VIENNE : Anne (Loin de Berlin) (nouvelle, 2017)

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Berlin © Philippe Vienne

Avant, il aimait prendre l’avion, parce qu’il était pressé d’arriver. Maintenant qu’il est revenu de tout, cela lui semble futile. Il ne prendrait plus l’avion pour aller à Berlin par exemple, d’ailleurs il n’irait plus à Berlin depuis que Sigrid n’y vit plus, au sens premier, c’est-à-dire depuis qu’elle a cessé de vivre et que ses cendres y sont quelque part dispersées. C’est donc malgré lui qu’il se retrouve dans ce hall d’aéroport et, même, plus précisément, qu’il s’y perd, ne voyant pas son vol s’afficher, ne trouvant donc pas le comptoir d’enregistrement. Il traîne sa valise qu’une roulette déficiente rend cahotante  et cette irrégularité l’amuse cependant plus qu’elle ne le contrarie. Finalement, il aura encore bien le temps de chercher, on fait toujours venir les passagers trop tôt, comme pour les punir d’avoir choisi un moyen de transport si rapide, pour rétablir une forme d’équité, bref il va s’arrêter quelque part. Et fait le choix d’un Starbucks Coffee pour y consommer un thé, c’est un des paradoxes de sa personnalité, il en est conscient et cela le réjouit même. La serveuse parle anglais avec un délicieux accent arabe, ses yeux sont verts comme le logo du gobelet. Il boit le thé bouillant, comme à son habitude et, ce faisant, observe la théorie de passagers qui défile devant lui. Il cherche à deviner leur provenance ou leur destination, leur invente une vie, sauf aux touristes en shorts et t-shirts bariolés, non, de ceux-là il ne veut rien savoir.

Il est temps pour lui, à présent, de trouver son chemin. Enfin, d’une manière générale, il le sait depuis longtemps mais, là, précisément, vers le comptoir d’enregistrement, il commence à y avoir urgence, surtout qu’il sait pertinemment bien qu’il ne le demandera à personne, même perdu, sauf à entendre le last call for passenger. Mais son vol est affiché maintenant, il sait où se rendre et s’y rend aussi vite, d’un tempo marqué par la roulette déficiente, et se retrouve face à une hôtesse à peine moins rugueuse que le comptoir, le rappelant à l’ordre parce que, chemin faisant, il n’a même pas préparé son passeport. Il regarde partir sa valise, vérifie d’un dernier coup d’œil que l’hôtesse l’a bien étiquetée, un vieux réflexe, puis se dirige vers la porte d’embarquement. Il sait qu’il lui faudra se défaire de sa ceinture, de sa montre, de ses chaussures même peut-être avant de passer dans le portique qui sonnera de toute façon et, de fait, il sonne. Monsieur, vous êtes sûr que vous avez bien vidé vos poches ? Vous voulez bien me suivre ? et il ira à la fouille dans cette espèce de cabine d’essayage, incongrue en ce lieu, il y restera jusqu’à ce que le fonctionnaire, lassé de ne rien trouver et de n’y rien comprendre, le laisse partir et arriver à la porte d’embarquement au moment où, justement, tout le monde embarque et, bien entendu, durant ce temps, il n’aura préparé ni son passeport ni son boarding pass.

Il a expressément demandé le siège 13A, car de la rangée 13 personne ne veut jamais, ce qui lui laisse ses aises généralement, et A pour le hublot qui constitue une de ses exigences de base lorsqu’il voyage en avion, il peut s’accommoder de l’indigence des repas mais pas de ne pas être assis à la fenêtre. Il s’y installe, étend ses jambes, prépare de la lecture, il a longtemps hésité entre relire un roman japonais (qu’il y aurait-il de mieux que Mishima ?), mais l’environnement lui semblait peu propice, et découvrir un auteur turc, pour lequel il a finalement opté, de manière très pragmatique, parce qu’il lui a semblé que le temps de lecture requis correspondrait mieux à la durée du vol.

Il en est là donc, c’est-à-dire nulle part encore, assis dans un avion qui attend pour décoller, quand une jeune femme l’apostrophe. Enfin, jeune, peut-être pas tant que cela finalement, car il lui semble distinguer quelques fils gris dans sa belle chevelure auburn mais, après tout, on peut avoir des cheveux gris à trente ou trente-cinq ans, ce qui la ferait quand même considérablement plus jeune que lui. Bref, elle est là, debout, se penchant vers lui qui scrute son regard (assez doux, finalement) plutôt que d’écouter ses paroles, je m’excuse, Monsieur, répète-t-elle, je pense que vous êtes assis à ma place. Je ne pense pas, non, répond-il, j’ai le 13A, j’ai toujours le 13A, c’est bien ici, à la fenêtre. Vous êtes sûr, dit-elle, et sa voix se fait plus douce encore que son regard tout à l’heure, vous êtes sûr parce que j’ai la 13C et j’avais demandé une fenêtre car je ne prends pour ainsi dire jamais l’avion et, vous comprenez. Je comprends bien mais regardez, dit-il montrant le dessin juste au dessus des sièges, qui n’est pas très clair, concède-t-il par ailleurs, le 13C, c’est bien le couloir. Ah, c’est embêtant, fait-elle, avec la mine d’une enfant déçue par le cadeau déballé au soir de Noël. Et lui d’être embêté que cela soit embêtant pour elle mais demandez à l’hôtesse, lui recommande-t-il, il y a peut-être une fenêtre de libre ailleurs. C’est une idée, merci, lui sourit-elle avant de s’en aller et de sortir de sa vie comme elle venait d’y passer, pense-t-il.

Mais de la vie, il a encore des leçons à prendre et la voici qui revient, se recoiffant d’une main et chassant son dépit de l’autre, s’assoit à présent presqu’à côté de lui et, comme s’excusant, l’avion est complet dit-elle. Son visage, fort peu ridé (elle ne doit pas avoir plus de trente-cinq ans, songe-t-il), est triste à présent, il la sent contrariée, angoissée même mais, après tout, cela ne le concerne pas. Sa ceinture est bouclée, les consignes de sécurité l’indiffèrent, il se saisit de son roman turc. Une dernière fois, il la regarde à la dérobée, et se félicite que le passager du siège 13B ne se soit visiblement pas présenté à l’embarquement, leur évitant une trop grande promiscuité. L’avion en est encore à prendre de la vitesse qu’il est déjà sur les rives du Bosphore et, s’y trouvant bien, ne réalise pas immédiatement qu’on lui parle.

Excusez-moi, dit-elle, mais puisque le siège entre nous n’est pas occupé, cela vous dérange si je m’y installe, ainsi, vous comprenez, je serai plus près du hublot et donc. Il comprend, bien sûr, et d’ailleurs, si lui-même ne tenait pas tant à ses habitudes, peut-être qu’il lui cèderait sa place, mais lui disant que, sans fenêtre, il est malade, il s’en tirera à bon compte. Merci, dit-elle, et d’ajouter aussitôt “Anne”. Anne, c’est bien, songe-t-il. C’est simple, c’est court, comment une femme ainsi prénommée pourrait-elle être encombrante ? Il se présente à son tour, puisqu’il suppose que c’est ce que l’on attend de lui, avant de replonger dans sa lecture. L’avion a pris de l’altitude, Anne semble respirer mieux, du moins sa poitrine se soulève-t-elle à intervalles plus réguliers. C’est ainsi qu’il prend conscience que son regard est posé sur la poitrine de sa voisine, le chemisier blanc que tendent les seins d’Anne, suffisamment en tout cas pour laisser entrevoir une dentelle parme qui en épouse le galbe. Ce n’est pas qu’il soit troublé, mais quand même. L’espace d’un instant il a senti au bout des doigts la douceur des seins de ses souvenirs, puis il a repris sa lecture.

C’est la première fois ? demande-t-elle, le tirant d’une torpeur qu’il trouvait assez agréable. Non, pas vraiment, il y est déjà allé plusieurs fois pour le travail mais là, ce sont des vacances en quelque sorte et il s’étonne de lui avoir livré cette confidence. Elle, forcément, qui ne voyage presque jamais en avion, n’y est jamais allée mais des amis l’attendent, qui s’y sont expatriés, et cela la rassure, à n’en pas douter, comme de pouvoir regarder par la fenêtre. Lui ne connaît plus personne là-bas, un peu comme à Berlin, comme dans sa vie en général sans doute, mais il avait envie d’y retourner alors, voilà, il y retourne et puis on verra bien, c’est aussi simple que cela. En fait, non, évidemment, ce n’est jamais aussi simple, la perte de ceux que l’on aime, l’attente d’autre chose, l’ailleurs impossible. Lui aussi a besoin d’une fenêtre par laquelle regarder.

Le plateau repas interrompt une conversation qui n’a jamais vraiment commencé, leurs regards se croisent, les coudes se cognent quelquefois, excusez-moi on a vraiment très peu de place dans ces avions. Il délaisse son yaourt aux cerises, il a toujours eu horreur des cerises, pardon, dit Anne, si vous ne le mangez pas, est-ce que je peux. Bien sûr, et elle sourit, elle a l’air enfin détendue, se dit-il et elle, cela me décontracte de parler avec vous, vous avez un effet apaisant sur moi, puis elle rit. Sa bouche est petite, sauf en cet instant, où persistent quelques traces de yaourt. Il la dévisage et s’étonne. De ce qu’il peut ressentir. Ou pourrait.

Le voyage arrive à son terme, on le devine avant même que les oreilles ne se bouchent car les hôtesses se sont remaquillées. Il délaisse son roman turc, dont il n’aura lu que trois chapitres, puis se tourne vers elle qui, en cet instant, le regarde lui avec un sourire un peu forcé, crispé dirait-on, parce que l’atterrissage, c’est stressant quand même, surtout que. Il songe que dans quelques instants ils vont se quitter sans s’être vraiment jamais rencontrés. Les roues touchent le tarmac, le choc n’est même pas brutal. Ils ont passé les contrôles de sécurité sans encombre, il a eu plus de chance ici que là-bas. Il avait préparé son passeport cette fois, non qu’il y ait pensé, mais Anne si, qu’il avait imité.

Ils se retrouvent devant les tapis roulants qui tournent au rythme des pales de ventilateur. J’ai toujours peur que ma valise n’arrive pas, dit-elle. Je comprends, moi aussi, avant. Il avait cette crainte, d’où la vérification de l’étiquetage à l’aéroport, mais depuis il a perdu bien plus qu’une valise, il est libéré de cette peur à présent, qui l’indiffère comme l’indiffère la roulette déficiente. J’y pense, dit-elle, puisque vous êtes seul ici, peut-être qu’avec mes amis, un soir, on pourrait. Oui, pourquoi pas, répond-il. Notez-moi votre numéro, dit-elle, voilà ma valise, je ne veux pas la rater, je vous appelle, c’est promis. Très bien, à bientôt peut-être, alors. Et il la regarde, elle, Anne, s’éloigner d’une démarche nonchalante comme une promesse mais il sait, lui, que les promesses ne sont jamais tenues.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017). Pour suivre la page de Philippe Vienne – auteur


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Philippe Vienne


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RANSONNET : Sans titre (2003, Artothèque, Lg)

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RANSONNET Jean-Pierre, Sans titre
(xylogravure, 42 x 32 cm, 2003)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

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Jean-Pierre Ransonnet © mu-inthecity.com

Jean-Pierre RANSONNET, né à Lierneux en 1944, est un artiste belge. Il vit et travaille à Tilff, en Belgique. Formé à l’École supérieure des Arts Saint-Luc de Liège (1962-1968), Jean-Pierre Ransonnet séjourne en Italie en 1970 grâce à une bourse de la fondation Lambert Darchis. Il enseigne le dessin à l’Académie des Beaux-Arts de Liège de 1986 à 2009.

Cette série de gravures sur bois de Jean-Pierre Ransonnet est une variation sur des formes plastiques abstraites, ou évoquant des sapins. L’artiste use de l’expressivité du bois gravé, laissant transparaître les veines du bois, matière même de son discours.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ©  Jean-Pierre Ransonnet ; mu-inthecity.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

BOUTROLLE : Le dernier dîner sur Mars (2015, Artothèque, Lg)

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BOUTROLLE Guillaume, Le dernier dîner sur Mars
(linogravure, 42 x 59,4 cm, 2015)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Guillaume Boutrolle © linkedin.com

Né en 1987, Guillaume BOUTROLLE a commencé par étudier le graphisme à Marseille, pour dériver ensuite vers l’ERG (École de Recherche Graphique) à Bruxelles, et diversifier ses horizons artistiques. L’illustration, la gravure, la performance, l’édition ou plus récemment l’installation sont des outils qu’il utilise pour bousculer, redéfinir et questionner tout ce qui l’entoure, jusqu’à ce qu’il est.

Cette gravure est tirée d’une série de cinq formats identiques, cinq événements forts, expéditions poétiques ou terrestres, qui ont forgé la vie de la communauté d’artistes CTRL-Z, dont Guillaume Boutrolle fait partie depuis quelques années.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Guillaume Boutrolle ; Linkedin.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

VIENNE : Paul (nouvelle, 2017)

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© pointculture.be

Si Paul n’avait pas pris l’avion, il ne serait rien arrivé. Si je n’avais pas connu Paul non plus, d’ailleurs. Si je n’avais pas connu Paul, qui prenait l’avion ce jour-là, lequel avion allait s’abîmer en mer quelques heures plus tard, je n’aurais rien su de son secret, ni de sa mort d’ailleurs. Bref, ma vie serait restée ce qu’elle était : une suite de jours aussi similaires qu’équidistants, ce que certains, de l’extérieur, perçoivent comme monotone mais qui, de l’intérieur, c’est-à-dire de mon point de vue (le seul qui compte, après tout), constitue une forme d’harmonie.

