des femmes, assurait Fourier dans sa Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808). L’extension des privilèges des femmes est le principe général de tous progrès sociaux“. On trouve ainsi des vues précurseuses en matière de droit des femmes, au sujet de l’avortement, notamment : “Ce ne sont point les filles qui sont blâmables de se faire avorter dans le commencement de la grossesse où le fœtus n’est pas vivant, c’est l’opinion qui est ridicule de déclarer l’honneur perdu pour l’action très innocente de faire un enfant. Les coutumes, en Suède, sont sur ce point bien plus sensées que dans le reste de l’Europe : elles ne déshonorent point une fille enceinte ; et de plus, elles défendent aux maîtres de renvoyer, pour cause de grossesse, une fille domestique à qui l’on n’aurait pas d’autre délit à reprocher. Coutume très sage dans un pays qui a besoin de population.“
Postérité du projet fouriériste
Fascinés par le projet du théoricien de l’harmonie universelle, plusieurs disciples ont voulu expérimenter l’utopique société phalanstérienne que Fourier n’a pu voir réaliser de son vivant. L’industriel Jean-Baptiste André Godin par exemple, créateur des poêles en fonte du même nom, fera construire entre 1859 et 1884 le familistère de Guise, dans l’Aisne (FR). Coopérative de production, l’endroit prodiguait à ses sociétaires un confort inédit (chauffage central, éclairage au gaz, douches et toilettes), des services partagés (crèche, piscine,…) et des avantages sociaux comme une caisse d’assurance maladie.
Le fouriérisme a aussi essaimé à l’étranger. Dès le milieu du XIXe siècle, aux Etats-Unis, une trentaine de communautés tentent l’aventure, sans toutefois trouver la pérennité escomptée. On peut aujourd’hui voir dans certaines initiatives locales les traces des idées de Fourier : les habitats partagés, les SCOP (sociétés coopératives et participatives) ou, pour l’aspect plus libertaire, les ZAD (zones à défendre).
Au-delà de ses exubérantes observations cosmoniques – Fourier pensait par exemple que la création des êtres vivants, non achevée, était le fait des astres, et que les planètes émettaient des arômes dont un arôme lumineux, le seul visible à nos yeux… -, le rêve phalanstérien portait, formellement, la marque de toutes les utopies. Comme le résume joliment André Vergez, s’il était “une confidence passionnée sur les goûts de son auteur“, son projet de communauté idéale était aussi “une revanche sur la vie morne et grise de Fourier et sur les horreurs de la société de son temps“. Aussi coloré et joyeux qu’il soit, le socialisme utopique de Fourier peut être aussi lu comme “un cri de douleur, et, parfois, de colère, poussé par les hommes qui sentent le plus vivement notre malaise collectif“, selon les mots de Durkheim.
d’après Pauline Petit
Arc-et-Senans, une cité utopique inachevée
[RADIOFRANCE.FR, 25 août 2022] A Arc-et-Senans, dans le Jura, on trouve les salines imaginées par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux. Elles rappellent la cité utopique inachevée que Ledoux, l’un des premiers penseurs de l’utopie, voulait construire.
Au bord de ce bourg du Jura, on trouvera l’entrée d’un temple ! On passera sous son fronton triangulaire, soutenu par six colonnes, puis on arrivera dans une grotte artificielle, dont le chaos succède à l’ordre classique…
On traverse cette étonnante construction et alors nous attend encore plus surprenant : des maisons, toutes également espacées les unes des autres, forment un hémicycle parfait autour de nous. L’une des maisons, en face, se distingue pourtant de l’ensemble… Elle fait écho au simili-temple par lequel nous sommes entrés. Elle est aussi précédée d’une façade de colonnes, à la fois rondes et carrées, elle signe une architecture innovante.
Ce sont les salines royales, un établissement industriel d’exploitation du sel gemme de Franche-Comté, créé sous Louis XV ! Elles ont été construites par Claude-Nicolas LEDOUX, grand architecte des Lumières. Et ce n’est qu’une partie de ce qu’il souhaitait construire… Il voulait créer une cité utopique, organisée autour de ces salines !
Ledoux est l’un des premiers à penser l’utopie en architecture et il imagine ce qu’il appellera la “cité idéale de Chaux”. C’était un projet d’envergure auquel il aura consacré trente ans de sa vie, de 1773 jusqu’à sa mort, en 1806.
Cette cité idéale se serait appuyée sur deux éléments fondamentaux : d’une part, sur les théories et pensées philosophiques des Lumières, et d’autre part sur la volonté de construire une ville qui puisse jouer sur la qualité de vie de ses habitants. En somme, que l’architecture urbaine puisse être un moyen pour rendre les hommes plus heureux.
Ledoux avait de fait prévu des espaces pour tout ce qui était essentiel selon lui à la bonne marche d’une société, de l’école, à l’hôpital et à l’hôtel de ville…
Ces salines sont un chef d’œuvre d’architecture, comme d’exemple de pensée utopiste portée sur l’espace urbain, et elles sont la seule réalisation architecturale complète qu’il nous reste de Ledoux.
Mais outre l’utopie, une symbolique se dévoile : Ledoux conçoit cette saline comme un théâtre antique qui joint en son sein deux puissances, celle de l’Etat et celle de la nature… Car sous ce bâtiment, ce sont les eaux du Jura qui sont amenées, domptées, pour dissoudre le sel souterrain des mines de Franche-Comté !
Le sel était alors essentiel pour la conservation de la nourriture. Son exploitation, sa commercialisation étaient des prérogatives régaliennes. Une rencontre mise en scène au sein d’un espace qui évoque le théâtre antique, autre puissance et métaphore, cette fois-ci mythologique…
Aujourd’hui, un projet paysager transforme l’hémicycle en un cercle parfait, en le complétant de jardins… 240 ans après, en 2021, ce projet toujours en cours permet au rêve de Ledoux, à ce rêve d’une cité utopique, d’un site industriel esquissé, mais pas achevé, d’exister, d’une autre manière, tout en gardant la symbolique d’une communion entre la ville et ses habitants, entre l’architecture et les hommes, où la nature conserverait une place essentielle.
Une utopie architecturale pour une société idéale qu’on pourra toujours admirer aujourd’hui, à Arc-et-Senans…
Le fascisme ? Un bien gros mot, utilisé à foison depuis des lustres, ayant pour référent un moment historique qui a fait sensation au cours du XXe siècle. Le terme est-il pour autant galvaudé ? Pas sûr. Un petit texte, intitulé justement Reconnaître le fascisme (traduit de l’italien par Myriem Bouzaher), que les éditions Grasset, non sans raison, ont jugé opportun de faire reparaître, vient nous aider à y voir plus clair. Son auteur : l’excellent Umberto Eco, sémiologue érudit et célèbre romancier. Celui-ci avait prononcé ce texte le 25 avril 1995 à l’université de Columbia, à New York, pour le 50e anniversaire de la Libération de l’Europe.
On imagine sans peine, étant donné la génération à laquelle il appartient, l’importance que pouvait revêtir à ses yeux cette intervention. Ses premiers mots sont d’ailleurs de nature autobiographique : il évoque la libération de l’Italie quand il n’avait qu’une douzaine d’années. Puis il explique comment le fascisme italien, au contraire du nazisme, n’étant pas doté d’une armature idéologique solide, a pu être importé dans d’autres pays aux contextes différents, au prix de quelques transformations. “Enlevez-lui l’impérialisme et vous aurez Franco et Salazar ; enlevez le colonialisme et vous aurez le fascisme balkanique. Ajoutez […] un anti-capitalisme radical (qui ne fascina jamais Mussolini) et vous aurez Ezra Pound“
Alors, s’il est si ductile et métamorphosable, comment reconnaître le fascisme ?“Je crois possible, répond Umberto Eco, d’établir une liste de caractéristiques typiques de ce que je voudrais appeler l’Ur-fascisme, c’est-à-dire le fascisme primitif et éternel.” Voyons un peu quels sont ces symptômes : “le culte de la tradition” ; “le rejet de l’esprit de 1789” ; “le culte de l’action pour l’action”, qui tient la culture pour “suspecte” ; “la peur de la différence” ; “l’appel aux classes moyennes frustrées”, “le nationalisme”, “l’obsession du complot” ; “la xénophobie” ; “l’élitisme populaire”, autrement dit, le fait d’appartenir au “peuple le meilleur du monde”… Voilà une énumération qui rappelle quelque chose et qui, à la veille du second tour, donne sacrément à penser. Et à voter.”
Le 19 avril 2017, le blog LESNOUVEAUXDISSIDENTS.ORG résume le texte de Umberto ECO comme ceci : “Dans l’esprit d’Eco, ces attributs ne peuvent s’organiser en système, beaucoup sont contradictoires entre eux et sont aussi typiques d’autres formes de despotisme ou de fanatisme. Mais il suffit d’un seul pour que le fascisme puisse se concrétiser à partir de cet attribut” :
La première caractéristique du fascisme éternel est le culte de la tradition. Il ne peut y avoir de progrès dans la connaissance. La vérité a été posée une fois pour toutes, et on se limite à interpréter toujours plus son message obscur.
Le conservatisme implique le rejet du modernisme. Le rejet du monde moderne se dissimule sous un refus du mode de vie capitaliste, mais il a principalement consisté en un rejet de l’esprit de 1789 (et de 1776, bien évidemment : la Déclaration d’indépendance des États-Unis]). La Renaissance, l’Âge de Raison sonnent le début de la dépravation moderne.
Le fascisme éternel entretient le culte de l’action pour l’action. Réfléchir est une forme d’émasculation. En conséquence, la culture est suspecte en cela qu’elle est synonyme d’esprit critique. Les penseurs officiels fascistes ont consacré beaucoup d’énergie à attaquer la culture moderne et l’intelligentsia libérale coupables d’avoir trahi ces valeurs traditionnelles.
Le fascisme éternel ne peut supporter une critique analytique. L’esprit critique opère des distinctions, et c’est un signe de modernité. Dans la culture moderne, c’est sur le désaccord que la communauté scientifique fonde les progrès de la connaissance. Pour le fascisme éternel, le désaccord est trahison.
En outre, le désaccord est synonyme de diversité. Le fascisme éternel se déploie et recherche le consensus en exploitant la peur innée de la différence et en l’exacerbant. Le fascisme éternel est raciste par définition.
Le fascisme éternel puise dans la frustration individuelle ou sociale. C’est pourquoi l’un des critères les plus typiques du fascisme historique a été la mobilisation d’une classe moyenne frustrée, une classe souffrant de la crise économique ou d’un sentiment d’humiliation politique, et effrayée par la pression qu’exerceraient des groupes sociaux inférieurs.
Aux personnes privées d’une identité sociale claire, le fascisme éternel répond qu’elles ont pour seul privilège, plutôt commun, d’être nées dans un même pays. C’est l’origine du nationalisme. En outre, ceux qui vont absolument donner corps à l’identité de la nation sont ses ennemis. Ainsi y a-t-il à l’origine de la psychologie du fascisme éternel une obsession du complot, potentiellement international. Et ses auteurs doivent être poursuivis. La meilleure façon de contrer le complot est d’en appeler à la xénophobie. Mais le complot doit pouvoir aussi venir de l’intérieur.
Les partisans du fascisme doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la puissance de leurs ennemis. Les gouvernements fascistes se condamnent à perdre les guerres entreprises car ils sont foncièrement incapables d’évaluer objectivement les forces ennemies.
Pour le fascisme éternel, il n’y a pas de lutte pour la vie mais plutôt une vie vouée à la lutte. Le pacifisme est une compromission avec l’ennemi et il est mauvais à partir du moment où la vie est un combat permanent.
L’élitisme est un aspect caractéristique de toutes les idéologies réactionnaires. Le fascisme éternel ne peut promouvoir qu’un élitisme populaire. Chaque citoyen appartient au meilleur peuple du monde; les membres du parti comptent parmi les meilleurs citoyens; chaque citoyen peut ou doit devenir un membre du parti.
Dans une telle perspective, chacun est invité à devenir un héros. Le héros du fascisme éternel rêve de mort héroïque, qui lui est vendue comme l’ultime récompense d’une vie héroïque.
Le fasciste éternel transporte sa volonté de puissance sur le terrain sexuel. Il est machiste (ce qui implique à la fois le mépris des femmes et l’intolérance et la condamnation des mœurs sexuelles hors normes: chasteté comme homosexualité).
Le fascisme éternel se fonde sur un populisme sélectif, ou populisme qualitatif pourrait-on dire. Le Peuple est perçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant la Volonté Commune. Étant donné que des êtres humains en grand nombre ne peuvent porter une Volonté Commune, c’est le Chef qui peut alors se prétendre leur interprète. Ayant perdu leurs pouvoirs délégataires, les citoyens n’agissent pas; ils sont appelés à jouer le rôle du Peuple.
Le fascisme éternel parle la Novlangue. La Novlangue, inventée par Orwell dans 1984, est la langue officielle de l’Angsoc, ou socialisme anglais. Elle se caractérise par un vocabulaire pauvre et une syntaxe rudimentaire de façon à limiter les instruments d’une raison critique et d’une pensée complexe.
[FRANCECULTURE.FR, 10 février 2022] Qu’est-ce que la violence ? Les Hommes ont-ils toujours fait la guerre ? Toutes les violences sont-elles comparables ? Quelles sont ses origines naturelles ? C’est un débat vieux comme le monde, vieux comme l’humanité pourrait-on dire : la violence est-elle consubstantielle de l’espèce humaine, ou l’espèce humaine est-elle devenue violente à force de vivre en société. Ou : l’être humain est-il naturellement pacifique ou violent ? Qui de Hobbes ou Rousseau a vu juste ? Sommes-nous la seule espèce animale à faire la guerre ? A appliquer de la violence létale contre nos congénères ? Ce débat philosophique avance aujourd’hui grâce à l’archéologie, et à la paléoanthropologie, à l’ethnologie, petit à petit, indice après indice, plusieurs chercheurs essayent de reconstituer, dans un ouvrage collectif, ce qui serait une “histoire naturelle de la violence”…
Le court-métrage suivant fait la promotion du manifeste publié par le Muséum d’histoire naturelle français : il donne la fessée à beaucoup de préjugés… en moins de huit minutes. Profitez-en :
[MNHN.FR] En écho aux débats actuels autour de la violence, le manifeste Histoire naturelle de la violence convoque des spécialistes de la biologie, du comportement animal et des sciences humaines pour interroger les expressions et les causes de la violence dans la nature et dans les sociétés humaines. Un regard scientifique distancé qui ne vise pas à imposer des jugements et des règles, mais à comprendre les mécanismes en jeu.
Agression, intimidation, contrainte ou mise à mort ont cours au sein de nombreuses espèces, entre congénères. Ces formes de violence présentent une fonction commune : conquête ou préservation de territoires et de ressources, lutte pour la procréation, protection de la progéniture ou du groupe.
Chez les animaux comme chez les humains, la violence peut participer à l’organisation sociale. Un individu ou des groupes dominants font baisser le niveau moyen d’agressions mutuelles par le maintien d’une hiérarchie. Ainsi, le Gorille dos argenté met fin aux querelles individuelles en menaçant les protagonistes.
La ritualisation de la violence permet de la mettre en scène (par exemple lors de parades d’intimidation sans échanges de coups) tout en participant à son contrôle. Chez les humains, elle contribue par ailleurs à certains rites d’intégration qui favorisent la cohésion interne.
Dans une société humaine, cette violence à usage social peut aussi être symbolique et institutionnalisée. Et quelle que soit sa forme, les membres concernés s’y soumettent généralement pour pérenniser l’organisation globale et parfois même l’intériorisent.
La guerre, observée y compris chez des chimpanzés, partage cette fonction unificatrice. Elle aide en outre à canaliser la violence hors de la société. En Europe, le désarmement des populations lors de la naissance des États, la pénalisation des violences et des homicides domestiques, ont drastiquement réduit les violences létales civiles tandis que celles-ci se déportaient sur des guerres externes contrôlées par les États.
Ainsi, si les humains comptent à la fois parmi les espèces qui se tuent le plus entre eux (avec les primates, les rongeurs et les carnivores), ils sont aussi ceux qui ont le plus diminué cette violence létale depuis leurs origines.
Autre fait commun aux primates dont nous faisons partie : la violence s’hérite. Elle est entretenue par l’imitation de modèles agressifs — famille ou pairs —, en particulier s’ils sont valorisés au sein du groupe. À plus grande échelle temporelle, la violence s’hérite au cours de la généalogie des mammifères : plus une espèce a des taux de violence létale ancestraux élevés, plus elle a de chances de pratiquer cette violence létale (marmottes, loups, chimpanzés, humains…).
Des contextes spécifiques favorisent par ailleurs la violence, par exemple une pression démographique ou environnementale entraînant une raréfaction de ressources alimentaires ou des territoires. Chez les humains, s’ajoutent les inégalités sociales et économiques, causes de pauvreté et de frustrations. Les pays où les inégalités économiques sont les plus fortes sont aussi ceux où les agressions mortelles sont les plus élevées.
L’appréciation de la violence dépend ainsi de nombreux facteurs, en particulier du point de vue selon lequel elle est observée et de son contexte. Du point de vue anthropologique, la violence se définit toutefois par des atteintes au corps, à la personne, à la dignité et aux valeurs.
Son degré d’acceptabilité est régulé par des codes. Les individus de chaque société en fixent ainsi les limites permettant de vivre ensemble. S’il revient à l’Histoire naturelle et à la science en général d’expliquer la violence, et non de la juger, il revient aux sociétés de la canaliser.
[RELIEFEDITIONS.COM] Le Muséum national d’histoire naturelle français et Reliefs Éditions publient le Manifeste du Muséum. Histoire naturelle de la violence, un ouvrage bilingue signé par un collectif d’auteurs qui convoque différentes disciplines scientifiques afin de disposer d’une grille d’analyse scientifique fondée et d’interroger l’essence même de la violence.
Paradoxalement, malgré un ressenti généralisé de vivre dans un monde violent, le niveau de violence civile en Europe de l’Ouest n’a jamais été aussi bas depuis bien des siècles. Toutes les violences sont-elles comparables ? Qu’est-ce que la violence ? Quelles sont ses origines naturelles ? Ce document est établi par un comité constitué en 2021 à l’initiative de Bruno David, président du Muséum d’histoire naturelle (MNHN), paléontologue et biologiste. Il collabore avec des organismes internationaux, est invité à de nombreux colloques scientifiques et est très impliqué dans la diffusion en direction du grand public.
Les auteurs de ce Manifeste sont : Laurent Begue-Shankland (professeur de psychologie sociale), Caroline Gilbert (éthologue), Caroline Guibet-Lafaye (sociologue), Guillaume Lecointre (zoologiste et systématicien), Shelly Masi (éco-anthropologue), Robert Muchembled (historien), Marylène Patou-Mathis (préhistorienne), Charles-Edouard de Suremain (ethnologue).
Réfractaires au train-train du quotidien, ils ont décidé de faire couple, mais pas toit, commun. Une formule qui séduit de plus en plus d’amoureux de tous âges, dans une société où l’on veut choisir sa formule du bonheur à la carte
En Grande-Bretagne, on les surnomme les LAT, pour Living Apart Together (ensemble mais vivant séparément) et ils sont 10% à opter pour le couple à temps partiel. En France, une étude récente de l’Institut national d’études démographiques (Ined) indique qu’ils sont 1,2 million d’amoureux non cohabitant. En Suisse, aucun recensement, mais Marie-Paule Thomas, sociologue-urbaniste et cheffe de projet chez iConsulting, affirme que le phénomène se développe aussi, “du fait du taux de natalité encore plus bas qu’en France, qui accentue le désir d’épanouissement personnel au détriment de la vie à deux. Les ménages familiaux représentaient 36% en 1990, et 32% en 2016.”
Et moins on a d’enfants qui contraignent à la vie commune, plus on peut choisir sa formule amoureuse à la carte… C’est le cas de Juliette, 43 ans, en couple avec André depuis bientôt dix ans, mais sans qu’aucun ait jamais voulu emménager chez l’autre. “Il a déjà eu une expérience familiale et ça lui suffit. Ce qui me convient car j’ai aussi vécu une relation asphyxiée par le quotidien, avec un homme qui ne voulait pas d’enfant. C’était douloureux, mais depuis que j’ai fait mon deuil de la maternité, j’invente un amour différent avec André. On voyage beaucoup, et ce sont les moments où l’on passe le plus de temps ensemble. Sinon, on se voit surtout le week-end, pour parler des heures et partager notre passion commune: la bouffe !”
S’engager autrement
Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Françoise Hardy et Jacques Dutronc, Helena Bonham Carter et Tim Burton étaient des couples LAT à l’avant-garde, quand la norme sociale imposait encore de quitter le foyer familial pour foncer en créer un autre, dans une répétition immuable. Au XXIe siècle, alors que les modèles sont devenus multiples, chacun gère l’amour selon sa propre définition de l’épanouissement personnel. On peut même être un couple passionnément amoureux, avec un jeune bébé, mais vivre dans des villas à 45 minutes de distance.
C’est le cas de la starlette américaine Kylie Jenner, 20 ans, et du rappeur Travis Scott, 25 ans. “Parce qu’elles savent qu’un mariage sur deux finit en divorce, les jeunes générations ont moins envie d’engagement que les précédentes, ou de s’engager autrement, constate Marie-Paule Thomas. D’autant plus que dans les modes de vie contemporains, l’individualisme prime. Chacun veut conserver les activités qui lui font du bien, et l’amour idéal s’envisage comme un partage des plaisirs, mais pas des tâches ingrates qui mettent la pression sur le couple. Résultat: on case sa relation dans un agenda déjà plein, entre le yoga du mardi, la soirée des amis le vendredi, le coucher tôt du dimanche pour être en forme au bureau le lendemain…”
Parce qu’elles savent qu’un mariage sur deux finit en divorce, les jeunes générations ont moins envie d’engagement que les précédentes, ou de s’engager autrement
Selon l’étude de l’Ined, les couples LAT se croisent essentiellement dans les grandes villes, et parmi les cadres, qui “ont moins de contraintes économiques, une plus grande aspiration à une certaine forme d’indépendance et investissent davantage dans leur carrière”. Deux tranches d’âge sont très friandes de cet amour sans contraintes: les vingtenaires et les seniors. “Un tiers des LAT a la vingtaine”, observe le sociologue Christophe Giraud, auteur de L’Amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes (Ed. Armand Colin). “Cette forme de relation à cette période de la vie est particulièrement attrayante car pour beaucoup, l’amour a perdu de son évidence et l’on préfère se tester longuement avant de signer un bail commun. C’est une période vécue très positivement, mais qui n’a pas vocation à durer car l’ambition reste pour la majorité de faire des enfants, et peu de personnes défendent encore l’idée de fonder une famille chacun chez soi. Le couple LAT est seulement une façon plus lente et progressive de se mettre en couple.”
Loin des yeux…
Chez les plus de 50 ans, par contre, où le nombre de divorces a été multiplié par deux en dix ans, le grand amour deux ou trois soirs par semaine devient un véritable idéal de vie, alors qu’on estime s’être déjà suffisamment disputés sur qui doit descendre la poubelle… “Là, c’est un choix de liberté sur le long terme, poursuit Christophe Giraud. Surtout auprès des femmes, car il y a une dimension féministe, avec la volonté d’affirmer son indépendance, en se protégeant des contraintes domestiques où l’on a déjà beaucoup donné… Et elles sont ravies de segmenter leur vie, en dissociant leurs relations: d’un côté, le fiancé avec qui partager seulement des loisirs, de l’autre, les amis, le travail, les passions personnelles, etc. On arrive à des existences où plus rien ne se mélange et ça, c’est très nouveau.”
Parfois plus compliqué, aussi… Car retrouver le grand amour alors qu’on a déjà une vie dense et épanouissante, et surtout des enfants pas encore autonomes, n’est pas exempt de contraintes si l’on choisit l’option LAT. Il y a un an, Valérie, 45 ans et mère d’une fille de 12 ans, est tombée amoureuse de Paul, père d’un fils de 16 ans. Chacun propriétaire d’un appartement dont il rembourse encore le crédit, ils ont décidé de garder leurs nids respectifs. “Ça a été le coup de foudre, mais on ne peut pas emménager ensemble car nos vies sont trop équilibrées pour tout chambouler, explique-t-elle. Au début, on s’est dit qu’on allait inventer autre chose. Mais au bout d’un an, je n’arrive pas à voir ce que c’est. Avec nos quotidiens déjà soutenus, on peut passer trois semaines sans se voir. C’est frustrant. Et chaque fois qu’il y a un malentendu, tout prend des proportions énormes. Parce qu’en vivant avec quelqu’un, on ne peut pas bouder des semaines: la promiscuité impose de faire des efforts et de discuter. Alors que là, on peut se dire: il me saoule, et l’ignorer un mois. Ça fragilise la relation.”
Modèle d’avenir
Selon l’Ined, d’ailleurs, les couples LAT sont plus précaires, et 46% des amoureux non cohabitant suivis durant l’enquête étaient séparés trois ans plus tard, alors que 94% des couples vivant sous le même toit étaient toujours ensemble. Le quart des couples LAT avaient également fini par craquer et emménagé ensemble.
Et pourtant, Marie-Paule Thomas voit ces couples sans boîte aux lettres commune se développer de plus en plus à l’avenir: “A une époque, on se mettait en couple à 25 ans, on avait déjà des enfants à 30, etc. Maintenant, l’âge ne définit plus le moment de sa vie. On peut faire son premier enfant à 45 ans, ou toujours faire la fête à cet âge-là. Car chacun veut choisir sa vie avec le moins de contraintes possibles. Et comme on a désormais plusieurs vies amoureuses, on expérimente un jour ou l’autre le couple LAT. On en voit même qui préfèrent vivre en coloc, et former un couple stable, mais à l’extérieur. Après tout, une coloc, c’est déjà comme une famille…” [d’après LETEMPS.CH]
L’histoire du hula est intimement mêlée à celle de Hawaii, son évolution suit celle du pouvoir politique ainsi que les mutations de la société. La situation de la danse avant la découverte des îles par les Européens demeure bien évidemment inconnue, faute de témoignages écrits ou iconographiques. Seuls les récits des premiers explorateurs, dont James Cook qui découvrit l’archipel en 1778, permettent d’appréhender la réalité. Cook lui-même n’a pu assister à une cérémonie de hula, il écrit : “Nous ne vîmes pas les danses dans lesquelles ils se servent de leurs manteaux et bonnets garnis de plumes ; mais les gestes des mains que nous vîmes à d’autres occasions, quand ils chantaient, nous montrèrent qu’elles doivent ressembler à celles des îles méridionales, bien qu’il y ait moins d’art dans leur exécution. “
Ce n’est qu un demi-siècle plus tard, avec Willlam Ellis, que vont apparaître les premières descriptions de la danse et que le terme de hula, alors transcrit “hura“, va faire son apparition dans la langue anglaise. La danse et le chant, qui composent le hula, forment un tout indissociable, à caractère sacré. La danse ne constitue donc pas un divertissement, accessible à tous, mais bien un rite, confié à un corps de danseurs spécialement éduqués et entraînés, soumis à la stricte observance de tabous (kapu, en hawaiien). Si, à l’origine, les interprètes étaient aussi bien des hommes que des femmes, seuls les hommes pouvaient pratiquer le hula durant les cérémonies du culte au temple. Ce n’est que plus tard, lorsque les guerres, puis les cultures, occupèrent trop les hommes pour leur permettre de consacrer les années d’entraînement rigoureux nécessaires à la formation d’un danseur de hula, que les femmes prirent leur place.
Nathaniel B. Emerson fait le récit d’une scène d’initiation de danseurs de hula ; ainsi découvre-t-on que, le jour précédent son admission dans la corporation, peu avant minuit, le danseur se plongeait, en compagnie des autres, dans l’océan. Ce “bain de minuit” était soumis à un rituel bien particulier : la nudité totale, considérée comme “l’habitat des dieux“, était requise et, à l’aller comme au retour, il n’était permis que de regarder devant soi; se retourner, regarder à gauche ou à droite était formellement proscrit.
Les dieux auxquels les danses étaient consacrées, dans l’espoir de se les concilier, étaient nombreux mais, parmi ce panthéon, Laka était considérée comme la protectrice (“au-makua“) du hula ; des sacrifices lui étaient offerts, des prières et des chants lui étaient dédiés qui révèlent l’étendue de son domaine : “Dans les forêts, sur les crêtes des montagnes se tient Laka, Séjournant à la source des brumes, Laka, maîtresse du hula…”
Le terme de hula est en fait un terme générique, regroupant une variété de styles dont le nom évoque généralement les gestes ou les instruments utilisés. Ainsi, par exemple, en est-il du hula kala’au, les kala’au étant des bâtons de bois, de longueurs inégales, que l’on frappe l’un contre l’autre. William Ellis en donne une description précise : “Cinq musiciens avancèrent d’abord, chacun avec un bâton dans la main gauche, de cinq ou six pieds de long, environ trois ou quatre pouces de diamètre à une extrémité et se terminant en pointe de l’autre. Dans sa main droite, il tenait un petit bâton de bois dur, de dix à neuf pouces de long, avec lequel il commença sa musique, en frappant le petit bâton sur le grand, battant la mesure tout le temps avec son pied droit sur une pierre, placée sur le sol, à côté de lui, dans ce but. “
Autre danse décrite par Ellis, le hula solennel ou hula ‘ala’apapa est accompagné du ipu huta, “une grande calebasse, ou plutôt deux, une de forme ovale d’environ trois pieds de haut, l’autre parfaitement ronde très soigneusement attachée à celle-ci, ayant aussi une ouverture d’environ trois pouces de diamètre au sommet”, toujours selon Ellis. On peut encore citer le hula noho i lalo (danse assise), le hula pa’i umauma (où l’on frappe sur une caisse), le hula pahu (danse du tambour), le hula kuolo (danse agenouillée), le hula’uli ‘uli…
Les instruments le plus couramment utilisés sont donc les bâtons de bois (kala’au), la calebasse (ipu hula), le tambour (pahu hula) composé d’un rondin évidé sur lequel est tendue une peau de requin, la gourde-hochet (‘uli’uli), les bracelets en dents de chiens (kupe’e niho ‘ilio), le bambou (pu’ili)… En fait, les trois grandes familles d’instruments sont représentées par les quelque dix-sept instruments dénombrés par les musicologues.
Intimement liée à la religion, la danse va suivre son déclin. La société hawaiienne, soumise à un système de kapu strict, va progressivement connaître une mutation. Kamehameha Ier avait réussi pour la première fois l’unification de l’archipel (vers 1795), accroissant son prestige et celui de la fonction royale. À un système politique fort et autoritaire correspondait une religion omniprésente aux mains d’un clergé puissant ; le roi est alors assimilé aux divinités. À la mort de Kamehameha Ier, en 1819, son fils Liholiho règne sous le nom de Kamehameha II. Le jeune roi est soumis à la pression de sa mère et de l’épouse favorite du roi défunt, Kaahumanu, qui cherchaient à affaiblir le pouvoir des prêtres. En effet, la religion est un obstacle à l’ambition de ces femmes, puisque les kapu les excluent, notamment, des débats politiques. Ainsi Kamehameha II décidera-t-il l’abandon de la religion de ses ancêtres et ceci avant même l’installation des premiers missionnaires. Ces derniers, à leur arrivée, trouveront donc une société en pleine mutation, à la recherche de nouvelles valeurs et s’implanteront d’autant plus facilement.
Les missionnaires vont introduire les chants religieux, les hymnes qui vont séduire les Hawaiiens pour qui ce type d’harmonie est inconnu. Les hommes d’église vont jouer de cette fascination pour mieux introduire leur religion ; les Hawaiiens vont apprendre ces hymnes (appelés par eux himeni) par cœur, avec l’influence que l’on devine sur leurs compositions musicales ultérieures et même sur l’orchestration des hula traditionnels. De plus, les missionnaires vont user de leur influence pour interdire le hula, jugé obscène en raison de la lascivité de certains de ses gestes.
A partir de cet instant, l’occidentalisation de la musique hawaiienne est inéluctable : de nouveaux instruments sont introduits par les immigrants (la guitare, venant de la côte ouest des États-Unis, la braguinha, venant de Madère, et désormais appelée ukulele) Cet instrument, qui passe pour typiquement hawaiien, est donc une importation récente. Le roi Kamehameha V lui-même décide de s’attribuer un orchestre royal à l’instar des souverains européens ; il demande au gouvernement prussien de lui envoyer un chef-d’orchestre confirmé : c’est ainsi que Heinrich Wilhelm Bergerdébarque à Hawaii, en 1872. Berger, naturalisé Hawaiien en 1879 et surnommé le “Père de la musique hawaiienne”, va arranger à l’occidentale de nombreux chants hawaiiens et composer bon nombre d’œuvres “dans le style hawaiien”, achevant le processus d’occidentalisation de la musique.
C’est également dans la seconde moitié du XIXe siècle que va affluer la main-d’oeuvre d’origine étrangère, en raison notamment de l’essor de la production du sucre. En effet, les Hawaiiens considéraient qu’ils avaient assez de terres pour satisfaire leurs propres besoins. Le labeur monotone des plantations ne les attirait nullement ; ainsi décida-t-on de faire venir des Chinois en leur offrant des contrats de travail à long terme. Il en ira de même des Japonais, des Philippins, des Portugais… Les mariages mixtes vont très vite se multiplier et Hawaii va devenir une société pluri-culturelle, perdant aussi de son identité.
Le règne de David Kalakaua (1874-1891) se caractérise par une “renaissance hawaiienne”. Le roi, soucieux de ses prérogatives, fait promulguer une nouvelle constitution qui restaure l’autorité royale. De même, il suscite un retour aux valeurs hawaiiennes traditionnelles. Sous son règne, le hula, agonisant parce que jugé obscène par les missionnaires, ressuscite. Un pan entier de la culture hawaiienne est néanmoins à jamais perdu et, malheureusement, cette renaissance finira avec la disparition du souverain.
Sa soeur, la reine Liliuokalani, est elle-même compositrice, mais elle opère une sorte de synthèse entre les thèmes hawaiiens anciens et les influences occidentales qui aboutit à une production assimilable à de la variété. Sa création la plus célèbre, Aloha Oe est un “hit” à Hawaii depuis plus de quatre-vingts ans. Malgré les conseils de son entourage, la reine Liliuokalani cherchera à poursuivre, sur le plan politique, le projet de son frère : renforcer le pouvoir royal. Les Américains, dont les intérêts financiers dans le royaume sont d’importance, voient cela d’un mauvais œil. En janvier 1893, avec l’aide des marines, un groupe de citoyens américains renverse la reine et la contraint à abdiquer. Un gouvernement provisoire est constitué par des citoyens américains, qui proclame la république. Le 14 juin 1900, Hawaii devient, malgré elle, un territoire américain.
L’américanisation achèvera l’acculturation : désormais, c’est le jazz qui domine la scène musicale et les airs traditionnels sont accommodés à cette sauce. Sur le continent américain, les danseurs de hula se produisent en attraction dans les music-halls et les cirques. Hollywood récupère le hula, dont elle fait un accessoire de sa machine à fabriquer du rêve. Elvis Presley interprétera le Aloha Oe de la reine Liliuokalani et, dans les années ’50, le hula va inspirer une nouvelle mode, celle du hula hoop (le terme fait son entrée dans la langue anglaise en 1958). Le 21 août 1959, Hawaii devient le cinquantième état des Etats-Unis.
Il faut attendre les années ’70 pour voir se dessiner une réaction à cette acculturation massive. De jeunes Hawaiiens cherchent à retrouver les chants et les gestes de leurs ancêtres et, en quête d’authenticité, questionnent les anciens. C’est seulement à cette époque que les mouvements corporels retrouvent de cette lascivité qui les avait fait proscrire par les missionnaires. Mais faute de témoignages suffisants, ces reconstitutions, comme celles de l’époque de Kalakaua, sont hypothétiques. Aussi d’aucun préfèrent-ils créer de nouvelles chorégraphies, inspirées de la tradition ; par exemple, une nouvelle version de la cérémonie d’initiation est instituée, basée en partie sur les récits d’Emerson. Cela atteste néanmoins d’une volonté, de la part d’une population jeune, devenue minoritaire sur le territoire de ses ancêtres, de retrouver son identité et d’en assurer la pérennité.
Parallèlement, le développement du tourisme, devenu la première source de revenu de l’archipel, favorise l’éclosion de spectacles soi-disant traditionnels ; on assiste ainsi à une évolution paradoxale : d’une part des spectacles “grand public” livrant une imagerie hollywoodienne et, d’autre part, de nouvelles écoles de hula cherchant à retrouver une gestuelle et, partant, une philosophie proches de la tradition.
Cet article est une version remaniée d’un article publié dans la revue “Art&fact” n°11 (1992), sous le titre “Le Hula, splendeur et misère de la danse à Hawaii“, où l’on trouvera les notes et références bibliographiques.
[DAARDAAR.BE, 10 janvier 2022] “Il n’y a pas suffisamment de diversité sur les lieux de travail. On ne peut être véritablement soi-même que dans des environnements inclusifs.” Il serait utile de définir en premier lieu le sens que l’on donne à ces deux notions clés, car les activistes du mouvement woke en ont une lecture différente de la majorité de la population.
Mais qu’est-ce que la culture “woke” exactement ? Cette dernière est obsédée par la couleur de peau, la race, le genre ou l’orientation sexuelle. Mark Elchardus définit cette recherche d’identité ou ce particularisme identitaire dans son dernier livre Reset comme “un cas d’école démontrant comment des actes inspirés par le désir d’égalité et de dignité peuvent basculer et conduire à des manifestations mesquines, voire haineuses.“
Les environnements favorables aux militants woke évoluent très rapidement vers un climat d’autocensure et de répression. La liberté d’expression n’est effectivement plus de mise si l’on peut être licencié pour des propos tenus. Quand votre employeur ne vous considère plus comme un individu, mais vous réduit au statut de membre d’une catégorie identitaire à laquelle vous appartenez et dont vous possédez certaines caractéristiques, il est question ni plus ni moins de racisme et de sexisme. C’est une évolution dangereuse, à contre-courant des principes d’équité.
Traditionnellement, la droite a toujours été considérée comme l’ennemi de la liberté d’expression, la gauche incarnant, quant à elle, la rébellion contre toute restriction du droit à l’expression individuelle. Fait surprenant, les rôles s’inversent aujourd’hui. La gauche libérale et la gauche radicale repoussent désormais les limites du discours haineux et les opinions deviennent subitement des délits. Qui plus est, la définition du “discours haineux” change constamment.
Les grandes entreprises sont la nouvelle ligne de front d’une lutte de pouvoir qui transite par les départements de ressources humaines et vise à promouvoir la philosophie woke. On voit tout à coup apparaître des groupes de réseaux d’employés et des formations à la réaction aux préjugés où les travailleurs sont sensibilisés aux “micro-agressions” et redirigés vers “espaces sûrs“.
L’objectif reste le même : sous le prétexte de plus d’équité, de diversité et d’inclusion, on impose des restrictions en matière de liberté d’expression et d’usage de la langue. Le résultat ? Plus personne n’ose s’exprimer de peur de stigmatiser une minorité quelconque. Que ce climat soit défavorable à une bonne ambiance entre collègues ou même à la communication entre les travailleurs et diverses “minorités” autoproclamées importe visiblement peu.
Ce climat de peur et de répression alimente un jeu de pouvoir où une petite minorité radicale veut imposer sa volonté à une grande majorité silencieuse. Elle déploie à cette fin une large palette de mesures pour brider la libre communication. Les codes de conduite, espaces sûrs, formations à la réaction aux préjugés et autres dîners citoyens sont tous des instruments du “grand arsenal répressif woke“. Dans un chapitre de son livre Jouer sa peau intitulé “Le plus intolérant gagne : la dictature de la petite minorité“, Nicholas Nassim Taleb explique comment une majorité silencieuse peut être soumise à la volonté d’une petite minorité militante.
Le mouvement woke considère nos caractéristiques extérieures immuables comme notre principal patrimoine. Il voit la société à travers le prisme réducteur du conflit entre les opprimés et les oppresseurs. Selon lui, le statut d’oppresseur ne repose pas sur le comportement, mais sur le genre et la couleur de peau. L’homme hétéro blanc est la tête de Turc. La politique identitaire déshumanise des groupes dans notre société en s’appuyant sur leurs caractéristiques extérieures immuables. C’est non seulement raciste et sexiste, mais il ne faut pas oublier que les deux grandes religions séculières du siècle dernier, le nazisme et le communisme, nous ont appris qu’elle conduit toujours et partout à la violence, aux goulags et au génocide.
Après la crise financière de 2008, de grandes entreprises ont vu en l’idéologie woke une bouée de sauvetage pour redorer leur image écornée sans nécessiter de véritable réforme ou réparation des erreurs du passé. Le woke, c’est la vertu sans les actes. La diversité et l’inclusion sont des concepts creux pour détourner l’attention et dissimuler un manque de responsabilité. Ils divisent aussi les travailleurs, ce que les employeurs veulent absolument éviter.
[LIBERATION.FR, 26 septembre 2018] PMA pour les lesbiennes et les célibataires, levée de l’anonymat pour les donneurs, GPA, droit à mourir : l’anthropologue Maurice GODELIER, spécialiste de la parenté, rappelle que la nature de l’homme est de transformer son existence et de se faire toujours autre. Ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) aux lesbiennes et femmes célibataires, levée de l’anonymat des donneurs : dans son avis préalable à la révision de la loi bioéthique, rendu public mardi [en 2018], le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pourrait initier une rupture, un tournant dans les histoires familiales à venir. Ces propositions ne sont, pour l’instant, qu’un avis. Le débat public et politique va durer plusieurs mois et in fine, le politique décidera (le projet de loi bioéthique doit être examiné au 1er trimestre 2019 à l’Assemblée nationale). Dans la longue histoire de la parenté et de la filiation, que penser de ce nouveau droit que l’on donnerait aux femmes de procréer sans père ? Pourquoi une telle nécessité à connaître ses origines quand on est né d’un donneur anonyme ? Anthropologue, spécialiste de la parenté, Maurice Godelier travaille sur les grands invariants qui structurent nos vies et nos imaginaires : famille, religion, Etat. Formé auprès de Lévi-Strauss, marqué par le marxisme et le structuralisme, il a, comme anthropologue, longuement vécu au sein de la société baruya, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Tout au long de ses travaux, il a montré que la sexualité n’était pas une question de nature, mais une production sociale. Que la famille n’était pas, contrairement aux idées reçues, au fondement de tout système social. Ou que la mort ne s’opposait pas à la vie, mais à la naissance.
De sa vie consacrée à l’anthropologie, Maurice Godelier a conservé la faculté de se décentrer, c’est-à-dire suspendre son jugement quand on observe ce que font les autres ou qu’on écoute ce qu’ils disent à propos de ce qu’ils font. Pour son livre référence Métamorphoses de la parenté publié en 2004, il a analysé 160 sociétés et a décrit comment une trentaine d’entre elles se représentait la fabrication d’un enfant. De cette étude au plus près de la procréation, il rappelle que l’humanité a toujours été confrontée à la question de l’infertilité et a sans cesse tenté d’y trouver des réponses. Contrairement au nouvel avis du Comité d’éthique rendu public mardi, il estime qu’il est possible de légiférer sur la GPA en l’encadrant juridiquement et philosophiquement. Convaincu que la “société produit de la société“, il fait confiance aux hommes et jamais il ne verse dans le conservatisme de principe. “Je pense que la vie en société s’organise au départ par les gens eux-mêmes, selon leurs besoins, indépendamment des politiciens ou des anthropologues.” Ainsi, pour lui, et contrairement là encore à l’avis du Comité d’éthique, revendiquer le droit à disposer de sa mort est une “attitude socialement logique“. Se définissant comme un chercheur engagé, il voit sa discipline, l’anthropologie, comme une “indiscipline.” (1)
Dans son avis rendu mardi, le Conseil national d’éthique propose de rendre possible la levée de l’anonymat des futurs donneurs de sperme, pour les enfants issus de ces dons. Qu’en pensez-vous ?
Quels que soient les cas, l’accès aux origines est fondamental pour les enfants. Je suis pour la connaissance des donneurs, que les enfants qui naissent connaissent leur histoire réelle : c’est un problème de vérité et de courage pour les parents. Pour l’enfant, c’est vivre plus sereinement son histoire de vie. Beaucoup de sociétés ont inventé des réponses à la stérilité des couples. Certaines ont même anticipé, d’une certaine façon, le principe des mères porteuses. Un exemple africain est célèbre. Dans cette tribu, si une femme devient veuve sans avoir eu d’enfant, elle peut épouser une autre femme et elle choisit un homme pour faire l’amour à son épouse. Quand les enfants naissent, ils appartiennent au mari défunt. C’est au fond une solution proche des mères porteuses. On le voit, ce n’est pas la première fois que l’humanité se trouve confrontée à ce problème et tente de trouver des solutions.
Mais la pratique des mères porteuses suscite beaucoup de réticences. Le Comité d’éthique vient à nouveau de se prononcer contre la GPA (gestation pour autrui).
C’est une réaction culturelle qui traverse les catégories sociales, la droite comme la gauche, signe qu’on touche une valeur partagée par beaucoup de groupes sociaux. Pourtant, d’un certain point de vue, à la fin d’une GPA, on aboutit à une famille normale. L’enfant qui naît est génétiquement et socialement associé à ses parents. On se met à trois pour finir par fabriquer un couple occidental classique ! Mais cette réticence s’explique sans doute par le fait que la GPA est l’image d’une maternité divisée en deux. Il faut deux femmes pour faire un enfant, et c’est ce qui fait obstacle culturel et éthique à cette pratique.
Je pense qu’on ne peut pas arrêter le processus vers la légalisation de la GPA. Il faut trouver une solution débattue politiquement, philosophiquement et encadrée juridiquement. Comme au Canada et dans certains Etats des Etats-Unis, qui ont instauré un contrat (une fois né, l’enfant ne peut appartenir à la mère porteuse, un plafond de rémunération est fixé pour éviter la mercantilisation du corps de la femme) et ont valorisé cette pratique : les mères porteuses donnent la vie, elles aident les autres à avoir un enfant, c’est un don de soi. C’est une vision très protestante. S’il n’y a pas en France de discussion collective et publique, qui valorise socialement le geste des mères de substitution, on sera toujours dans un marécage des pour et des contre et on n’avancera pas.
Le Comité d’éthique suggère également dans son avis d’ouvrir la PMA aux couples de femmes. Qu’en pensez-vous ?
Il faut repartir du fait que le désir d’enfant n’existe pas seulement chez les hétérosexuels mais aussi chez les homosexuels et que ni chez les uns ni chez les autres ce désir n’est universel. Bien entendu, les homosexuels pourraient recourir à l’adoption. Mais en France, un tiers seulement des demandes d’adoption sont satisfaites après de longues attentes et beaucoup d’obstacles. Depuis longtemps, dans les pays occidentaux, des lesbiennes élèvent des enfants qu’elles ont mis au monde. Elles rejoignent les milliers de femmes qui élèvent seules leurs enfants au sein de familles où le père existe peu ou pas. Il faut, certes, l’équivalent d’un père et d’une mère pour élever un enfant. Mais être père et mère, c’est assumer des fonctions sociales différentes qui peuvent être largement détachées du sexe de celui ou de celle qui les assume. Le soin à l’enfant, le care, peut se faire par deux personnes de sexes différents ou de même sexe.
PMA, accès aux origines : après le rapport du Comité d’éthique, une discussion va s’engager et le législateur tranchera. Pourquoi assiste-t-on en France à une résistance forte quand on touche à la famille et à la filiation ?
La France se positionne, en effet, en général de manière conservatrice au départ – on l’a vu avec le mariage pour tous. En même temps, une fois que le mariage pour tous est adopté, on n’en parle plus. C’est comme si une étape, une fois franchie, était absorbée dans le tissu social. Comme si une majorité consentante et silencieuse avait coexisté avec les opposants. Et puis, on continue à avancer. La première étape de ce cheminement a été la dépathologisation, par la médecine, de l’homosexualité. Puis elle a été dépervertisée, du côté des psychologues. Enfin l’éthologie a montré que l’homosexualité était dans la nature : les bonobos se masturbent entre eux. Les humains sont par nature bisexuels.
Nous en sommes aujourd’hui à une étape inédite : nos sociétés ont donné un statut matrimonial à l’homosexualité. Celle-ci avait depuis bien longtemps une place reconnue dans certaines sociétés : en Grèce antique, à Lesbos, les femmes de l’aristocratie avaient un cycle d’initiation dont l’homosexualité était une étape. Chez les Baruya, parmi lesquels j’ai vécu et travaillé, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, tous les jeunes hommes entretenaient des rapports homosexuels jusqu’à leur mariage : à l’intérieur de la maison des hommes, les aînés donnaient leur semence aux plus jeunes, pour les rendre forts. Ce qui était totalement interdit après leur mariage. Mais en même temps, les sociétés ont toujours valorisé l’hétérosexualité puisque c’était la manière de continuer la vie. L’hétérosexualité est et continuera d’être dominante. Aujourd’hui, la vraie rupture est la reconnaissance des couples matrimoniaux homosexuels. A ma connaissance, aucune société ne l’avait jamais fait. C’est là une singularité des sociétés occidentales modernes. C’est une rupture historique qui fabrique des nouvelles formes de familles.
Justement, certains s’inquiètent de cette rupture anthropologique qui mettrait en danger la famille, et conduirait la société à une forme de chaos anthropologique…
Jamais et nulle part les rapports de parenté et la famille n’ont été le fondement de la société humaine. C’est une illusion, que même des anthropologues partagent, et qui remonte à l’Antiquité : ainsi, pour Aristote, les tribus naissaient de l’union entre des familles. La famille est, certes, fondamentale pour l’individu car elle fabrique sa première identité. Qu’on soit adopté ou non, nous forgeons d’abord notre identité personnelle au sein de la famille pendant notre jeunesse. Mais plus tard, on devient ouvrier ou professeur, et c’est la grande société qui nous donne une place.
Ce qui fait société, ce ne sont jamais les rapports de parenté, même dans les sociétés tribales : ce sont les rapports politico-religieux. Ceux-ci englobent tous les groupes de parenté et leur octroient une identité et une unité communes. Ils instituent la souveraineté des groupes humains – clans, castes ou classes – sur un territoire, ses habitants et ses ressources. C’est le politico-religieux qui fait société et non la famille.
Comment expliquez-vous les crispations actuelles autour de la fin de vie ? Sur ce point, le Comité d’éthique s’oppose dans son avis rendu mardi à ce que la fin de vie relève d’une décision individuelle et ne souhaite pas modifier la loi Claeys-Leonetti de 2016 (droit à la sédation profonde et continue jusqu’au décès)…
C’est une tendance française : l’isolement des vieux. Un grand nombre des personnes âgées meurt désormais dans les hôpitaux. Elles se retrouvent seules. Nous vivons de plus en plus vieux et nous avons de plus en plus de maladies liées à la décrépitude du corps. Paradoxe : on demande aux médecins, qui doivent redonner la vie, d’accompagner la mort. Nous donnons aux infirmières une fonction de care familial : ce sont elles qui accompagnent les mourants et non plus la famille comme autrefois. Alors que les religions préparent à la mort, notre société, de plus en plus laïque, veut la nier. La laïcité ne produit pas beaucoup de rites autour de la mort. Celle-ci devient une affaire individuelle, microfamiliale. A partir du moment où on ne croit plus qu’il existe une vie après la mort, la mort n’est plus vécue comme le risque d’aller en enfer ou au paradis. La mort est un point final, qu’il faut oublier jusqu’au moment où on y arrive.
Accorder un droit individuel à mourir dans les situations de fin de vie est-il envisageable dans nos sociétés ?
Jusqu’à présent, dans le christianisme, la vie appartenait à Dieu qui nous avait donné une âme. Le suicide était interdit. Aujourd’hui, beaucoup pensent que c’est l’un des droits de l’individu de choisir sa mort. Dans nos sociétés individualistes, la revendication du droit à disposer de sa mort est une attitude socialement logique.
Vous avez une assurance tranquille par rapport à ces questions éthiques éminemment complexes, est-ce le fruit de votre vie à comprendre et à étudier les vies dans d’autres sociétés ?
Je pense que la vie en société s’organise au départ par les gens eux-mêmes, selon leurs besoins, indépendamment des politiciens ou des anthropologues. Mais la politique est là pour faire avancer les choses. Regardez l’IVG : avant sa légalisation, les femmes avaient recours à l’avortement clandestinement. Puis Simone Veil a eu le courage de faire voter une loi, et ces femmes ont cessé d’être indignes, elles ont retrouvé une place dans la société. Ce fut une rupture formidable. De la même manière, aujourd’hui, les couples et les femmes ont recours à la GPA et à la PMA en allant à l’étranger. Les sociétés vivent avec un stock de représentations, concernant le corps et la société, qui sont très anciennes. Ce qui s’est passé avec la légalisation du mariage homosexuel fut une rupture. Mais cette rupture avait été préparée par les acteurs eux-mêmes : des couples gays vivaient déjà ensemble et éduquaient, de fait, des enfants. Dans son livre posthume L’Autre face de la lune (2011), Lévi-Strauss ne disait pas autre chose (de son vivant cela aurait fait scandale) : l’humanité doit progresser pour résoudre des nouveaux problèmes.
Vous dites justement que les humains ne se contentent pas de vivre en société, mais qu’ils produisent de la société pour vivre.
Toujours. L’humanité est naturellement une espèce sociale. Nous n’existons qu’en société. C’est la nature qui nous a donné ce mode d’existence, et notre cerveau nous permet d’inventer de nouveaux rapports sociaux, de nous transformer. Nous sommes une espèce sociale qui a la capacité – par rapport aux chimpanzés ou aux bonobos – de transformer le point de départ de notre existence, de nous faire autres. L’essence de l’homme, c’est tout ce que l’humanité a inventé pour elle-même. Et ce n’est pas fini : il n’y a pas de principe de clôture.
Donc la référence à la nature n’aurait pas vraiment de sens ?
Au contraire, parce qu’on a un corps. Jusqu’à présent, c’est en s’accouplant qu’on fait des enfants. L’ancrage dans la nature, c’est notre besoin de nous nourrir, de dormir, nos désirs sexuels, trouver dans la nature les moyens matériels de continuer d’exister… Il ne faut pas se dématérialiser. C’est aussi respecter la nature. Mais ce qui m’a frappé, en tant qu’anthropologue, dans toutes les sociétés que j’ai fréquentées, c’est qu’une grande partie des rapports sociaux, c’est de l’imaginaire pétrifié. La mosquée, l’Eglise, l’art de Goya ou du Greco : une grande partie de ce que nous sommes, de notre vie, c’est de l’imaginaire transformé en réalités sociales, psychologiques et matérielles. Dans le Nouveau Testament, Jésus dit au disciple qui a voulu voir et toucher ses plaies pour croire à sa résurrection : “Tu m’as cru parce que tu as vu, heureux ceux qui croiront sans voir.” Philosophie fondamentale. La croyance à des choses qui n’existent pas constitue une grande part de notre vie, de notre univers mental. Ce n’est pas de l’irréel ordinaire, c’est du surréel, c’est, pour ceux qui croient, plus réel que la vie réelle.
Il en va ainsi de la mort ?
Toutes les sociétés, qu’elles soient monothéistes ou polythéistes, pensent que la mort n’est pas la fin de la vie : après la mort, la vie continue sous une autre forme. C’est un invariant de toute culture. La mort, dans toutes les sociétés, est une disjonction : quelque chose se sépare du cadavre. Si c’est une disjonction, alors, la mort ne s’oppose pas à la vie mais à la naissance, qui est, elle, une conjonction : pour les religions, l’âme est alors introduite par Dieu dans le fœtus. Or, c’est totalement contre-intuitif : personne n’a jamais vu une âme entrer ou sortir d’un corps ! C’est de l’imaginaire, la construction d’une pensée spéculative. Mais ces formidables créations spéculatives donnent de l’architecture, de l’art, les rapports sociaux, des cosmo-sociologies, les castes indiennes, les initiations des Baruya, le dalaï-lama. Reconnaître le caractère spéculatif et imaginaire d’une partie du réel, c’est devenir un philosophe critique.
Pourquoi dites-vous que cet imaginaire est pétrifié ?
Parce qu’il dure longtemps… 2000 ans si on est chrétien, plus si on est hindouiste ou bouddhiste. On ne peut pas éradiquer la religion. On peut s’en séparer individuellement par un processus de vie personnel. Moi je ne crois pas que les dieux existent et j’ai tellement de dieux dans la tête que je ne peux décider lequel est le seul vrai. Mais pour ceux qui y croient tous les dieux sont vrais.
La Pratique de l’anthropologie. Du décentrement à l’engagement, entretien présenté par Michel Lussault, PUL.
[LESOIR.BE] Invité [d’une] émission dominicale du 19 décembre dernier, le président du CDH a déclaré ne pas être d’accord “avec l’approche de la laïcité qui condamne et méprise le fait religieux“. En soi, rien de bien grave, et Maxime Prévot a parfaitement le droit d’être en désaccord avec la laïcité, et de le faire savoir urbi et orbi. Si ce n’est que la seconde partie de sa phrase est fausse, et qu’il ne peut l’ignorer. La laïcité ne condamne pas le fait religieux – et ne méprise aucun pratiquant, de quelque religion que ce soit : elle réclame seulement pour chacun, le droit de croire ou de ne pas croire, ainsi que de pouvoir changer de religion. Et elle exige la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Maxime Prévot, président d’un parti humaniste, qui a abandonné le qualificatif de chrétien pour être pleinement politique et pleinement humaniste, ne peut ignorer cette nuance de taille. Il ne peut ignorer non plus qu’il y a dans les rangs de la laïcité, des chrétiens, des musulmans et des juifs laïques – refusant tout dogme, pratiquant le libre examen, et se conformant à la loi civile, même s’ils ont gardé des convictions religieuses. Qui serions-nous pour sonder les cœurs et les reins ? Mais nous voulons construire ensemble un monde plus libre. Est-ce un crime ?
En ces temps troublés il semble bien que oui. Dans un livre sorti discrètement aux éditions La Découverte en 2021 (1), Mohamad Amer Meziane, déroule, durant plus de 400 pages, une thèse complotiste pseudo-historique qui conclut “C’est la critique du Ciel qui a bouleversé la terre.” En fait, Meziane pointe du doigt le sécularisme qui est tout à la fois responsable du pillage des ressources naturelles, du dérèglement climatique, du colonialisme, de l’esclavage et du racisme – et sans doute des inondations de Liège, qu’on se le dise. L’auteur invente un concept pour définir ce phénomène : le “Sécularocène“. Dans sa proximité avec “Anthropocène”, le terme vise à exprimer le lien indissociable selon l’auteur entre sécularisation, laïcité et bouleversement climatique.