Cet équilibre n’avait pas été facile à atteindre, que l’on ne s’y trompe pas. J’avais été journaliste dans un grand quotidien mais ce travail était évidemment impossible pour moi, je ne pouvais quand même pas gérer l’urgence et son stress, commencer sans  savoir quand je finirais, écrire pour ne pas être lu et, pire, voir jeter ce que j’avais écrit de meilleur pour n’en conserver que le plus consensuel ou le plus sensationnel, c’était selon, mais dans tous les cas ce n’était pas moi. J’avais finalement trouvé un hebdomadaire où je publiais une rubrique suffisamment peu liée à l’actualité pour que je puisse même me permettre de prendre quelque avance.

J’avais dû renoncer aux enfants. C’était une évidence. Il n’y a pas d’éléments plus perturbateurs, imprévisibles et instables par nature, que les enfants. Et puis, le monde étant ce qu’il est, il me semblait qu’avoir des enfants relevait davantage d’un choix égoïste. Offrir le monde actuel à ses enfants, c’est leur faire cadeau du pessimisme. Une fois réglée la question de la descendance, Irène cessa d’être un problème. Que l’on ne se méprenne pas : Irène était une femme adorable, la mienne qui plus est, mais il lui était impossible de concevoir la vie sans enfant et même plus précisément sans concevoir d’enfant, ce qui excluait l’adoption et garantissait donc ma tranquillité. J’eus un peu de peine à me séparer d’Irène, je le reconnais, mais je redécouvris le plaisir d’écouter Boards Of Canada sans casque sur les oreilles.

Paul était mon ami depuis l’université. Enfin, au début, ce n’était pas à proprement parler mon ami, c’est plutôt que nous nous partagions les faveurs de Zoé. Alternativement tout d’abord, je veux dire à l’insu l’un de l’autre, puis ensemble une fois l’hypocrisie vaincue, ce qui me convenait mieux, ce qui me convenait parfaitement même, il me semblait qu’à trois notre relation était plus stable, c’est une évidence d’ailleurs, un vélo doit être en mouvement pour tenir sur deux roues, pas un tricycle. Zoé n’était pas du même avis, Paul était meilleur amant ou, plus vraisemblablement, sa carrière était plus prometteuse, Paul et Zoé se marièrent donc. Et divorcèrent, inévitablement. Paul et moi sommes restés amis, l’élément stable du couple c’était nous.

Paul se rendait régulièrement en Australie. Il avait une espèce de fascination pour les populations aborigènes, quelque chose que je m’expliquais mal, ou pas du tout même. Ce n’est pas parce qu’il était mon ami, et que nous avions partagé Zoé, que nous étions semblables. C’est donc ainsi que Paul a pris l’avion, une fois encore. Alors quand j’ai appris qu’un avion pour Sydney avait explosé en plein vol, j’ai immédiatement pensé à lui. Pas que j’aie su qu’il se trouvait à bord, non, ni même que j’en aie eu la prémonition, simplement c’était une association d’idées qui, au fil des années, était devenue naturelle : Australie égale Paul, Paul égale Australie. J’ai pensé à lui, puis j’ai lu un roman américain et je me suis endormi. Il y a même eu simultanéité, je me suis endormi en le lisant, ce n’est pas très charitable pour l’auteur mais il en va souvent ainsi chez moi avec les romans américains que je me force à lire, je m’endors, globalement je trouve d’ailleurs la culture américaine assez soporifique.

C’est un appel téléphonique qui m’a réveillé. Habituellement, je ne décroche pas, ou du moins je ne décroche que si j’attends un appel ou si le moment est opportun, mais un appel intempestif me dérange et je préfère alors l’ignorer. Cet appel-ci m’a paru particulièrement strident, il introduisait un certain désordre dans mon existence, qui n’était cependant rien à côté de celui qui allait naître une fois que j’aurais décroché, mais pourquoi ai-je décroché me suis-je dit, reproche inutile puisque l’appel aurait été renouvelé et c’est justement pour éviter cette persistance du chaos que je décrochai.

Mon interlocutrice s’exprimait en anglais. Cela aurait pu être pire, elle aurait pu parler allemand ou japonais, ou même un français de call-center mais non, elle s’exprimait en anglais et s’en excusait d’ailleurs, s’inquiétant de savoir si j’avais bien compris ses propos. Lesquels étaient de me demander, d’abord, si j’étais bien Pierre Dautun – oui, c’était bien moi et ce depuis près de cinquante ans – et si je connaissais un dénommé Paul Delage – oui, en effet, c’était un ami, un vieil ami même, peut-on dire à notre âge. Alors Vicky (mon interlocutrice se prénommait Vicky, cela ne me paraissait pas essentiel mais elles sont tenues de se présenter, paraît-il : “I’M Vicky from *** Airways”), Vicky m’annonça que Paul Delage, mon ami Paul, était au nombre des passagers portés disparus dans l’accident, qu’elle était désolée, qu’une cellule de soutien psychologique se mettait en place, qu’on allait me recontacter car c’était mon nom et mon numéro que Paul avaient fourni comme contact “in case of emergency”. Et à cet instant, de manière tout à fait incongrue, je me demandai si Vicky était rousse et avait de gros seins, un bonnet D au moins.

Le lendemain, je reçus une lettre de Paul. Je reçois habituellement fort peu de courrier. Encore plus rarement d’un mort. J’examinai l’enveloppe, de toute évidence elle avait été postée avant son départ. J’hésitai à l’ouvrir. Ce n’était pas seulement de l’appréhension, car j’ignorais encore les conséquences de ce geste, il y avait aussi une certaine retenue, comme l’envie de faire durer un moment que l’on sait par avance précieux parce que, quand même, ce message c’était la dernière parole que Paul, mon ami Paul, m’adresserait.

Paul s’excusait de ne pas m’avoir appelé mais il était parti un peu précipitamment, les choses n’étaient pas toujours aussi simples et n’allaient pas toujours comme on le voulait n’est-ce pas, bref il avait quitté dans l’urgence mais serait vite de retour, une dizaine de jours tout au plus – du moins Paul le pensait-il, l’espérait-il même au moment où il écrivait ces lignes, Paul qui ne savait pas qu’il ne reviendrait plus. Il me demandait un service, un peu plus même : il me confiait une mission en son absence, et son ton devenait aussitôt celui d’un conspirateur (“je ne peux t’en écrire plus mais voici un double de ma clé, tu trouveras les instructions nécessaires dans mon appartement”). Bien sûr il comptait sur ma totale discrétion, faisait appel à notre vieille amitié, évoquant au passage Zoé comme un gage de celle-ci.

L’appartement de Paul étant situé à l’autre bout de la ville, je résolus de prendre le métro. En chemin, je commençai à formuler des hypothèses quant à cette mission secrète et j’en éprouvai, je dois bien l’avouer, une certaine excitation. S’agissait-il, comme au temps de Zoé, de satisfaire une maîtresse à ce point exigeante qu’elle ne pût patienter dix jours ? Y avait-il de l’argent à retirer, déposer, transporter – un trésor quelconque sur lequel veiller ? Je n’étais nulle part lorsque je pénétrai dans l’appartement. J’allumai et en fit rapidement le tour, pour me réapproprier les lieux. Il se composait d’une pièce de séjour, une cuisine, une salle de bains et deux chambres dont une faisait office de bureau. Je notai au passage que la porte de cette dernière était fermée à clé. Puis je revins à mon point de départ et trouvai, bien en évidence, une lettre de la main de Paul.

Parfois, la vie vous réserve des surprises. Ainsi, la première fois qu’Irène m’a embrassé, je ne m’y attendais pas. Cela m’est tombé dessus, comme ça, sa bouche s’est collée à la mienne, je crois qu’elle a passé la main dans mes cheveux, puis j’ai senti sa langue. Parfois, il y a des choses auxquelles on ne parvient pas à croire. Ainsi en est-il de Dieu. La lettre de Paul tenait de tout cela à la fois mais avait cet avantage sur Dieu qu’il me suffisait d’ouvrir la porte pour me convaincre de sa réalité. Ce que je fis. Et je ne vis rien. D’abord parce qu’il faisait noir. Mais de cela, Paul m’avait prévenu, qui m’écrivait que la pénombre était l’écrin qui seyait le mieux à notre secret. Je laissai donc à mes yeux le temps de s’accommoder à ce nouvel environnement.  Alors, je le vis.

Je n’en avais jamais vu, autrement qu’en photo je veux dire. Je n’avais donc aucune idée de ce que pouvait être sa taille, je l’aurais imaginé plus grand : il devait faire quarante centimètres tout au plus. Il paraissait d’autant plus petit que le bureau de Paul, dans sa quasi totalité, avait été transformé en une sorte de terrarium, reproduisant au mieux, je l’imaginais, l’habitat naturel de son hôte. Son pelage était encore luisant, parce qu’il sortait de l’eau sans doute, je ne pouvais dire s’il s’était aperçu de ma présence mais il émit un soufflement dont je ne sus jamais s’il était de mécontentement ou si, plus prosaïquement, il expulsait l’eau de ses narines. Si Paul n’avait pas pris l’avion deux jours plus tôt, je n’aurais sans doute jamais vu d’ornithorynque.

Paul avait tout prévu, sauf la mort. C’est amusant – enfin, amusant est évidemment un adjectif fort mal choisi – que cette chose, la mort, qui est la seule certitude que nous puissions posséder est justement celle que nous nous efforçons d’oublier. Paul donc avait prévu l’essentiel, à savoir de quoi nourrir son ornithorynque pendant dix jours. Ce qui me laissait un peu de répit en même temps que fort désemparé car dix jours, ce n’est en définitive qu’une semaine et demi, c’est donc fort vite passé et puis l’appartement de Paul, je l’ai dit, est assez éloigné du mien, ce qui me faisait perdre du temps et, il faut bien le dire, désorganisait ma vie. Et de cela, on le sait, je m’accommode fort mal.

De Dieu, comme des femmes, je savais à peu près tout mais je ne croyais rien. De l’ornithorynque, en revanche, je ne savais rien. Je passai donc une bonne partie de la nuit sur internet à collecter un maximum d’informations. Je découvris que cet animal improbable, au bec de canard et à la queue de castor, dévorait tous les jours l’équivalent de vingt pour cent de son poids en nourriture ce qui, ramené à mon échelle, me parut effrayant. Dans sa lettre, Paul m’avait également mis en garde contre l’aiguillon venimeux dont est doté l’animal, même si, farouche, l’ornithorynque ne se laisserait certainement pas approcher. Je résolus finalement d’appeler, le lendemain, le zoo de L*** sous un prétexte fallacieux pour voir si je pouvais y glaner d’autres informations, davantage d’ordre pratique.

Il me fut répondu que l’ornithorynque était un animal protégé, que le gouvernement australien interdisait strictement l’exportation de ce mammifère semi-aquatique et que, par conséquent, aucun zoo européen n’en possédait. Par ailleurs, l’espèce se reproduisait difficilement en captivité même si, en revanche, il pouvait vivre jusqu’à vingt ans dans ces conditions. Paul m’ayant confié dans sa lettre que le sien était encore tout jeune, deux ans à peine, un rapide calcul me donna le vertige et me fit prendre conscience du poids de notre secret. Je retournai à son appartement.

J’y retournai le lendemain encore, et les jours qui suivirent. Jusqu’à l’épuisement des stocks de nourriture. Dans un premier temps, je renouvelai les provisions de larves, écrevisses et autres crevettes d’eau douce. Je repoussai doucement le moment où il me faudrait prendre une décision. Peut-être que j’espérais secrètement que la solution viendrait d’elle-même ou du moins de l’extérieur mais, dans ce cas, ce ne pouvait être que la mort du pauvre animal car Paul, lui, c’était une certitude, ne reviendrait pas à la vie. Entretemps, l’ornithorynque semblait commencer à me reconnaître, du moins sortait-il de son terrier lorsque je venais le nourrir. Un jour, quelques mois s’étaient écoulés, je sus que je n’avais plus le choix. Je ne dormis pas pendant une semaine. Puis je fis ce que je redoutais : je quittai mon appartement pour celui de Paul, l’appartement de Paul qui était donc le mien à présent, muni de son ornithorynque, nous partagions cela par delà la mort, comme nous avions partagé Zoé, Paul, mon ami Paul et moi.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil Comme je nous ai aimés (Liège, 2017)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :


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NERUDA : textes

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BASOALTO, Ricardo Eliécer Neftalí Reyes, alias Pablo NERUDA (1904-1973), est né dans une famille modeste, d’un père conducteur de trains et d’une mère institutrice qui meurt un mois après sa naissance. Après une enfance imprégnée de nature, il commence à écrire dès son adolescence et publie son premier recueil de poésie, “Crépusculaire“, en 1923.

Pablo Neruda entre dans les services diplomatiques et devient consul du Chili dans plusieurs villes d’Asie et d’Amérique latine. En poste en Espagne en 1935, il se lie d’amitié avec Federico Garcia Lorca. Après le putsch de Franco et l’assassinat de son ami, il se fait l’avocat de la République espagnole, ce qui provoque sa révocation.

En parallèle à la poésie, Pablo Neruda mène une vie politique et devient sénateur communiste des provinces du nord du Chili en 1945. Son opposition au président Gonzalez Videla qui fait interdire le Parti communiste l’oblige à s’exiler dans différents pays d’Europe, en Inde et au Mexique. C’est là qu’il publie, en 1950, son oeuvre poétique majeure “Le Chant général” où il exalte les luttes des peuples d’Amérique latine.

Pablo Neruda retourne au Chili en 1952. En 1969, il renonce à être candidat à l’élection présidentielle pour le Parti communiste qui l’avait désigné et apporte son soutien à Salvador Allende. Après son élection, ce dernier nomme le poète ambassadeur du Chili en France. En 1971, Pablo Neruda reçoit le Prix Nobel de Littérature. Il meurt dans des circonstances non-élucidées en 1973, peu après le putsch du général Pinochet.

Pablo Neruda est l’un des plus célèbres poètes d’Amérique latine et a eu une influence considérable sur la littérature de langue espagnole. Sa poésie, lyrique, sensuelle et engagée, chante la liberté et la fraternité d’une humanité en harmonie avec la nature.