En outre, le livre laisse transparaître l’obsession de l’auteur sur la haine atavique que l’Occident – qu’il soit ” chrétien ” ou ” sécularisé ” – vouerait à l’islam : il en fait le principal (unique ?) moteur de l’Histoire. Encore une fois, que Mohamad Amer Meziane s’exprime, c’est légitime. Mais qu’une maison d’édition de qualité comme La Découverte mette une telle thèse complotiste sur le marché, sans introduction critique, est plus étonnant. Et qu’à part le Centre d’action laïque, qui en a fait la recension, un silence de plomb ait accompagné sa parution est tout aussi étrange. Les intellectuels, si diserts ordinairement, semblent tétanisés devant la rhétorique de Meziane qui touche à l’islam, un sujet sensible s’il en est.
Jean François Kahn n’a peut-être pas lu Meziane, mais il est loin d’être tétanisé : on lui doit une superbe chronique dans Le Soir du 21 décembre 2021, qui pourfend Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies (2). Leur ouvrage caracole en tête des meilleures ventes, et traite de quoi ? Des preuves incontestables de l’existence de Dieu. Et oui, on en est là ! Aux anti-vaccins, au rejet du progrès, à la platitude de la Terre, à la candidature d’Eric Zemmour, à la progression de l’extrême droite et au retour des néofascistes… et à la preuve de l’existence de Dieu. Et Kahn de conclure sa chronique par “Peut-être se souviendra-t-on de cette époque, la nôtre, le début des années 20, comme celle de la grande régression.” Et d’un recul de la Raison.
C’est ce devoir de Raison qui incite aujourd’hui le mouvement laïque à vouloir inscrire la laïcité dans la Constitution. Pas un sursaut laïcard contre le “fait religieux“. S’il y a des transformations fondamentales à apporter à notre société pour que chacune et chacun puissent y vivre dans la dignité – et il y en a, c’est indéniable et c’est urgent –, ce n’est pas en multipliant les différences et les clivages, en les essentialisant, en déclenchant des polémiques d’une violence inouïe sur les réseaux sociaux, en pratiquant le tweet et l’invective, que cette société nouvelle verra le jour. C’est en unissant nos efforts. En gardant notre capacité critique mais en mariant la sensibilité à la raison.
La violence aveugle qui se lève aujourd’hui, son pouvoir de fragmentation de la société, son instrumentalisation par des forces politiques et religieuses même pas occultes, et sa progression dans les médias sont inquiétantes. En ce 21e siècle, marqué par une pandémie sans précédent, marquée aussi par le réchauffement climatique et l’éco-anxiété qu’il génère, ces menaces planétaires demandent des réponses globales et porteuses d’avenir. Les jeunes l’ont compris depuis longtemps. La liberté d’être libres – et libres ensemble – n’est plus simplement la devise du mouvement laïque : c’est aussi un guide de survie.
Véronique De Keyser
MEZIANE Mohamad Amer, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation (Editions la Découverte, 2021).
BOLLORE Michel-Yves, BONNASSIE Olivier, Dieu, la science, les preuves (Editions Tredaniel La Maisnie, 2021).
[PHILOMAG.COM] Hannah ARENDT avait l’art de réinventer les grands concepts de la tradition. La Liberté d’être libre l’atteste une fois de plus. Retrouvé par Jérôme Kohn, son exécuteur testamentaire, dans le fonds Arendt de la Bibliothèque du Congrès à Washington, ce texte, réflexion vibrante sur l’avenir des révolutions, a été publié aux États-Unis en 2017, et en Allemagne en 2018 où il est un best-seller. Il est rédigé à la fin des années 1960, au moment de la crise de Cuba, des révolutions en Amérique latine et de la décolonisation – “dans un contexte où les révolutions sont devenues les événements les plus significatifs” de notre temps.
Arendt y reprend l’opposition développée dans son Essai sur la Révolution (1963), entre Révolution américaine – inspirée par la quête de la liberté et se stabilisant dans la forme nouvelle de la République – et Révolution française – qui aboutit à la Terreur pour avoir voulu résoudre l’inégalité sociale.
Sauf qu’elle prend acte du fait que la Révolution française a libéré les pauvres de l’invisibilité, en les faisant accéder au bonheur de la vie publique : “un peuple frappé par la pauvreté et la corruption est soudain délivré non pas de la pauvreté mais de l’obscurité“, et entend “pour la première fois que sa situation est discutée ouvertement et qu’il se trouve invité à participer à cette discussion.”
De sorte que la liberté d’être libre – capacité de commencer quelque chose de neuf par l’action et la délibération collective – ne peut plus être conçue comme un privilège. Dans les pas de Machiavel, Arendt en fait une expérience agonistique où chacun cherche à exceller devant les autres : “être vu, entendu, connu et inscrit dans la mémoire des autres .” Mais, ajoute-t-elle, “être libre pour la liberté signifie avant tout être délivré non seulement de la peur, mais aussi du besoin.” Arendt ne dit pas vraiment comment on s’en débarrasse, mais elle en fait le ressort des révolutions de l’avenir…
Martin Legros
Toute révolution est-elle synonyme de liberté ? Si toute révolte est menée au nom de la liberté, l’est-elle dans chacune de ses étapes ? 40 ans après sa disparition, paraît un texte inédit de la philosophe Hannah Arendt et il est follement d’actualité…
C’est un petit événement pour le monde de l’édition, si l’on en s’en tient à l’objet même de cet événement -un petit livre de quelques 70 pages-, mais c’est un grand événement pour la pensée et pour quiconque aime Hannah Arendt : la parution, aux éditions Payot, d’un texte totalement inédit de la philosophe, plus de 40 ans après sa disparition. Intitulé La liberté d’être libre, retrouvé dans le fonds Arendt de la Bibliothèque du Congrès à Washington, ce texte, écrit probablement en 1966-1967, s’inscrit dans un contexte de généralisation de la révolution : crise de Cuba, décolonisation, mouvements civiques et guerre du Vietnam…
La révolution précède-t-elle la liberté ou la liberté existe-t-elle avant la révolution ?
Qu’est-ce que la révolution ? Cette question, Hannah Arendt se l’est appropriée dès le début des années 60, notamment avec De la révolution, où elle se demandait quel en était le sens. Même chose ici, mais en axant toutefois la révolution sur l’enjeu de la liberté. Toute révolution mène-t-elle à la liberté ? Ou faut-il déjà être libre, au moins un peu, pour pouvoir envisager de renverser un état ? La révolution nous libère-t-elle ou donne-t-elle accès à la liberté ? Et quelle liberté ? Liberté des mœurs, liberté de propriété, liberté politique, ou liberté individuelle ?
Derrière cette déclinaison de questions cruciales, se joue LA question, la question essentielle, qui se rejoue à chaque soulèvement, révolte, manifestation, et qui n’est pas sans rappeler les mouvements actuels des Gilets Jaunes : toute révolution est-elle synonyme de liberté ? Si toute révolution est menée au nom de la liberté (des conditions, politique, émancipation), est-elle foncièrement un processus de liberté ? Dans ses moyens, dans son dispositif, dans sa réalité finale, et bien sûr, dans ses intentions ?
Dans ce texte, Arendt dédramatise et démêle, sans dévaloriser, la révolution. Et premières choses étonnantes : non seulement elle nous dit que la révolution est rarement le fait ou la décision des révolutionnaires (ceux-là, dit-elle, je cite : “ne s’emparent pas du pouvoir, mais plutôt le ramassent quand il traîne dans la rue” !), mais en plus, elle ajoute que la révolution peut restaurer, bien souvent, un ancien régime et mener à une absolutisation du pouvoir, plutôt qu’à son contraire… en témoigne la Révolution française…
La révolution, une naissance
A la manière d’un Alexis de Tocqueville, qu’elle cite d’ailleurs, Arendt compare la Révolution française à la Révolution américaine. Pourquoi la première, qui a totalement échoué, en conduisant à un régime absolutiste, est-elle pourtant la révolution par excellence ? Et pourquoi la seconde, celle des Américains, qui a fondé avec succès un état pacifique, stable et solide, est-elle restée “locale”, méconnue ? Parce que, nous répond Arendt, elle a rendu visible. Parce qu’avant de conduire à un régime démocratique, à une liberté politique exercée par tous pour tous, elle a d’abord libéré tout un ensemble d’individus jusqu’ici invisibles, “invisibilisés” dirait-on aujourd’hui. Le propos d’Arendt est subtil. On y comprend que :
La révolution ne se décide pas mais vient d’une désintégration du pouvoir,
Qu’elle présuppose des conditions de vie et une idée préexistante de la liberté pour pouvoir la réclamer,
Et qu’elle peut conduire moins à un régime politique plein de liberté qu’à une libération, une liberté négative, insuffisante.
Généralisée et même banalisée à notre époque, la révolution n’est-elle alors qu’un mot, qu’une mode, qu’une passion française, pour les plus riches ? Non plus, car s’y manifeste, et là est la subtilité d’Arendt, dans l’acte même de la révolution : une naissance, le fait de rendre visible, de donner naissance à des individus jusqu’ici jamais réunis en un tout.
[CCLJ – 13.12.2021] Ça deviendrait presque une habitude. Une question de société, un nouveau décret, l’application d’une loi… et les opposants sortent le slogan des heures les plus sombres. Le point Godwin se muerait presque en virgule, tant il a tendance à rythmer les manifestations et les débats depuis quelques années.
Une période de crise est, on le sait, toujours un révélateur des questions qui agitent une société. Les fantômes resurgissent plus forts et la crise crée un effet loupe. La pandémie que nous vivons depuis début 2020 n’échappe pas à cette règle. Tout le monde voit midi à sa porte. On a sous-entendu que les hommes portant mal le masque (c’est-à-dire sous le nez) le faisaient par machisme. On a vu gonfler, lors de la première vague, le racisme à l’égard des personnes d’origine asiatique. Les complotistes s’en sont, eux aussi, donné à cœur joie. Quant aux spécialistes de la révolte permanente, persuadés que la colère n’est pas une émotion mais une valeur, ils étaient, quoi qu’il arrive, contre chaque décision politique, puisque, par définition, le dirigeant a toujours tort et que, lui donner tort, c’est être plus malin. Et puis, comme on est gâtés, […] les antisémites et leurs idiots utiles, se sont, bien évidemment, joints à la fête du grand n’importe quoi.
La cohue, les chiffres déversés tous les soirs, le décompte des réas et des morts, une situation folle qui a pris toute la planète de court. Nous avons tous cherché des réponses dans ce magma d’informations angoissantes et contradictoires. Il est donc normal que beaucoup se soient jetés dans les explications les plus tentantes. […] Le plus croustillant est arrivé avec le vaccin, charriant inévitablement son lot de théories conspirationnistes et de fausses informations. […] Ce qui a, à juste titre, retourné les sangs de nombre de personnes, ce sont les comparaisons absurdes entre mesures sanitaires et étoile jaune.
Combien de fois les Juifs ne se sont-ils vus reprocher que le récit du drame de la Shoah prenait trop d’ampleur dans la société ? Que c’était triste mais qu’ils “en faisaient trop” ? “Oui, c’est horrible, mais vous n’êtes pas les seuls à avoir souffert. Ça va, on le sait maintenant !” Ces phrases et leurs variantes, grossières ou évasives, on les a tous entendues ou lues. Réseaux sociaux, conversations avec des “inconnus ou des amis, sketchs. Vient toujours le moment du reproche, frontal ou sous-entendu : les Juifs se plaignent, les Juifs ressassent, les Juifs parlent trop de la Shoah, il est temps de passer à autre chose !“
Fort bien. Le problème, c’est qu’à la moindre occasion, cet épisode tragique de l’Histoire est tiré d’un chapeau pour accentuer, souvent de façon ridicule, la gravité d’un sujet. On est en désaccord avec quelqu’un, on le traite de nazi, on le trouve trop tendre ou nuancé, c’est un collabo. Un Etat qui prend une décision et s’y tient est dictatorial et son chef est grimé en Hitler (en témoignent les affiches, placardées cet été en France, représentant le président Emmanuel Macron en Führer). Pour certains, le conflit israélo-palestinien n’est pas un conflit ou une guerre mais un génocide, où Israël n’est plus un Etat critiquable (au même titre que n’importe quel pays), mais le IIIe Reich, son drapeau étant, d’ailleurs, régulièrement mixé avec un swastika.
« Un éternel Treblinka »
Dans un tout autre registre, il arrive également que l’antispécisme amène à comparer les abattoirs et, plus largement, la consommation de viande, à la Shoah. En 2013, en Belgique, une polémique avait, d’ailleurs, émaillé une campagne de Gaïa autour de l’abattage sans étourdissement. Le spot publicitaire, prêtant conscience et voix à un mouton dans un camion, avait laissé planer un doute, parmi certains auditeurs, quant à une volonté de faire un parallèle avec un train roulant vers Auschwitz. L’association s’en était vivement défendue, et l’agence de pub en charge de ladite campagne avait affirmé que l’idée était plutôt de faire penser à la série Homeland. Et en effet, peut-être ne s’agissait-il que d’une maladresse. Mais si cette maladresse a fait bondir, c’était probablement en raison des précédents qui existaient sur le sujet. Car quand ces questions sont évoquées, la comparaison revient ponctuellement, et s’appuie notamment sur l’expression Un Éternel Treblinka, titre d’un ouvrage sur la condition animale, écrit par l’historien Charles Patterson et paru en 2002.
Toutefois, le pompon du parallèle douteux revient à l’étoile jaune. C’est désormais une manie. Lorsqu’un sujet met en balance la collectivité, le droit commun, et le droit individuel, il y a toujours quelque Nobel de l’analyse politique pour brandir cet odieux symbole historique. En novembre 2019, lors de la manifestation à Paris contre l’islamophobie, la situation des Français musulmans a ainsi été comparée par quelques participants, à rien de moins que porter l’étoile jaune ! Interdire les signes religieux dans des circonstances spécifiques reste un sujet épineux chez nos voisins, comme chez nous. Et visiblement, pour certains, forcer les citoyens à être identiques dans la fonction publique ou à l’école, reviendrait au même que les marquer pour savoir qui devra être exécuté à la fin du mois.
Dernière référence en date mais non des moindres, le pass sanitaire – pass nazitaire, comme on a pu lire, en France, sur certaines pancartes de manifestants – “c’est l’étoile jaune” ! Car ne vous y trompez pas, messieurs-dames : carnet de vaccination ou chambre à gaz, c’est du pareil au même. En octobre dernier, l’Italie a même vu des militants anti-pass se déguiser en prisonniers de camps de concentration, et s’affubler de numéros… parce que tatouage ou QR code, c’est kif-kif. À de tels niveaux de rhétorique, l’hyperbole se mue en discipline olympique.
Au-delà de la non-pertinence et du manque flagrant de mesure et de décence dans le propos, ce qui heurte ici, c’est évidemment la banalisation engendrée. Si à chaque nouvelle contrainte légale ou à chaque débat de société, des indignés de comptoir brandissent l’étoile jaune en slogan ou en hashtag boiteux, comment espérer que la mémoire collective se souvienne que ce sigle n’était pas une contrainte mais une condamnation à mort ? Et que cette condamnation avait pour seul motif la détestation d’un groupe humain ?
Mémoire contre tout victimaire
On l’a souvent dit, si le racisme est surtout fait de condescendance et de sentiment de supériorité, l’antisémitisme, lui, comporte une étrange composante : la jalousie. Gorgé de fantasmes, l’antisémite prête un pouvoir et, même, parfois, des capacités (le “génie juif”) démesurés aux Juifs : “ils sont si puissants, si riches, ils contrôlent tout, d’ailleurs, ils sont intouchables…” Or, à l’ère du tout victimaire, même leurs souffrances passées semblent aujourd’hui enviées.
L’histoire des Juifs n’est plus si encombrante que cela lorsqu’elle peut servir d’outil de com. On se bouscule pour entrer dans le club prestigieux des persécutés. Dans ces esprits tordus, l’étoile deviendrait presque un badge VIP pour obtenir gain de cause et même – parce que oui, nous sachons – des traitements de faveur. Il n’est pas question de jouer la carte malsaine de l’exclusivité de la douleur et de la persécution, d’autant que regarder le vécu des uns et des autres est toujours instructif pour savoir où l’on va. La mémoire et l’Histoire appartiennent à tous, et la Shoah engage et oblige toute l’humanité. Mais ce réflexe pavlovien du point Godwin est usant. Donnant l’impression que tout est aussi grave qu’un génocide, on amène à penser qu’un génocide, finalement, n’est pas grand-chose…
En ces temps où la discrimination est pensée comme étalon premier de l’identité, nous devons tous nous garder de nous enfermer dans les drames du passé. Se définir seulement par ces tragédies serait une terrible erreur. Pour autant, cette période de crise sanitaire nous aura également rappelé combien il reste fondamental de faire mémoire de ces événements historiques et de tous ces morts, car d’autres ne se gêneront pas pour se les accaparer.
De ses propres termes : “Situé à St Gilles (B-1060 Bruxelles), le Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind (CCLJ) ouvre ses portes à la communauté juive de Bruxelles croyante ou non, mais aussi à tous les curieux de cette culture qui ont envie de s’intéresser à un pan de son histoire, ancienne ou contemporaine ou à sa mémoire, et au-delà, à tous ceux et celles intéressés par l’une des activités culturelles et récréatives du CCLJ. Les missions du CCLJ sont multiples. Il veille notamment à l’affirmation et à la transmission de l’identité juive laïque dans le respect des différences, il est engagé contre toutes formes de racisme. Le CCLJ promeut le dialogue par le biais d’actions éducatives et d’un programme culturel ouvert à tous. Tout au long de l’année, de nombreux événements sont organisés et des espaces de dialogue sont ménagés. Les activités s’adressent à toutes les générations. Le CCLJ accueille des auteurs tel que Boris Cyrulnik, Anne Sinclair ou Guillaume Ancel, des conférenciers, des réalisateurs tels que les frères Dardenne, des essayistes comme Rachel Kahn, Raphaël Glucksman, Raphaël Enthoven et tant d’autres. Via son département “La haine, je dis NON !“, le CCLJ sensibilise et fait comprendre à des publics intergénérationnels, venant d’horizons divers, les faits liés à la Shoah et aux autres crimes de génocide.”
Petit rappel. Le “point Godwin” est dérivé d’une loi empirique énoncée par un certain Mike GODWIN, avocat américain et figure importante des réseaux depuis longtemps. En 1990 à partir des conversations auxquelles il assiste sur Usenet (on est là avant la naissance du web sur un des réseaux qui composent l’Internet), il énonce la loi suivante : “Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les Nazis ou Hitler s’approche de 1.“
En fait, Mike Godwin applique aux conversations en ligne un phénomène identifié dès le début des années 1950 par le philosophe Léo Strauss sous le nom de reductio ad hitlerum (réduction à Hitler), et qui consiste à disqualifier l’argumentation de l’adversaire en l’associant à Hitler, au Nazi ou à toute autre idéologie honnie de l’Histoire.
Aujourd’hui, en français, on parle plus volontiers de “point Godwin” que de “loi Godwin” pour désigner ce moment de la conversation où se manifeste la reductio ad hitlerum. On dit donc d’une conversation en ligne (on le dit aussi parfois des conversations hors ligne, mais c’est récent), qu’elle a “atteint le point Godwin” quand l’un des interlocuteurs en réfère au nazisme, à Hitler, à la Shoah, pour disqualifier l’argumentation de son adversaire. [FRANCECULTURE.FR]
Comment en est-on arrivé aux traités de Rome ? Le traité de Rome qui donne naissance à la CEE est directement issu de l’échec des négociations pour relancer l’Europe politique au début des années 1950. Le constat, après la seconde guerre mondiale, est que les nationalismes d’extrême droite et les divisions entre Etats ont conduit à une guerre particulièrement destructrice. Il faut y mettre fin par une union des peuples. C’est une « idée révolutionnaire », souligne alors Robert Schuman, ministre des affaires étrangères français.
Ce sera en matière économique le projet de CECA de 1950, signé à Paris le 18 avril 1951 et entré en vigueur le 23 juillet 1952, qui met en commun la production d’acier et de charbon de certains pays européens, le charbon et l’acier étant considérés comme les facteurs de la guerre passée. Robert Schuman explique bien son ambition dans une déclaration, le 9 mai 1950, date qui deviendra la fête de l’Europe : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble, elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. »
Mais d’autres projets ont une dimension plus politique et fédérale. Le projet de Communauté européenne de défense (CED), qui prévoyait une armée européenne sous commandement américain et une dimension politique forte avec un projet de communauté européenne politique (article 38 de la CED), échoue avec le rejet français lors d’un vote, le 30 août 1954, par les députés (319 voix contre 264). C’est l’échec d’une vision supranationale (au-dessus des nations) de la communauté européenne.
Après le rejet de la CED, la construction européenne semblait dans l’impasse. Les partisans de l’Europe, au premier rang desquels le Français Jean Monnet, président de la haute autorité de la CECA, pensent alors qu’il faut avancer sur un terrain moins sensible que le politique et se concentrer sur le domaine économique. Soutenu par le Belge Paul-Henri Spaak, Jean Monnet est favorable à une intégration sectorielle de l’Europe sur le modèle de la CECA en l’élargissant à d’autres énergies, avec la création d’une organisation pour l’énergie atomique à usage civil, et aux transports. [d’après LEMONDE.FR]
Deux traités ont été signés le 25 mars 1957 – le traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) et le traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA ou Euratom). Pour les deux nouvelles Communautés, les décisions étaient prises par le Conseil sur proposition de la Commission. L’Assemblée parlementaire doit être consultée et remettre ses avis au Conseil. L’Assemblée gagne en volume et compte désormais 142 membres. L’Assemblée parlementaire a tenu sa première session l’année suivante, le 19 mars 1958. Les traités de Rome contiennent une disposition spécifique prévoyant l’élection directe des députés (mise en œuvre en 1979). [EUROPARL.EUROPA.EU]
Traité instituant la Communauté économique européenne (traité CEE)
QUEL ÉTAIT L’OBJET DE CE TRAITÉ?
Il a institué la Communauté économique européenne (CEE) qui réunissait six pays (la Belgique, l’Allemagne, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas) pour parvenir à l’intégration et à la croissance économique grâce aux échanges. Il a instauré un marché commun basé sur la libre circulation :
des marchandises ;
des personnes ;
des services ;
des capitaux.
Il a été signé parallèlement à un second traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). Le traité de Rome a été modifié à plusieurs reprises, et il est désormais connu sous le nom de “traité sur le fonctionnement de l’Union européenne”.
Les objectifs de la CEE et du marché commun étaient de :
transformer les conditions des échanges et de la production sur le territoire des six pays membres ;
servir d’étape vers une unification politique plus vaste de l’Europe.
Les signataires ont convenu :
d’établir les fondements d’une «union sans cesse plus étroite» entre les peuples européens ;
d’assurer, par une action commune, le progrès économique et social de leurs peuples en éliminant les barrières commerciales et autres qui les divisaient ;
d’améliorer les conditions de vie et d’emploi de leurs peuples ;
de garantir l’équilibre dans les échanges et la loyauté dans la concurrence ;
de réduire l’écart économique et social entre les différentes régions de la CEE ;
de supprimer progressivement les restrictions aux échanges internationaux grâce à une politique commerciale commune ;
de mettre en commun leurs ressources pour maintenir et préserver la paix et la liberté, et d’appeler les autres peuples d’Europe qui partagent cet idéal à s’associer à cet effort.
Le traité :
établit un marché commun, dans lequel les pays signataires acceptent d’aligner progressivement leurs politiques économiques ;
crée un espace économique unifié instaurant la libre concurrence entre les entreprises. Il pose les bases d’un rapprochement des conditions de commercialisation des produits et des services hormis ceux déjà couverts par les autres traités [Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et Euratom] ;
interdit généralement les ententes entre entreprises et les subventions publiques qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre les six pays ;
associe les pays et territoires d’outre-mer des six membres à ces dispositions et à l’union douanière dans le but de promouvoir leur développement économique et social.
Le traité a aboli les contingents (plafonds pour les importations) et les droits de douane entre ses six signataires. Il a mis en place un tarif douanier extérieur commun pour les importations en provenance de pays non membres de la CEE se substituant aux tarifs précédents des différents États.
L’union douanière s’accompagnait d’une politique commerciale commune. Cette politique, menée au niveau de la CEE et non plus au niveau national, distingue l’union douanière d’une simple association de libre-échange.
Le traité a, dès le départ, établi certaines politiques en tant que politiques communes entre les pays membres, notamment :
la politique agricole commune (articles 38 à 47) ;
la politique commerciale commune (articles 110 à 116) ;
la politique des transports (articles 74 à 84).
Il a permis la création d’autres politiques communes, en cas de nécessité. Après 1972, la CEE a établi une action commune dans les domaines des politiques environnementale, régionale, sociale et industrielle. Ces politiques s’accompagnaient de la création :
du Fonds social européen pour améliorer les possibilités d’emploi des travailleurs et relever leur niveau de vie ;
de la Banque européenne d’investissement pour faciliter l’expansion économique de la CEE par la création de fonds d’investissement.
Le traité a mis en place des institutions et des mécanismes décisionnels permettant l’expression à la fois des intérêts nationaux et d’une vision commune. Les principales institutions étaient :
Les voiles tombent, Joséphine Baker enjambe, comme une margelle, les étoffes qui la quittent, et d’un seul pas assuré elle entre dans la nudité et dans la gravité. Le dur travail des répétitions d’ensemble semble l’avoir un peu amincie, sans décharner son ossature délicate. Les genoux ovales, les chevilles affleurent la peau brune et claire, d’un grain égal, dont Paris s’est épris. Quelques années, et l’entraînement, ont parfait une musculature longue, discrète, ont respecté la convexité admirable des cuisses. Joséphine a l’omoplate effacée, l’épaule légère, mobile, un ventre de jeune fille, à nombril haut. […] Grands yeux fixes, armés de cils durs et bleus, pommettes pourpres, sucre éblouissant et mouillé de la denture entre les lèvres d’un violet sombre, — la tête se refuse à tout langage, ne répond rien à la quadruple étreinte sous laquelle le corps docile semble fondre… Paris ira voir, sur la scène des Folies, Joséphine Baker, nue, enseigner aux danseuses nues la pudeur.
COLETTE, La Jumelle noire (1936)
[LETEMPS.CH, 17 décembre 2013] Pour ceux et celles qui ne s’en souviennent pas, Joséphine Baker est la chanteuse de J’ai deux amours, l’icône burlesque de la Revue nègre de 1925, la muse des surréalistes, celle qui a mis le feu au Paris des années folles avec ses danses sauvages, la taille ceinte d’une guirlande de bananes en peluche, cette même banane qui réapparaît à chaque nouvelle éruption de racisme.
Une artiste de music-hall au Panthéon ? […] J’imagine les réactions des comités féministes qui se sont mobilisés et qui verraient ce choix comme un camouflet : une femme, oui, mais seulement si elle est sexy ! Et la fureur des racistes autant que des antiracistes. Les premiers parce que Joséphine a donné à beaucoup l’envie d’être Noire, les seconds parce qu’elle incarne, à leurs yeux, la victime consentante des stéréotypes post-coloniaux. Mais aussi les moqueries des pourfendeurs du politiquement correct : femme, Noire, juive (mais enterrée catholique) et bisexuelle, un carton plein !
Pourtant, Joséphine Baker correspond parfaitement au portrait-robot. Qui sait que cette Américaine vendue à 13 ans à un mari dont elle échappa en lui cassant une bouteille sur la tête, naturalisée Française en 1937, fut une résistante de la première heure (espionne puis pilote dans les Forces libres) ? Qu’elle fut décorée de la Croix de guerre ? Qu’elle a milité pour l’égalité des droits aux côtés de Martin Luther King ? Et qu’elle s’est ruinée à mettre en œuvre son utopie, celle d’un monde sans préjugés, incarné par sa tribu arc-en-ciel, douze enfants d’origines différentes qu’elle a adoptés et élevés comme une fratrie… [d’après LETEMPS.CH]
“Elle veut quoi, la négresse ?“ : c’est la question que lui lança un jour un commissaire… La gloire, l’héroïsme dans la Résistance et même un château : elle voulait tout, Joséphine Baker, et elle a tout eu. Et même quelques belles occasions de dire “merde aux racistes”.
Pendant quelques mois, l’artiste de music-hall et l’écrivain George Simenon ont vécu une liaison clandestine et intense, qui s’est achevée en 1927. Il ne voulait pas, dira-t-il plus tard, devenir “monsieur Baker”…
[Le Droit De Vivre, revue universaliste de la LICRA, LEDDV.FR] : L’antiracisme de Joséphine Baker ne fut pas un antiracisme de rupture. Elle continuait de parler de “races”, comme dans son pays d’origine, et comme la plupart de ses compagnons de route antiracistes de la LICA. Déléguée internationale à la propagande de la future LICRA [Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme créée en France en 1927] dans les années 1950, enchaînant les meetings à travers le monde, elle défendait un antiracisme réaliste et politique. Son amour pour la France, un pays alors confronté à la décolonisation et à l’immigration, ne l’empêchait pas de lui adresser des rappels à l’ordre.
Militante antiraciste, Joséphine Baker le fut, assurément. Son engagement sur ce terrain en France qui, comme elle eut l’occasion de l’affirmer, n’était pas son « pays d’adoption » mais son « pays tout court », fut placé sous l’égide de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) – le « R » de racisme ne figurait pas encore dans l’acronyme de l’association, fondée en 1927 par le journaliste Bernard Lecache (1895-1968), mais depuis 1934 ses instances dirigeantes inscrivaient l’appellation « LICRA » dans l’entête de leurs courriers et la restituaient de cette façon dans les discours. Le racisme colonial y était dénoncé sans relâche depuis cette même année qui avait connu les émeutes antijuives de Constantine, sans que ne soit remis en cause, au moins avant la Seconde Guerre mondiale, le bien-fondé de la colonisation. Telle était la position réformiste de la gauche républicaine : inscrite dans les traces de Jules Ferry, convaincue de la mission d’élévation de peuples-enfants que s’était octroyée la France à la fin du XIXe siècle, une gauche désireuse de participer à l’émancipation des peuples dont elle accompagnait et soutenait les revendications sociales.
Un antiracisme qui employait le mot « race »
Aux yeux de certains détracteurs d’une histoire qu’ils ne connaissent pas ou mal, cette simple évocation suffirait à discréditer ce qui fut la première organisation militante antiraciste en France. Une association, diraient-ils, incapable de penser la décolonisation, l’indépendance et la liberté de peuples, la discrimination, le principe de construction sociale des races au prétexte que ses militants ne furent pas à même de se dégager de leur époque ou de prédire l’avenir.
À écouter Joséphine Baker s’exprimer aux côtés de la LICA, dont elle fut la déléguée internationale à la propagande au cours des années 1950, on mesure il est vrai la persistance de la pensée raciale dans la société française, des années après l’écrasement du régime hitlérien. L’Unesco avait beau avoir disqualifié la notion de race dans une série de brochures, celle-ci demeurait un cadre mental stable pour appréhender l’altérité. Dans l’émission-débat Liberté de l’esprit diffusée le 24 juillet 1959, le président de la LICA, le journaliste Bernard Lecache, pouvait diviser sans aucune réserve l’humanité en groupes « raciaux » de couleur. C’était l’époque où le général de Gaulle, selon les propos rapportés par Alain Peyrefitte (C’était de Gaulle, 1959), affirmait : “Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne.” Le mot race était d’un usage banal, sans que ceux qui l’employaient aient eu véritablement le sentiment d’alimenter un processus de racisation.
L’objectif d’une égalité juridique réelle
La conscience de la problématique attenante à l’emploi d’un mot-piège n’était pourtant pas ignorée de tous. Vingt ans plus tôt, alors que venait d’être adopté le décret-loi Marchandeau, le 21 avril 1939, qui sanctionnait pour la première fois, en France, l’injure et la diffamation à raison de l’appartenance à une race ou à une religion, le militant de la LICA Georges Zerapha regrettait la mention du terme dans la législation : “Moi, Juif, je ne me sens appartenir à une race quelconque. S’il plaît au raciste de m’identifier comme tel, libre à lui, mais l’individualiste républicain qui combat cette thèse n’aurait dû adopter la terminologie de l’adversaire, qu’en citant ses références. Sinon, il semble approuver la thèse raciale. » Et Zerapha d’ajouter : “Le texte aurait dû dire par exemple : “Les individus ou citoyens désignés par certaines thèses ou conceptions ou propagandes, comme appartenant à une race ou catégorie raciale.”
La subtilité d’un Zerapha n’empêchait cependant pas l’usage, au sein même des instances antiracistes, d’un vocable maintenant le principe d’une possible catégorisation des êtres humains, identifiés sur la base de leur couleur ou de leur “origine”. C’est là l’un des paradoxes constants de l’antiracisme d’hier et d’aujourd’hui, dont la manière de décrire et de nommer est à même de renforcer les croyances et les attitudes qu’il combat.
Le Droit de Vivre, 14 novembre 1936
C’était une évidence, il y avait des noirs, des blancs, des rouges et des jaunes, mais tous devaient s’unir pour combattre les préjugés et la haine. La question de savoir si certains mots pouvaient être dotés d’un effet performatif ne fut pas réellement posée durant ces années d’avant et d’après-guerre. On pouvait tout simplement être de race blanche et combattre avec ses congénères noirs pour que la société, multiraciale, devienne authentiquement post-raciale. Le mot race n’avait ainsi –du moins dans l’intention– qu’une valeur descriptive. Le racisme, lui, était combattu, aux fins de l’égalité juridique réelle. Parler de races ne prêtait pas à confusion puisque les militants répétaient à l’envie leur aspiration à dépasser les différences pour s’en tenir à l’humain.
Combattre les discriminations sur le sol français
Il y avait bien des carences dans l’appréhension du racisme présent dans la société française. Elles s’expliquaient pour partie par l’effet d’écran opéré par des contre-modèles politiques, hautement répulsifs : l’Allemagne nazie, l’Amérique ségrégationniste, l’apartheid sud-africain. La France, à l’évidence, était loin de ces racismes d’État. Mais les militants antiracistes n’étaient pas aveugles à ce qui se déroulait sur le sol français, dans une société où, depuis 1945, on se scandalisait officiellement des discriminations les plus visibles, lorsque des hommes de couleur se voyaient refouler d’hôtels ou de restaurants, où des élus de la République dénonçaient avec véhémence l’inégalité de traitement des anciens combattants ou des travailleurs, selon qu’ils fussent blancs ou noirs. Tout cela existait dans la France des années 1950 et 1960 ; tout cela était dénoncé par un antiracisme authentiquement politique. Nous méconnaissons généralement cette réalité aujourd’hui. Mais les pouvoirs publics, eux, ne l’ignoraient pas, comme le montrent un certain nombre d’initiatives législatives qui furent prises ou simplement envisagées à l’époque.
Réconcilier les « races » sans hiérarchie
Joséphine Baker ne pouvait échapper à cet héritage « racial », au cours des années 1950-1960, qui furent ses années de militantisme actif au sein de la LICA et du Rassemblement mondial contre le racisme, structure d’envergure internationale que l’association avait mis en place dès 1936. Elle employait le mot race dans ses interventions, un réflexe qu’elle devait tant à ses origines nord-américaines qu’aux usages en vigueur dans son pays d’élection.
Le 28 décembre 1953, devant la salle comble de la Mutualité, à Paris, elle dit sa joie d’avoir été accueillie en France, sans que l’on s’occupât de sa race. Si elle affirmait ne pas croire en la “supériorité de la race blanche” pas plus qu’en la “supériorité de la race de couleur”, elle se pressait d’ajouter qu’il n’y avait qu’une seule race, la race humaine… pour mieux expliquer dans la phrase suivante que la discrimination pouvait être pratiquée “entre les gens d’une même race et également race contre race”. Quand elle décrivait la situation en Afrique du Sud, elle parlait des deux millions de personnes de “race blanche”, expliquant que les gens de sa race vivaient dans une condition inférieure. Elle constatait aussi qu’avec “la rapidité du progrès dans les transports, les peuples [allaient] se contacter plus facilement, et petit à petit la pureté des races [allait] disparaître”. Elle pouvait rendre compte du Brésil comme d’un pays où “la population [était] mélangée entre les races rouge, jaune, noire et blanche“. Aux États-Unis, racontait-elle, elle avait été invitée à parler, dans des réunions, avec des “gens de [sa] race“. Elle évoquait aussi la race sémite… À l’occasion du 30ème anniversaire de la LICA, en mai 1957, elle affirma à l’auditoire qu’elle était “de la race nègre, et très heureuse de l’être“. Et elle fut applaudie.
Le symbole d’une « tribu arc-en-ciel »
Joséphine Baker expliquait avoir adopté cinq enfants, dont “un bébé français de la race blanche”. En toute logique, Le Droit de Vivre, journal de la LICA, percevait cette “tribu arc-en-ciel » comme une forme d’accomplissement de l’idéal antiraciste : cinq gosses de cinq origines différentes qu’elle élèvera ensemble en respectant leur langue, leurs coutumes, leur religion.” Respecter les coutumes et les religions des enfants ? Ne faut-il pas voir là les prémices d’un antiracisme différentialiste dont on sait qu’il ouvre la porte à des formes d’essentialisation culturelle éloignée, sinon opposée, aux principes de l’antiracisme universaliste ? Joséphine Baker apporta la précision suivante à la Mutualité, le 28 décembre 1953 : “Ces cinq petits enfants seront élevés à la campagne, en Dordogne, dans une ambiance de culture française, pour donner l’exemple de la démocratie réelle et pour prouver que si on laisse les êtres humains tranquilles, la nature fera le reste car je voudrais qu’ils grandissent en respectant toutes les races, toutes les religions, toutes les croyances et tous les points de vue des peuples.” La culture française, garante de la liberté d’expression de toutes les identités –même si le mot est alors absent du vocabulaire antiraciste–, dans une France pensée comme un espace politique capable d’accueillir l’altérité, la nature se chargeant de faire le reste. L’antiracisme comme fluidifiant de cette opération mariant l’amour de la France, de la République, de ses principes et de ses valeurs, et la libre conservation et expression de ses opinions et croyances.
Cet antiracisme, cela apparaît assez nettement dans les archives, n’est pas d’une immense rigueur conceptuelle. Une lecture superficielle et décontextualisée des prises de parole de Joséphine Baker pourrait conduire à refuser au personnage le statut de militante antiraciste. Pour aller jusqu’au bout d’une propension actuelle à faire fi de l’histoire et à relire le passé à l’aune d’un sectarisme idéologique, il pourrait être dit que son antiracisme ne fut que celui d’une vedette – il y en aura tant par la suite… – qui en avait oublié jusqu’à sa propre couleur et cultivait une forme de déni face à la colonisation ou à l’oppression d’une société blanche. Celle-ci n’accordait-elle pas à quelques artistes et intellectuels venus trouver refuge sur cette terre de liberté qu’était la France, ce qui était refusé à la majorité des peuples colonisés (ou ex-colonisés) et aux immigrés ?
Un message d’égalité et d’union des êtres humains
Il faut en réalité prendre la mesure de l’engagement de cette femme, portant la parole du refus des différences entre les races, les religions et les croyances, à une époque où le principe de la condamnation des formes les plus explicites du racisme et de l’antisémitisme cheminait bon an mal an dans la société française, notamment sous l’effet de l’action militante.
Déléguée internationale à la propagande, Joséphine Baker porta avec une énergie farouche un message d’égalité et d’union des êtres humains. Elle pouvait s’appuyer sur une expérience personnelle forte, témoignant de la situation aux États-Unis, où elle avait subi, au gré de ses pérégrinations, des manifestations de franche hostilité. Cette énergie la conduisit à prêcher la parole antiraciste en Amérique du Nord, en Amérique latine, en Europe, effectuant sur le territoire français, en 1957, une tournée de quatre mois qui connut un écho considérable.
L’expérience et le témoignage d’une fraternité française
Les détails de ses différentes étapes sont rapportés par le Droit de Vivre. La liste des villes parcourue est considérable : d’Est en Ouest, du Nord au Sud, Joséphine Baker attire les foules, enthousiastes, admiratives. Son charisme séduit. Un journaliste de L’Union rend compte de son passage à Châlons-sur-Marne : “grâce au sourire de Mme Joséphine Baker, la LICA a converti à l’antiracisme les Châlonnais.” Ce 17 janvier 1957, l’invitée d’honneur arpente la collégiale Notre-Dame-en-Vaux, les caves de champagne… Elle est accueillie par le préfet, “en présence des plus importantes personnalités de la ville”. On doit refuser du monde à sa conférence, dans la grande salle d’honneur de l’hôtel de ville. Cet accueil, en présence des autorités politiques et ecclésiastiques de la ville, l’afflux des habitants, se répète à chaque étape de son parcours : 400 personnes à Épernay le 18 janvier ; 700 à Reims le 19 ; 400 à Laon le 20, aux côtés de Jean Pierre-Bloch ; 1 500 à Toulouse le 30 janvier à la chambre de commerce, où l’accueillent le maire, le bâtonnier, les représentants des associations résistantes… des centaines d’autres à Dijon le 1er février au palais des Ducs de Bourgogne ; à Dôle, Souillac, Bergerac, Périgueux, Brive-la-Gaillarde, Bordeaux, Montpellier, Mulhouse, Strasbourg, Luxembourg, avec les élus du Grand-Duché… Poursuivre la liste de ces destinations et événements, dont rendit compte la presse locale, serait ici fastidieux mais permettrait de saisir, d’une manière concrète, un des processus de l’institutionnalisation de l’antiracisme en France.
Au cours des soirées, Joséphine Baker dénonce le préjugé de “race” en s’appuyant sur la situation et des faits dans les États ségrégationnistes, mais aussi en République sud-africaine. Elle ne perd pas de vue son pays, soucieuse de “combat[tre] la discrimination raciale, religieuse et sociale (…) même si [elle] la trouve en France.“
Sa période de tournée s’achève en mai 1957. Le 12 mai, elle est présente au 30ème anniversaire de la LICA et elle prononce un long discours, où elle redit son amour profond pour son pays. Elle est heureuse, émue, au milieu de ses amis, de ce monde militant auquel elle témoigne tant d’affection et qui le lui rend bien. Elle explique qu’elle a trouvé en France la fraternité, oubliant les affres liées à sa couleur de peau : “J’ai pu oublier tout à coup que j’étais noire et cela, voyez-vous, cela ne m’était jamais arrivé dans ma vie à 18 ans, d’oublier que j’étais noire.” Personne, explique-t-elle, ne la qualifiait de “négresse” : “Quand j’ai été malade, j’ai été si heureuse de penser qu’un médecin blanc et aussi une infirmière blanche n’avaient pas honte ou peur de me toucher ; ma peau n’était pas tellement désagréable…”
Un rappel de la promesse républicaine
D’aucuns pourraient juger le témoignage peu connecté à certaines réalités qui caractérisaient la société française. Les prises de parole de Joséphine Baker montrent au contraire une volonté de délivrer un message d’amour à ses frères humains, autant qu’elle pouvait le faire à cette époque, autant que son statut de vedette le lui permettait. Son antiracisme ne fut pas un antiracisme de rupture mais un antiracisme réaliste, politique, allant à la rencontre des autorités publiques, des acteurs de la société civile, des Françaises et des Français. Elle s’adressait aux élus, aux fonctionnaires, aux militants, aux citoyens, martelant l’impératif du principe d’égalité. Il n’y avait rien de superficiel dans ses mots. Si Joséphine Baker jouait de sa célébrité et de son charme, enjôlait et minaudait parfois, c’est bien elle qui menait le jeu et contribuait effectivement, sinon à « convertir », tout au moins à dispenser des rudiments d’antiracisme, une réflexion sur les préjugés, étayée par la richesse de son parcours, un appel à combattre la haine.
Il n’est de fait pas anodin de noter que les derniers mots de son discours du 12 mai 1957, au terme d’une longue tournée, furent les suivants : “Tout le monde regarde vers la France, cette France mesdames et messieurs, qui a déjà donné tant de fois l’exemple de la fraternité et qui peut encore le faire. Mais je vous en supplie, ne laissez pas penser aux gens de couleur qu’ils ont eu tort de croire en vous, qu’ils ont eu tort d’avoir confiance en vous. Ce serait tragique.” Des mots sobres, l’expression d’un antiracisme authentique, mais des mots solennels, conscients, dans une France confrontée à la décolonisation et à l’immigration. Des mots engageants, enfin, de la part de celle qui a tant reçu et tant donné, qui sonnent comme un rappel de la promesse républicaine, à l’heure où cette grande femme trouve enfin sa place au Panthéon.
Emmanuel DEBONO, historien
L’article original de l’historien Emmanuel Debono est paru le 1 décembre 2021 sur LEDDV.FR.
Le 10 mai 1944 est adoptée à Philadelphie la Déclaration des buts et objectifs de l’Organisation internationale du travail, ainsi que des principes dont devrait s’inspirer la politique de ses membres. Le texte comprend cinq articles ; voici les principaux extraits des trois premiers :
La Conférence affirme à nouveau les principes fondamentaux sur lesquels est fondée l’Organisation, à savoir notamment :
le travail n’est pas une marchandise ;
la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu ;
la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ;
la lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au sein de chaque nation et par un effort international continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des employeurs, coopérant sur un pied d’égalité avec ceux des gouvernements, participent à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun.
Convaincue (…) qu’une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale, la Conférence affirme que :
tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales ;
la réalisation des conditions permettant d’aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale ;
tous les programmes d’action et mesures prises sur le plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent être appréciés de ce point de vue […]
La Conférence reconnaît l’obligation solennelle pour l’Organisation internationale du travail de seconder la mise en œuvre, parmi les différentes nations du monde, de programmes propres à réaliser :
la plénitude de l’emploi et l’élévation des niveaux de vie ;
l’emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ;
pour atteindre ce but, la mise en œuvre, moyennant garanties adéquates pour tous les intéressés, de possibilités de formation et de moyens propres à faciliter les transferts de travailleurs […] ;
la possibilité pour tous d’une participation équitable aux fruits du progrès en matière de salaires et de gains, de durée du travail et autres conditions de travail, et un salaire minimum vital pour tous ceux qui ont un emploi et ont besoin d’une telle protection ;
la reconnaissance effective du droit de négociation collective et la coopération des employeurs et de la main-d’œuvre pour l’amélioration continue de l’organisation de la production, ainsi que la collaboration des travailleurs et des employeurs à l’élaboration et à l’application de la politique sociale et économique ;
l’extension des mesures de sécurité sociale en vue d’assurer un revenu de base à tous ceux qui ont besoin d’une telle protection ainsi que des soins médicaux complets […]
OIT : communiqué du 10 mai 2019. “Il y a 75 ans, le 10 mai 1944, la Déclaration de Philadelphie avait été adoptée à l’unanimité par la Conférence internationale du Travail lors de sa réunion à Philadelphie. Le texte donnait un nouvel élan au mandat social de l’Organisation Internationale du Travail (OIT à Genève, CH).
Quarante-et-un Etats Membres avaient envoyé leurs délégués à la réunion de Philadelphie, Etats-Unis – à cette époque, le Secrétariat de l’OIT opérait temporairement depuis Montréal, au Canada, en raison de la guerre en Europe. Avec la fin du conflit en vue, l’OIT a cherché à réaffirmer ses principes fondateurs et à les adapter à l’émergence de nouvelles réalités et aux aspirations pour un monde meilleur. La Déclaration de Philadelphie, adoptée à l’unanimité par les délégués, était l’expression de cette vision.
Cette Déclaration est le couronnement et la confirmation des efforts de ceux qui ont rédigé la Constitution il y a vingt-cinq ans. C’est une étoile polaire qui permet aux autorités nationales et internationales d’orienter leur trajectoire avec davantage de certitude qu’auparavant vers la promotion du bien-être commun de l’humanité comme un horizon à atteindre, quelles que soient les tourmentes économiques qu’elles puissent rencontrer.
Edward Phelan, Directeur a.i. et principal auteur de la Déclaration
Après la CIT, le document adopté fut officiellement signé lors d’une cérémonie à la Maison Blanche, à Washington DC, sur le bureau présidentiel de F.D. Roosevelt. La Déclaration a étendu le champ d’action de l’OIT en affirmant la centralité des droits humains pour tous, qu’ils devaient être le but central de toutes les politiques, et a défendu la nécessité pour l’OIT d’examiner et de considérer «à la lumière de cet objectif fondamental, dans le domaine international, tous les programmes d’action et mesures d’ordre économique et financier».
La Déclaration de Philadelphie peut être considérée comme l’un des documents déterminants qui ont contribué à façonner l’ordre mondial après la Seconde Guerre mondiale ; elle définit les principes directeurs des politiques nationales dans le domaine économique et social au sein de cet ordre. En 1946, la Déclaration a été annexée à la Constitution de l’OIT et a depuis inspiré d’autres instruments internationaux, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme. Les principes fondamentaux de la Déclaration restent aussi pertinents qu’ils l’étaient il y a 75 ans et continuent d’inspirer les travaux de l’OIT à l’aube de son deuxième siècle.”
SOCIALTER.ORG. Nous sommes en 1981, deux ans seulement après l’accident nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie). L’opposition au nucléaire bat son plein aux États-Unis. Miriam Simos, alias STARHAWK, 30 ans, prend part au blocus de Diablo Canyon, en Californie, où la Pacific Gas & Electric Company entend construire une centrale. La jeune femme organise des cercles –rythmés par des chants, danses, prises de parole et incantations– où se réunissent les manifestantes. Un rituel, néopaïen, dont Starhawk a déjà esquissé les bases dans un livre, The Spiral Dance. A Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess (1979). Cette expérience de Diablo Canyon lui fait prendre toute la mesure du pouvoir-du-dedans et du potentiel de la pratique du travail spirituel.
Pour Starhawk (faucon étoilé en français), le système politique, économique et social, et cette civilisation patriarcale qui dévaste la planète sont marqués par la ‘mise à distance’ de nos émotions, de nos sensibilités – rupture du lien entre l’esprit et la chair, la nature et la culture, l’homme et la femme. “Dans ce monde vide, écrit-elle dans Rêver l’obscur, son opus le plus influent publié en 1982, nous ne croyons qu’à ce qui peut être mesuré, compté, acquis.” Ce système témoigne du pouvoir-sur, un pouvoir de domination, d’anéantissement auquel s’oppose donc le pouvoir-du-dedans qui réintègre l’humain dans la nature, le féminin dans le masculin, et réciproquement. Soit une “attention au monde, et à ce qui le compose, un monde vivant, dynamique, interdépendant et interactif, animé par des énergies en mouvement : un être vivant, une danse serpentine .”
Ce travail de soin passe selon Starhawk par une pratique spirituelle inspirée par la Wicca dianique : une résurgence des religions primitives, une sagesse ancienne marquée par son organisation non hiérarchique et la liberté de ses pratiques. L’idée, précisément, est de rompre avec les grands monothéismes dont la spiritualité –confisquée par le patriarcat– est dogmatique, descendante, antinaturaliste, faisant des femmes des pécheresses et mettant en scène un Dieu masculin, blanc et dominateur. “Il est clair, écrit Starhawk, que quand je dis Déesse […] je ne suis pas en train de proposer un nouveau système de croyance. J’entends opter pour une attitude : je propose d’appréhender le monde, les gens et les créatures qui l’habitent comme sens principal et but de la vie, de voir le monde, la terre et nos vies comme sacrés.“
La spiritualité est une ressource politique qui permet de se donner de la foi, de l’espérance, de resacraliser la nature. Le premier travail se fait par le verbe. Au sein d’un cercle, on nomme ses peurs. Rêver l’obscur, pour ne pas se laisser dévorer par lui. Refuser le désenchantement du monde, l’impuissance et le désespoir. La seconde étape de la magie des sorcières, termes qu’utilise et revendique Starhawk, est ensuite de ‘créer une vision‘, de nommer ce que l’on souhaite voir advenir. La magie est précisément cet art de changer les consciences à volonté. Le terme sorcière, lui, permet de s’identifier aux victimes de la misogynie et de la persécution religieuse, et de rendre aux femmes le droit d’être fortes et puissantes. Créer une vision doit ensuite donner le courage de changer le monde et de se diriger vers une société où les activités de création et de pouvoir seraient ouvertes à tous et toutes sans distinction de genre, où le travail serait utile socialement et non pas seulement source de profits.
Parler d’écoféminisme spiritualiste, comme on le fait souvent pour qualifier la pensée de Starhawk, serait néanmoins une expression trop restrictive tant elle défie toute catégorisation et ne manque jamais de tourner en dérision ses propres pratiques magiques. Sorcière néopaïenne, altermondialiste, psychothérapeute, formatrice en permaculture… son éclectisme et sa volonté de “fabriquer de l’espoir au bord du gouffre” ont fait d’elle une penseuse écoféministe et une militante très influente.
Pouvoir-du-dedans
Par opposition au pouvoir-sur (le pouvoir de domination et de destruction patriarcal qui a marqué la modernité), le pouvoir-du-dedans est entendu comme capacité d’agir. Qu’il soit nommé esprit ou immanence, il est une attention au monde, appartenance à un tout, interconnexion avec l’ensemble du vivant : la volonté de recréer une unité.
Cercle
Le cercle est le lieu où se pratique la magie des sorcières, où l’on nomme ses peurs et où se crée une vision. Il est un espace à la fois politique –dans la mesure où il s’agit de s’organiser collectivement, de manière horizontale, non hiérarchique– et métaphysique. Il est évidemment ici question de se reconnecter avec la temporalité cyclique de la nature, de rompre avec le temps linéaire imposé par la modernité occidentale. D’accepter sa mortalité, sa modeste place dans un grand processus circulaire.
Biographie
1951 – Miriam SIMOS, alias Starhawk, naît à Saint-Paul (Minnesota, États-Unis).
1979 – Parution de The Spiral Dance. Le livre devient rapidement un classique du néopaganisme et de l’écoféminisme.
1981 – Blocus du chantier de construction de la centrale nucléaire de Diablo Canyon, sur la côte californienne. Une opération organisée par le collectif Abalone Alliance, mouvement antinucléaire d’action directe, non violent, anarchiste et féministe.
1982 – Parution de Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique. Starhawk politise sa pratique de la magie.
1999 – Elle prend part aux manifestations de Seattle contre la mondialisation, lors du sommet de l’OMC, et s’engagera dans les luttes altermondialistes. Ses écrits sont compilés dans Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement global. L’ouvrage dont ces chroniques sont tirées est paru en anglais sous le titre Webs of Power. Notes from the Global Uprising.”
Quelle est l’identité de la Wallonie ? En 1905, le 5e Congrès wallon est organisé à Liège pour observer et évaluer la place de la Wallonie dans l’Histoire et la projeter dans l’avenir. Il s’agit aussi, pour les intervenants, de préparer un programme de ‘défense‘ contre ce qu’ils appellent ‘les exagérations flamingantes‘.
Ce Congrès de 1905 a-t-il porté ses fruits ? A-t-on assisté, par la suite, à ce que l’on pourrait appeler la légitimation culturelle de la Wallonie ? Eléments de réponse avec Maud GONNE, chargée de recherches du FNRS en études de la traduction.
Le contexte national
Sept ans plus tôt, le vote de la loi d’Egalité, appelée loi de 1898 ou loi Coremans-De Vriendt, a profondément modifié le paysage de la Belgique. Elle stipule que les lois sont désormais votées, sanctionnées et publiées en français et en néerlandais. “Cela n’a l’air de rien, mais c’est un grand pas vers l’instauration du bilinguisme en Belgique tel qu’on le connaît aujourd’hui. Cela va provoquer de nombreuses tensions” souligne Maud Gonne. Le fait de mettre le français et le flamand sur le même pied est ressenti comme injuste par les militants wallons, qui ne voient pas de raison d’imposer le flamand partout en Belgique. La configuration professionnelle risque d’en être bouleversée, avec un recul du recrutement côté wallon.
Les congrès qui ont eu lieu précédemment dans diverses villes wallonnes, entre 1890 et 1893, visaient surtout à défendre le français à Bruxelles. Le Congrès de 1905 est particulier parce qu’il va tenter, pour la première fois, et en réponse à cette loi, de définir une identité wallonne, d’exalter une âme wallonne.
Le Mouvement wallon
Parmi les pionniers du Mouvement wallon, on compte les membres fondateurs de la revue Wallonia, Archives wallonnes d’autrefois, créée en 1892. Le libéral Julien DELAITE, va, quant à lui, fonder en 1897 La Ligue wallonne de Liège, qui possédera son propre organe de presse jusqu’en 1902 : L’Âme wallonne.
Liège joue un rôle prépondérant dans cette question wallonne et lors de ce Congrès wallon. En tant que principauté indépendante jusqu’à la révolution française, elle a son histoire, sa singularité à mettre en avant. La Ligue wallonne de Liège décide d’organiser ce 5e Congrès wallon dans le cadre de l’Exposition universelle de 1905 qui se tient à Liège, date qui correspond au 75e anniversaire de l’indépendance de la Belgique.
Le Congrès entend exclure toute considération politique, rester en dehors de tout esprit de parti. Or on sait bien que tout ce qui a trait à la langue est politique, en Belgique… Le terme ‘politique de races‘ est évoqué de façon omniprésente. “Nous n’attaquons pas les Flamands mais nous entendons flageller les exagérations flamingantes qui menacent l’intégrité de la Patrie belge. Nous voulons aussi mettre en lumière ce que les Wallons furent dans le passé, ce qu’ils réalisent dans le présent et ce à quoi ils aspirent pour l’avenir“, dira Julien Delaite dans son discours. Peu avant le congrès de Liège, le député anversois Coremans avait en effet déclaré : “Les Wallons ont un passé sans gloire.”
La place du wallon dans la vie courante
A partir de 1830, la Belgique est une nation où l’élite au pouvoir parle le français et où la bourgeoisie est bilingue ; dans le nord du pays, franco-flamande, dans le sud du pays, franco-wallonne. Le peuple parle des dialectes, flamands, wallons, germaniques. Il existe très peu de preuves officielles de la présence du wallon, car la langue n’est pas prise en compte lors des recensements linguistiques. Toute personne qui parle wallon est assimilée au français. Une étude indique quand même que jusque 1920, 80% de la population préférait utiliser le wallon pour communiquer avec les autorités locales, ce qui prouve qu’ils ne parlaient pas wallon qu’entre eux. Au début du 20e siècle, le wallon est toujours omniprésent.
La place du wallon dans la vie publique et politique
Le Congrès de 1905 a lieu principalement en français. Le wallon est utilisé pour quelques interactions plus symboliques : une commémoration à Sainte Walburge, avec un discours en wallon, pour commémorer l’implication des Wallons dans la Révolution belge de 1830. Et au banquet final, on chante bien sûr en wallon. La place du wallon dans la vie publique, dans l’administration, l’éducation, la justice, est au centre des débats.
Julien Delaite remet en question la loi de 1898 qui permet d’être jugé en flamand, aussi bien en Flandre qu’à Bruxelles. Elle est injuste pour les Wallons, parce qu’on utilise le terme ‘vlaamse taal‘, langue flamande. Ce qui veut dire qu’on met une langue, le français, et ce qu’on considère comme une myriade de dialectes, sur le même niveau.