Il meurt lentement. De nombreuses versions différentes de ce texte circulent sur internet, dans plusieurs langues, dont l’espagnol et le français. Selon le site Euroresidentes une vingtaine d’auteurs différents revendiquent la paternité de ce poème. Selon le journal péruvien El Commercio (12 janvier 2009), citant l’agence de presse espagnole EFE et le journal ABC, Muere lentamente serait l’oeuvre d’une femme au Brésil, Martha Medeiros, auteur de nombreux livres et d’articles dans le journal Zero Hora de Porto Alegre :

Il meurt lentement
celui qui ne voyage pas,
celui qui ne lit pas,
celui qui n’écoute pas de musique,
celui qui ne sait pas trouver
grâce à ses yeux. Il meurt lentement
celui qui détruit son amour-propre,
celui qui ne se laisse jamais aider.

Il meurt lentement
celui qui devient esclave de l’habitude
refaisant tous les jours les mêmes chemins,
celui qui ne change jamais de repère,
Ne se risque jamais à changer la couleur
de ses vêtements
Ou qui ne parle jamais à un inconnu. Il meurt lentement
celui qui évite la passion
et son tourbillon d’émotions
celles qui redonnent la lumière dans les yeux
et réparent les coeurs blessés.

Il meurt lentement
celui qui ne change pas de cap
lorsqu’il est malheureux
au travail ou en amour,
celui qui ne prend pas de risques
pour réaliser ses rêves,
celui qui, pas une seule fois dans sa vie,
n’a fui les conseils sensés.

Vis maintenant !
Risque-toi aujourd’hui !
Agis tout de suite !
Ne te laisse pas mourir lentement !
Ne te prive pas d’être heureux !


​Sonnet XVII (in La centaine d’Amour, 1959)

Je ne t’aime pas comme rose de sel, ni topaze
Ni comme flèche d’oeillets propageant le feu :
Je t’aime comme l’on aime certaines choses obscures,
De façon secrète, entre l’ombre et l’âme.

Je t’aime comme la plante qui ne fleurit pas
Et porte en soi, cachée, la lumière de ces fleurs,
Et grâce à ton amour dans mon corps vit l’arôme
Obscur et concentré montant de la terre.

Je t’aime sans savoir comment, ni quand, ni d’où,
Je t’aime directement sans problèmes ni orgueil :
Je t’aime ainsi car je ne sais aimer autrement,

Si ce n’est de cette façon sans être ni toi ni moi,
Aussi près que ta main sur ma poitrine est la mienne,
Aussi près que tes yeux se ferment sur mon rêve.


Citez-en d’autres :

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres (glossaire, par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 4 minutes >

Le groupe Nefeles chante des amanès @ Inouïe Distribution

Ce glossaire accompagne la traduction par Christine Pagnoulle de Le vent sous mes lèvres de Stephanos STEPHANIDES.

amanes

Type de chant populaire exprimant une grande intensité d’émotion et des sentiments de deuil et de perte. Originaire des traditions musicales byzantine et ottomane, sur des paroles qui reprennent l’exclamation Aman Aman (de l’arabe, Seigneur prends pitié !).

anari

Fromage chypriote qui rappelle la ricotta.

archontas/ archontiko

Respectivement un riche notable connu pour sa générosité et le manoir où il réside.

bhai

(Hindi) frère.

darsana

(darshan, sanskrit) Voir ou regarder, de la racine drs voir, vision. Souvent utilisé pour des visons du divin ; l’étymologie le rapproche du grec theoria, qui signifie aussi voir, regarder, un theoros est un spectateur, thea une vue, un panorama. (En grec moderne, thoro, voir) .

ensaimadas

Un petit pain sucré mangé à Majorque souvent au petit déjeuner.

epsima

Moût de raisin.

fado

Musique portugaise empreinte de nostalgie (fado = destin).

halloumi

Fromage chypriote traditionnellement fabriqué à partir de lait de chèvre ou de brebis, mais aujourd’hui souvent avec du lait de vache.

Hermes Trismegistus

(Hermès le trois fois grand) se trouve mentionné dans des écrits du 2e et du 3e siècles de notre ère dans l’Égypte hellénique.

IMG – International Marxist Group

Groupe trotskiste influent dans le milieu étudiant pendant les années 1970.  

kalamaras

Nom que donnent les Chypriotes grecs aux Grecs de Grèce et à la façon dont il parle la langue (kalamaristika) par opposition au parler de l’île.

kafeneio

Café (celui où l’on se retrouve, pas celui qu’on boit), bistrot.

kallikanjaroi

Lutins malveillants qui vivent sous terre où ils scient l’arbre du monde ; ils sortent au solstice d’hiver et restent jusqu’à l’épiphanie, quand le soleil bouge à nouveau.

Karaghiozi

Personnage principal dans la tradition grecque de marionnettes d’ombre, qui vient de la tradition turque du karagoz (ce qui veut dire ‘les yeux noirs’). Le suffixe –liki en fait un nom collectif ou abstrait.

koufi

(ou fina) (vipera lebetina) serpent venimeux, vipère.

koumbaros

(au fém. koumbara ou koumera) une forme de parenté acquise en devenant parrain/ marraine lors d’un baptême ou garçon / demoiselle d’honneur  lors d’un mariage. Koumbare est aussi une façon courante de s’adresser à un ami. 

kouroukla

(ou mantila ou tsemperin) fichu ou foulard porté par toutes les femmes. Les couleurs et les motof changent avec l’âge et l’état civil. Aujourd’hui il n’est plus porté que par quelques vieilles dames dans les campagnes. 

leventis

Homme élégant, terme dérivé de l’italien Levanti qui désigne les gens du Levant, c’est-à-dire la Méditerranée orientale et peut avoir des connotations péjoratives.

loukoumades

Pâte frite trempée dans du miel et de la cannelle (du turc lokma).

re malaka

Re est une interjection courante. Littéralement, malaka (pl. malakes) signifie ‘branleur’, mais est couramment utilisé entre amis. C’est une insulte s’il est utilisé pour un étranger et peut aussi servir à se moquer. 

loukoumi

Friandise faite de gelée et de sucre, parfumée à l’eau de rose, à la bergamote, à l’orange ou au citron (du turc lokum) – loukoum.

mukhtar

Chef élu d’un village ou d’un quartier  

nostos

Mot grec pour le retour chez soi, un des thèmes de l’Odyssée. La dernière partie de l’Ulysse de Joyce est intitulée Nostos. Le mot ‘nostalgie’ était d’abord, au 17e siècle un terme médical combinant nostos et algos (la peine, la douleur, cf. Heimweh), le désir douloureux de retrouver son foyer, et aujourd’hui plus généralement le regret du passé.   

palouze

Dessert fait de moût de raisin épaissi de farine.

pana’yiri

Prononciation chypriote de panigyri une fête ou célébration publique ou jour d’un saint. Les participants, les pana’yrkotes, vendent des produits de saison, de la nourriture, des boissons, et l’ambiance de fête est soulignée par de la musique, des chants et des danses.

pappou

Grand-père 

pastourma

Produit de boucherie que l’on trouve dans des pays de tradition ottomane et qui est le plus souvent à base de chameau  – c’est de la viande séchée.

pedomazema

Pratique dans l’empire ottoman d’enlever de jeunes chrétiens pour les convertir à l’islam et en faire des janissaires .

petimezi

Mélasse de raisin.

Pherepapha

Une des variantes du nom de Perséphone.

psaltis

(pl. psaltes) membre du chœur dans l’église orthodoxe.

saltsa

Sauce

shalwar kameez

(punjabi) une chemise-tunique et un pantalon qui ressemble à un pantalon de pyjama, costume porté par les hommes et les femmes en Inde du nord et en Asie centrale.

skoufoma

Kouroukla qui couvre les cheveux, le front et les oreilles. Elle est noire pour les femmes âgées, les veuves et les personnes en deuil. Une blanche peut servir de protection si l’on travaille dans les champs sous le soleil. 

soujoukos / shoushoukos

Friandise en forme de bougie faite d’amandes enfilées sur un fil, plongées dans le moût de raisin épaissi (palouze) et mises à sécher. 

theios / theia

Oncle, tante, et façon familière de s’adresser à des personnes plus âgées. En grec chypriote souvent prononcé thkeios, thkeia.

terirem

Mélodie sur des syllabes dépourvues de signification, comme de répéter un mantra : te-ti-rem te-ri-rem.

titiritero

(espagnol) marionnettiste      

tulsi

Basilic sacré des Hindous, que Sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin aurait ramené d’inde .

yaya

Grand-mère

zivania

Alcool à base de raisin traditionnellement fabriqué à la maison ou dans des monastères chypriotes.


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres [en construction] :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : The Wind under my Lips (2018, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 3 minutes >

STEPHANIDES Stephanos, The Wind under my Lips (2018)

Lasagne de souvenirs en prose poétique et de poèmes écrits ces trente dernières années, ce livre inclassable permet une plongée au cœur de l’histoire tourmentée de l’île de Chypre dans la seconde moitié du XXe siècle en même temps qu’il nous fait vivre, de digression en digression à l’instar du Tristram Shandy de Sterne, l’extraordinaire aventure de ce Chypriote grec qui, d’île en île, se retrouve coupé de sa langue maternelle et livré en quelque sorte à la langue impériale.

© stephanosstephanides.com

Né au milieu du siècle dernier, il est kidnappé par son père en 1957 et laissé à Manchester, chez des parents qui ne parlent qu’anglais. Il rejoint ainsi la grande confrérie littéraire d’auteurs venant d’anciennes colonies britanniques : son anglais sera mâtiné d’hellénismes dans une joyeuse tradition créole. Un poste d’enseignant le mène au Guyana, ce morceau continental de la Caraïbe, et de là vers la multiplicité fascinante de l’Inde. Les visites à sa mère le conduisent dans l’île de Beauté en Mer de Chine. La quête du Jardin des Hespérides et ses contacts révolutionnaires le détournent vers la péninsule ibérique.

Si le récit du héros de Sterne tourne longtemps autour du moment de sa conception, celui de Stephanides est captif de l’été ’57, son dernier été sur l’île dans la Mer du Milieu. Dans les deux cas, c’est une captivité féconde, puisque chaque page ajoute en profondeur à notre compréhension de l’univers du narrateur. Les poèmes qui s’interposent entre les quatre sections en prose leur font un écho où la densité de la langue est plus perceptible encore. Où nous nous rapprochons encore davantage de ce “lieu ténu” où s’effacent les frontières entre nos modes de perception, entre nos mondes.

Christine Pagnoulle


Publication originale (EN-GR)

STEPHANIDES Stephanos, The Wind under my Lips (Athènes : Rodakio, 2018, bilingue anglais-grec), est traduit en français par Christine PagnoullePour en savoir plus sur l’auteur (si vous lisez l’anglais), le mieux est de visiter son blog. Stephanides est un Chypriote né en 1949 ; il est auteur, poète, traducteur, critique et, parmi d’autres choses encore, cinéaste documentariste. Après de longues années de voyage, il est rentré à Chypre et enseigne dans son université depuis 1991. Sur son blog, il partage le texte original de la traduction que nous publions ici :

La traduction française, réalisée par notre consoeur Christine Pagnoulle, est en cours d’édition, patience ! Elle comprend :

          1. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
          2. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
          3. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
          4. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
          5. Glossaire.

Lisez, lisez, il en restera toujours quelque chose…

Tangerine Dream, le rock allemand et la “musique cosmique”

Temps de lecture : 4 minutes >

Tangerine Dream en concert © Melanie Reinisch

“Ce segment du rock allemand, souvent très apprécié par les amateurs de “beau son” et de “grandiose”, trouve ses racines à Berlin. Le groupe fondateur en est Tangerine Dream, né en 1967 mais qui ne prendra le virage de l’électronique que quelques années plus tard. Le groupe a toujours été à géométrie variable, mais ses membres essentiels dans les premières années, aux côtés d’Edgard Froese, sont Klaus Schulze et Conrad Schnitzler.

Schulze, très marqué par les opéras de Richard Wagner, prendra sa liberté dès 1970 et sera le véritable inventeur du rock spatial ou “space rock” dans la première moitié des années soixante-dix, avec ses albums comme le double “Cyborg”, “Picture Music”, “Blackdance” et “Timewind”. Tangerine Dream, reconfiguré autour d’Edgard Froese lui emboîtera le pas, comme en témoignent des disques tels “Phaedra” et “Rubycon”.

Cette musique est liée par une sorte de pacte technologique à toutes les évolutions des nouveaux instruments électroniques de l’époque, les synthétiseurs bien sûr mais aussi les boîtes à rythmes et les séquenceurs, augmentés d’effets et de machines de toutes sortes, les instruments prenant à ce moment-là beaucoup de place et exigeant une manutention délicate et un câblage sophistiqué.

Schulze et Tangerine Dream sont très prolifiques, le premier avec une approche plus rythmique (il est batteur à la base) et les seconds de façon plus romantique, à tel point que l’on peut parfois se demander s’ils ne font pas de la musique au kilomètre… Schulze sous son nom et sous le pseudonyme (wagnérien !) de Richard Wahnfried, Tangerine Dream avec un groupe qui n’arrête pas de changer autour du pilier Edgard Froese, ont chacun à leur actif des dizaines d’albums, des “live”, des coffrets, et nombre de musiques de films puisque le style s’y adapte plutôt bien, jusque dans des superproductions type “Body Love” pour Schulze ou plus tard “Risky Business” et “Red Nights” pour Tangerine Dream. Les qualificatifs de “spatiale” et de “planante” ont souvent été employés pour décrire cette musique que les critiques ont tout de suite nommée, à cause de son aspect futuriste, “kosmische Muzik” ou “musique cosmique”.