“Les perspectives pour un locuteur d’un dialogue ou d’une langue ne sont évidemment pas les mêmes au niveau professionnel. Les militants wallons ont peur pour l’émancipation sociale des jeunes Wallons. S’ils doivent apprendre un autre dialecte, plutôt qu’une langue nationale, comme l’anglais ou l’allemand, c’est problématique. Et les discours n’ont pas changé aujourd’hui“, observe Maud Gonne.
Julien Delaite exige que les magistrats aient au moins une connaissance orale du wallon, pour être sûr que l’inculpé puisse comprendre les débats et pour s’assurer qu’il n’y ait pas un corps de magistrats principalement flamands actif en Wallonie. Il revendique aussi le bilinguisme franco-wallon pour les fonctionnaires en contact avec le public, en Wallonie.
Les traducteurs sont très présents en Flandre depuis le début. La traduction est l’arme du Mouvement flamand pour imposer peu à peu la langue flamande au niveau national. En Wallonie, ce n’est pas institutionnalisé. C’est là que le bât va blesser…
Le wallon dans l’éducation
La langue de l’éducation est un autre point de débat au congrès. Le bilinguisme flamand-français est nécessaire en Flandre. Alors pourquoi pas le bilinguisme wallon-français en Wallonie ?
“La question de l’enseignement du wallon en Wallonie est très peu abordée parce que cela reste une question fort symbolique. Les philologues souhaiteraient que le wallon soit mis à l’honneur, car le français est déjà pour les jeunes Wallons une langue étrangère. Le flamand serait un frein à l’ascension sociale de ces jeunes qui doivent déjà apprendre une langue étrangère” explique Maud Gonne.
Entre modérés et radicaux, le débat va se focaliser finalement sur le français par rapport au flamand. Le wallon est ainsi instrumentalisé pour imposer et conserver le français au niveau national et pour maintenir l’élite francophone en place.
Ce Congrès de 1905 a-t-il porté ses fruits ?
Le Congrès de 1905 va réussir pour un temps à construire une identité wallonne, qui s’exporte de plus en plus. On publie de plus en plus d’ouvrages sur l’originalité wallonne, des traductions se font vers le wallon, on organise des expositions d’art wallon…
La Première Guerre Mondiale va hélas provoquer une rupture, déjà parce qu’en 1918, un élan de patriotisme suit la Libération. On met de côté les différends régionaux. Par ailleurs, à partir de 1921, la loi du monolinguisme territorial et du bilinguisme à Bruxelles fait passer à la trappe la question de la langue wallonne. En 1920, une chaire de dialectologie s’ouvre à l’Académie belge et dès lors, le wallon n’a plus aucune chance de devenir une langue. Après 1918, l’instruction publique devient obligatoire et se passe en français, ce qui va marquer le déclin du wallon.
Pour Maud Gonne, une bonne politique de la traduction aurait pu participer, en renforçant sa visibilité et son identité, à la sauvegarde du wallon, qui malheureusement aujourd’hui est fort menacé. L’identité culturelle wallonne est, quant à elle, toujours bien présente, même si elle est plutôt faible par rapport à l’identité culturelle flamande.
Le même sujet (validé par des historiens) est disponible sur le site Connaître la Wallonie qui a été chargé de la diffusion en ligne de l’Encyclopédie du Mouvement wallon, fruit du travail opiniâtre, entre autres, de Paul Delforge, historien ULiège à l’Institut Jules Destrée :
30 septembre, 1er et 2 octobre 1905 : le Congrès wallon de Liège révélateur de l’identité de la Wallonie
“À l’occasion de l’Exposition universelle de Liège, en 1905, la Ligue wallonne de Liège organise un important Congrès wallon. Présidé par Julien Delaite, il peut être considéré comme le réel point de départ du mouvement wallon politique qui, comme l’écrira Émile Jennissen, “prend conscience de ses véritables destinées : tous les griefs de la Wallonie furent examinés, ses ressources et son originalité furent mises en relief et l’on dressa un vaste programme d’action wallonne”. De nombreux rapports ont été rédigés par des spécialistes pour l’occasion ; de manière rigoureuse, ils mettent en évidence ce qu’ils considèrent comme les traits originaux des Wallons dans les domaines artistiques, linguistiques, littéraires, politiques, sociaux et économiques. Les débats font ressortir une réelle spécificité wallonne au sein de la Belgique et servent de révélateur.”
Peuplée de 7000 habitants, dont près de 1000 sont des artistes, la République d’Užupis est en réalité un quartier de la ville de Vilnius dans laquelle, les habitants ont effectué une sorte de sécession. Une sécession néanmoins bienveillante puisque le 01 avril 1998, les résidents de ce secteur autrefois décrépi et qui se sont progressivement réunis autour du thème de l’art, décident sous l’égide de Romas Lileikis, de fonder cette micro nation à qui ils donnent une constitution et le nomment président à vie. Près de 500 ambassadeurs honorifiques représentent les intérêts de la République sur la scène internationale sans que le pays soit reconnu comme une nation à part entière.
Face à l’étonnement des autorités qui considèrent ce geste comme anodin, le drapeau de la République représentant une paume de main placée dans un cercle sur fond blanc changeant en fonction des saisons est dressé fièrement vers le ciel.
Mais devant la bienveillance des habitants, le gouvernement lituanien décide, sans le valider officiellement, de laisser en place l’établissement de ce territoire qui au fur et à mesure du temps devient un état de fait. Chaque année, une reine est élue. Une monnaie : l’eurouz circule et la République établie de nombreux liens internationaux avec des états, généralement factuels ou honorifiques, la micro nation ne possédant pas de passeport ou autres documents officiels, mis à part le jour de la proclamation de l’indépendance, le 01 avril durant lequel une taxe d’enjambée de la Vilnia, la rivière de la ville est récoltée en l’échange de la délivrance d’un visa, qui tient plus du folklore que du droit international.
Les touristes qui se pressent durant cette journée festive, le font plus pour profiter de la bière gratuite et de la musique que pour apporter leur soutien à la République ; néanmoins, ce type d’action lui apporte une visibilité internationale qui permet à la république d’asseoir son aura et au gouvernement lituanien de profiter des retombées touristiques de cet évènement.
Sur une superficie de 0,6 kilomètres carrés, la République tente d’exister en proposant aux visiteurs une entrée dans un musée à ciel ouvert. L’ambiance générale demeure excellente et de l’autre côté de la Vilnia, le fleuve qui traverse Vilnius, le visiteur pourra bénéficier de toutes les infrastructures présentes dans la capitale lituanienne : hôtels, restaurants, café et boutiques. Les prix sont similaires à ceux pratiqués dans la ville pour un confort équivalent. […]
Le pont enjambant la Vilnia
Alors que nous nous trouvons toujours dans la capitale lituanienne, nous dépassons une grande bâtisse catholique, reconnaissable entre mille grâce à ses briques rouges ornant le bâtiment dans son intégralité. A un arrêt de bus, nous demandons à un vieil homme qui patiente le chemin pour rejoindre la République d’Užupis. De primes abords, l’homme hoche la tête, tentant de nous expliquer son incompréhension face à notre demande qu’il ne parvient pas à traduire, mais en insistant et en lui montrant sur un morceau de papier le nom lituanien de l’état : Nepriklausoma Užupio Respublika, il sourit et nous désigne avec son doigt une direction que nous nous empressons de suivre.
Après quelques pas, nous parvenons à l’entrée d’un pont qui traverse une rivière : la Vilnia. Un panneau vieilli marque l’entrée dans la République. En contrebas de la rivière, plusieurs personnes, essentiellement des jeunes, profitent d’un moment de quiétude, protégées du soleil par le feuillage des arbres touffus qui longent le cours d’eau.
Sur les contreforts des berges, les cris des enfants se mélangent au calme des lecteurs qui dans une symbiose avec la nature s’intègrent fortement au cadre bucolique du secteur.
Sur les hautes grilles du pont, des centaines de cadenas, fortement enserrés, scellent symboliquement les secrets des visiteurs l’ayant franchi. Certaines anses rouillées dénotent leur ancienneté, un peu comme si les promesses effectuées lors de la séance solennelle de l’accrochage, demeuraient éternelles.
La place du Tibet
Un peu comme un pied de nez aux relations diplomatiques internationales, la place du Tibet se dévoile juste à la sortie du pont. Sur un banc, un homme téléphone, tandis qu’un autre dévore un livre, simplement accoudé sur un rebord.
Lors de la création de la place, après accord de la municipalité de Vilnius, la Chine, en guise de désaccord, a rompu les relations commerciales avec la Lituanie, ce qui n’a pas totalement préjudicié le pays, étant donné que les exportations concernaient exclusivement des fruits rouges.
Aux abords d’une boîte aux lettres transformée en point de distribution gratuite de livre, une sorte d’habitation qui se retrouve généralement en Himalaya. Sur une pelouse fraîchement tondue, deux jeunes filles profitent du soleil en fumant une cigarette. A leurs côtés, l’enfant de l’une d’entre elle, de bas âge, qui court nonchalamment.
Un graffiti sur le mur qui nous fait face dénote un peu avec le côté zen ambiant, accentué par des fanions accrochés sur les arbres. Nous profitons nous aussi de cette ambiance apaisante, en approchant un minuscule lieu de recueillement bouddhiste entourés de Loungta de prières au bord de la rivière avant d’entrer plus en profondeur dans le pays.
La statue de l’ange
Rapidement, nous parvenons jusqu’à la place de l’ange, après avoir arpenté un chemin en pavés qui nous accroche un peu les chaussures. Nous faisons attention de ne pas tomber en nous prenant les pieds dans une des nombreuses anfractuosités du sol.
Face à nous se dévoile une belle petite place entourée de nombreux bars et restaurants. Au centre, une grande colonne qui se termine par un ange soufflant dans une trompette.
La sculpture en bronze créée par le sculpteur Romas Vilčiauskas et l’architecte Algirdas Umbrasas honore la mémoire de Zenonas Šteinis, un artiste et membre actif de la communauté.
Nous nous asseyons sur les renfoncements de la colonne et profitons de la chaleur de la place centrale du pays, une petite place en pavés de dimensions non équivalentes. Les touristes ne sont pas nombreux, l’un d’entre eux, un estonien nous imite. Après s’être assis à notre côté, il s’allume une cigarette et sans rien dire, lève ses yeux vers le ciel pour admirer la statue.
Les habitants en ce qui les concerne arpentent les routes récentes en pavés scellés nouvellement construites et circonscrivant la place pour se rendre dans les bars environnants. Certains d’entre eux s’arrêtent à la fontaine voisine afin de boire quelques gorgées d’une eau dont nous ne savons avec certitude si elle est potable.
Le bar de la place
Face à nous, un petit bar dans lequel entre un homme aux cheveux gris hirsutes. Nous le suivons et découvrons un endroit anachronique semblant sorti tout droit du siècle précédent. Sur les murs parfois jaunis, des objets hétéroclites chinés ici et là.
Les tables semblent avoir fait leur temps, gravées mollement d’inscriptions leur donnant le temps d’un instant le charme des meubles d’écoliers de primaire. Nous lions amitié avec l’homme aux cheveux hirsutes, un artiste qui vit non loin de la place de la statue de l’ange ; il nous invite à boire une bière, tandis qu’il termine son plat.
Au comptoir, un homme, la trentaine nous propose de choisir le breuvage parmi les nombreuses variétés qu’il possède et qui sont fièrement exposées. Le mélange parfaitement homogène d’alcools plus forts portant le nom de : “The Ten” dénote un côté arc-en-ciel flamboyant, le bar étant un lieu d’achoppement des artistes habitant sur le territoire.
Le Street Art
En nous enfonçant dans le pays, nous faisons une halte dans une pâtisserie dans laquelle, nous mangeons pour quelques euros, des gâteaux fait maison. Nous buvons un café en profitant de la modernité des lieux, aux antipodes de l’ambiance rustique découverte dans le bar de la place.
Nous continuons à arpenter les rues pavées du territoire ; partout autour de nous, des graffitis sur les murs évoquent la douceur de vivre d’Užupis ; l’accointance bohème qui se dégage de ses rues traditionnelles nous oblige à freiner le pas afin de pouvoir profiter pleinement de cette apathie ambiante.
Au détour d’une petite arche, sans savoir où nous allons, nous entrons dans un porche donnant accès à une cour dont les murs sont recouverts de tableaux colorés. L’espèce de tunnel que nous empruntons est lui-même agrémenté de manière éphémère de créations visuelles diverses, plus ou moins réussies.
Les autres incontournables
Située au 2 Uzupio, près de l’intersection de Maironio g. et Užupio g, la sirène d’Užupis, tout de bronze constituée a été créée à l’instar de l’ange du pays, par le sculpteur Romas Vilčiauskas. Nichée dans un renfoncement en briques au-dessus de la Vilnia, la sirène est entourée de la superstition locale selon laquelle ceux qui ne résistent pas aux charmes de la sirène vivront leurs jours à Užupis. Construite selon un modèle tendant à emprunter à Médusa, ses caractères mythologiques, la sirène possède un visage intriguant avec une expression faciale à la fois triste et aimant. Perdue puis retrouvée en 2004, la sirène est un symbole d’amour, de tentation, d’intuition, d’espoir et de pouvoir qui attire les voyageurs du monde entier. Aux abords de la rue Pylimo, un œuf géant gît, statique, attendant le temps qui passe. Il s’agit de la sculpture qui le 01 avril 2002, fut remplacée par la statue de l’ange ornant la place centrale du pays. Vendu aux enchères, l’œuf est accessible à la vue de tous.
Non loin de cet emplacement, la bibliothèque nationale ou assimilée comme telle, accueille les visiteurs qui souhaitent s’adonner à la lecture ; d’une conception partagée entre le moderne et le contemporain, elle comprend plusieurs centaines de références, essentiellement en langue lituanienne.
En continuant un peu sa découverte du territoire, un ancien cimetière juif, le senosios žydų kapinės, à l’extrémité de la Krivių gatvė, bien au-delà du centre d’Užupis accueille les touristes les plus enclins à découvrir le passé de la capitale dont l’essence se retrouve au sein de cet emplacement solennel qui comporte quelques stèles aux inscriptions en yiddish, témoignant du passé juif du secteur.
En été, il n’est pas rare de trouver, en arpentant de manière nonchalante les rues d’Uzupio, des jardins aux potagers riches et colorés avec au-devant des maisons, des vieilles dames d’origine russe buvant le thé en houspillant généreusement et gentiment les passants.
L’église Saint-Barthélemy
Dans un renfoncement, au 17 de la rue Uzupio, l’église Saint-Barthélémy est l’une des deux églises de la ville. Elle comprend d’ailleurs le siège de l’unique évêque du pays qui y donne la messe plusieurs fois par semaine.
En entrant dans une petite cour extérieure, nous découvrons un immeuble aux balcons suspendus, fragiles, ne donnant pas cher de leur peau sur le long terme.
Face à nous, entouré d’un cercle contenant les inscriptions : “Salvator Mundi”, un Christ au cœur d’une haute croix en bois.
En entrant dans l’église, qui émerge de sa tour blanche surplombant un cœur de couleur jaune, divers tableaux accrochés sur les murs, dont plusieurs représentant des scènes de la nativité. L’intérieur, d’une richesse insoupçonnée dégage un peu à l’instar du pays autoproclamé, la quiétude et la douceur appelant au recueillement.
En sortant de l’édifice après quelques minutes de coupure, quelques statues se laissent découvrir, nichées au cœur de la verdure circonscrivant l’endroit.
La rue de la constitution
Nous terminons notre découverte du territoire en arpentant une sorte de rue de la constitution qui reprend les commandements intrinsèques du pays en les diffusant sur des plaques en verre.
Užupis a fait traduire sa Constitution en une vingtaine de langues. L’ensemble des versions de ce texte est visible sur un mur de la Paupio gatvė.
• L’Homme a le droit de vivre près de la petite rivière Vilnia et la Vilnia a le droit de couler près de l’Homme
• L’Homme a le droit à l’eau chaude, au chauffage durant les mois d’hiver et à un toit de tuile
• L’Homme a le droit de mourir, mais ce n’est pas un devoir
• L’Homme a le droit de faire des erreurs
• L’Homme a le droit d’être unique
• L’Homme a le droit d’aimer
• L’Homme a le droit de ne pas être aimé, mais pas nécessairement
• L’Homme a le droit d’être ni remarquable ni célèbre
• L’Homme a le droit de paresser ou de ne rien faire du tout
• L’Homme a le droit d’aimer le chat et de le protéger
• L’Homme a le droit de prendre soin du chien jusqu’à ce que la mort les sépare
• Le chien a le droit d’être chien
• Le chat a le droit de ne pas aimer son maitre mais doit le soutenir dans les moments difficiles
• L’Homme a le droit, parfois de ne pas savoir qu’il a des devoirs
• L’Homme a le droit de douter, mais ce n’est pas obligé
• L’Homme a le droit d’être heureux
• L’Homme a le droit d’être malheureux
• L’Homme a le droit de se taire
• L’Homme a le droit de croire
• L’Homme n’a pas le droit d’être violent
• L’Homme a le droit d’apprécier sa propre petitesse et sa grandeur
• L’Homme n’a pas le droit d’avoir des vues sur l’éternité
• L’Homme a le droit de comprendre
• L’Homme a le droit de ne rien comprendre du tout
• L’Homme a le droit d’être d’une nationalité différente
• L’Homme a le droit de fêter ou de ne pas fêter son anniversaire
• L’Homme devrait se souvenir de son nom
• L’Homme peut partager ce qu’il possède
• L’Homme ne peut pas partager ce qu’il ne possède pas
• L’Homme a le droit d’avoir des frères, des sœurs et des parents
• L’Homme peut être indépendant
• L’Homme est responsable de sa Liberté
• L’Homme a le droit de pleurer
• L’Homme a le droit d’être incompris
• L’Homme n’a pas le droit d’en rendre un autre coupable
• L’Homme a le droit d’être un individu
• L’Homme a le droit de n’avoir aucun droit
• L’Homme a le droit de ne pas avoir peur
• Ne conquiers pas
• Ne te protège pas
• N’abandonne jamais
Inscrire la constitution dans une autre langue est possible ; il suffit simplement de s’adresser au service des visas, ouvert en fonction de la fréquentation du pays, quelques jours dans la semaine. Au guichet, une personne se dévouera pour indiquer la marche à suivre, qui coûte néanmoins la somme de 200 euros… [d’après HORS-FRONTIERES.FR]
Dans une société albanaise traditionnellement dominée par les hommes, les femmes qui souhaitaient être libres n’ont longtemps pas eu d’autre choix que de renoncer à leur identité sexuelle. Après autorisation de leurs familles, des jeunes filles qui en exprimaient le désir avaient la possibilité de travailler et de participer à la vie publique. Le prix de cette liberté ? Faire vœu de chasteté et renoncer à fonder une famille.
“Les vierges sous serment sont l’héritage d’une tradition ancrée dans les montagnes du nord de l’Albanie, où le code du Kanun, droit coutumier médiéval, a fait loi jusqu’au XXe siècle. Les premières vierges sous serment ont souvent été des combattantes, qui enfilaient le pantalon et prenaient les armes pour défendre le nom de leur famille, sur fond de guerre ou de vendetta. Leur lutte s’est mue à l’époque contemporaine en résistance à un ordre établi extrêmement patriarcal. En faisant vœu de chasteté, elles pouvaient espérer gagner une liberté que seul le statut d’homme pouvait offrir. C’est cette génération qui disparaît aujourd’hui.
“Vous savez ce qu’est une vierge sous serment ?”, demande Lali, du haut de ses 63 ans, à un jeune serveur, qui d’un signe de tête lui signifie son ignorance. Lali, revisse le béret militaire qui lui couvre la tête, glisse les pouces sous ses bretelles noires et continue : “Alors jeune homme, croyez-vous que je suis un homme ?” Le serveur est alors plus ferme dans sa réponse. Bien sûr qu’il est un homme, avec son pantalon, sa cigarette et son visage autoritaire. “Raté !”, lance Lali, théâtrale. “Je suis une Burrsneshë, une jeune fille devenue homme”. Lali éclate alors franchement de rire face au regard hébété de son interlocuteur.
La scène, qui s’est déroulée à l’été 2017 dans un village du nord de l’Albanie, n’est pas une plaisanterie faite aux dépens du serveur mais la manifestation d’une antique tradition locale : Lali, Djiana de son prénom de femme, a bel et bien renoncé à son identité et à sa sexualité de femme en échange du droit de mener sa vie comme elle l’entendait. “Et pourtant j’étais belle, très belle”, ose-t-elle en dévoilant une photo d’elle adolescente, juste avant son serment, précieusement conservée depuis et colorisée par ses soins.
Quand Djiana décide de prêter serment à 17 ans, elle reçoit le soutien de son père, qui fait venir le barbier de la famille. Depuis ce jour, Djiana a les cheveux courts et porte le pantalon. Elle devient Lali, qui signifie “grand frère”. A 23 ans, son serment lui permet de choisir une carrière militaire, comme son père l’avait fait avant elle. Elle s’engage dans l’armée et monte en grade, jusqu’à commander 800 femmes et hommes sous la dictature d’Enver Hoxha.
Sous l’ère communiste, ces femmes sans descendance ni héritage, dont la vie est dédiée au travail et au service de la communauté, ont été plutôt bien perçues. Certaines ont même fait de belles carrières. En souvenir de ses années de commandement, Lali arbore fièrement béret militaire et anneau aux armes de la marine, symboles de sa réussite sociale.
Mais, précise-t-elle, “chaque Burrneshë a sa motivation et son histoire, il faut prendre le temps de comprendre, ajoute Lali. Mais toutes, nous avons construit notre vie avec honneur et pour l’honneur.” C’est pour le prouver qu’elle quitte ce jour-là sa confortable station balnéaire de Durrës, à une heure de Tirana. Cap au nord, vers les montagnes, pour rendre visite à son amie Skurtan.
Skurtan, 83 ans, accueille son amie Lali dans sa maison de retraite de Shkodër, située sur les rives du plus grand lac de la péninsule balkanique. Elle est aussi taiseuse et réservée que Lali est gaie et volubile. Son frère et sa belle-sœur n’ont pas observé la tradition de la garder chez eux quand elle est tombée malade et que sa maison s’est effondrée. Skurtan se prénommait Skurta avant d’ajouter un “n” pour masculiniser son prénom.
Très jeune, elle décide de dire non au mariage et de suivre le chemin opposé à celui de sa sœur jumelle. Elle se coupe les cheveux et fait carrière comme directeur de coopérative agricole. “Pour moi, choisir cette voie a valu la peine”, résume Skurthan en martelant ses propos de sa canne. Elle n’a aucun regret si ce n’est celui de voir les valeurs traditionnelles qui constituent la base de son serment – travail, honneur et famille – s’éroder en même temps que le pays efface les derniers vestiges de la dictature communiste et embrasse le capitalisme. Profondément respectées dans l’Albanie traditionnelle, les dernières Burrneshë sont devenues une curiosité dans l’Albanie post-communiste. Loin du district de Tropojë où elle est née et a travaillé, sentant sa légendaire force le quitter, Skurta(n) s’inquiète désormais de ce qui va rester de l’histoire des vierges jurées.
Dans le village de Viçidol, non loin de Tropojë, Hajdar vit encore à 86 ans dans la maison qui l’a vue naître. Elle se hâte d’enfiler son costume traditionnel masculin pour accueillir ses invités dans la Oda, salon à double vocation intime et public, et véritable lieu de pouvoir. Aujourd’hui, elle vit seule dans cette maison qui a connu des jours meilleurs. La plupart des membres de sa famille ont émigré, notamment en Allemagne et au Danemark. Il ne reste aujourd’hui que des fantômes, dont celui de sa mère, fortement opposée de son vivant à la vocation de sa fille. “J’aimais ma mère ; elle était belle et travailleuse. Mais je n’ai jamais compris comment elle a pu se marier”, répète celle que tout le monde surnomme désormais Mixhë, “tonton”.
Dans la tradition albanaise, une jeune fille ne pouvait prêter serment qu’avec l’aval de son père. Devenir une vierge jurée constitue un privilège qu’un père accorde à sa fille… quitte à la condamner à rester vieux garçon. “Rien ne pouvait me faire changer d’avis de toute façon : j’avais eu un rêve prémonitoire, un signe d’Allah”, ajoute Hajdar. A la mort de son frère, pouvoir travailler, une prérogative alors masculine en Albanie – lui a permis d’assurer l’avenir des enfants de ce dernier.
Bedrije tardait à se marier. Elle n’en voyait pas l’intérêt, elle que son père laissait tout faire : jouer dehors, s’habiller à sa guise. Mais il y a 60 ans dans le nord de l’Albanie, la seule alternative au mariage, c’est le serment de virginité. “Au final, Dieu a bien fait les choses, puisque j’ai pu m’occuper des enfants de mon frère quand celui-ci est mort, précise-t-elle. C’était mon destin de pouvoir travailler, de subvenir à leurs besoins et de les protéger comme s’ils étaient mes propres enfants.” Aujourd’hui encore, elle vit comme elle l’entend, joue aux dominos dans les cafés, porte des chemisettes, fume… Depuis dix ans maintenant, elle conduit aussi. Un mini-bus jaune flamboyant, avec l’aigle à deux têtes de l’Albanie peint en noir sur le capot. Chaque jour, elle le met à disposition des gens de son village et les conduit pour une poignée de lek vers la ville voisine de Bajram Curri. Entre deux courses, elle a ses habitudes dans un café où des kiosques rococo abritent du soleil. Entre deux raki, l’anisette locale, elle raconte sa vie de vierge sous serment.
“Je suis heureuse de ma vie et de mon choix”, confie-t-elle. Sa seule crainte aujourd’hui est celle que partagent toutes les Burrneshë. Sans enfant, elles n’ont pas d’assurance-vie. Elle-même ne touche pas de retraite, suite à la perte de documents officiels. Il ne lui reste que l’espoir de ne jamais avoir à dépendre de quelqu’un. “Je prie pour ne jamais avoir d’accident avec ma camionnette”, répète-t-elle régulièrement.
L’histoire de Drane commence comme un conte, mais n’a rien d’un Walt Disney. Enfant, elle habite dans une maison faite de roseaux et de terre battue, à proximité de la mer Adriatique, avec autant de frères et sœurs qu’il en faut “pour monter une équipe de foot”. Elle garde les moutons depuis qu’elle est en âge de marcher et de se repérer. A six ans seulement, elle tombe dans les bois sur un drôle d’objet ovale et lourd, joue avec et le dégoupille. Ses deux mains et la possibilité d’une vie normale explosent. Elle réapprend à tout faire sans jamais se départir de sa dignité. Devenir un homme était la suite logique, suggère Drane à demi-mots, une façon d’éviter le déshonneur pour une femme promise à devenir vieille fille.
À 62 ans, elle vit seule, dans la maison en dur reconstruite sur l’emplacement de la cabane, un paysage de nouvelles constructions et de grues, dans ce qui est devenu en quelques années seulement la banlieue de la station balnéaire Shëngjin. La vie s’écoule entre son jardin et sa cuisine, entourée des poules et du chiot offert par ses neveux. Elle bouscule parfois brusquement de ses moignons la boule de poils. “C’est pour le rendre agressif et qu’il apprenne à me défendre, explique-t-elle tout en manipulant avec dextérité un couteau grand comme son avant-bras. “Je suis fière de n’avoir eu besoin de personne”. Au contraire, c’est elle, en tant qu’homme de la famille, qui a veillé jusqu’au bout sur ses parents. Plus d’un an après sa mort, elle porte encore fièrement le deuil de sa mère et a renoncé à tous ses plaisirs de Burrneshë : l’alcool, les dominos et les terrasses de café.” [d’après FRANCE24.COM]
Quelle fut l’importance de Mein Kampf dans l’avènement du IIIe Reich et son cortège d’horreurs ? Ce livre est-il toujours dangereux, telle une vieille grenade déterrée ? William Bourton [LESOIR.BE] a interrogé Philippe RAXHON, professeur d’histoire et de critique historique à l’Université de Liège.
Comment est né Mein Kampf et comment a-t-il été reçu à sa sortie ?
Hitler l’a rédigé en prison, en 1924-1925. À l’époque, d’un point de vue politique, il n’est encore pratiquement rien. Quand on ne connaît pas la suite de l’histoire, ce n’est qu’un récit halluciné. C’est un ouvrage qui n’est pas bien écrit, une suite de pulsions expressives où l’auteur déverse une série de critiques et de dénonciations, où il s’en prend particulièrement aux Juifs, mais également aux Anglais et aux Français. Lors de sa publication, peu d’observateurs soulèvent sa dimension prophétique. Mais au fur et à mesure que l’ascension politique d’Hitler gagne en popularité, forcément, on associe ce personnage à son livre. Et lorsqu’il accède au pouvoir (en 1933), ça devient un ouvrage officiel. À partir de ce moment-là, en Allemagne, il devient impossible d’échapper à Mein Kampf. C’est alors que sa postérité va prendre un autre sens.
Tous les crimes du régime nazi sont-ils annoncés dans Mein Kampf ?
Il y a effectivement une dimension programmatique, même si ce n’est pas non plus une prophétie : il ne donne pas la date de la création d’Auschwitz… Mais au fond, il est conçu comment, cet ouvrage ? Il ne vient pas de nulle part. Il rassemble tous les délires antisémites qui pouvaient exister depuis le dernier tiers du XIXe siècle, teintés d’un racisme biologique.