Moins médiatiques, deux autres créateurs ont aussi très largement participé à l’avènement des nouvelles esthétiques électroniques. D’abord, Conrad Schnitzler ; peintre de formation, il a étudié avec l’artiste plasticien avant- gardiste et performer Joseph Beuys et c’est un musicien autodidacte. Avec Hans-Joachim Roedelius, il a fondé le Zodiac Free Arts Lab, un lieu important de Berlin qui n’a connu qu’une existence de quelques mois, en 1969. Artistes de free jazz, de nouveau rock et pionniers des machines s’y retrouvaient pour des concerts fleuves propices à des rencontres et à une émulation entre groupes et musiciens. Schnitzler y a croisé Schulze et Edgard Froese et tous trois ont été Tangerine Dream pendant un temps, laissant même un album à la postérité, “Electronic Meditation”. C’est ensuite que Schnitzler a initié Kluster avec Roedelius et Moebius, avant de poursuivre une carrière solo jusqu’à sa mort en 2011. Bruitiste autant qu’électronicien, il a résumé à la fois l’esprit de cette période et ses propres théories en expliquant : “Nous sommes des artistes anti-mélodistes, nous nous concentrons sur une musique de sons et de bruits.”

Klaus Schulze © echoes.org

Le guitariste Manuel Göttsching, au moment où il fonde Ash Ra Tempel en 1970, gravite lui aussi dans la nébuleuse de musiciens qui fréquentent le Zodiac. Schulze en est le premier batteur, mais c’est Wolfgang Mueller qui lui succède. Lui et Göttsching mettent au point un “space rock” inventif, un temps proche de ce que fait Pink Floyd dans “Ummagumma”. “Schwingungen” est un grand album de rock planant, publié en 1972, la même année que “Seven Up” qui lui est enregistré avec la complicité de l’écrivain et philosophe américain Timothy Leary, célèbre pour ses préceptes qui prônent la consommation de L.S.D.

Edgard Froese a souvent raconté que l’un des facteurs qui l’avaient poussé à faire la musique de Tangerine Dream était sa rencontre avec Salvador Dali à Cadaqués en Espagne. Âgé de vingt ans, avec son groupe The Ones dont il était le guitariste et qui jouait du rock et du rhythm’n’blues, il avait été invité à jouer dans la villa du Maître au cours d’une soirée artistique où la musique voisinait avec la poésie et avait été profondément marqué par la liberté de création qui régnait. On retrouve l’influence de l’univers surréaliste de Dali dans la musique de Tangerine Dream, dans les visuels de ses pochettes d’albums, jusque dans le nom du groupe… Sous son nom, Edgard Froese publiera d’ailleurs en 2004 le disque “Dalinetopia”, décrit par le musicien comme “un voyage sonore surréaliste dans le monde fantastique de Dali”.

L’influence des psychotropes est notable chez plusieurs formations allemandes de l’époque. Elle a parfois mené à des expériences restées sans lendemain voire des impasses (les sessions improvisées d’Amon Düül I qui étaient ouvertes à toute personne, musicien ou non, qui voulait se joindre au groupe…), à un rock extrémiste (voir le travail de Klaus Dinger avec ou sans Neu !), et a coloré nombre de travaux qui restent importants aujourd’hui, d’Ash Ra Tempel à Guru Guru en passant par Amon Düül II.

Un peu plus tard, avant de commencer une période “space pop” à la fin des années soixante-dix, Manuel Göttsching réalisera, seul mais toujours sous le nom d’Ash Ra Tempel, l’un des albums les plus passionnants de cette décennie allemande des années soixante-dix. Il s’agit de “Inventions For Electric Guitar” (1974), qui est un peu le pendant pour guitare et machines de ce que fait à l’époque le minimaliste Terry Riley avec un orgue électrique et une chambre d’écho.

Si toutes ces musiques possèdent des parfums d’évasion et de science-fiction qui proviennent bien sûr du pouvoir de l’électronique (synthétiseurs, effets, etc.) et de son potentiel à faire rêver, on peut risquer une hypothèse : Klaus Schulze et Tangerine Dream, comme d’ailleurs un Jean-Michel Jarre ou un Vangelis, s’écouteraient plutôt de manière passive, alors que Conrad Schnitzler et Ash Ra Tempel exigeraient plutôt une écoute active.” [JEUDELOUIE.COM]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Melanie Reinisch  ;  echoes.org  |


FAYARD : Sébastien Fayard va casser la croûte chez ses parents (2014, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

FAYARD Sébastien, Sébastien Fayard va casser la croûte chez ses parents
(photographie, 18 x 25 cm, 2014)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

fayardseb
Sébastien Fayard © lesoir.be

Sébastien FAYARD est un comédien et performeur français vivant à Bruxelles. Il a étudié le secrétariat, la comptabilité, le cinéma, la musique, la photographie et le théâtre. Il collabore avec différents metteurs en scène, chorégraphes et artistes plasticiens dont la compagnie System Failure avec qui il se produit régulièrement sur scène. Depuis quelques années, il mène différentes recherches photographiques et vidéographiques et poursuit la série  “Sébastien Fayard fait des trucs”. En parallèle, il décline ce projet en petits films dans une série appelée “Sébastien Fayard filme des navets” et sillonne les festivals de courts-métrages européens. (d’après SEBASTIENFAYARDFAITDESTRUCS.COM)

Sébastien Fayard livre ici une série en cours, inédite, de clichés qui détournent, c’est le cas de le dire, des clichés. Le procédé est simple mais inusable : prendre les choses au pied de la lettre, exploiter les ambiguïtés et les doubles sens des phrases toutes faites, des métaphores éculées, des formules journalistiques, des poncifs en vogue. Faisant ses trucs, il en défait pas mal d’autres – des attentes, des snobismes, des poses et des postures, des idées reçues, des présupposés logiques. Pour bien comprendre il faut se méprendre, et accepter surtout un paradoxal et étroit entrelacs entre stupidité et lucidité. (d’après YELLOWNOW.BE)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Sébastien Fayard ; lesoir.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

VIENNE : La tempête (2014)

Temps de lecture : 8 minutes >

© Philippe Vienne

Le couple, au regard absent, est puissamment enlacé, si fort à vrai dire qu’à défaut de pouvoir lire dans leurs yeux, on ne sait trop s’il s’agit d’une étreinte amoureuse ou si l’un lutte désespérément pour retenir l’autre. Mais, finalement, ne s’agit-il pas de la même chose ? Les traits épais, noirs, accentuent l’impression de force comme le rouge, inondant la toile de grande taille, évoque la violence de la passion. Il contemple à présent le sein, volumineux, qu’empoigne une main avide et se sent lui-même agressé. Il y a dans cette lutte un sentiment contradictoire qu’en lui il perçoit très précisément, sans trop savoir pourquoi, le destin des couples le concernant fort peu depuis fort longtemps.

Enfin il découvre le Musée. Tant de séjours dans cette ville, toujours pour affaires, et jamais il n’en a eu le loisir. Pourtant l’envie existait, comme de bien d’autres choses, mais son temps était précieux, du moins le lui faisait-on comprendre et il se plaisait à le croire, y trouvant non pas une satisfaction orgueilleuse mais le simple apaisement de n’avoir pas à se poser davantage de questions. La pression était devenue routinière et donc, somme toute, assez confortable. Néanmoins, la veille, animé d’une audace dont il s’étonne lui-même, il avait appelé la compagnie aérienne pour repousser son retour de deux jours. Qu’il comptait mettre à profit pour visiter, entre autres, le Musée.

La silhouette est belle, qui sort de l’ombre pour contempler le tableau, gracile en regard de la pesanteur des corps, de l’épaisseur des traits sur la toile. La femme blonde, les cheveux relevés en une sorte de chignon qui dégage la nuque, s’approche de l’œuvre dont les couleurs jurent à présent atrocement avec son manteau turquoise. Lui se demande ce qui la captive le plus, du regard de ce couple qui ne se voit plus à trop se regarder ou de l’impossibilité d’échapper l’un à l’autre. Mais cette femme a certainement sa propre histoire, sa propre perception des choses ou, simplement, est-elle juste sensible au graphisme et aux couleurs. Alors il l’abandonne à sa contemplation, reprenant le fil de sa visite autant que celui de ses pensées, déambulant de salle en salle jusqu’à ressentir le trop-plein d’émotions qui le pousse dehors. Où la moiteur de l’air le surprend, au sortir de salles à l’hygrométrie soigneusement mesurée. Il fait anormalement chaud pour la saison, se dit-il, mais cela lui convient puisqu’il se dirige vers le parc avec la ferme intention d’y achever la journée, avant de rejoindre l’hôtel.

Sa chambre est spacieuse, une suite en fait, qu’il occupe seul, naturellement, c’est-à-dire qu’espace et confort lui semblent à ce point naturels qu’il ne les remarque même plus, sa vie elle-même, en définitive, est assez confortable, tout comme la solitude qu’il partage avec un vieux siamois strabique, nourrit en cet instant par une voisine probablement un peu amoureuse. Il connecte son ordinateur portable, découvre la quantité de messages, la plupart de son employeur et, pour une fois, en ressent de la contrariété. Décide donc de ne pas les lire, allume la radio qui inonde la pièce d’un vieux morceau de hard rock, ouvre le minibar et décapsule une canette de bière. Se ravise finalement et lit tout de même le dernier message reçu. Es-tu déjà à l’aéroport, ton vol pourra-t-il décoller ce soir malgré tout, lui demande-t-on et, dans le même temps, il prend conscience qu’il a omis de prévenir la Société de son retour postposé et qu’un fragment de réalité lui échappe, rendant ce message surréaliste.

Alors, il allume la télé quand il lui suffirait de surfer un peu, réflexe archaïque, et une carte météo apparaît en même temps qu’un texte, en bandeau, dans le bas de l’écran. Puis l’information partout se répète, à mesure qu’il zappe, la tempête approche des côtes qu’elle n’évitera visiblement pas, on l’attend en fin de soirée ou cette nuit, il faut s’y préparer, ne pas sortir surtout, d’ailleurs les transports en commun ont cessé de rouler, l’aéroport est fermé. Il comprend mieux le message maintenant, et tous ceux dont il prend connaissance, s’inquiétant de sa possible absence pour la signature du contrat avec ou la finalisation du dossier de. De lui, de sa sécurité, jamais. Ca ne devrait pas le surprendre et pourtant. Est-ce à cause du rock, il sent monter en lui une sorte de révolte adolescente, l’envie de saccager sa suite peut-être ou de bousculer les gens dans le métro, à les faire tomber. Il quitte sa chambre, quitte l’hôtel, trouve la nuit dehors.

Il marche droit devant, la touffeur rend l’atmosphère quasi irrespirable, il est en nage. Au loin ou très haut, giflant la cime des gratte-ciels, le sifflement est sonore, presqu’assourdissant, et il se demande comment on peut à ce point entendre le vent et, au sol, n’en rien ressentir. Les rues sont désertes, qu’il parcourt à vive allure, arrivant pour ainsi dire hors d’haleine sur la Place, le cœur de la ville, grouillant de vie et de lumières jour et nuit, à présent étrangement vide et silencieuse, hormis là-haut le souffle ininterrompu de la tempête qui arrive. Et puis la pluie. De grosses gouttes éparses quelques instants, drues ensuite, l’averse tropicale en somme dont la violence couvre tout autre bruit. Quand surgit un agent de police, vous ne pouvez pas rester là, Monsieur, il faut rentrer vous abriter au plus vite, oui, bien sûr, c’est ce que je fais, dit-il, se mettant à courir, croisant seulement un SDF qui n’aura pas la même chance, courant encore, arrivant, dégoulinant, dans le lobby de l’hôtel où il l’aperçoit.

En fait, c’est son manteau turquoise qu’il reconnaît tout d’abord dans la foule des voyageurs anxieux, avant même sa chevelure blonde que le chignon défait laisse ruisseler, au propre comme au figuré, sur ses épaules. Curieux, il se fraye un chemin, s’approche suffisamment pour entendre à son anglais lamentable qu’elle est Française. Sourit, avec indulgence. Hésite sur l’attitude à adopter puis, la voyant fondre en larmes, opte pour l’empathie. Excusez-moi, dit-il, je crois comprendre que vous avez un problème, puis-je vous aider, je viens souvent ici et peut-être. C’est que, dit-elle, c’est gentil mais non, je ne crois pas que vous puissiez, mon avion n’a pu décoller ce soir mais comme ce matin l’aéroport était toujours ouvert, des gens sont arrivés qui ont loué ma chambre, l’hôtel affiche complet et donc je n’ai plus ni avion ni logement et je ne peux même pas dormir dehors puisque. Il la regarde, cette femme à laquelle il ne parvient pas à donner un âge mais dont il perçoit, à travers les larmes, qu’elle a assorti son manteau à la couleur de ses yeux. Ecoutez, dit-il, j’occupe seul une suite, il y a donc un divan-lit et si cela peut vous dépanner. Non, encore une fois, c’est très aimable mais avec un inconnu, vous comprenez, je ne peux pas. Bien sûr, mais nous ne sommes pas vraiment des inconnus, vous savez, ce matin, au Musée, je vous ai croisée. Et si nous avons partagé le même tableau, nous pouvons bien partager ma suite.

Ils y sont à présent installés, enfin pas vraiment, elle a déposé sa valise, ôté son manteau humide, il lui a laissé l’usage de la salle de bains, du sèche-cheveux précisément, probablement en profitera-t-elle pour retoucher son maquillage, pendant ce temps il ouvre le bar, il leur faudra bien un alcool fort, se dit-il. Elle revient, s’assied dans le fauteuil tendu de velours rouge, lui songe au tableau, elle non qui murmure un remerciement lorsqu’il il lui tend un verre de gin. C’est effrayant, cet ouragan, dit-elle, je n’ai jamais rien connu de semblable. Oui, sans doute, je n’en sais rien à vrai dire. A vrai dire, il se sent davantage spectateur qu’acteur d’un événement sur lequel il n’a, forcément, aucun contrôle. Alors il attend. N’a pas à le faire longtemps car, d’une tension trop longtemps contenue, elle se libère, entamant le récit de sa vie dans un ordre que les écueils ou la tempête rend chaotique. Les enfants, un garçon et une fille, des jumeaux pourtant, qui l’attendent chez sa mère, l’anxiété de ne pas savoir quand elle va pouvoir rentrer, et puis leur père, à cause duquel elle est là, après tant d’années d’attente, de combat pour qu’enfin il signe les documents nécessaires au divorce et maintenant qu’elle les a, libérée, captive de cette ville, dans cette chambre et tout cela à cause d’un homme qu’un jour on a aimé, oui tellement, il était brillant, un musicien remarquable, l’est toujours d’ailleurs, mais quel connard, excusez-moi, dit-elle, je ne devrais pas.