C’est l’idée qu’une nation, c’est comme un être vivant, qui est destiné à croître ou à périr s’il n’y a pas de croissance, qui peut être agressé de l’extérieur ou de l’intérieur par des virus : les Juifs et d’autres minorités. L’antisémitisme est par ailleurs très virulent au début du XXe siècle, avec l’affaire Dreyfus en France, les pogroms en Russie, le Protocole des Sages de Sion, etc. Hitler est nourri de cela. Il identifie donc tous les maux de l’Allemagne à la fois à “l’engeance juive éternelle” mais aussi à toute une série de trahisons conditionnées par la Première Guerre mondiale et le Traité de Versailles. Et il fait une synthèse des préjugés qui existent déjà en y ajoutant un regard qu’il porte sur le présent, alors que l’Allemagne est dans une misère noire, malgré l’allègement des dettes de guerre.
Au début des années 30, Hitler se persuade qu’il avait raison lorsqu’il écrivait Mein Kampf. Et lorsqu’il prend le pouvoir, il va mettre en pratique les lignes de force qui sont dans son ]ivre.
Cet ouvrage peut-il encore inspirer certains extrémistes aujourd’hui ?
Ce qui est fascinant, c’est que le mensonge a une saveur plus forte que la vérité… Il n’y a donc aucun moment où ce genre de texte devient dérisoire. Et singulièrement de nos jours, où l’irrationnel est en train de faire une poussée en force, où les analyses scientifiques et ]es principes de base de la conviction critique sont remis en question.
Dans une époque comme la nôtre, où il n’y a plus de hiérarchisation des discours, où le croire est aussi fort que le voir, oui, un texte comme Mein Kampf reste dangereux.
Dans ces conditions, le remettre en lumière, même lesté d’un appareil critique implacable, n’est-il pas risqué ?
Non. C’est faire le constat que Mein Kampf est là, qu’il a encore une très longue vie devant lui, et c’est faire le pari d’opposer des résistances. Et aujourd’hui, l’arc de résistance, c’est de convoquer l’historiographie, la science historique, l’apparat critique, pour dire: “OK, lisez-le, mais voici ce que la discipline historienne vous propose comme interprétation, en toute sincérité et en toute crédibilité scientifique.“
L’interview de William BOURTON est parue dans LESOIR.BE (article du 1 juin 2021) ;
L’illustration de l’article montre Charlie Chaplin dans son film de 1940 : Le dictateur ;
Dans une interview de Jean-Paul Bombaerts datée du Hervé Hasquin épingle, dans les termes choisis par L’Echo, “les complaisances intellectuelles et les indignations sélectives d’une partie de la gauche.” Libéral affirmé, l’historien règle ses comptes en politique mais ouvre également le débat sur les nouveaux puritanismes et la “cancélisation” (Cancel Culture). En bon colporteur qu’il est, l’obscurantisme qu’on s’efforçait de chasser par la porte revient par la fenêtre, sous la forme d’une nouvelle pensée unique, totalisante et fort peu ouverte à la critique…
“Dans son nouveau livre “Les œillères rouges“, Hervé HASQUIN, historien de l’ULB et figure politique libérale bien connue, dénonce une certaine gauche européenne qui a toujours eu du mal à condamner les totalitarismes de gauche, qu’il s’agisse de Staline, de Mao ou de Pol Pot.
En remontant à 1917, Hervé Hasquin passe en revue un siècle d’errements, de mauvaise foi et de contorsions intellectuelles pour tenter de justifier l’injustifiable. Il épingle aussi les “reports de foi” à répétition qui, telles des modes intellectuelles, font que l’on passe allègrement du stalinisme au castrisme, puis au maoïsme, ensuite au tiers-mondisme et à l’altermondialisme. “Nous vivons encore avec des reliquats de ces attitudes doctrinaires qui s’accaparent le monopole de la vérité“, constate-t-il. Ces reliquats ont pris aujourd’hui les habits de la gauche racialiste et décoloniale.
Pour un intellectuel, bâtir un monde meilleur est un projet exaltant. Le problème surgit lorsque la fin justifie les moyens.
Comment expliquer cet aveuglement d’une partie de la gauche?
On promet des lendemains qui chantent, un avenir radieux. Pour un intellectuel, bâtir un monde meilleur est un projet exaltant. Le problème surgit lorsque la fin justifie les moyens. Et ce quel qu’en soit le prix humain, puisqu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, comme on dit. Durant la guerre d’Espagne, les phalangistes de Franco ont commis des atrocités, mais ce fut également le cas des républicains qui ont liquidé 15.000 religieux et religieuses. Des intellectuels en sont arrivés à mettre en valeur des régimes qui leur interdisent d’être des esprits libres. Alors que dès 1938, ceux qui avaient envie de voir et de savoir, disposaient de tous les instruments, comme en attestent les écrits de George Orwell et Arthur Koestler. Mais l’intelligentsia occidentale était tétanisée par la peur de faire le jeu de la droite, de donner des armes aux ennemis de classe. “Il ne faut pas désespérer Billancourt“, clamait Sartre.
Si la gauche occidentale s’est égarée au sujet des dictatures communistes, qu’en est-il du tiers-mondisme de René Dumont ou de Jean Ziegler qui défendent au départ une cause louable? Où cela a-t-il dérapé?
Ziegler part de la vision caricaturale du sud “mis à sac” par le nord. On en viendrait presque à oublier que Ziegler a également été le conseiller de Mugabe et de Mengistu et qu’il a participé à la mise en place du prix des droits de l’homme de Kadhafi. La même dérive intellectuelle se retrouve chez l’ancien directeur du Monde DiplomatiqueIgnacio Ramonet, fer de lance des altermondialistes et qui continue de vanter les mérites de Chavez et de Maduro.
La droite n’a-t-elle pas, elle aussi, connu des errements avec le néolibéralisme des années Reagan et Thatcher?
Je ne sais pas trop ce que veut dire le néolibéralisme. Je connais le libéralisme. Le libéral n’a pas à être l’avocat d’un régime d’extrême-droite même si ce dictateur prétend gouverner au nom du libéralisme. Je me suis toujours opposé aux totalitarismes, quels qu’ils soient.
Le PTB est-il communiste ou simplement populiste?
C’est un parti qui ne cache pas ses sympathies communistes. Même le PS a fini par admettre que le PTB est d’obédience communiste. En attendant, le PTB met le PS en difficulté, ce qui conduit ce dernier à pratiquer la surenchère. J’étais atterré lorsque j’ai entendu Paul Magnette, que j’apprécie par ailleurs pour son intelligence, indiquer qu’il soutenait à 200% la grève du 29 mars dernier dans le secteur privé, comme si toutes les entreprises roulaient sur l’or depuis le début de la pandémie.
Beaucoup de gens de gauche sont gênés aux entournures par l’islamo-gauchisme.
Dans une carte blanche parue dans la presse belge en 2019, certains refusent de mettre sur le même pied nazisme et communisme. Sommes-nous face à un deux-poids-deux-mesures?
La résolution du Parlement européen du 19 septembre 2019 mettant sur le même pied les crimes commis par le nazisme et par le communisme passe en effet très mal chez certains intellectuels, universitaires et artistes belges, nostalgiques d’un communisme qui a baigné leur jeunesse. Dans une carte blanche parue dans Le Soir et La Libre, ils n’hésitent pas à assimiler cette initiative européenne à du “révisionnisme historique“. Le parallélisme entre les deux totalitarismes avait pourtant été établi dès 1951 par Hannah Arendt. La question est pourtant simple: en quoi la liquidation d’individus en raison de leur classe serait-elle moins condamnable que la liquidation d’individus en raison de leur race ou de leur religion?
L’accusation d’islamo-gauchisme est-elle fondée ou s’agit-il d’un faux procès?
Beaucoup de gens de gauche sont gênés aux entournures par l’islamo-gauchisme, mais ils hésitent à s’exprimer par peur de faire le jeu de l’extrême-droite. L’islamo-gauchisme est un héritage du tiers-mondisme qui s’appuie sur l’idéologie décoloniale, indigéniste et racialiste. Le discours racialiste se revendique antiraciste, mais de manière trompeuse. Le paradoxe est que cette extrême gauche prône la tolérance, mais tient un discours sans nuances qui s’en prend violemment à ses contradicteurs. L’essayiste française Caroline Fourest en a fait les frais en étant empêchée de s’exprimer lors d’un débat à l’ULB. Dans les universités américaines, le discours militant l’emporte de plus en plus souvent sur le savoir académique. Ceci étant, l’islamo-gauchisme est aussi détestable que les professions de foi anti-arabes ou antimusulmanes.
La cancel culture est une nouvelle forme d’intolérance au nom de la bonne conscience.
Qu’une traductrice néerlandaise d’une poétesse noire américaine, en l’occurrence Amanda Gorman, soit écartée parce que n’étant pas noire vous choque-t-il ?
On ne peut pas accepter cela. Ces pressions sur les réseaux sociaux émanent de mouvements qui mettent en accusation la blanchité. Le blanc est vu comme responsable de tous les maux de la planète. Dans les milieux académiques également, certains remettent en question l’opportunité de confier à des professeurs blancs l’enseignement de certaines thématiques à connotation raciale. Être blanc n’est plus seulement vu comme une couleur de peau, mais comme un statut politique. Ces gens-là font la chasse après ceux qui ne s’alignent pas. C’est ce qui s’est passé récemment avec deux professeurs à Sciences Po Grenoble. Ce sont les mêmes qui pratiquent la Cancel Culture, importée des États-Unis et qui est une nouvelle forme d’intolérance au nom de la bonne conscience. Si on continue dans cette voie, on finira par interdire Voltaire, sous prétexte que ses écrits comportent l’un ou l’autre terme à connotation antisémite. Le meilleur rempart contre ces dérives intellectuelles, c’est l’État libéral et laïque.
Le concept de “laïcité inclusive” qui promeut le port du voile dans les écoles et les administrations peut-il promouvoir l’émancipation?
Quelqu’un peut-il m’expliquer ce que recouvre le terme de laïcité inclusive? En ce qui me concerne, je suis pour une laïcité ouverte, pas pour une laïcité fermée à tout courant spiritualiste. Pour le reste, il est important dans nos sociétés multiculturelles de pouvoir disposer d’un cadre éthique minimum respectueux de la liberté et sur lequel il n’est pas question de transiger. Si on va plus loin, on prend le risque de sombrer dans l’intolérance. La laïcité se transforme alors en Inquisition. Cessons de vouloir imposer une société uniforme et corsetée.”
HASQUIN Hervé, Œillères rouges (préface de Richard Miller ; Bruxelles : La Pensée et les Hommes et CEP, 2021 ; 212 pages, 18,50 euros) est disponible dans la boutique wallonica…
Mieux connaître l’extrême droite pour mieux la combattre : la cavale de Jürgen Conings, terroriste d’extrême droite, et l’invraisemblable mouvement de soutien dont il fait l’objet montrent à quel point le danger de l’extrême droite reste présent. Encore une fois, l’actualité nous rappelle aux réalités. Les récents sondages électoraux également: en Flandre, si nous votions demain, un électeur sur quatre soutiendrait le Vlaams Belang. L’entrisme du fascisme dans les rouages des institutions censées défendre la démocratie (police, armée…) ou l’incarner (Parlements…) est profondément préoccupant.
Le Centre d’Action Laïque et l’une de ses associations constitutives, les Territoires de la Mémoire, ont de tous temps milité pour l’implication citoyenne dans la construction d’une société démocratique garante des droits et libertés fondamentales. Combattre l’extrême droite et résister aux dangers et à la propagation des idées liberticides passe notamment par le travail de Mémoire, pour éviter de reproduire les erreurs commises dans le passé, pour comprendre et décoder le monde qui nous entoure. Mais les deux associations appellent aussi à la vigilance et à la résistance. Et il y a urgence.
Afin de conscientiser à l’ampleur que prend l’extrême droite chez nous comme ailleurs en Europe, le Centre d’Action Laïque et les Territoires de la Mémoire ont conjointement développé un site internet didactique pour faire l’état des lieux de l’extrême-droite en Europe (extreme-droite-europe.be). Il s’agit en effet d’inviter chacun à mieux connaître l’extrême droite pour mieux la combattre.
Les projets d’extrême-droite comportent trois caractéristiques clés simultanées: l’inégalité, le nationalisme, et le radicalisme. Cette grille d’analyse simple et éprouvée sert à évaluer le niveau liberticide d’un discours politique.
Ce site, qui sera réactualisé régulièrement en fonction des évolutions politiques en Europe, offre aussi des pistes pour résister et agir, notamment en arborant le Triangle Rouge. Le Triangle Rouge est le symbole de la résistance aux idées qui menacent les libertés fondamentales depuis de nombreuses années. Porté sous forme d’un pin’s, il permet à chacun de rappeler discrètement que la plupart des citoyens refusent de céder aux idées haineuses, racistes, sexistes ou liberticides.”
[PLANNINGSFPS.BE] Le harcèlement de rue, dans les transports publics ou ailleurs, existe. Au-delà de ce constat, quelles solutions adopter ? Marre de serrer les dents, de mettre la musique à fond et de regarder vos pieds ? Plus envie de le banaliser et de faire ‘comme si de rien n’était‘ ? Ras-le-bol d’être témoin de ces situations sans savoir comment réagir ou sans oser le faire ? Où se situe la frontière entre drague et harcèlement ? Quels sont les mythes qui circulent autour du thème ?
Le Petit guide illustré du respect dans la rue (ou ailleurs) propose des réponses à ces questions. Il s’adresse aux victimes, aux témoins de harcèlement dans l’espace public et à toute personne qui s’interroge sur ses techniques de drague, sur le sexisme ordinaire, sur le respect de soi et des autres. Il rassemble des conseils et des stratégies efficaces glanés chez Garance Asbl, Hollaback et autres sites internet ou Tumblr spécialisés en la matière, le tout assaisonné avec l’humour décapant des illustrations de Thomas Mathieu, auteur du Projet Crocodiles et de la BD Les Crocodiles, témoignages sur le harcèlement et le sexisme ordinaire.
La brochure “Petit guide illustré du respect dans la rue (ou ailleurs)” est éditée par la Fédération des Centres de Planning Familial des Femmes Prévoyantes Socialistes [PLANNINGSFPS.BE] ;
Elle est gratuite mais les frais d’envoi de la copie papier vous seront facturés. Selon la quantité que vous commandez, les frais de port sont compris entre 1.84€ (1 outil) et 10.70€ (+ de 138 outils) pour la Belgique. Pour la France, les prix sont compris entre 4.2€ (1 outil) et 39.69€ (+ de 138 outils). Le matériel peut également être récupéré à Bruxelles (Place Saint-Jean 1-2 1000 Bruxelles). Dans ce cas-là, les frais d’envoi ne vous seront bien entendu pas facturés.
MAI 2021. Le Centre d’Action Laïque publie les résultats d’une enquête sur les difficultés d’aborder certains sujets à l’école…
“La mort de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine, a suscité la tristesse, l’indignation et la colère. Elle a également remis en relief des formes de violence à l’égard des personnels de l’enseignement.
Quels qu’en soient les degrés, cette violence fait le plus souvent écho à des thématiques sociétales en lien avec le vivre ensemble et le socle de nos valeurs communes : la liberté d’expression et de conscience, la différence entre les faits/les opinions/les croyances, les religions comme faits historiques, la sexualité, ou encore l’égalité femmes-hommes.
Très vite, en particulier sur les réseaux sociaux, le débat public prend alors une tournure violente et clivante, ne laissant aucune place à la nuance et à l’argumentation raisonnée. Ces événements en question peuvent aussi être liés de près ou de loin au contexte scolaire avec des jeunes en plein apprentissage de la citoyenneté et en plein développement de leur esprit critique.
Certains sujets, lorsque abordés avec des enfants et adolescents en classe et en dehors, semblent en effet faire l’objet des remises en question voire des rejets. Certaines de ces expressions semblent également bousculer le corps enseignant. Le savoir scientifique et les progrès éthiques se heurtent-ils en classe aux croyances et aux préjugés, au détriment de toute pensée critique ? Quelles sont les questionnements des acteurs et actrices de terrain à ce sujet et quelles sont les réponses à apporter ?
Le Centre d’Action Laïque a voulu objectiver cette réflexion en donnant la parole aux acteurs et actrices de terrain sur les difficultés rencontrées dans l’enseignement obligatoire, mais aussi sur certaines pratiques qui permettent de prévenir ou désamorcer les situations problématiques. À travers 40 questions, il brosse les constats et les pratiques d’enseignement pour en dégager des pistes de solution basées sur des faits. Cette analyse quantitative et qualitative permet d’ouvrir la réflexion et de dégager des pistes pour favoriser le développement critique des élèves dans un environnement agréable pour les enseignants.
La lecture des réponses à ce questionnaire est instructive à plus d’un titre :
Elle permet avant tout de cerner de manière un peu plus détaillée une réalité et de réfléchir à des pistes concrètes de solution.
Elle pointe un contexte qui évolue et modifie le comportement de professeurs, parfois avec des effets bénéfiques, mais surtout vers un risque d’autocensure lorsque certains sujets sont abordés, en particulier les avancées éthiques et les pratiques démocratiques.
Elle met en évidence la nécessité de doter les enseignants d’outils lors des formations initiale et continue, et les élèves d’une EVRAS (éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle) et d’un cours de philosophie et citoyenneté de deux heures.
Le meilleur pour les turbulences de l’esprit, c’est apprendre. C’est la seule chose qui n’échoue jamais. Vous pouvez vieillir et trembler, vous pouvez veiller la nuit en écoutant le désordre de vos veines, vous pouvez manquer votre seul amour et vous pouvez perdre votre argent à cause d’un monstre ; vous pouvez voir le monde qui vous entoure dévasté par des fous dangereux, ou savoir que votre honneur est piétiné dans les égouts des esprits les plus vils, il n’y a qu’une seule chose à faire dans de telles conditions : apprendre.
Extrait de Sources II (1999)
[…] Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.
Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.
Il apprendrait que les hommes se sont entre-tués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil.
On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir.
On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts.
On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.
En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés.
On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs.
Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait…
Extrait de Les yeux ouverts (1980)
“Dans les entretiens qu’elle avait accordés à Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar (1903-1987, de son vrai nom Marguerite Cleenewerck de Crayencour), qui fut la première femme à entrer sous la Coupole, retraçait l’itinéraire d’une existence voyageuse et mouvementée, de son enfance flamande, avant la guerre de 1914, auprès d’un père d’exception, jusqu’à sa retraite des Monts-Déserts, sur la côte Est des Etats-Unis.
Même au cœur du quotidien, elle avait le don d’élever le débat et de replacer les êtres, les événements, les circonstances dans une perspective à la mesure de l’humain.
Sans réticence, avec la simplicité d’une âme sereine et l’expérience d’une sagesse conquise, intéressée par tous les aspects du monde, elle le contemplait les yeux ouverts. Regard, sentiment, action, jugement, réflexion, tout reste exemplaire dans le portrait que l’écrivain a laissé d’elle-même dans ce livre.” [LIVREDEPOCHE.COM]
“Et si Babylon 5 était tout simplement une des meilleures séries de science-fiction jamais écrite ? […] Entre réappropriation de l’histoire du monde et déconstruction de l’histoire du héros de science-fiction, il y a beaucoup à dire sur les 110 épisodes répartis en 5 saisons qui furent diffusés de 1993 à 1998…
“Babylon 5 ?!”, me dites-vous, un air pétrifié vous figeant le visage dans l’horreur la plus sombre. “La série avec le type à la coupe de cheveux ridicule et aux effets spéciaux d’un autre âge ?”. Bien, admettons : certains choix esthétiques de la série et la difficulté de ses images de synthèse à traverser les années peuvent rebuter. Plus sérieusement, cependant, qu’est-ce que Babylon 5 pourrait bien offrir de plus intéressant que les autres séries de science-fiction occidentales ?
Pour bien appréhender la question, il est important d’en connaître quelques spécificités. Lorsque Warner Brothers accepte de financer une nouvelle série de SF écrite par le scénariste J. Michael Straczynski, celui-ci leur présente une saga auto-suffisante, dont l’histoire sera toute tracée, du pilote au dernier épisode de la saison 5, avant même que la production ne commence. Ainsi libéré de l’énorme contrainte posée par l’incertitude annuelle du renouvellement, Straczynski en profite pour planifier son histoire de manière millimétrée (il écrit 92 des 110 épisodes lui-même), sans toutefois oublier que le médium télévisuel impliquait un certain lot de risques auxquels il convenait de pallier en intégrant des portes de sortie scénaristiques possibles pour chaque personnage important de la série. Pour réaliser sa vision, la concentration de l’action dans un nombre prédéfini de lieux permet de contrôler le budget (estimé à 500.000 dollars par épisode… soit au moins trois fois plus faible que celui de Star Trek DS9).
Ainsi, la différence majeure que présente Babylon 5 est sa capacité à construire une mythologie cohérente et riche en se transformant progressivement en épopée sérialisée dans laquelle chaque épisode participe à l’évolution des intrigues comme des personnages. Cela signifie que certaines graines plantées en saison 1 trouvent leur écho uniquement en saison 3, voire en saison 5, que les personnages ne sont jamais statiques comme ils peuvent l’être dans les autres séries (qui fonctionnent sur un procédé de répétition de la diégèse afin de maintenir la familiarité de l’univers présenté), et que chaque dialogue est susceptible de porter une signification bien plus ample qu’à la première vision. Reposant sur les procédés de prolepse et d’analepse, la série se révèle ainsi exigeante sur l’instant mais gratifiante sur la durée, qui permet finalement de saisir la portée et la précision de l’écriture globale.
Alors que la franchise Star Trek fonctionne par alternance entre système d’épisodes indépendants et arcs narratifs développés sur une saison (parfois deux), ou que The X-Files finit par plier sous l’incertitude toujours reconduite de sa survie (menant à des non-dits et des incohérences), Babylon 5 se permet de bâtir son épopée dès son pilote et fait de chaque épisode une pièce intégrante du puzzle. Cependant, au-delà de la cohérence interne inégalée que la série offre dans le genre de la SF, la création de Straczynski dépasse de très loin l’exercice d’écriture en construisant ses fondations sur deux piliers inédits en télévision : la réappropriation de l’histoire du monde, et la déconstruction de l’histoire du héros de science-fiction et de son univers.
Babylon 5, épopée historique
Sur ses cinq saisons et quelques-uns de ses téléfilms, la franchise Babylon 5 développe un univers régit par les forces géopolitiques et les héros individuels qui l’habitent. Les deux aspects en question participant à l’existence de la dimension épique de l’histoire, la pleine portée de celle-ci ne peut être réellement abordée que si le spectateur garde à l’esprit que les événements présents à l’écran font écho à des faits historiques réels réinterprétés, reformulés pour en souligner le rôle et en comprendre l’impact. Il est extrêmement difficile d’en parler avec précision sans révéler des parties importantes du scénario, c’est pourquoi les détails de ces points scénaristiques seront passés sous silence autant que faire se peut, leur signification n’en étant pas moins compréhensible une fois les parallèles établis (mais certains spoilers persistent, soyez prévenus).
Pour renforcer sa filiation à l’histoire, on notera que la série est présentée, et ce dès la première saison, sous forme de fait révolu, d’une sorte de conte mythique qui nous est récité en images, l’inscrivant directement dans l’Histoire. Babylon 5 est donc une station spatiale bâtie dans l’espoir de créer un lieu d’échange et de paix pour les différentes cultures peuplant la galaxie. Il s’agit de la cinquième station Babylon, les trois premières ayant été victimes de sabotage et la quatrième ayant tout simplement disparu au lendemain de sa mise en service. Les acteurs principaux de ce théâtre interstellaire représentent cinq races : les humains, les Minbari, les Narns, les Centauris et les mystérieux Vorlons. Ce simple postulat permet de rappeler la vraie Babylone bien sûr qui, lorsqu’elle fut gouvernée par le roi Hammurabi, se transforma en scène de confrontations dans l’espoir de rallier les cinq états-ville les plus puissants la composant (Larsa, Eshnunnathe, Qatna, Aleppo et Assur). Ainsi plantée sur un sol historique, aux limites du mythe, la série se divise en cinq saisons, la première faisant office de prologue et la dernière d’épilogue, tandis que les diverses tragédies épiques développées atteignent leur apogée en saison 4.
Motivée par les manipulations de races anciennes, l’intrigue se permet de dépasser les considérations manichéennes pour mieux pervertir le schéma de guerre froide qui s’installe petit à petit, et s’achever sur une confrontation des idéologies primordiales ayant servi de justification aux guerres d’antan. Ainsi, si les races de Babylon 5 sont prisonnières de leur idéologie, elles ne le sont justement pas afin de mieux s’approprier un territoire spatial, mais bien pour conquérir un territoire métaphysique. Si Straczynski fait s’opposer ces êtres anciens et leurs positions arrêtées aux races plus jeunes généralement motivées par leurs seuls besoins immédiats, c’est pour mieux souligner le fait qu’une idéologie respectée sans recul est aussi destructrice que l’absence de tout idéal.
Plongés dans un monde en mouvement constant, les personnages revivent notre histoire : le peuple Drazi se divise à l’instar de l’Irlande du Nord ou du conflit israélo-palestinien ; le mouvement paramilitaire de la Garde de nuit est créé en réaction à une aliénisation croissante de la société et ravive le souvenir de la Gestapo ; une planète est bombardée “jusqu’à revenir à l’âge de pierre” comme le fut le Vietnam ; deux des races majeures entretiennent une relation semblable aux WASP et aux afro-américains autrefois esclaves ; la Bataille de la Ligne si souvent évoquée par les héros se révèle vite ressembler à une bataille de Dunkerque élevée au niveau cosmique ; l’empereur fou Cartagia fait écho au romain Caligula ; la République Centauri n’est autre qu’un Empire Romain en décadence, et les exemples se multiplient encore et encore au fur et à mesure que les saisons défilent.
La présence de tels parallèles ne suffit pas néanmoins, à justifier le discours de Straczynski, qui se doit de poursuivre en adaptant l’issue ou les circonstances de tels événements pour en extraire une prise de position critique. De ce fait, si les dissensions internes peuvent paraître logiques aux combattants, elles n’ont aucun sens pour les étrangers, qui ne perçoivent pas la finalité des combats ; l’existence de mouvements violents et réactionnaires se retourne d’une certaine façon contre ses instigateurs en les entraînant dans une spirale incontrôlable ; le bombardement orbital de la victoire est obtenu au prix immense de l’âme du politicien ; l’issue de la bataille de Dunkerque est relue en tant que victoire miracle suite à la compréhension soudaine de l’unité des peuples, et ainsi de suite.
Orientant son histoire vers un angle globalement positif, Straczynski réécrit l’Histoire pour mieux effacer la binarité apparente du monde et en révéler la complexité intrinsèque, ne laissant ainsi jamais au spectateur l’occasion de prédire avec certitude l’issue de tel ou tel arc scénaristique, le prenant également par surprise aux moments les plus inattendus. Cependant, si l’optimisme est important, la difficulté des épreuves à surmonter pour parvenir à la victoire ou à des semi-victoires force toujours les héros à envisager une alternative, une troisième solution.
Au final, l’auteur de la série construit une épopée dont il n’est pas toujours évident d’appréhender la portée sans repérer sa réorganisation historique. Celle-ci permet de remettre en question la responsabilité de chacun à forger l’histoire et à appréhender les conséquences qu’ont chacune de nos décisions. Par conséquent, les personnages essayant de remodeler l’histoire à leurs propres fins ne récoltent que vents et tempêtes : le passé doit absolument être mis à jour à travers le prisme de la vérité absolue, elle-même mise à mal par la tendance qu’ont les médias à dramatiser les faits et les universitaires à se faire conteurs plutôt qu’observateurs, réduisant ainsi les actions d’une somme d’individus à des flux socio-politiques abstraits. Cette recherche de la vérité est présentée comme unique solution à la compréhension du passé et à la construction du futur.” [lire la suite sur CLONEWEB.NET]
“Pour la première fois en France, un “bagne d’enfants” fait l’objet d’une étude archéologique approfondie. Les fouilles menées par l’INRAP sur l’ancienne colonie pénitentiaire de l’îlet à Guillaume, à la Réunion, mettent en lumière l’organisation (habitat, ateliers, lieux de culte, etc.) et la chronologie du site.
Construite en 1864 par les missionnaires de la congrégation du Saint-Esprit, cette colonie pénitentiaire de mineurs, établie sur l’îlet à Guillaume, à la Réunion, a accueilli plus de 3.000 enfants en 15 ans. Ils étaient placés sous la garde très stricte des frères spiritains, qui les faisaient notamment travailler à la construction de bâtiments, pour les “redresser” suite à une condamnation par la justice des enfants. Ce pénitentiaire, placé sur le plateau de 5 hectares d’une falaise isolée surplombant la rivière Saint-Denis, a été très peu étudié par les chercheurs. L’INRAP, avec le soutien du département, entreprend donc de le documenter depuis octobre 2020 en croisant archives et études archéologiques.
(Re)dresser les enfants
En 1850, une loi sur l’emprisonnement des enfants crée le statut des colonies pénitentiaires agricoles, comme celle de l’îlet à Guillaume. Elle impose une discipline très dure aux enfants qui y sont envoyés et préconise leur mise au travail dans les champs ou dans les industries avoisinantes. Dans Surveiller et punir (1975), Michel Foucault les considère comme des “cloîtres” ou des “prisons”. La colonie de l’îlet à Guillaume ne fait pas exception.
En effet, durant les quinze années de son existence, les missionnaires n’ont pas ménagé les enfants, les faisant travailler aux champs, à la forge, à la scierie ou dans la basse-cour. Les conditions de vie des petits bagnards seront malheureusement rarement dénoncées. En outre, les enfants ont probablement contribué à la construction de nombreux bâtiments du site (terrasses, forge et chapelle provisoire) comme le laisse supposer la présence de pierres taillées de petites dimensions. Ils auraient également réalisé les dallages de la voirie principale.