Et vous ? Moi, dit-il, leur resservant à boire pour faire diversion, car de lui, il ne voit pas ce qu’il aurait à raconter, quelques petites choses, comme des touches de tableaux impressionnistes, qu’il n’aime pas cependant, leur préférant des peintres plus actuels, celui de ce matin justement. Ou bien la musique, mais il devine que c’est un sujet sensible, et la littérature. Ni divorce, ni mariage, pas d’enfant par conséquent, et le siamois strabique. Elle paraît intriguée, il aimerait pouvoir satisfaire sa curiosité mais ne voit rien à ajouter, se souvient des entretiens d’embauche où l’on semblait également attendre de lui qu’il mette en avant de supposées qualités et se dit qu’en définitive, les choses n’ont pas changé, il participe d’un jeu dont il n’a toujours pas saisi l’ensemble des règles. Elle bâille, il mettra cela sur le compte de la fatigue et de l’émotion, l’ennui peut-être mais, en fait, cela lui est égal. Je vous laisse, dit-il, faites à votre aise, je suis à côté, forcément, donc si vous aviez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à frapper à la porte et puis. Bonne nuit.

Il s’éveille tôt, trop tôt, le décalage horaire évidemment. Se lève, curieux, écarte les tentures, l’éclairage public sème un peu de clarté, cependant, quelques rues plus loin, le reste de la ville semble plongé dans l’obscurité. Il allume la télé, pas d’image, son ordinateur, pas de signal, se sent coupé du monde, sentiment étrange, il imagine l’angoisse de sa voisine quand elle apprendra mais, lui, paradoxalement, se sent bien dans cet isolement, libre en dépit du confinement. Il ne se rendormira pas. Décide alors de sortir, discrètement, voir ce qu’il se passe là où l’obscurité persiste dans l’attente du crépuscule. La nuit agonisante rend plus dramatique le spectacle de désolation, ce n’est qu’au lever du jour que les formes menaçantes se transformeront en débris de toiture, poubelles, branches et troncs d’arbre qui, partout, jonchent rues et trottoirs. Et le silence. Comme si les gens avaient disparu avec la tempête, comme si la ville était morte avec l’électricité.

De retour à l’hôtel, il trouve Emilie, car c’est son nom, à peine éveillée, déjà affolée, parce qu’enfin, c’est impossible, vous comprenez, je ne peux même pas joindre mes enfants ni mon travail, je dois rentrer à Paris, je ne peux pas rester ici, prisonnière, indéfiniment. Je comprends, dit-il, compatissant, pour couper court plutôt car, en cet instant, ce sont Paris et le travail qui lui semblent une prison. En définitive, ce chaos généré par une nature qui reprend ses droits l’amuserait plutôt, lui que l’on tient pour un modèle d’organisation et d’efficacité. Et si, dit-il, nous allions prendre le petit-déjeuner ?

La nouvelle a tôt fait de supplanter les œufs au bacon : l’aéroport va rouvrir, l’aéroport a rouvert, les vols reprennent bientôt. Emilie roule des yeux affolés, excitée et angoissée à la fois, comment vont-ils faire, dit-elle, pour recaser les passagers de tous ces vols annulés, pensez-vous que j’aurai une place ou vais-je rester bloquée sur une liste d’attente, coincée ici pour combien de temps encore et mes enfants qui à Paris m’attendent. Il faut partir, maintenant, oui, tout de suite, être les premiers à l’enregistrement et alors peut-être que. Calmez-vous, dit-il, regardant son assiette qu’il n’a nulle intention d’abandonner, laissez-moi m’occuper de cela, je vais appeler la compagnie, j’ai l’habitude et puis, avec ma carte gold, on ne sait jamais. Elle se sent un peu rassurée, lui aussi de pouvoir finir son repas.

Elle attend, assise dans le même fauteuil de velours rouge que la veille. Il la considère un peu différemment à présent qu’avec elle il a partagé une certaine intimité, voit en elle tout à la fois la mère anxieuse et la femme enfin libre, celle du tableau qui voulait échapper à une étreinte par trop étouffante. Lui-même a changé, il en a conscience, quelque chose avec la tempête en lui s’est brisé ou s’est ouvert, il ne saurait dire, il est trop tôt sans doute. Venez, fait-il, un taxi attend en bas. Elle est déjà debout, la main crispée sur la poignée de sa valise. Oh, c’est formidable, s’exclame-t-elle, vous avez réussi à nous avoir deux places. Non, dit-il. Non, vous rentrez à Paris, moi je reste encore un peu.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle a obtenu le 10e prix du concours de textes de la Maison de la Francité (Bruxelles) 2014 et est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


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MERCH : Samy Madeha Samy Mitady (2005, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

MERCH Myriam, Samy Madeha Samy Mitady
(sérigraphie, 75 x 95 cm, 2005)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

myriammerch
Myriam Merch © nocomment.mg

Myriam MERCH, alias Sexy Expédition Yéyé est née en 1955. Après avoir animé des ateliers en arts plastiques au CREAHM, l’artiste belge autodidacte Myriam Merch s’est installée à Madagascar en 1992. Ses œuvres sont réalisées à partir d’assemblages de clous, de matériaux de récupération comme le plastique, le métal, les bois flottés. Prix Europe de peinture en 1984, elle réalise des peintures figuratives très colorées dans la mouvance de la Figuration libre.

Myriam Merch met en scène un univers de paradoxes où se mêlent les rites et coutumes, les anecdotes, les histoires de son pays d’adoption, marqués par des couleurs foisonnantes.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Myriam Merch ; nocomment.mg | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

PHILIPPE : L’art mosan et les fonts célèbres de Renier l’Orfèvre (in La vie liégeoise, 1978)

Temps de lecture : 16 minutes >

ANDRIEN Mady, Les Principautaires (1992) © G.J. Koppenaal

“1978 est l’année des sept merveilles de Belgique, suivant l’heureux thème choisi par le Commissariat général au Tourisme. Comme les fonts baptismaux de Liège y sont repris, la rédaction de notre revue a demandé à un spécialiste de l’art mosan, le Professeur Joseph PHILIPPE, Conservateur des Musées d’Archéologie et d’Arts décoratifs de Liège, auteur de plusieurs études consacrées à cet art et co-auteur (pour le texte et le choix des images) d’un film de 16 mm en couleurs intitulé «Trésors de l’Art mosan» (cinéaste : Pierre Levie) [00], de présenter cette oeuvre fameuse dans le cadre général de l’art mosan et du patrimoine artistique spécialisé de notre ville où le Musée Curtius occupe la première place depuis sa création en 1909. 1978, c’est vingt ans exactement après la Saison liégeoise 1958 qui fit entreprendre une nouvelle mise en valeur des fonts…” [note de la rédaction de La Vie liégeoise]


Brochure de La vie liégeoise (mars 1978)

Ce texte reproduit un ‘tiré à part’ (5.500 exemplaires, épuisé) de «La Vie liégeoise» (Liège, mars 1978), périodique mensuel édité par l’Echevinat du Commerce, des Classes moyennes et du Tourisme de la Ville de Liège, en collaboration avec l’a.s.b.l. “Les manifestations liégeoises” | Texte et choix des illustrations : Joseph PHILIPPE | Maquette : Office du Tourisme | Photos : A.C.L., Collections Musée Curtius, L. Neujean, F. Niffle, Robyns | Clichés : Lemaire Frères – Liège | Impression : Lesire – Liège]


Liège a la chance -et c’est justice- de conserver dans deux de ses musées (au Musée Curtius [01] d’abord et surtout, au Musée diocésain [02] aussi, à la Bibliothèque de l’Université et dans plusieurs de ses églises (Trésor de la cathédrale, églises Saint-Barthélemy, Saint-Jean l’Evangéliste et Sainte-Croix) maintes oeuvres capitales ressortissant à l’art mosan. Notre ville expose ainsi le plus important ensemble de chefs-d’oeuvre mosans qui soit au monde, que grandit encore les importants témoins de l’architecture d’époque romane. Ceux-ci , le visiteur ira les découvrir aux églises Saint-Barthélemy, Saint-Denis, Saint-Jacques, Saint-Jean l’Evangéliste et Saint-Gilles. En outre, de précieux vestiges du pont des Arches, bâti sous Réginard, évêque de Liège (1025-1038), existent encore dans des caves de maisons sises près du pont actuel.

Le Musée Curtius est célèbre par sa fameuse trilogie artistique pré-gothique
mosane : l’Evangéliaire de Notger, la Vierge de dom Rupert et le Mystère d’Apollon. Pour sa part , l’église Saint-Jean l’Evangéliste regroupe trois bois sculptés parmi les plus beaux de Belgique : la Sedes sapientiae (vers 1200 comme l’a justement datée le comte J. de Borchgrave d’Altena et dont la draperie évoque des miniatures) [03], qui est certes la plus belle madone en majesté de la Chrétienté [sic] ; la Vierge et le saint Jean de Calvaire, vers 1230, à l’heure de l’éclipse de l’art mosan. A l’église Sainte-Croix, l’on verra la poignée de la clef pré-romane en bronze (VIIIe siècle) dite de saint Hubert et la staurothèque mosane en cuivre doré remontant au milieu du XIIe siècle. Sur cette poignée de clef, les animaux sont affrontés à la manière d’un chapiteau byzantin de l’église Saint-Vital à Ravenne.

Pour la bibliothèque de l’Université, retenons un chef-d’oeuvre : l’Evangéliaire d’Averbode (vers 1165-1180).

On a dit que Liège fut un paradis des prêtres, ce qui signifie que les églises y étaient nombreuses et belles, à l’époque romane déjà, par suite de l’expansion de la vie paroissiale, canoniale et conventuelle et, aussi , des heureux développements techniques et artistiques dont l’architecture religieuse mosane, parallèlement à celle du Rhin , bénéficiait depuis Notger. Mieux encore, Liège inspire, en dehors de ses murs et de son diocèse, des constructions religieuses dont elle a aidé à fixer le style. En témoigne la lointaine Pologne où, vers 1080, des moines de Saint-Jacques fondent l’abbaye de Lublin. En ce temps, l’architecte Hézelon de Liège a même contribué à la conception et à la réalisation de l’église abbatiale de Cluny III (1088-1115). La métropole mosane pouvait être fière de sa parure d’églises romanes dont le vaste joyau, bâti à l’aune de l’Occident restait en ce temps la cathédrale Saint-Lambert [04], édifiée par Notger et consacrée par Baldéric Il, qui sera détruite lors de l’incendie de 1185 et remise en chantier sous l’évêque Raoul de Zahringen (+ 1190). Ces maisons de Dieu, les peintres, les verriers, les émailleurs, les menuisiers et les ferronniers, ainsi que les sculpteurs (la Vierge de dom Rupert provient de l ‘ancienne abbaye de Saint-Laurent) et les fondeurs les embellirent à des titres divers. Tous -artisans et ceux que, plus tard, on a appelés artistes- faisaient partie d’une même famille au service du culte entre Meuse et Rhin. De l’an mil au XVe siècle, la dinanderie sera, avant tout, une affaire mosane. Bruges et l’Angleterre comptèrent parmi les clients des fondeurs mosans.

Nanesse, Tchantchès et… Charlemagne à Liège

Sous Charlemagne et dans toute la force de l’expression, due à Eugen Eurig, «le coeur de l ‘Empire battait sur la Meuse». Les résidences royales étaient groupées autour du fleuve (Herstal, Jupille et Chèvremont) et, pour ce qui est des relais forestiers, dans le massif ardennais. Avant qu’il ne fît d’Aix-la-Chapelle sa résidence favorite (sedes regalis, urbs imperialis), alors que Maastricht dut être un vicus notable, Charlemagne donna la préférence au palatium de Herstal près Liège. Si Jupille dut être une villa de chasse, le palais royal fortifié de Chèvremont -«un complexe grandiose» a dit justement Joseph Mertens, le fouilleur du site en 1965-1967- avait été décoré avec faste (solemniter decoratus). Dans la cité de saint Lambert qui, à l’époque romaine, fut un petit vicus, Charlemagne battit monnaie avant 800 et fit plusieurs séjours.

Ce sera un éminent personnage d’origine souabe, intime des Otton, Notger, prince-évêque de Liège de 972 à 1008, qui s’imposera par son action et par son oeuvre comme le vrai fondateur des gloires liégeoises à l’orée des temps romans. Grand bâtisseur, il le fut dans toute l’acception du terme. Il dote le siège de son évêché d’un palais et d’une couronne d’églises d’où émerge la déjà grandiose cathédrale Saint-Lambert.

Notger de Liège (930-1008)

Ouvert sur l’Occident et jusqu’en Italie, Notger fait ainsi entrer Liège, orientée par la Rome des Otton (936-1024), dans le concert des grandes cités monumentales et artistiques, mais comme l’étude de la peinture et du vitrail, ainsi que de la musique, nous le fait pressentir, ce n’est pas sans devoir à ses devanciers des IXe et Xe siècles. C’est ce qu’il fallait rappeler en prévision de la commémoration du millénaire de la Principauté de Liège en 1980.

A la mort de Notger, en 1008, l’oeuvre si vaste de l’éminent évêque bâtisseur n’était pas achevée. Sous son impulsion, les chantiers d’églises ont été actifs à Liège aux XIe et XIIe siècles, en conformité avec le remarquable développement d’une économie à l’échelle de l’Occident. Considérable fut alors le rôle aux aspects multiples joué par la Meuse, grâce à l’étroite appartenance de ce fleuve au système rhodanien-rhénan de voies de communication, dirigées d’une part vers l’Italie, de l’autre vers le delta de la Meuse et du Rhin. Dès l’an mil, le pays mosan commerçait avec des cités parfois éloignées, avec Metz, ville-soeur de Liège à l’époque romane et localité importante au point de vue artistique par ses ivoires du Xe siècle, et Londres, d’où les marchands mosans rapportaient l’étain des Cornouailles indispensable aux fondeurs. Mais il faut surtout tenir compte de ce que l’éveil et le progrès artistiques ont été facilement stimulés à Liège et dans le diocèse par l’action directe de Notger, du fait de ses contacts intimes et répétés avec la cour impériale et l’Italie, deux des sources principales de l’art mosan des Xe et XIe siècles.