Pour prévenir les évasions, le site n’était pourvu d’aucun mur d’enceinte ni d’aucune barricade. Son implantation dans une forêt isolée et hostile suffisait à décourager les plus téméraires. Une case, celle du frère Alexandre, était située au seul point de sortie pour s’assurer qu’aucun détenu ne prenne la fuite.
Des fouilles inédites
Les recherches menées sur la colonie de l’îlet à Guillaume se situent au croisement du travail d’archives et des fouilles archéologiques. Le premier, assuré par Véronique Blanchard, permet une revue exhaustive de toute la documentation existante sur le pénitencier. De leurs côtés, des archéologues, topographes et archéobotanistes, sous la houlette de Thierry Cornec, analysent le lieu en profondeur. Ils ont d’abord entrepris de comprendre l’ordre dans lequel ont été construits les bâtiments et par qui. Les fouilles ont mis en lumière l’organisation de la colonie, la fonction des bâtiments mais aussi les méthodes d’approvisionnement en eau grâce à la mise au jour d’un système de canalisations.
Ces observations ont été rendues possibles par des modélisations au Lidar (détection laser). Cette technologie de sonde a permis de reconstituer numériquement l’ensemble du site en 3D. Des prélèvements du sol vont enfin permettre de savoir quel genre d’agriculture pratiquait la colonie grâce à des analyses archéobotaniques.
Entre sa fermeture en 1879 et les années 1950, le lieu avait été complètement délaissé par les autorités. Si un plan du site a bien été réalisé en 1999, une documentation approfondie était nécessaire pour comprendre le rôle et le fonctionnement de ce lieu qui a mis au travail forcé plusieurs milliers d’enfants.” [lire l’article sur CONNAISSANCEDESARTS.COM]
“Professeur, homme politique, écrivain… De ces trois casquettes, c’est, sans conteste, la première que François PERIN (Liège 31/01/1921, Liège 26/09/2013) préféra porter. Par son érudition, son sens de la pédagogie, son verbe électrisant, son humour caustique, le professeur de Droit public à l’Université de Liège aura marqué bien des générations d’étudiants.
L’influence qu’il exerça dans le monde politique belge de la seconde moitié du XXe siècle fut, elle aussi considérable. Elle débuta en 1961, avec le rôle de propagandiste-conférencier qu’il joua aux côtés d’André Renard lors de l’aventure du “Mouvement Populaire Wallon“, issue de la grande grève de l’hiver 60-61.
Un tribun, un agitateur d’idées était né qui, durant les deux décennies qui suivirent, allait se démener pour fustiger l’incurie et l’immobilisme des dirigeants politiques et amener ceux-ci à entreprendre l’indispensable réforme institutionnelle de l’Etat. Son nom reste aujourd’hui associé à cette loi du 1er août 1974 créant des institutions régionales à titre préparatoire à l’application de l’article 107 quatre de la Constitution ; loi qu’en tant que ministre de la Réforme des Institutions, il mit au point avec son homologue flamand, Robert Vandekerckhove.
François Perin avait approfondi l’histoire du Mouvement populaire flamand. Il avait parfaitement conscience que la Belgique ne pourrait résister aux coups de boutoir du nationalisme flamand et qu’elle finirait par “imploser“. Ce fut l’une des raisons qui l’amena à démissionner du Sénat, le 26 mars 1980 :
(…) Je ne parviens plus, en conscience, à croire en l’avenir de notre Etat. (…) La Belgique est malade de trois maux, incurables et irréversibles. Le premier mal, je l’ai dit antérieurement, est le nationalisme flamand, qu’il s’avoue ouvertement ou non. Le second, c’est que la Belgique est livrée à une particratie bornée, souvent sectaire, partisane, partiale, parfois d’une loyauté douteuse au respect de la parole donnée et de la signature, mais très douée pour la boulimie avec laquelle elle investit l’Etat en jouant des coudes, affaiblissant son autorité, provoquant parfois le mépris public. Le troisième mal, c’est que la Belgique est paralysée par des groupes syndicaux de toutes natures (…), intraitables et égoïstes, irresponsables, négativistes et destructeurs finalement de toute capacité de l’Etat de réformer quoi que ce soit en profondeur. Et il n’y a rien, ni homme, ni mouvement d’opinion, pour remettre cela à sa place et dégager l’autorité de l’Etat au nom d’un esprit collectif que l’on appelle ordinairement la nation, parce que, dans ce pays, il n’existe plus de nation. Voici, Monsieur Le Président, ma démission de sénateur. Je reprendrai, en conséquence, en solitaire, le chemin difficile des vérités insupportables. Adieu.
François Perin n’était pas qu’un verbo-moteur. Il possédait également le don de l’écriture. Une écriture aussi décapante que ses discours et avec laquelle, en 1981, il s’occupera des Germes et bois morts dans la société politique contemporaine (Editions Rossel). Six ans plus tard, il se fera historien pour nous relatera l’Histoire d’une nation introuvable (Editions Paul Legrain).
Mais il y aussi l’intérêt de François Perin pour de nombreux thèmes de type philosophico-spirituel. Dans Franc-parler, en 1996 (Editions Quorum), il plaidera en faveur d’une “rénovation de la pensée humaniste dégagée des gangues du christianisme et du rationalisme“.
Le jardin secret de François Perin nous révèle un être fasciné par la vie contemplative :
L’apport de la pensée orientale éclaire d’un jour tout à fait lumineux l’insoluble problème de la Trinité qui, par son absurdité rationnelle, a amené le rationalisme critique et la déchristianisation de notre société. (…) Il faut rentrer en nous et y retrouver l’éternel qui dépasse notre contingence éphémère. Une telle attitude engendrera une morale du détachement, de la sérénité et du désintéressement total. Faute de retrouver une inspiration profonde susceptible de la rééquilibrer, notre société industrielle, avec son contexte d’agressivité, de compétition et d’énervement perpétuel, jettera l’espèce humaine dans l’autodestruction.
Propos tenus lors d’une soirée organisée par
le Lion’s Club au château de Spontin,
le 13 novembre 1980
Edmond Blattchen précisera qu’il doit à François Perin, qui fut son professeur, le fait d’avoir produit et présenté l’émission télévisée de la RTBF Noms de dieux. Outre les trois ouvrages précités, notons encore d’innombrables chroniques de presse consacrées aux thèmes les plus divers. François Perin possédait les qualités d’un homme d’Etat : vision des choses à long terme, désintéressement total. Mais il était né dans un non-Etat. A maints égards, il n’est pas sans nous rappeler Voltaire, dont il partageait d’ailleurs le profil acéré et le regard malicieux. Le testament politique qu’il livra dans sa dernière interview au Soir, le 6 août 2010, trouve un écho particulier après la dernière crise politique que nous venons de traverser :
Le nationalisme flamand est bien ancré. Il est porté tantôt avec une virulence, et une haine, par certains, tantôt avec un louvoiement prudent par d’autres, mais il ne s’arrête pas, il ne s’arrête jamais. (…) Je souhaite donc le scénario suivant : la proclamation d’indépendance de la Flandre, une négociation pacifique de la séparation et du sort de Bruxelles, et la Wallonie en France. C’est mon opinion. On va hurler ! Mais enfin…”
Jules Gheude, biographe de François Perin
et essayiste politique (GEWIF)
“Docteur en Droit de l’Université de Liège (1946), François Perin entre au Conseil d’État, comme substitut (1948) et demande à être mis en disponibilité en 1961. Assistant à temps partiel de Walter Ganshof van der Meersch, professeur de Droit public à l’Université libre de Bruxelles (1954), chef de Cabinet adjoint auprès du ministre de l’Intérieur Pierre Vermeylen (1954), chargé du cours de Droit constitutionnel à l’Université de Liège (1958), il devient professeur ordinaire en 1968, en charge notamment du cours de Droit constitutionnel.
Membre du groupe Esprit (1954), cofondateur du CRISP (1958), François Perin contribue à l’écriture du programme du Mouvement populaire wallon (1961), dont il est l’un des responsables actifs. Après le décès d’André Renard (1962), Fr. Perin qui est en froid avec le PSB, lance un nouveau parti wallon (1964). Élu député dans l’arrondissement de Liège en 1965, il devient ainsi (avec Robert Moreau) le premier mandataire choisi sur une liste exclusivement wallonne. En 1968, le Parti wallon s’est structuré et, sous l’effet du Walen buiten, de nombreuses sections fleurissent en pays wallon sous le nom de Rassemblement wallon. En 1971, le parti de François Perin devient la deuxième force politique de Wallonie.
Régulièrement réélu député dans l’arrondissement de Liège (1965-1977), ce spécialiste du droit, imaginatif et inventif, joue un rôle majeur lors des travaux du groupe des XXVIII (1968-1969) qui planche sur une réforme de l’État. Tous les négociateurs s’accordent à attribuer à François Perin et à Freddy Terwagne la paternité de l’idée de faire reconnaître, dans la Constitution, l’existence des Régions et de leur accorder des pouvoirs règlementaires dans un certain nombre de matières bien déterminées. En d’autres termes, ils apparaissent comme les pères de l’article 107 quater introduit dans la Constitution lors de sa révision en décembre 1970.
En l’absence d’une simultanéité dans la mise en place des Communautés (revendication flamande) et des Régions (revendication wallonne), François Perin pousse le Rassemblement wallon à accepter de soutenir le gouvernement Tindemans, en 1974, en échange de la mise en place d’une régionalisation préparatoire. Avec son collègue CVP Robert Vandekerckhove, le ministre Fr. Perin est le père de la loi ordinaire du 1er août 1974 qui définit notamment les limites de la Wallonie, la dote d’un budget, de compétences, d’un Comité ministériel et d’un Conseil régional au rôle consultatif. C’est une amorce d’application de l’article 107 quater. Ne disposant pas d’une majorité spéciale, la formule est transitoire ; elle permet de faire exister la région wallonne pour la première fois dans un cadre démocratique.
Premier membre d’un gouvernement belge issu d’un parti régionaliste, F. Perin est ministre des Réformes institutionnelles ; il est aussi membre du premier Comité ministériel des Affaires wallonnes (4 octobre 1974) dont il démissionne (15 décembre 1975). Auteur d’un Rapport politique très remarqué (printemps 1976), le ministre Perin lance de nouvelles pistes pour améliorer l’ensemble du fonctionnement de l’État, mais sans les avoir fait valider par son parti. Au-delà des idées, la forme accentue des tensions antérieures. Le 8 décembre 1976, Fr. Perin quitte avec fracas le gouvernement Tindemans IIbis, ainsi que le Rassemblement wallon pour contribuer à la fondation du Parti des Réformes et de la Liberté de Wallonie.
Coopté au Sénat par le PRLW (1977-1978), puis élu directement dans l’arrondissement de Liège (1978-1980), il entend se consacrer entièrement à la politique belge et défendre l’idée de la communautarisation. Dès lors, il prend une part très active et constructive lors des discussions qui se déroulent à la Haute Assemblée, [voir ci-dessus] … il déplore les carences irréversibles de l’État et remet sa lettre de démission, séance tenante, au président du Sénat. Le 26 mars 1980, il met ainsi un terme à sa « carrière » politique.
Il retrouve à plein temps sa charge professorale à l’Université de Liège jusqu’à son admission à l’éméritat (1986). En 1983, il renonce à son adhésion au PRL. Membre de nombreux mouvements tout en conservant son indépendance, il demeure un militant wallon actif, défenseur de l’identité française de la Wallonie. Attiré par l’option du rattachement de la Wallonie à la France dès les années nonante, il ne cache pas sa sympathie pour une telle formule. Régulièrement appelé à commenter l’actualité politique belge, Fr. Perin a aussi développé une grande curiosité pour les questions religieuses.”
Paul DELFORGE, dans Encyclopédie du Mouvement wallon, Parlementaires et ministres de la Wallonie (1974-2009),
t. IV, Namur, Institut Destrée, 2010, p. 483-485
Des chercheur.e.s de toutes les universités francophones s’interrogent sur les conséquences démocratiques de la crise et la question de la légitimité du pouvoir d’exception.
“Il y a plus de 10 mois, les premières mesures de confinement étaient prises en Belgique. Ces dispositions inédites et impensables encore quelques semaines auparavant ont bouleversé nos vies et notre société. Elles ont été adoptées dans l’urgence, face à un phénomène, l’épidémie de covid-19, qu’il était difficile de prévoir. L’absence de débat démocratique pouvait à l’époque se comprendre au vu de l’urgence et du caractère exceptionnel des mesures. Une large coalition de partis démocratiques créait alors un consensus autour d’un gouvernement minoritaire. A situation inédite, réactions politiques inédites.
A l’automne dernier, un gouvernement de plein exercice était mis en place. Moins d’un mois après son installation, le second confinement a eu lieu. Il diffère fondamentalement du premier sur deux points. Tout d’abord, il est désormais impossible d’invoquer la surprise. Par ailleurs, le caractère temporaire et exceptionnel du confinement n’a plus rien d’évident.
Les mesures covid-19 sont donc maintenues depuis des mois pour des périodes déterminées à répétition qui se transforment de facto en période indéterminée. Récemment, la prolongation jusqu’au 1er mars des mesures de confinement témoigne d’une nouvelle dégradation préoccupante de la situation. Jusqu’à présent, les autorités prenaient à tout le moins la peine d’avertir les citoyens et citoyennes de leurs décisions lors de conférences de presse. Désormais, elles agissent en catimini. Ainsi, nous ne sommes plus dans le cas de l’urgence mais d’un régime d’exception qui s’installe dans la durée. Trois mois après le début du 2e confinement, le gouvernement ne communique toujours aucune perspective de sortie.
Des dégâts économiques, sociaux et psychologiques considérables
Malgré la durée de la crise, la communication est toujours celle de l’urgence. Les médias reçoivent leur dose quotidienne de chiffres Covid, sans aucun recul ou analyse ni, sauf cas rares, modération critique. De même, le nouveau feuilleton de la course entre la vaccination et la dissémination des nouveaux variants est censé nous tenir en haleine. Surtout, les données fournies sont incomplètes pour qui veut se faire une idée réelle des implications du confinement. Quid de la santé mentale, des tentatives de suicide, du décrochage scolaire, de la paupérisation, de l’augmentation des violences intra-familiales ? Il semble en tout cas que ces dimensions n’influent que de manière marginale sur les décisions prises. Probablement parce que les effets concrets ne se font ici ressentir qu’avec retard, alors que les contaminations se voient chaque jour avec une publicité maximale. Est-ce dès lors une raison pour ne pas prendre en compte ces réalités au moins aussi importantes ?
Or, c’est bien ce tableau global des conséquences de la gestion de cette crise qu’il convient urgemment de dresser. Avec des étudiants ou adolescents en mal-être grave, des professions en déroute et sans perspectives, des usages normalisés des limitations de libertés, peu d’évaluations rendues publiques de l’efficacité de certaines mesures liberticides… Il est plus que temps de se poser la question du vivre ensemble en pandémie dans une société où le risque zéro n’existe pas.
Actuellement, on tente toujours de minimiser un double risque très étroit : la saturation des hôpitaux couplée aux décès des personnes vulnérables, sans s’interroger vraiment sur l’équilibre à trouver avec les autres risques et les dommages causés aux autres catégories de citoyens et citoyennes. Or ces risques explosent en ce moment de toutes parts, comme des dizaines de chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales le prédisent depuis des mois, et dont les propositions ne semblent pas entendues par les autorités politiques.
Des restrictions massives des libertés publiques
La gestion covid-19 soulève aussi un problème fondamental de respect de la légalité et de l’Etat de droit. Depuis plusieurs mois, les constitutionnalistes et les politologues dénoncent la gestion de la crise par simple arrêté ministériel et réclament une loi Corona (lire aussi). Au-delà du simple respect de la Constitution, l’État de droit assure la limitation de l’action de l’État envers les citoyens et citoyennes en lui imposant un cadre juridique et en lui interdisant l’arbitraire. En un mot comme en cent : l’Etat ne peut pas agir comme bon lui semble, aussi impérieuse et légitime lui semble la finalité qu’il poursuit.
Chaque jour, nous pouvons constater les graves conséquences de l’estompement de ce principe. La lutte contre le covid-19 sauve sans doute des vies. Mais elle étouffe nos droits et libertés. L’état d’exception qui s’installe permet à la police de pénétrer de nuit dans les domiciles, de tracer les GSM sans ordonnance de juge, de restreindre le droit de manifestation, de suspendre le droit au travail, de maltraiter le droit à l’enseignement, de s’emparer de nos données médicales à des fins de contrôle, de limiter nos déplacements, de faire disparaître les droits culturels… Cette rétrogradation a lieu sans débat ni décision parlementaire et en contournant trop souvent les autorités de contrôle (section de législation du Conseil d’Etat, Autorité de la protection des données).
Des mesures de contrôle incontrôlées
La démocratie belge est aujourd’hui atone. Le confinement et ses modalités ne font pas l’objet d’un débat démocratique public, pluraliste et ouvert. Les positions et arguments en contradiction avec la parole officielle n’ont pas droit au chapitre. Comme le démontre Amartya Sen, le débat public est la condition incontournable de toute décision légitime et raisonnable, sur la base de positions parfois toutes défendables quoique contradictoires.
Le contrôle de l’application des règles par les citoyens et citoyennes fait l’objet d’une sévérité de plus en plus grande. Mais dans le même temps, le contrôle des règles par les autorités fait l’objet de plus en plus d’inattentions. La piste est glissante : ne basculons-nous pas dans une gestion autoritaire de la pandémie ?
Il est donc indispensable d’avoir un débat démocratique et ouvert sur au moins trois éléments. Premièrement, la définition de l’objectif poursuivi par ces mesures : s’agit-il d’éviter la saturation des services hospitaliers ou d’éradiquer le virus en éludant la question des moyens pour renforcer les dispositifs médicaux ? Deuxièmement, le degré de risque que nous sommes collectivement prêts à accepter au regard de tous les autres risques. Et troisièmement, les mesures légitimes et proportionnées prises pour atteindre ces objectifs.
Un débat éclairé nécessite d’avoir des données fiables et des avis partagés. Il faut dès lors au plus vite un partage des données en open data afin que tout chercheur ou chercheuse puisse les vérifier, les compléter, les discuter et les analyser. Il est également nécessaire de rendre publics tous les avis exprimés par les divers organes d’expert.e.s, afin que chaque citoyen et citoyenne puissent être informé.e et comprendre les mesures.
De graves conséquences à moyen et long termes
Le basculement que nous observons entraîne de graves conséquences à moyen et long termes que les autorités ne peuvent ignorer : perte d’adhésion des citoyens et citoyennes dans les mesures, décrédibilisation des dirigeants déjà en perte de vitesse, mouvements de désobéissance civile qui peuvent entraîner la division et le conflit. En outre, la création d’un tel précédent est un danger pressant dans un contexte de montée des populismes et des régimes autoritaires, ainsi que dans la perspective scientifiquement envisagée d’épidémies ultérieures. Comment les démocrates pourront-ils.elles faire barrage à des poussées illibérales si l’Etat libéral ouvre la brèche ? La classe politique actuelle prépare-t-elle à son insu, par manque de vision et de courage, la fin de la démocratie telle que nous la connaissons ? Il est encore temps d’un sursaut.”
Signataires : Diane Bernard (USL-B), juriste et philosophe ; Anne-Emmanuelle Bourgaux (UMons), juriste ; Marie-Sophie Devresse (UCLouvain), criminologue ; Alain Finet (UMons), management ; François Gemenne (ULiège), politologue ; Christine Guillain (USL-B), juriste ; Chloé Harmel (UCLouvain), juriste ; Vincent Laborderie (UCLouvain), politologue ; Irène Mathy (USL-B), juriste ; Anne Roekens, (UNamur), historienne ; Damien Scalia (ULB), juriste ; Olivier Servais (UCLouvain), anthropologue et historien ; Dave Sinardet (VUB- USL-B), politologue ; Nicolas Thirion (ULiège), juriste ; Erik Van Den Haute (ULB), juriste.
Le journal “Le Monde” a présenté ses excuses après la publication d’un dessin, signé par l’un de ses dessinateurs, Xavier Gorce, en référence à l’affaire Duhamel. “Le problème, finalement, n’est pas tant la liberté d’expression que le refus d’une posture religieuse qui impose à autrui les limites du Bien et du Mal“, estime Natacha Polony.
Dans un contexte où l’on parle de l’inceste, à la fois déflagration et poison lent pour ceux qui le vivent ou l’ont vécu, une polémique autour d’un dessin peut paraître dérisoire. Elle vaut pourtant qu’on s’y arrête tant il nous donne à voir notre époque sous le jour le plus cru.
Xavier Gorce, dessinateur du Monde spécialisé dans les pingouins moralistes, a produit mardi 19 janvier un dessin en référence à l’affaire Duhamel, repris dans la “Newsletter” du journal. Un des personnages y disait ceci : “Si j’ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ?” Aussitôt, tollé sur les réseaux sociaux. Le dessin, non content de minimiser l’inceste, serait également “transphobe”. Pour certains, il “lie inceste et transsexualité“, en une sorte de résurgence réactionnaire.
Dans la foulée, le Monde publie un texte dans lequel la directrice de la rédaction, Caroline Monnot, présente ses excuses pour ce dessin “qui n’aurait pas dû être publié” car il “peut être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres.” Et le journal de rappeler son engagement pour ces causes. Une note en bas d’article signalait que les “contributions”, les commentaires donc, avaient été désactivées “sur décision de la rédaction“. Afin sans doute d’éviter de savoir ce qu’en pensent les lecteurs. Épilogue : Xavier Gorce annonçait mercredi sa démission.
Quelques mauvais esprits ont fait remarquer que le Monde ne s’était pas ému quand son dessinateur traitait quotidiennement les gilets jaunes de beaufs, de cons, de troupeau d’abrutis forcément antisémites, voire fascistes. Mais de fait, le problème n’est pas le même. Pour agressif, méprisant et réducteur qu’il fût, le jugement du dessinateur portait sur des idées politiques que l’on est en droit de ne pas partager ou de combattre. Cela relève du débat démocratique, dont le dessin de presse incarne une des dimensions. La question qui se pose aujourd’hui est celle du rire, de sa nature et de son périmètre.
Le 1er juillet 2019, le New York Times mettait fin à toute publication de dessins de presse, estimant que ceux-ci couraient toujours le risque de blesser quelqu’un. Il n’aura fallu qu’un an et demi pour que le Monde affirme son statut de quotidien de référence en adoptant les nouvelles postures morales des défenseurs autoproclamés du progrès. En l’occurrence, le progrès consisterait à interdire tout humour portant de près ou de loin sur une situation ayant pu entraîner une souffrance. On peut avoir trouvé stupide le slogan “il est interdit d’interdire” et se dire, pour autant, que le “progrès” contemporain multiplie dangereusement les interdits.
Pour ce qui concerne le dessin de Xavier Gorce, on ose à peine faire remarquer que la phrase incriminée semble moquer ceux qui, sous prétexte de complexité de la structure d’une famille recomposée, ergotent sur la qualification d’inceste à propos de l’affaire Duhamel. Et l’on ne voit pas bien en quoi la phrase met en cause les personnes transgenres. Mais peu importe. Une autre caractéristique de l’époque est de laisser le dernier mot à ceux qui ne maîtrisent pas la langue. L’emploi, la semaine dernière dans cette page, de l’expression affaire de mœurs pour qualifier cet inceste a soulevé chez quelques internautes des haut-le-cœur indignés, comme si le fait de parler de mœurs (par distinction avec des affaires de corruption ou des fautes politiques) semblait relativiser le crime. On ne mesure pas les dégâts de l’absence de dictionnaire.
VISION MORALISTE DU RIRE
Un argument, en revanche, est à explorer. L’humour, nous disent certains, doit s’attaquer aux puissants, pas porter sur les victimes. Vision moraliste du rire, qui serait une arme contre le Mal. Mais il est des sociétés – la nôtre en particulier – dans lesquelles s’attaquer au “pouvoir” ne réclame aucun courage, du moins si l’on s’en tient à une définition institutionnelle du pouvoir. Si rire est avant tout l’exercice d’une liberté profonde, intime, essentielle, alors, il faut pouvoir rire, non forcément des “puissants”, mais de ce qui nous est sacré, car c’est là que le rire nous délivre de nos propres enfermements et devient cette mise à distance qui rend véritablement libre. Cela signifie-t-il qu’il faille provoquer, insulter ce qui, pour les autres, est sacré pour le plaisir d’exister et de se croire l’incarnation de la liberté d’expression ? Le problème, finalement, n’est pas tant la liberté d’expression que le refus d’une posture religieuse qui impose à autrui les limites du Bien et du Mal. S’indigner, c’est afficher sa vertu. Bigoterie contemporaine.
La facilité est de conclure que seuls ceux qui sont concernés, les “victimes” de tel crime ou injustice, ont le droit de rire et montrent ainsi le dépassement de leur souffrance. “Rien de ce qui est humain ne m’est étranger“, nous rappelle Montaigne. L’humanisme consiste à souffrir de tout crime, de toute injustice. Mais l’humanisme n’est possible que si nous postulons que l’autre n’est pas par essence soupçonnable d’être du côté des bourreaux et qu’il peut, malgré ses différences, partager nos douleurs. Ce que nous raconte l’indignation perpétuelle des redresseurs de torts sous pseudonyme, c’est la traque obsessionnelle des mauvaises pensées de l’autre, considéré avant tout comme un ennemi à éradiquer.”
l’illustration de l’article est le dessin incriminé de Xavier GORCE, paru dans LEMONDE.FR (article du 19 janvier 2021) à propos duquel la rédaction a présenté ses excuses, jugeant que “ce dessin pouvait être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste“. Ce message aux lecteurs a été suivi de la démission du dessinateur… qui a été suivie d’une mise au point de la rédaction du Monde dont nous, Wallons de Belgique, apprécierons le surréalisme (novlangue ?) : “Après l’annonce de la démission du dessinateur, Le Monde réaffirme son engagement en faveur du dessin de presse et de la liberté d’expression, tout en demeurant vigilant sur sa liberté de publier en restant fidèle à ses valeurs.” A suivre…
Xavier GORCE est par ailleurs interviewé par LEPOINT.FR (article du 20 janvier 2021), s’étonne de “cet arbitrage entre humour et morale” et s’interroge : “Si les journaux ne résistent pas à la pression des réseaux sociaux…“
et Jean-Yves Panchère ajoute une position au débat dès le 22 janvier 2021 dans une tribune sur LIBERATION. FR :
“Xavier Gorce et «le Monde» : il est permis de polémiquer contre les polémistes
Après le départ du dessinateur du quotidien, dont la direction a regretté la publication de l’un de ses dessins, la «censure idéologique» est brandie. Mais où est donc le scandale ?
En annonçant son départ du journal le Monde, le dessinateur Xavier Gorce a suscité le chœur des stars médiatiques qui, omniprésentes dans l’espace public, passent leur temps à protester contre la censure qui les frappe. En soutien au dessinateur, de Nicolas Bedos au FigaroVox en passant par Natacha Polony, les refrains habituels ont été entonnés : censure idéologique, régression démocratique, cancel culture, bigoterie contemporaine.
Ce théâtre se répète si souvent qu’on ne perçoit plus son absurdité : des professionnels de la dénonciation de la mentalité victimaire se présentent comme des victimes. Victimes de quoi ? Du fait qu’il existe un public qui est susceptible d’exprimer ses désaccords et que, en démocratie, la liberté d’expression n’est pas un monopole : il est permis de polémiquer contre les polémistes. Ceux qui utilisent l’humour comme un moyen d’attaquer des cibles politiques peuvent eux aussi faire l’objet d’attaques. On peut exprimer à leur égard des réserves: voilà ce que certains éditorialistes appellent aujourd’hui cancel culture.
Revenons aux faits : un journal publie un dessin qui choque des lecteurs. Les explications tirées par les cheveux qui en sont données n’y peuvent rien : ce dessin choque pour de bonnes raisons. Sous prétexte de questionner la définition de l’inceste dans les familles recomposées, le dessinateur n’avait trouvé aucun autre moyen de rendre son propos drôle que d’y mêler une évocation gratuite de l’homoparentalité et des transgenres. Le message porté par le dessin n’avait dès lors qu’une interprétation possible : l’inceste y était associé à la décomposition des familles sous l’effet des mœurs contemporaines et de leur ridicule.
Ce dessin n’était pas digne du journal qui l’a publié ; il ne reflétait pas sa ligne éditoriale. Tout en maintenant le dessin en ligne – de sorte qu’il n’y a eu aucune censure, comme le reconnaît honnêtement Xavier Gorce –, le journal s’est excusé auprès de ses lecteurs. Ni censuré ni licencié, Xavier Gorce a choisi de quitter le Monde au motif qu’il n’a pas été assez soutenu par sa rédaction.
«Moraline»
Où est donc le scandale ? Dans le fait qu’on puisse présenter des excuses après avoir fait une erreur ? Dans le fait qu’un journal a le droit d’avoir une ligne éditoriale et que le Monde n’est pas tenu d’assumer sans réserves un type d’humour qui correspond plutôt à la ligne de Causeur ou de Valeurs actuelles ?