Depuis l’époque carolingienne, la présence en Lotharingie de moines et de clercs italiens était constante. Ce fait historique est connexe au caractère antiquisant, romain ou gréco-romain, des ivoires mosans du XIe siècle et des chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie lotharingienne du XIIe siècle. La survie de l’antique au XIe-XIIe siècle, en pays mosan, s’explique nettement moins par Byzance que par les modèles carolingiens fournis par l’ivoirerie et la miniature, ainsi que, peut-être, par les survivances artistiques gallo-romaines locales.

Dans le genre et pour l’époque, la plaque d’ivoire qui rehausse le plat supérieur du fameux Evangéliaire de Notger est l’une des pièces les plus remarquables qui soient au monde. Seules les données iconographiques sont d’essence byzantine. Par-delà l’art carolingien, ses modèles relèvent, au point de vue du style, de l’art chrétien primitif d’Occident : le Christ en gloire (il bénit à la manière latine) de l’ivoire de Notger est le frère esthétique du personnage assis de la pyxide d’Abraham à Berlin (vers 400). Chef-d’oeuvre de l’ivoirerie mosane, l’ivoire de Notger a été destiné par cet illustre prélat à enrichir le codex des Evangiles [5] avec la date desquels il s’accorde mieux qu’il n’a semblé dans le passé.

Par le style de la Majestas Domini, l’esprit et les divers éléments de la scène où figure Notger, le sens à donner au nimbe, à l’attitude de l’évêque agenouillé devant une basilique symbolique, au codex que le prélat tient en mains et à l’inscription notgérienne (datée par la graphie Notkerus), l’ivoire qui porte le nom de Notger postule une date contemporaine : l’an mil. Cette date, défendue par nous, a été confirmée par l’Exposition “Rhin-Meuse” qui s’est tenue à Cologne et à Bruxelles en 1972.

Le climat artistique où s’insère l’épiscopat de Notger mérite d’être précisé à l’échelle de l’art d’Occident dont les tendances sont loin d’être uniformes. Il en découle que les splendides fonts de Saint-Barthélemy ne doivent être considérés comme une sorte de miracle qu’en fonction de leur haute qualité et des difficultés techniques vaincues. A leur naissance, sous l’épiscopat d’Otbert, n’ont pas présidé, dans le temps et pour les courants d’influence, les mêmes parrains que ceux de l’ivoire de Notger. Celui-ci ne présente pas de caractères romans et, par l’étape  carolingienne, se situe dans le courant dont l’art chrétien primitif d’Occident est la source première. Sa perfection n’apparaît précoce que si l’on oublie les coreligionnaires messins, les grands ancêtres carolingiens de Lotharingie, telle l’intaille de Waulsort (British Museum), le sceau du prélat et les créations mosanes et ottoniennes du XIe siècle, dans les domaines de la miniature, de la taille de l’ivoire et de l’orfèvrerie.

Dans l’art mosan, l’épiscopat d’Otbert (1091-1119) marque la nette déviation de la manière classico-latine des ivoires à grandes et petites figures (tel l’ivoire du XIe siècle aux trois Résurrections, du Trésor de la cathédrale de Liège, encore marqué par le maniérisme carolingien) vers la stylistique romane, plus byzantinisée, à laquelle s’est essayé avec bonheur l’auteur, un miniaturiste, de la Majestas Domini de Stavelot (1097) et qui n’a pas répugné au grand orfèvre fondeur Renier, dans ses fonts baptismaux célèbres, tout imprégné qu’il était encore de l’art post-carolingien et notgérien. Cette période de transition nous introduit dans l’âge romano-byzantin du métal où, jusqu’à l’aurore du XIIIe siècle, va triompher l’orfèvrerie mosane et auquel notamment, par leurs encadrements moulurés à adoucis et les reliefs qui s’en détachent, se relient d’autres chefs-d’oeuvre, deux sculptures liégeoises sur pierre du XIIe siècle (Musée Curtius) : la remarquable Vierge de dom Rupert (vers 1130) et l’étonnant Mystère d’Apollon, sortis d’ateliers différents.

Par la forme générale du modèle byzantin créé avant 1100, par la graphie des plis du vêtement de la Vierge et par le coussin en forme d’obus, la Vierge de dom Rupert ressortit aux oeuvres qui présentent la marque iconographique de Byzance que les Croisades avaient sollicitée. Le prototype est proche de celui auquel se réfère une des figures mariales des portes en bronze de Ravello, en Italie. Cette Vierge illustre la symbolique romane de la porte céleste, avec assimilation de Marie à la Nouvelle Eve (symbolique de la pomme et non Vierge allaitant).

Pensée, symbole et philosophie, les temps romans les ont pétris, mêlés, pour le service de la religion, mais pas toujours dans l’orthodoxie, comme l’a établi notre étude de l’extraordinaire monument en pierre sculptée qu’est le Mystère d’Apollon où, en ce qui concerne le style, les draperies sont presque «mouillées ».

C’est dès le XIe siècle que la pensée et l’art romans se dessinent. Ce fait dicté par l’histoire est susceptible d’être précisé dans ses limites chronologiques car l’efflorescence artistique, littéraire et monastique du XIIe siècle mosan a été largement préparée dès l’an mil. Le XIIe siècle occidental, pas plus que le XIe, n’est un réveil miraculeux. Nous lui dénierions même la qualité de renaissance, puisque son plus grand mérite fut d’amplifier et d’orchestrer les acquits des Xe et XIe siècles, dont la reconquête par les archéologues n’est pas encore achevée. Ces siècles moins favorisés par notre connaissance ont eu aussi le goût positif des classiques, retrouvé chez tous les auteurs liégeois. Au XIe siècle, Liège, où sera formé Cosme de Prague, le premier historien de la Bohême, s’affirme déjà pleinement une cité savante par ses clercs, sa culture musicale et, dans la seconde moitié du siècle, par son importante correspondance de mathématiciens.

S’il y a une pensée romane, et la France du vitrail en a iconographiquement bénéficié, il y a des arts mosans dont deux des traits d’union sont, d’une part, le goût généralisé de la polychromie et, d’autre part, ce «graphisme» qui, par la schématisation fonctionnelle, signale un aboutissement de la recherche plutôt qu’une formule neuve. L’art mosan y ajoutera le respect maintenu des formes pleines. Avec Renier l’orfèvre, il rénovera la sculpture monumentale en Occident.

L’Eglise Saint-Barthélemy, à Liège, a l’insigne honneur de conserver, depuis 1804, les fonts baptismaux en laiton qui proviennent de l’ancienne église liégeoise Notre-Dame-aux-Fonts, édifice annexe de l’ancienne cathédrale Saint-Lambert dont il était le baptistère, où ils demeurèrent jusqu’en 1796. Ces fonts étonnants, coulés d’une seule pièce (personnages compris) vers 1112 dans un alliage de cuivre, sont sans conteste le grand chef-d’oeuvre de l’art mosan du XIIe siècle.

Comme l’assure le «Chronicon rytmicon» (chronique rythmée) de 1118, l’abbé de Notre-Dame-aux-Fonts, Hellin (1107- 1108), archidiacre de Liège, passe la commande de ces fonts, sans que nous connaissions ni la date précise ni l’auteur. Celui-ci est identifié par une chronique plus récente (fin du XIIIe siècle) à un bourgeois de Huy, Renier (décédé vers 1150 ), auri faber Hoyensis dont le nom figure dans l’obituaire de l’abbaye du Neufmoustier (Huy), conservé au Musée Curtius.

Cinq scènes en haut-relief ornent la cuve et glorifient le baptême en harmonie avec la Bible : le Baptême de Jésus dans le Jourdain (avec la figuration renouvelée du fleuve), la Prédication de saint Jean-Baptiste, le Baptême des publicains, le Baptême du centurion Corneille (Actes, X, 1-18 et XI, 16 s.) par saint Pierre, et le Baptême légendaire du philosophe Craton par saint Jean L’Evangéliste. La cuve elle-même repose sur des boeufs (douze à l’origine). L’intérêt iconographique de l’oeuvre est grand pour le moyen âge roman, notamment par la présence de deux scènes exceptionnellement représentées le Baptême du centurion Corneille et celui de Craton le Philosophe où, chez l’un et l’autre, est utilisée une cuve profilée comme dans les fonts de Liège.

Un sol ondulé relie les cinq scènes se détachant superbement sur un fond neutre, que déterminent les inscriptions étudiées jadis par E. Evrard, séparées par des arbres synthétisés pareils à ceux de l’art byzantin dans sa formule ravennate. La prédication de saint Jean-Baptiste dans le désert de Judée [6] nous montre le Précurseur face au remarquable groupe de quatre auditeurs attentifs dont le soldat à qui saint Luc (III, 14) fait dire : “Que devons-nous faire ?”.

D’après le premier Livre des Rois (VII, 23-26), les douze boeufs portaient la Mer d’Airain également circulaire du parvis du temple de Jérusalem. Ils sont ici (dix sont originaux) assimilés par l’inscription aux douze apôtres. Rupert de Saint-Laurent (De Trinitate, 21-23) a, par l’écrit, exprimé aussi une concordance typologique entre l’Ancien et le Nouveau Testament suivant la symbolique propre au pays mosan. Le couvercle était illustré par des figures de prophètes et d’apôtres ; il a disparu lors de la Révolution française de 1789.

En 1181, le grand orfèvre mosan Nicolas de Verdun, dans l’Ambon de Klosterneuburg près de Vienne reprit la Mer d’Airain comme préfigure du baptême. Groupés trois par trois, les boeufs, à Jérusalem comme à Liège, regardaient les points cardinaux. La Bible précise encore : “la mer était sur eux, et toute la partie postérieure de leur corps était cachée en dedans”.

Fondus avec un art à peine comparable, ces fonts baptismaux sont une des plus belles réussites médiévales du travail du métal qui, au-delà de l’an mil, fut déjà l’une des vocations essentielles du pays mosan et de Liège, sa métropole artistique. Et le comte J. de Borchgrave d’Altena posa une question judicieuse : “où trouver au Quattrocento des anges plus beaux que ceux qui existent au baptême de Jésus en se voilant les mains selon un rite oriental ?”.

D’heureuses circonstances nous ont révélé l’existence au Museo Vetrario, à Murano, d’un bas-relief en marbre datant du début du XIVe siècle, oeuvre qui nous a permis, par le truchement de l’iconographie et de l’esthétique, de relier par un fil encore ténu l’âge d’or de l’art mosan du XIIe s iècle à la Renaissance italienne, toute pénétrée aussi d’un classicisme fortement imprégné des leçons romaines antiques.

Les données iconographiques telles que nous les connaissons par les fonts de Liège et le bas-relief de Murano sont, elles, d’origine byzantine, d’autant plus compréhensibles à Venise que cette ville fut un important relais dans la diffusion de l’art byzantin en Occident.

Plus qu’aucune autre terre d’art en Occident, l’Italie a été pénétrée par les modes byzantines dont le succès s’est prolongé jusqu’à l’aube de la Renaissance. Nous pensons que le bas-relief de Murano a été exécuté en Italie vers les années 1300 par un artiste encore byzantinisé. Malgré ses mérites, cette oeuvre, quoique bien plus tardive, ne pourrait rivaliser par la qualité artistique avec les fonts baptismaux de Liège, l’un des sommets de l’art de tous les temps. Ici, l’auteur, Renier l’orfèvre, s’est montré maître d’une prestigieuse plastique digne de l’antique que l’artiste italien n’a su entrevoir que par des poncifs de l’art byzantin. C’est Renier l’orfèvre, dont l’oeuvre est aussi d’une exceptionnelle réussite technique, et non cet artiste, qui est le vrai précurseur -par l’esprit et par les formes- de la Renaissance italienne.

Quelque soixante ans après la création des merveilleux fonts de Liège, un fondeur italien coulait les anges annonciateurs de la Nativité de la porte en bronze du dôme de Pise. Voilà une étape italienne où, pour le XIIe siècle, le goût des formes sculpturales atteste un printemps lointain de la Renaissance. Mais les formes sont plus schématiques qu’à Liège et davantage dans l’esprit naïf qui caractérise la Création d’Eve d’une porte en bronze (1015) de la cathédrale d’Hildesheim.

Grâce soit rendue au mécène qui commanda les fonts de Liège –Hellin, abbé de Notre-Dame-aux-Fonts, la paroisse primitive de la cité de Liège- et surtout à Renier l’orfèvre, leur auteur d’origine hutoise. Chez cet éminent artiste, le sens des formes lui fait devancer les créations italiennes sur les voies du classicisme le plus pur, bien que le style soit nettement d’esprit roman.

Dans le modelé et le mouvement des corps ainsi que dans le drapé, l’art mosan a été fortement marqué par la manière des fonts baptismaux de Saint-Barthélemy, jusqu’à l’époque de Nicolas de Verdun, mais l’art rhénan a également bénéficié du rayonnement de cette oeuvre étonnante, tant par ses qualités artistiques insignes que par ses mérites techniques extraordinaires.

La leçon de Renier l’orfèvre ne sera toutefois pas exclusive. Nous ne la retrouvons pas dans les reliefs des longs côtés de la châsse de saint Hadelin à Visé qui s’expliquent, sur le plan de l’esthétique, beaucoup plus en fonction du retable de Bâle (Paris, Musée de Cluny), antérieur à 1020, et de la Pala d’Oro d’Aix-l a-Chapelle (vers 1050).

Gloire à l’art mosan, aujourd’hui parfaitement imposé sur le plan international, et aux plus beaux fonts médiévaux du monde, ainsi qu’à leur génial auteur. Elle rejaillit sur une ville dont le patrimoine artistique ancien constitue sa plus grande richesse culturelle. C’est un honneur mais aussi comme le précise admirablement l’inscription latine du toujours énigmatique Mystère d’Apollon (Musée Curtius) : “Tout honneur est une charge…”

Joseph PHILIPPE


Les fonts de Renier l’orfèvre (vers 1112)
Illustrations présentes dans la plaquette… et sur la toile :
  1. Monnaie en argent de Charlemagne (lire “Carolus“) frappée à Liège (“Leodico“). Pièce très rare (Liège, Musée Curtius).
  2. Folio à lettrine enluminée des évangiles dits de Notger. Xe siècle (Liège, Musée Curtius).
  3. L’ivoire de Notger. Détail : Notger nimbé, tenant un codex et agenouillé devant une basilique symbolique ; derrière lui, sa cathèdre épiscopale. Chef-d’oeuvre de l’ivoirerie mosane vers l ‘an mil. (Liège , Musée Curtius). Photo F . Niffle, Liège.
  4. La Vierge dite de Xhoris. “Sedes Sapientiae” mosane du XIe siècle, acquise par le Musée Curtius en 1958. Bois sculpté et originellement polychromé (Liège, Musée Curtius).
  5. L’Evangéliaire d’Arenberg (acquis par le Musée en 1960). Plat supérieur mosan de la reliure, avec une plaque en argent repoussé et doré et des émaux, l’une et les autres du XIIe siècle. Le manuscrit peut être daté entre la fin du XIe siècle et vers 1130. Son origine de production reste à être située. (Liège, Musée Curtius).
  6. Email mosan de la seconde moitié du XIIe siècle. Plat supérieur de la reliure de l’Evangéliaire de Notger. Figuration du fleuve Fison. (Liège, Musée Curtius).
  7. Un des émaux champlevés mosans de la croix de Kemexhe. Le serpent d’Airain. 2e moitié du XIIe siècle. (Liège, Musée Curtius). Négatif A.C.L., Bruxelles.
  8. La Vierge de dom Rupert. Détail de la symbolique de la pomme (la Vierge est la Nouvelle Eve). Un des chefs-d’oeuvre de la sculpture sur pierre (grès houiller) en pays mosan. Milieu du XIIe siècle. (Liège, Musée Curtius). Photo F. Niffle, Liège.
  9. Le Mystère d’Apollon. Détail de la figure de l’Honneur (dans la composition, elle agrée l ‘offrande faite par le Travail et refuse celle des Soucis vains). Chef-d ‘oeuvre de la sculpture sur pierre (calcaire de Meuse) en pays mosan. Milieu du XIIe siècle. (Liège, Musée Curtius). Négatif A.C.L., Bruxelles.
  10. Commémoration de Renier l’orfèvreReinerus Aurifex») au f°92 de l’obituaire du Neufmoustier. Le non moins illustre Godefroid de Huy, également orfèvre, est cité au f°90v. (Liège , Musée Curtius).
  11. La Reine dans l’admiration des trésors d’art mosan en 1964 : aux fonts baptismaux de Renier l’orfèvre. (Liège. Photo Robijns)
  12. La Reine dans le lapidaire du Musée Curtius. Examen de la Vierge de dom Rupert et du Mystère d’Apollon. Avec le Conservateur. (Liège. Photo Robijns)
  13. Evangéliaire de Notger (Liège, Musée Curtius). L’illustration originale montrait la princesse Paola et le conservateur du musée devant ledit évangéliaire (photo : Robyns).
  14. Les fonts baptismaux de Renier l’orfèvre. Vers 1112 (Liège, église Saint-Barthélémy).
  15. Détail des fonts de Renier. Le baptème de Jésus dans le Jourdain, par saint Jean-Baptiste.
  16. Détail des fonts de Renier. La prédication de saint Jean-Baptiste.
  17. Détail des fonts de Renier. Le baptème des publicains, par saint Jean-Baptiste.
  18. Détail des fonts de Renier. Le baptème du centurion Corneille, par saint Pierre.
  19. Détail des fonts de Renier. Le baptème du philosophe Craton, par saint Jean-l’Evangéliste.

Plaquette émaillée à décor de palmettes (vers 1170) © Musée Curtius
Notes originales (en italiques) & points de lexique :
  • [00] Ce film avait été réalisé pour le Ministère de l’instruction publique.
  • [01] Sur les collections du Musée Curtius, les secondes de Belgique dans les domaines de l’archéologie et des arts décoratifs après celles des Musées royaux d’Art et d’Histoire à Bruxelles, voir PHILIPPE Joseph, Le Musée Curtius à Liège (Liège : Eugène Wahle, 1976) (sur la section d’art mosan, voir pp. 13-19 ; son importance la situe en tête des collections liégeoises).
  • [02] Les collections de ce musée (renommé par ses tissus, dont les deux suaires de saint Lambert), qui portera le nom de Musée d’Art religieux, seront transférées dans l’église Saint-Antoine, aujourd’hui désaffectée.
  • [03] Le fenestrage gothique ajouré du siège inclus dans celui où Marie est assise ne change en rien la date que nous maintenons. En architecture même, n’est-il pas établi que l’usage de l’arc brisé à Liège est pleinement attesté entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe. Cf. notre Liège terre millénaire des arts, 2e éd. , 1975 , pp . 40-42.
  • Staurothèque : “Reliquaire renfermant une parcelle de la vraie croix” [GDT]
  • [04] Sur cet édifice, voir notamment PHILIPPE Joseph, Van Eyck et la genèse mosane de la peinture des anciens Pays-Bas, Liège, 1960. (avec références bibliographiques).
  • Pyxide : “Petit coffret à bijoux, en bois, en ivoire ou en métal précieux” [CNTRL]
  • [05] Les Evangiles de Liège sont rehaussés de quatre lettrines dont nous avons parlé dans notre L’Evangéliaire de Notger et la chronologie de l’art mosan des époques pré-romane et romane, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1956. Une comparaison pourrait encore être établie avec un codex du Trésor de la cathédrale de Troyes.
  • [06] Voir aussi l’Evangile selon saint Mathieu (III, 1-11).
  • Ambon : “Sorte de chaire ou tribune, ordinairement en pierre ou en marbre, placée à l’entrée du chœur des basiliques chrétiennes et des cathédrales et à laquelle on accède par des marches pour y faire certaines lectures publiques ou liturgiques, notamment l’épître et l’évangile, ainsi que la prédication” [CNTRL]

“Sedes Sapientiae” dite Vierge d’Evegnée (vers 1060) © Musée Curtius
Bibliographie originale
  • Jean LEJEUNE, A propos de l’art mosan. Renier l’orfèvre et les fonts de Notre-Dame, dans Anciens pays et assemblées d’état, II , 1959.
  • Suzanne COLLON-GEVAERT, Jean LEJEUNE et Jacques STIENNON, Art mosan aux XIe et XIIe siècles, Bruxelles, 1961.
  • Joseph PHILIPPE , Art mosan et pensée romane. A propos des fonts baptismaux de Saint-Barthélemy et du “Mystère d’Apollon”, Liège, 1964, (extraits de la Chronique archéologique du pays de Liège, même année).
  • Rhin-Meuse. Art et civilisation 800-1400. Catalogue de l’Exposition, Cologne-Bruxelles, 1972. (Avec références bibliographiques ; voir en particulier Marcel LAURENT et Suzanne COLLON-GEVAERT). Voir le n°G1 (Fonts baptismaux de Saint-Barthélemy par Dietrich KOTZSCHE).
  • Joseph PHILIPPE, Liège, terre millénaire des arts, 2e éd., chez Eugène Wahle, Liège , 1975. (Avec références bibliographiques).
  • Comte J . de BORCHGRAVE d’ALTENA, maints travaux de découverte. Voir notamment dans les Annales de la Société royale d’Archéologie de Bruxelles, t. LII (1967-1973), 153 pp., 130 f i g.
  • Joseph PHILIPPE, Meubles, styles et décors entre Meuse et Rhin, Liège , éd. Eugène Wahle, 1977. (Avec références bibliographiques).

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GOUSSET : Blue Outremer (2012, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

GOUSSEY Roel, BLUE Outremer
(estampe, 28 x 53 cm, 2012)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Roel Goussey © kasteelstraat1.be
Roel Goussey © kasteelstraat1.be

Roel GOUSSEY (né en 1947) est originaire de Flandre maritime, communément appelée Polders – le paysage s’y résume à une horizontale qui départage des gris lumineux, il s’est nourri de ces multiples visions et les a longuement observées dans leurs moindres nuances. Ces “arrière-pays” sont devenus au fil du temps des paysages mentaux que l’artiste restitue avec sensibilité.

Cette gravure est représentative du travail de variations colorées dans l’abstraction géométrique de Roel Goussey. Ses productions sont structurées autour de lignes horizontales et verticales, traduisant une perception de l’organisation du monde sensible, régit par l’émotion et la vibration.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Roel Goussey ; kasteelstraat1.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

VIENNE : Le Bleu russe (2017)

Temps de lecture : 12 minutes >

Bleu russe © myanimals.com

Tout commence par une fenêtre que l’on ouvre. En l’occurrence, que l’on ne ferme pas. J’ai quitté mon appartement, j’ai pris la route, cinquante kilomètres plus tard, je me suis souvenu que j’avais oublié de fermer la fenêtre. Ce n’était pas grave, en soi. Pas de quoi faire demi-tour. J’habite au premier étage et demi, une sorte d’entresol, qui n’a de vue que sur des toits et, plus loin, quelques cours intérieures, aucun accès par la rue, peu de risques de cambriolage donc. Tout au plus, c’était gênant s’il se mettait à pleuvoir. Mais la météo était optimiste, sans quoi je ne serais pas parti chez mes amis. Non pas qu’ils ne vaillent pas la peine d’être rencontrés par temps pluvieux mais, dans de telles conditions, il eut été de peu d’intérêt de me déplacer jusqu’à leur maison de campagne pour y profiter de la piscine. La fenêtre pouvait bien rester ouverte tout un week-end.

Lequel, devant l’insistance de Caroline et Thomas (c’étaient mes amis, enfin Caroline surtout) et la persistance du beau temps, se prolongera jusqu’au lundi. Voire au mardi. Quand je les quitte le jeudi matin, Caroline est toujours aussi blonde mais un peu plus hâlée, Thomas n’a pas encore récupéré de sa gueule de bois de l’avant-veille. Quant à moi, je n’ai toujours pas compris ce qui les maintient ensemble, à part la piscine peut-être, ou les enfants qu’ils n’ont pas encore trouvé le temps de faire. Finalement, la solitude de mon petit appartement me convient assez bien, c’est ce que je me dis face à la porte de mon immeuble, solitude relative par ailleurs puisque huit appartements, cela fait quand même du monde, de la promiscuité et, pire encore, du bruit. Mais c’est le silence qui m’accueille lorsque j’ouvre la porte de mon appartement et constate qu’en effet la fenêtre est bien restée ouverte, que je m’empresse de refermer. Ce bruit-là, en revanche, provoque un écho inattendu dans ma chambre où je me rends, sans méfiance, et où il m’accueille d’un regard plein de défiance. C’est un chat qui trône à présent sur mon lit.

Je m’interroge, à défaut de pouvoir le questionner lui, sur le chemin qu’il a suivi pour parvenir chez moi mais, de faîtes de murs en toitures, c’est un chemin praticable, évidemment, pour un chat de gouttière. Bien qu’il me semble fort racé pour un vulgaire matou, d’un pelage uniforme et d’un port altier – je veux dire qu’il me snobe, voire me méprise sans doute. Mais je ne suis pas du tout expert en chats. Suffisamment pour constater qu’il s’agit d’une femelle, certes, je ne peux néanmoins écrire “je ne suis pas du tout expert en chattes”, ce serait aussi vulgaire qu’inconvenant. Et puis mon problème n’est pas là, mais bien de savoir ce que je vais en faire de ce chat. Plus précisément, comment je vais m’en débarrasser, retrouver son propriétaire qui me remerciera sans doute, en tout cas moi, je le remercie par avance de m’avoir débarrassé de cette boule de poils grise qui squatte mon lit, s’y étant recouché de tout son long et se plongeant dans une sieste que je m’étais promis. Clairement, je déteste déjà ce chat.

Suffisamment, en tout cas, pour me convaincre d’aller sonner chez les autres locataires et, ce faisant, mon taux d’animosité envers cet animal augmente encore. D’où le chat peut venir, la locataire du dessous n’en a aucune idée, ce n’est pas une surprise à proprement parler, s’agissant d’une styliste ongulaire. Le locataire du 2A, je n’y songe même pas, il doit être plongé dans la même sieste que le chat, attendant le crépuscule pour reprendre sa partie de WOW (World Of Warcraft pour les non-initiés). J’irai donc voir Ezgül, j’aurais pu commencer par là d’ailleurs, Ezgül étant un peu notre concierge mais elle est souvent assez sèche, pour ne pas dire revêche, tandis qu’à défaut d’informations, Maud, la styliste, offre toujours d’enthousiasmants décolletés. Bref, je suis là, devant la porte de l’appartement d’Ezgül, qui s’ouvre alors que je ne suis même pas certain d’avoir sonné, excusez-moi, je dis, j’ai un problème un peu particulier, en fait (elle fronce déjà les sourcils), j’ai trouvé un chat, enfin c’est plutôt lui qui m’a trouvé, je veux dire qu’il est entré dans mon appartement en mon absence, enfin elle, car c’est une chatte et… Ca vous arrive de vider votre boîte aux lettres, me demande-t-elle. C’est que, comme je vous l’ai dit, j’étais absent quelque jours et à mon retour, ce chat, cette chatte plutôt, donc non, la boîte je ne l’ai pas vidée (elle soupire à présent). Tenez, fait-elle, me tendant tout à la fois une sorte de photocopie au format A5 et le battant de la porte qui se referme aussitôt.