«Le scandale», répond le chœur des indignés, «c’est qu’on ne peut plus rire de tout et que le Monde tombe dans la ”moraline”». Ici, la confusion est à son comble. On oublie d’abord que pouvoir rire de tout ne signifie pas qu’on puisse en rire n’importe comment. On ne voit pas que le Monde n’a pas à prendre la place de Charlie et que l’humour de Gorce est au plus loin de l’esprit de Charlie Hebdo, dont la virulence s’exprime contre tous les pouvoirs et non au service de certains d’entre eux. On oublie surtout qu’on ne peut pas à la fois, comme le fait Xavier Gorce dans un récent entretien au Point, défendre un dessin en prétendant n’avoir jamais voulu humilier qui que ce soit (ce qui implique qu’on se soucie d’être moral), et affirmer en même temps que l’humour n’a que faire de la morale, voire que la morale s’oppose à “l’intelligence“.
Crier à la censure là où elle n’existe pas risque fort d’être la variante française d’un trumpisme soft, qui gonfle démesurément des faits divers en paniques morales, de manière à faire croire que, à une époque où les idées d’extrême droite s’expriment en toute désinhibition sur CNews et où on assiste à une incroyable montée en puissance du complotisme et de l’autoritarisme, le danger principal serait dans l’écriture inclusive, dans l’indignation devant le racisme, dans le féminisme et dans la libération de la parole des victimes.
Quand un dessinateur démissionne parce qu’il ne supporte pas d’être critiqué, et qu’on le présente comme une victime de la censure, ce n’est pas la liberté d’expression qui est défendue. Ce qui s’exprime est bien plutôt le droit de dire n’importe quoi n’importe où et n’importe quand, sans jamais accepter le fait élémentaire que certaines positions de pouvoir (par exemple celle de dessinateur au Monde) impliquent des responsabilités, et que la possibilité de commettre des erreurs s’accompagne de la possibilité de s’excuser. Le «scandale» du moment est typique d’une culture de l’irresponsabilité. Aucun journal n’est tenu d’embrasser cette culture.”
Les explications proposées par les médias pour justifier cette série de remaniements de dernière minute – hormis le remerciement de Christopher Krebs pour avoir, depuis son poste, considéré les élections comme « les plus sûres » de l’histoire des États-Unis –, tiendraient à la volonté de Donald Trump de mettre fin à la présence militaire américaine en Afghanistan, en Irak et en Somalie, malgré l’avis contraire et répété de l’état-major, et d’exercer une pression maximale sur l’Iran.
Imaginons un instant une autre raison : le 20 janvier 2021 à 11h du matin, celui qui est toujours président des États-Unis apparaît sur les écrans et proclame vouloir défendre la volonté du peuple, qui a été bafouée par des élections truquées. Il déclare l’état d’urgence nationale et décrète par executive order la dispersion du rassemblement insurrectionnel – la foule réunie pour l’Inauguration Day – au pied du Capitole.
Il annonce que le nouveau chef d’état-major interarmées – le général Mark A. Milley a été limogé pour déloyauté – a placé en état d’arrestation « Tricky Joe » et tous ses complices félons. Il décrète la mobilisation de l’ensemble de la Garde nationale des 50 États, la suspension de toutes les permissions et la fermeture des aéroports civils, qui passent sous le contrôle de l’US Air Force. Les garde-côtes reçoivent l’ordre de bloquer les ports. Le tout récent secrétaire à la Sécurité intérieure est sommé d’organiser un couvre-feu national applicable à l’ensemble du territoire et à Porto Rico. En tant que commandant en chef, le président Trump relève l’armée de Terre des restrictions imposées par le Posse Comitatus (1878) et lui ordonne, en vertu de l’Insurrection Act (1807), d’assurer la sécurité dans toutes les villes, contre les pillages et les émeutes, avec l’injonction de tirer à vue sur chaque fauteur de trouble.
Politique-fiction ? Le 45th president peut-il tenter un tel scénario avec l’assistance de l’armée des États-Unis ? Donald Trump a tous les pouvoirs du commandant en chef, et d’autres encore, jusqu’à l’ultime seconde de son mandat. Il aurait pu s’en servir pour se maintenir au pouvoir… s’il n’avait pas été le président de l’union fédérale la plus républicaine du monde.
Les conditions potentielles d’un pronunciamiento
La Constitution des États-Unis fournit les conditions idéales d’un coup d’État militaire. Tous les pays qui ont répliqué son texte fondamental sont passés par la dictature : les « républiques-sœurs » d’Amérique latine, les Philippines, mais aussi la France de la IIᵉ République (1848-1852), dont la loi fondamentale reproduisait l’organisation de sa cousine d’outre-Atlantique. On sait comment le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte obtint par référendum la présidence à vie, séduisit l’armée, emprisonna la majorité parlementaire royaliste et réprima dans le sang le soulèvement ouvrier et républicain (400 morts et 27 000 interpellations). Il transforma la Constitution républicaine en Empire par un simple senatus-consulte.
Outre la légitimité présidentielle tirée du suffrage universel, une particularité du système présidentiel américain procède de l’alliage, datant de 1787, entre des principes démocratiques et les ressorts profonds de la monarchie britannique, pourtant honnie : le discours sur l’État de l’Union reproduit le discours du trône et, surtout, la Constitution reprend la fonction royale de Commander in Chief – équivalent du Princeps imperator romain – qui fait du président des États-Unis, même le plus inculte dans l’art militaire, un vrai généralissime sans étoiles qui, comme le roi d’Angleterre, peut diriger directement les troupes.
Washington commande à cheval sa cavalerie contre les insurgés de la Whiskey Rebellion (1791-1794). Madison ordonne lui-même de tirer au canon contre la flotte britannique, lors de la seconde guerre d’indépendance (1814). De nos jours, le Chief Executive ordonne régulièrement frappes aériennes et exécutions extra-judiciaires. Rappelons les très nombreuses attaques par drones approuvées par Barack Obama.
Après la proclamation des États-Unis, les pouvoirs de guerre du président ont été décuplés. En 1798, lors de la « quasi-guerre » franco-américaine, le président John Adams fait passer la loi contre la « sédition » et les « étrangers » (Alien and Sedition Act). Il y gagne le droit d’expulser toute personne « dangereuse pour la paix et la sécurité des États-Unis ». Lors de la guerre civile, Lincoln permet par un simple executive order au général Scott de suspendre l’habeas corpus entre Philadelphie et Washington. Certains civils passent devant des juridictions militaires, sans droit de recours. Lincoln fait ensuite voter une loi générale qui lui donne le droit de suspendre l’habeas corpus, n’importe où pendant toute la rébellion.
Plus tard, sur la base de l’Espionage Act de 1917 – toujours en vigueur et en vertu duquel Edward Snowden a été inculpé –, Roosevelt signera seul l’executive order n° 9066 (février 1942), qui a permis l’internement sans recours de quelques 120 000 citoyens d’origine japonaise et 11 000 citoyens d’origine allemande, fraîchement naturalisés.
Par ailleurs, l’Insurrection Act voté en 1807 donne au président le droit de déployer l’armée sur tout le territoire des États-Unis pour mettre un terme aux incursions (indiennes à l’époque), aux troubles civils, à l’insurrection et à la rébellion.
Il a été invoqué une vingtaine de fois depuis lors, soit à la demande d’un gouverneur quand sa garde nationale ne suffisait pas à ramener l’ordre, soit à l’initiative directe du gouvernement fédéral. Au XXe siècle L’Insurrection Act a servi à réduire les émeutes racistes au Mississippi et dans l’Alabama en 1962-1963 et à contenir les émeutes raciales de Detroit en 1967, de Washington, Baltimore et Chicago en 1968 après la mort de Martin Luther King, et enfin de Los Angeles en 1992. Donald Trump a menacé de déployer l’armée, en juin 2020, face aux débordements qui ont suivi la mort de George Floyd.
Cedant Arma Togae
Pour l’instant, et jusqu’à preuve du contraire, aucune des lois d’exception américaines, si elles ont pu restreindre considérablement les libertés individuelles, n’a servi à un coup d’État d’origine présidentielle.
Tout d’abord, l’état-major a intériorisé, depuis le temps exemplaire de George Washington, l’antimilitarisme à la romaine des Pères fondateurs (Cedant Arma Togae, c’est-à-dire “les armes cèdent à la toge“), comme le montre une résolution du Congrès adoptée le 2 juin 1784 :
Les armées constituées en temps de paix sont incompatibles avec les principes de gouvernement républicain. Elles sont dangereuses pour les libertés d’un peuple libre. Elles sont généralement utilisées comme un appareil de destruction pour installer la dictature.
Ainsi, autant l’opinion et la classe politique américaines considèrent l’armée comme un acteur à part entière de la politique publique, autant elles ne lui octroient aucune primauté institutionnelle. Ce n’est pas une armée de métier qui a fondé la Nation américaine, mais bien celle des volontaires patriotes. Le refus, jusqu’en 1947, d’une vraie armée de terre permanente en temps de paix, et la phobie d’un « Grand état-major général » à la prussienne, totalement indépendant, tout-puissant et capable de décider d’une entrée en guerre, illustrent ce rejet d’un établissement militaire complètement institutionnalisé.
Comme la Constitution américaine a été pensée contre l’absolutisme royal et l’existence d’une armée à son seul service, l’activité militaire est soumise au double contrôle du Congrès et du président. Ainsi, en 1917-1918, Wilson imposera à Pershing la nécessité de conclure l’armistice de novembre. Fin 1950, Truman interdira à MacArthur de porter la guerre contre la Chine pendant le conflit coréen et le relèvera de ses fonctions en avril 1951. Le général devenu président Dwight Eisenhower a écarté le modèle du garrison state (l’État spartiate), qui aurait pu conduire à une économie de guerre permanente, dictée par le conflit est-ouest.
Outre le président, le Congrès américain surveille à la loupe les moindres modifications internes du Pentagone. L’état-major interarmées se voit très limité par le nombre total de ses officiers – quelques dizaines selon la loi de sécurité nationale de 1947 – tandis que la loi Goldwater-Nichols de 1986 lui enlève tout commandement opérationnel à l’exception du feu nucléaire, sous la responsabilité technique du général présidant l’état-major.
L’armée, rempart de la démocratie américaine
La dernière raison qui rend impossible l’utilisation de l’armée pour un éventuel coup d’État relève d’une loi universelle non écrite. Le sens profond et la destinée des régimes se jouent durant leur première décennie. La République américaine a pu naître grâce au sacrifice de ses patriotes, face à une armée coloniale implacable et dirigée par un souverain dominateur. Cette naissance garantit la passation de pouvoir au nom d’un peuple qui se gouverne librement. Dès le départ, ni Washington, ni Madison, ni même le bouillonnant général-président Andrew Jackson ne profitèrent de leurs extraordinaires ressources militaires pour imposer une lecture autoritaire de leur fonction. La loi martiale, édictée le cas échéant, s’évanouit une fois le danger passé. De facto et de jure, le caractère sacré de la volonté du peuple, volonté qui s’impose par le vote, l’a toujours emporté.
Un président souhaitant abuser de l’Insurrection Act pour établir un pouvoir arbitraire ou se maintenir à la Maison Blanche aurait même à faire face à l’Armée de cette Union qui n’est pas « son » armée. Lorsque Trump caressa l’idée d’utiliser les instruments de l’Insurrection Act pour mater les troubles de Portland, son secrétaire à la Défense, Mark Esper, et derrière lui tout le haut commandement, s’y opposa publiquement.
En matière de prise de décision politico-militaire, il existe une liberté de parole considérable accordée aux généraux et aux subordonnés civils du secrétaire à la Défense. Ils doivent avoir leur propre opinion sur la politique de défense et ne pas hésiter à la donner. Cela s’explique par les principes de décentralisation et de subsidiarité qui régissent la gouvernance américaine. Enfin, le caractère comminatoire des convocations aux commissions du Congrès a habitué les officiers généraux à dévoiler le fond de leur pensée.
De façon générale, à travers l’histoire du pays, on ne peut que souligner le peu d’appétence des généraux américains, et pour la guerre, et pour le pouvoir autoritaire, encore plus lorsqu’ils deviennent présidents à la faveur des circonstances. C’est bien malgré lui qu’Ulysses S. Grant – qui avait obtenu le pouvoir d’intervention militaire en 1871, à travers le Third Enforcement Act, pour réduire les atrocités du Ku Klux Klan dans le Sud – se retrouva obligé de sécuriser les résultats de l’élection la plus controversée en 1876. Grant dut envoyer les forces armées en Louisiane, en Caroline et en Floride, où, pour le coup, des fraudes patentes et des obstructions électorales avaient faussé les résultats. La paix civile fut rétablie au prix d’une transaction funeste entre Républicains (finalement vainqueurs) et Démocrates : la Reconstruction (1865-1877) fut abandonnée dans le Sud.
Quand « Ike » Eisenhower employa à nouveau la force armée dans le Sud en 1956, ce fut pour forcer la déségrégation. Il ordonna à la Garde nationale partisane de l’Arkansas de regagner ses cantonnements et la remplaça par un régiment de la prestigieuse 101e Aéroportée, pour permettre à des élèves noirs d’accéder à une école de Little Rock. On est loin du jour où César imperator, consul et dictateur – fonctions temporaires – accepta du Sénat la dictature à vie, hors de toute règle républicaine.
Ainsi donc, la tentation dictatoriale d’un perdant mégalomane et mauvais joueur ne serait pas servie par les pouvoirs autorisés par les lois d’exception. Peut-être ce pays pourrait-il connaître un jour – comme d’autres – une dictature militaire, sous l’effet malheureux d’une implosion de son impérialisme informel et global. Mais ce temps paraît loin, très loin des hypothèses trumpiennes.”
L’article complet de Blandine CHELINI-PONT et François DAVID est disponible sur l’excellent site THECONVERSATION.COM (3 décembre 2020), dont la devise traduit bien les options : Academic rigour, journalistic flair ;
CARTE BLANCHE : “Aujourd’hui, on ne manque pas de plans. Hélas, beaucoup d’entre eux terminent au cimetière des bonnes idées… On attribue au boxeur Mike Tyson, difficilement taxable d’intellectuel subversif, la citation suivante : “tout le monde a un plan, jusqu’au premier coup de poing dans le visage“.
Réfléchir, planifier, agir : une chaîne logique, quoique, pour ceux qui s’en souviennent, Achille Van Acker, qui fut deux fois Premier ministre en Belgique prétendait agir d’abord et réfléchir ensuite, non sans succès à l’époque.
Aujourd’hui, du niveau communal au niveau fédéral belge, mais aussi pour d’autres pays et au niveau européen, on ne manque pas de plans d’action dont beaucoup hélas, de compromis en droits de veto, terminent au cimetière des bonnes idées.
Rigidité des règles
Certes, la démocratie exige une équité maximale et un espace où les parties prenantes peuvent s’exprimer et débattre librement, mais ces droits fondamentaux ne sont-ils pas parfois dévoyés au service d’intérêts partisans ou de règles dont la rigidité ne sied pas aux situations d’urgence ?
Ainsi, la discipline des marchés publics était-elle indispensable, il y a peu, pour le matériel de test du virus Covid, dans une situation critique ?
Le marchandage d’un parti mettant en balance sa participation à une négociation gouvernementale, pour autant que l’on oublie une problématique liée à l’avortement était-elle un exemple d’efficacité et d’éthique ?
Et plus récemment, ces deux pays de l’Union européenne, qui ont conditionné le renoncement à leur droit de veto pour le plan de relance européen, à la suppression de l’exigence de respect de l’état de droit!
Il semble donc bien qu’il y ait souvent un hiatus important entre les grands principes éthiques et discours moralisateurs et leur application dans des pseudo politiques volontaristes qui se voudraient au service d’une démocratie efficiente et inclusive. La démocratie ne devient-elle pas parfois la caricature d’elle-même au point d’être perçue comme non démocratique par le citoyen, ouvrant ainsi un boulevard aux sirènes du populisme ? La situation internationale semble en tout cas l’illustrer.
Discussions byzantines
Par ailleurs, n’est-ce pas la stérile longueur des discussions byzantines pour des parcelles de pouvoir qui provoque certaines décisions, prises à la hussarde, avec peu ou pas de consultation du citoyen ?
On se souvient de la manière dont le piétonnier bruxellois, idée fondamentalement intéressante, fut mis en œuvre, tout comme ces pistes cyclables bruxelloises et cette fermeture du bois de la Cambre apparues un beau matin de Covid, à la surprise des usagers. N’y a-t-il pas un risque croissant que la lenteur des décisions, dites démocratiques, conduise à la prise de décisions arbitraires et au fait accompli, par nature anti-démocratiques ? Platon déjà, il y a plus de 2350 ans, avançait que, parce que la rhétorique, “ouvrière de persuasion“, règne en maître sur la démocratie, la tyrannie y est en germe.
Enfin, des groupes de pression parviennent à faire passer des idées dont les spécialistes avertis et compétents, aussi dans les colonnes de ce journal [LECHO.BE], concluent à l’inanité. En effet, même en respectant scrupuleusement les plans d’investissement en éoliennes et autres énergies renouvelables, la sortie prochaine du nucléaire devra être compensée, pendant plusieurs années, par des centrales gaz-vapeur (et C+0²->C0²) générant des quantités considérables de gaz à effet de serre que l’on souhaite éviter, sans parler de l’importation d’énergie de pays limitrophes (Allemagne, 27% produit à base de charbon et plus de 40% d’origine fossile, et France, 70% d’origine nucléaire).
Problème classique : si on fait fi des faits au profit d’idéologies, la discussion n’a plus d’objet.
Il est de bon ton, actuellement, dans les salons et dans les médias, de parler du monde d’après. Les futuristes sérieux et non les diseurs de bonne aventure, ne prédisent pas ce qui sera, mais bien ce qui pourrait être, soit des scénarios contrastés.
ONG, lobbies et autres groupes de pression essayent d’influencer les évolutions dans le sens de leurs intérêts, matériel ou idéologique mais il est clair qu’on ne pourra éviter de travailler sur des dossiers tels que la capacité de réagir en cas de crise, pandémique, climatique ou autre, ce qui a fait cruellement défaut dans la plupart de nos démocraties.
Tout est possible si…
Au-delà de la capacité de réaction, c’est également la capacité d’anticipation permettant d’éviter certaines catastrophes qu’il conviendra de renforcer : prévention des événements à impact fort quand c’est possible et précaution pour les impacts faibles, sans négliger la possibilité de cygnes noirs [cfr. l’ouvrage de Nassim Nicholas Taleb], soit des événements à très faible probabilité mais à impact majeur.
La recherche et l’obtention de plusieurs vaccins anti-Covid en moins d’un an, au lieu des délais habituels de plusieurs années, nous montrent que quand l’humanité veut, elle peut. Mais à condition d’unir nos intelligences, nos énergies et surtout, nos bonnes volontés, dans un cadre global. Ce fut le cas pour le projet Apollo qui envoya l’homme sur la lune et, hélas, plus dramatiquement pour le projet Manhattan relatif à la bombe nucléaire. Certes, l’aspect financier était un stimulant pour les sociétés pharmaceutiques, mais le résultat est au rendez-vous.
Seuls, nous pouvons peu mais ensemble et en s’en donnant les moyens tant financiers que d’engagement collectif, tout est possible. Encore faudra-t-il oublier nos querelles de clocher, manipulations partisanes, idéologies intégristes et autres intrigues politiques davantage au service des egosystèmes quecovid des écosystèmes.“
D. Michel Judkiewicz
Ingénieur civil,
membre associé de l’Académie royale de Belgique
“Même en période de crise sanitaire, les coopératives restent ouvertes à l’épargne et à la participation citoyenne. L’opportunité de s’investir dans des projets positifs et collectifs qui participent d’un renouveau démocratique, affirment dans une carte blanche plusieurs coopératives…
A l’heure où les citoyens apprennent à vivre en mode coronavirus et que l’ensemble des secteurs économiques est affecté par les contraintes et changements de comportement imposés par la pandémie, il est une sphère dont on parle peu mais qui tente aussi de faire face, celle des coopératives. Et elles sont nombreuses (24.500 en 2015) et extrêmement diverses : il en existe dans à peu près tous les métiers. De plus en plus, les coopératives adoptent une vision commune de l’entreprise qui se marie avec une visée plus sociale de la relation au travail et une prise en compte des impacts de l’activité sur l’environnement au sens large tout en s’assurant une viabilité économique. Beaucoup d’entre elles –à commencer par celles dont l’activité touche à l’alimentation– nous ont aidés et nous aident encore à surmonter ces périodes de confinement successives.
Pas d’aide spécifique aux coopératives, donc, et c’est normal : chacune se plie aux règles de son propre secteur d’activité. Mais ce qui fait la spécificité de toutes ces coopératives c’est qu’elles sont nées avec la volonté de changer la société et de se préparer à être plus résilients dans un monde où précarité grandissante et changement climatique vont modifier la donne pour tous, y compris les plus nantis. A cet égard, la récente pandémie ne fait qu’accentuer un dilemme : d’un côté, elle renforce l’importance d’émerger d’une telle crise avec des solutions réellement innovantes, que les coopératives entendent porter, parfois en partenariat avec les pouvoirs publics. D’autre part, cette crise va probablement fragiliser encore plus des projets qui ne visent pas à maximiser leur bénéfice immédiat et égoïste mais qui cherchent à maximiser leur impact sur la société et le bénéfice collectif, ce qui requiert souvent du temps. Et le temps… c’est de l’argent.
Basées sur des principes de gestion saine et d’égalité entre tous leurs supporters, à savoir leurs coopérateurs, les coopératives naissent, grandissent, et transforment la société grâce au soutien, notamment financier, desdits coopérateurs. Pour plus de transparence, un nombre grandissant d’entre elles se fait agréer, par le Conseil National de la Coopération et/ou par un label de finance éthique tel que celui de Financité/Fairfin. Elles invitent régulièrement des citoyens et des citoyennes à soutenir leur projet en y investissant, parfois 20 euros, parfois 300… Mais, contrairement à d’autres formes de financement participatif, tel le crowdfunding, point de gadgets en rétribution de votre don, vous devenez coopérateur·rice, collectivement propriétaire, et à ce titre avez le pouvoir de vous engager dans l’évolution du projet, sa gouvernance, sa transparence, son organisation.
Vous avez sans doute déjà entendu parler de coopératives : qu’il s’agisse du projet de banque NewB soutenu par plus de 100.000 coopérateurs avec un fort engouement l’année dernière, de Smart, coopérative de travailleurs autonomes née en Belgique et présente aujourd’hui dans huit pays en Europe, ou d’une coopérative d’énergie dans votre commune, d’investissement à impact, d’habitat solidaire, de journalisme alternatif, d’une coopérative maraîchère, d’une épicerie collaborative, ou d’un projet de revalorisation citoyenne d’un lieu désaffecté… Toutes dotées d’ambitions citoyennes claires et affichées, elles varient dans leur impact et la visibilité qu’elles génèrent en fonction de leur mission. Mais elles fonctionnent toutes grâce à l’énergie des citoyen·nes qui les supportent, les challengent, les aident à avancer dans leur projet, s’y investissent en temps et y investissent financièrement. Cette année, la fin de l’année sera un moment clé pour nombre d’entre elles qui réaliseront leur Appel à (nouveaux) coopérateurs pour se donner les moyens de leurs ambitions et faire progresser la société.
Alors, quel accueil va leur être réservé en ces temps de Covid ? Comment vont-elles surmonter cette crise et poursuivre leurs projets ? Impliqués dans une ou plusieurs coopératives, les signataires du présent message formulent un souhait : que chaque citoyen qui en a l’occasion trouve une (ou plusieurs) coopérative qui lui parle, proche géographiquement de son lieu de vie et de ses valeurs, dont l’ambition correspond à sa sensibilité. Une coopérative qui par son modèle économique œuvre à un avenir souhaitable. Et qu’il décide de la soutenir : outre la satisfaction que cela apporte et les belles rencontres qui en découlent, c’est sans doute le meilleur investissement qui puisse répondre aux 3D proposés par le manifeste lancé par la politologue Isabelle Ferreras : “Travail : Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer.” Point de spéculation financière là derrière. Les coopératives sont un lieu de réinvestissement de la démocratie, notamment par leur principe une personne = une voix, un lieu de relocalisation d’emploi et de production locale, qui relocalise aussi le contrôle et la gouvernance en la mettant dans les mains des coopérateurs.
Il existe de tels lieux d’initiatives qui répondent avec solidarité et résilience à nos crises, présentes et à venir, partout en Belgique : nous ne doutons pas qu’il en existe près de chez vous.”
Les signataires de cette carte blanche parue dans LESOIR.BE le 27 novembre 2020 avec pubs : Usitoo (coopérative qui réinvente la location d’objets), Urbike (coopérative accélératrice du changement en matière de logistique urbaine), Smart (coopérative qui permet aux travailleur·ses autonomes de développer leurs activités), CitizenFund (fonds d’investissement à impact citoyen et participatif), Coop Us (BRUSOC) (soutien au développement d’une économie respectueuse et positive), Champs d’Energie (coopérative visant à la réappropriation de l’énergie par les citoyen·ne·s), Agricovert (coopérative agricole éco-logique de producteurs et consom’acteurs), NewB (coopérative qui travaille à la construction d’une banque éthique et durable), F’inCommon (coopérative de financement pour les entreprises d’économie sociale), Médor (coopérative qui défend un journalisme d’intérêt public), La Brasserie de la Lesse (brasserie coopérative à finalité sociale), Emmanuel Mossay, professeur-invité dans plusieurs universités, expert en économie circulaire.
[12 décembre 2017 : extraits] “On a coutume d’opposer Trump et Macron : d’un côté le vulgaire businessman américain, aux tweets xénophobes et climato-sceptiques ; de l’autre l’esprit européen éclairé, soucieux de dialogue des cultures et de développement durable. Tout cela n’est pas entièrement faux, et de surcroît bien agréable pour nos oreilles françaises. Mais si l’on regarde de plus près les politiques menées, on est frappé par les similitudes.
En particulier, Trump comme Macron viennent de faire adopter des réformes fiscales extrêmement proches, et qui dans les deux cas constituent une incroyable fuite en avant dans le mouvement de dumping fiscal en faveur des plus riches et des plus mobiles. […]
Pour la première fois depuis l’Ancien Régime, on décide ainsi d’instituer dans les deux pays un régime fiscal explicitement dérogatoire pour les catégories de revenus et de patrimoines détenues par les groupes sociaux les plus favorisés. Avec à chaque fois un argument supposé imparable : la masse des contribuables captifs et immobiles n’a d’autre choix que de bien traiter les plus riches, faute de quoi ces derniers auront tôt fait de quitter le territoire et de ne plus les faire bénéficier de leurs bienfaits (emplois, investissements, et autres idées géniales inaccessibles au commun). « Job creators » pour Trump, « premiers de cordée » pour Macron : les mots varient pour désigner ces nouveaux bienfaiteurs que les masses doivent chérir, mais le fond est le même.
Trump comme Macron sont sans doute sincères. Il n’en reste pas moins qu’ils témoignent tous deux d’une profonde incompréhension des défis inégalitaires posés par la mondialisation. Ils refusent de prendre en compte des faits qui sont pourtant aujourd’hui bien documentés, à savoir que les groupes qu’ils favorisent sont déjà ceux qui ont accaparé une part démesurée de la croissance des dernières décennies. En niant cette réalité, ils nous font courir trois risques majeurs. Au sein des pays riches, le sentiment d’abandon des classes populaires nourrit une attitude de rejet vis-à-vis de la mondialisation, et de l’immigration en particulier. Trump s’en sort en flattant la xénophobie de ses électeurs, alors que Macron espère se maintenir au pouvoir en misant sur l’attachement majoritaire de l’opinion française à la tolérance et l’ouverture, et en rejetant ses opposants dans l’anti-mondialisme. Mais en réalité cette évolution est lourde de menaces pour l’avenir, en Ohio et en Louisiane comme en France ou en Suède.
Ensuite, le refus de s’attaquer aux inégalités complique considérablement la résolution du défi climatique. Comme l’a bien montré Lucas Chancel (Insoutenables inégalités, Les petits matins, 2017), les ajustements considérables des modes de vie exigés par le réchauffement ne pourront être acceptés que si l’on garantit une répartition équitable des efforts. Si les plus riches continuent de polluer la planète avec leurs 4×4 et leurs yachts immatriculés à Malte (exemptés de tout impôt, y compris de TVA, comme les Paradise papers viennent de le démontrer), alors pourquoi les plus pauvres accepteraient-ils la hausse par ailleurs nécessaire de la taxe carbone?
Enfin, le refus de corriger les tendances inégalitaires de la mondialisation a des conséquences extrêmement néfastes sur notre capacité à réduire la pauvreté mondiale. Les prévisions inédites qui seront publiées le 14 décembre dans le Rapport sur les inégalités mondiales sont claires : suivant les politiques et les trajectoires inégalitaires choisies, les conditions de vie de la moitié la plus défavorisée de la planète suivront des évolutions totalement différentes d’ici à 2050.
Terminons sur une note optimiste : sur le papier, Macron défend une approche des coopérations internationales et européennes qui est évidemment plus prometteuse que l’unilatéralisme de Trump. La question est de savoir quand nous sortirons de la théorie et de l’hypocrisie. Le traité Ceta conclu entre l’UE et la Canada quelques mois après l’accord de Paris ne contient par exemple aucune mesure contraignante sur le climat et la justice fiscale.
Quant aux prétendues propositions françaises de réforme de l’Europe, qui font frémir de fierté nos oreilles hexagonales, la vérité est qu’elles sont totalement floues : on ne sait toujours pas quel sera la composition du Parlement de la zone euro ni quels seront ses pouvoirs (de menus détails, sans doute). Le risque est grand que tout cela débouche sur du vide. Pour éviter que le rêve macronien ne débouche sur le cauchemar trumpiste, il est temps d’abandonner les petites satisfactions nationalistes et de se pencher sur les faits…”