“Aidez-moi à retrouver Nikita”. Je me dis que le propriétaire de cet animal a le sens de la formule, bonne accroche. “Pendant mon déménagement, mon chat, Nikita, s’est échappé. C’est une femelle bleu russe, poil gris, yeux verts, très affectueuse”. J’avais bien entendu parler de russes blancs, pour ceux de ma génération, ils étaient plutôt rouges, mais j’ignorais qu’il en existât de bleus. Surtout s’ils sont gris. Suit l’information essentielle pour moi : “si vous la trouvez, appelez-moi au 049…. Anaïs L.”. Au moins, je sais à qui appartient ce chat. Evidemment, le fait que cette voisine ait déménagé est un peu contrariant, je ne vais pas pouvoir m’en débarrasser immédiatement mais bon, si je l’appelle maintenant, je peux encore espérer en être libéré ce soir. S’il le faut, je le conduirai moi-même à l’autre bout de la ville, voire dans une commune périphérique, cela j’en suis capable pour retrouver ma tranquillité. Que je trouve fort saccagée en rentrant chez moi, moins que mon sac de sport toutefois, dans lequel la chatte, Nikita donc, s’est soulagée.

“Bonjour, c’est Anaïs, je ne suis pas dispo pour l’instant, laissez-moi un petit message et je vous rappelle”. Elle a une assez jolie voix, Anaïs, plutôt jeune, souriante dirait-on, presqu’ensoleillée. A laquelle je réponds, par boîte vocale interposée : “Bonjour, ici Philippe V., je suis, enfin j’étais votre voisin, j’ai trouvé Nikita ou plutôt elle m’a trouvé, bref elle est chez moi, si vous voulez venir la chercher sinon je peux aussi bien vous la ramener, rappelez-moi que l’on s’arrange”. Car de la cohabitation avec cet animal qui, à présent, réclame à manger, moi, je m’accommode de moins en moins. Voulant éviter une nouvelle catastrophe, j’installe dans un coin de vieux journaux, comptant sur la compréhension et l’instinct de Nikita pour désormais s’y soulager, puis je sors lui acheter quelques boîtes de nourriture. En chemin, je croise Ezgül qui, changeant de trottoir, vient aux nouvelles mais elle ne saura rien parce qu’en cet instant précis mon téléphone sonne. Où se précipitent les paroles d’Anaïs, enthousiaste, presqu’exaltée, rassurée aussi bien qu’émue, alors c’est vrai, vous l’avez trouvée, elle va bien, c’est formidable. Oui, je dis, c’est ce qu’on peut appeler de la chance, quand venez-vous la chercher ? C’est que c’est là le problème, fait Anaïs, j’ai déménagé et. Oui, je comprends, vous n’avez pas beaucoup de temps, ce n’est rien, je peux vous l’apporter moi. Non, je ne crois pas. Comment ça, vous ne croyez pas ? Je vous assure. Non, dit-elle, j’ai déménagé loin, je suis près de Biarritz à présent, à Bidart précisément.

Cela, de fait, je ne l’avais pas prévu. Le silence s’installe dans la conversation, me privant de la voix d’Anaïs dans laquelle j’avais perçu le soleil et ramené l’espoir, elle me plaisait bien, à moi, cette voix, je ne pouvais plus la décevoir à présent. Je vois, je dis. C’est un peu loin, en effet, mais on doit pouvoir s’arranger. Quand même, répond Anaïs, plus de mille kilomètres, on a mis douze heures pour descendre vous savez, on peut dire que ça fait long, en effet. Ecoutez Anaïs (je pouvais bien l’appeler par son prénom, après tout son chat habitait chez moi), ça devrait pouvoir s’arranger, je n’ai pas encore pris de jours de congés, je pensais justement partir avant l’été mais manquais d’idées, alors Bidart, oui, pourquoi pas, j’y suis allé, enfant, avec mes parents et peut-être, sans doute, que cela me plairait d’y retourner et de vous ramener Nikita par la même occasion, pourquoi pas. Non, proteste-t-elle, je ne peux pas vous demander ça, vraiment. C’est parce que je commence un nouveau job dès lundi sinon je serais venue immédiatement le chercher mais peut-être, si ce n’est pas abuser, pouvez-vous garder Nikita jusqu’au week-end prochain. Mais moi, je n’ai aucune envie de garder ce chat une semaine encore, je me vois davantage à Bidart à présent que partageant mon lit avec une russe, fût-elle bleue. Vraiment Anaïs, je dis, ce ne serait pas raisonnable de faire l’aller-retour sur le week-end alors que vous venez de déménager, démarrez une nouvelle carrière, c’est fatigant tout cela, tandis que moi. Moi, je vous rappelle demain, après avoir parlé avec mes collègues et samedi, samedi soir, je suis à Bidart. Avec Nikita.

Bidart © biarritz-pays-basque.com

J’y suis, en effet, à Bidart, que le jour à peine déclinant dore déjà mais n’embrase pas encore. Au terme d’un voyage finalement assez linéaire, ponctué de scansions miaouesques, seulement émaillé d’un incident, par ailleurs prévisible. Nikita n’avait pu, tout ce temps, se retenir et donc, dans sa cage, s’était un peu oubliée, y trempant le bout des pattes malgré les journaux dont j’avais tapissé le fond. Je ne me voyais pas la ramener ainsi dégoulinante et malodorante à Anaïs (qu’aurait-elle pensé de ma capacité à m’occuper de son précieux bleu russe ?), alors je m’étais arrêté aux toilettes d’une station service où je l’avais quelque peu shampouinée dans l’évier, avec le savon liquide destiné à se laver les mains. A Bidart, où je suis arrivé, j’appelle Anaïs. Voilà, je suis chez vous dans quelques minutes si mon GPS est correctement programmé, Nikita va bien. Super, je vous attends devant l’immeuble, il n’y a pas encore de nom sur la sonnette et puis je suis impatiente. Moi aussi, je réponds, enfin impatient d’arriver je veux dire, quand ce n’est pas du tout ce que je pense mais plutôt qu’il me tarde de donner corps à cette voix, finalement.

Il est assez joli, ce corps, gracile, du moins la silhouette que j’aperçois devant la porte. Pas de formes provocantes, cela m’arrange plutôt de n’avoir pas à composer avec l’évidence, Anaïs est pourtant lumineuse comme sa voix, peut-être parce que sa chevelure blonde, carré long, accroche les derniers rayons du soleil. Au travers de ses lunettes, j’ai peine à définir le regard, bleu ou vert, qu’elle pose sur moi. Puis Nikita. Revenant à moi, bonjour, on peut se faire la bise, n’est-ce pas, maintenant qu’on se connaît un peu, en quelque sorte. Oui, bien sûr, on le peut, et me tutoyer aussi, Anaïs, si tu veux. C’est vraiment super sympa d’être venu, viens, on monte, que Nikita puisse sortir de sa cage, mais ne regarde pas au désordre, le déménagement, les caisses. J’observe seulement le déhanchement d’Anaïs qui, devant moi, monte les marches et, au bout de son bras, oscillant, la cage dans laquelle son chat, entre les barreaux, implore une liberté forcément conditionnelle.

Il n’est pas bien grand cet appartement, fort encombré en effet, au milieu duquel Nikita s’étire, s’assoit enfin et se lèche consciencieusement les pattes. J’espère qu’elle ne va pas trahir notre secret. Les toits que l’on aperçoit par la fenêtre, comme chez moi, sont ici à double pente. Puis, par delà ces accents circonflexes, l’océan. Tu dois avoir faim, s’inquiète Anaïs. Je n’y songeais plus. Oui, quand même un peu mais il faudrait d’abord que je me trouve une chambre d’hôtel. Près du fronton, là, il m’a semblé en apercevoir un qui me conviendrait assez. En effet, répond Anaïs, je suis désolée de ne même pas pouvoir t’héberger, j’ai bien une petite pièce qui pourrait, mais c’est le matelas qui fait défaut. En revanche, je peux t’accompagner à la réception de l’hôtel, je les connais, j’ai grandi ici tu sais, ils te feront un prix. C’est gentil, faisons comme ça, oui, puis allons manger. Nikita nous considère avec étonnement, puis saute sur un entassement de caisses. La nuit est tombée, les caisses pas.

Je dois inspirer confiance, appeler les confidences. Pas seulement avec Anaïs, avec les gens, en général, qui, comme elle, me racontent leur vie, leurs espérances et leurs déceptions. Je la regarde, Anaïs, tandis que nous mangeons, m’évoquer son enfance à Bidart, ses études, ce garçon qu’elle a suivi jusque dans ma ville, qui d’elle n’a pas voulu d’enfant avant d’en aller aussitôt faire un ailleurs, de la blessure, forcément, puis la décision de revenir au pays. Et plus je la regarde, plus je la trouve captivante, non pas sa conversation à proprement parler, mais la façon qu’elle a de dire les choses, sans détour mais avec une certaine pudeur néanmoins. Elle doit remarquer que je l’observe parce que, passant la main dans ses cheveux, elle me sourit, avant de s’enquérir : et toi ?

De moi, il n’y a pas grand chose à dire, pas de femme, non, pas même divorcé, bien plus de lendemains sans aventures que le contraire, pas d’enfant non plus par conséquent. Ah bon ? fait Anaïs étonnée, un peu inquiète peut-être, semblant attendre une forme d’explication, voire de justification, mais je n’en ai pas, c’est juste ainsi, parfois la vie vous conduit sur un chemin que vous n’aviez pas forcément prévu d’emprunter, je suis bien à Bidart ce soir. Elle sourit, Anaïs, mais quand même on peut lutter, dit-elle, pour changer le cours des choses, regarde les surfeurs, là, face à l’océan. Sans doute, mais les vagues reviennent toujours, tandis que les surfeurs pas forcément, je voudrais lui répondre mais je sens que ma réponse ne va pas lui plaire. Et je n’ai aucune envie de lui déplaire, moi, à Anaïs. Alors, oui, tu as sans doute raison, est une conclusion qui me permet de déceler une étincelle de triomphe dans ses yeux, définitivement verts.

Et demain, tu sais ce que tu fais ? C’est une question existentielle, à laquelle je n’ai toujours pas de réponse, que me pose innocemment Anaïs mais je comprends bien qu’elle s’enquiert des mes activités du lendemain. Je vais commencer à visiter, Guéthary je pense, puis Saint-Jean de Luz peut-être, on verra, j’aime rouler au hasard, m’arrêter sur une image, une odeur, une impression. Il y a tellement d’endroits que j’aurais voulu te faire découvrir, dit Anaïs, mais demain, vraiment, je ne peux pas. Ne te tracasse pas, j’ai l’habitude de voyager seul, on pourrait même dire que j’aime ça ou bien c’est l’habitude, à force. Mais le soir peut-être qu’à nouveau on pourrait, comme ça tu me raconterais et. Oui, demain soir, ce serait parfait, Anaïs.

Où je lui dépeins ce qu’elle connaît déjà, les surfeurs à Belharra, les pottoks sur les routes de montagne, Ainhoa et tous ces noms euskariens que j’arrose alors d’Irouléguy. Et sans doute feint-elle de s’y intéresser, Anaïs, ou bien est-ce moi qui éveille son intérêt, après tout c’était un peu mon but quand même, serait-ce à ce point invraisemblable ? Nikita est fort perturbée, me dit-elle, elle peine à trouver ses marques, s’est lovée dans un de mes pulls qu’elle a abimé, j’espère que ça va aller. Il faut la comprendre, la route a été longue et tout est différent ici, je veux dire l’air de la mer, je parie qu’elle le sent, ça aussi. Oui, tu as sans doute raison, c’est juste que ça m’embête un peu de la laisser seule toute la journée alors qu’elle n’est même pas encore acclimatée. Ah mais, si ce n’est que ça, je peux passer la voir, elle me connaît à présent, enfin il me semble, vu que. Tu ferais ça, vraiment ? Ca ne t’ennuie pas ? demande Anaïs, avec dans la voix cette émotion solaire qui m’a amené jusqu’ici. Non, évidemment. Evidemment, non, Anaïs, que voudrais-je encore, en cet instant, te refuser ?

Nous nous retrouvons donc, le bleu russe et moi, parmi des caisses encore, un peu moins sans doute, quelques unes sont ouvertes mais incomplètement vidées. Comme celle-là contient des livres, je me dis que c’est une chose que je pourrais bien faire, ranger des bouquins sur une étagère tandis que je tiens compagnie à Nikita laquelle, m’ayant sans doute reconnu, se frotte à ma jambe. Anaïs lit peu et peu de romans, semble-t-il. Un Eric-Emmanuel Schmitt cependant, que j’oublie délibérément au fond de la caisse, il me semble presqu’indécent d’avoir grandi si près de Beigbeder et d’avoir pareille lecture. En fait, Anaïs ne semble pas posséder grand chose, parce qu’elle a souvent changé de place peut-être, ou alors par choix, elle est légère et gracile, cette fille, sans doute n’a-t-elle pas envie de s’alourdir. Juste de se poser, un instant, le temps de reprendre son souffle, qui sait ? Le pull dans lequel s’est lovée Nikita est rose fuchsia, tout comme la lingerie en dentelles que j’aperçois, par la porte de la chambre entr’ouverte, négligemment posée sur le lit, et qui me trouble un peu, quand même.

Quoi que l’on fasse, ou que l’on s’abstienne de faire, le temps passe. Il m’a paru court, un peu moins morne, celui qui, depuis mon arrivée à Bidart, m’a rapproché de ce jour où je dois quitter Anaïs. C’est que j’avais fini par m’habituer à mes visites quotidiennes à son bleu russe, à nos rendez-vous en soirée, mes comptes-rendus détaillés et au sourire, discret mais obsédant, d’Anaïs. Je n’ai pas vraiment envie de partir, maintenant qu’entre nous ces rituels ont créé une sorte de familiarité, d’intimité presque. Mais on m’attend, enfin mon travail, mon appartement, ma vie à moi qui, à un millier de kilomètres d’ici, est installée. Vraiment, à ce point installée ? demande Anaïs, et je ne perçois pas vraiment le sens de sa question. C’est dommage, dit-elle. Dommage quoi ? Ton refus de t’impliquer, répond-elle. Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je crois que tu le sais très bien, mais ce n’est pas grave, ajoute-t-elle en m’effleurant le visage du bout des doigts. Et là, j’ai le sentiment de la décevoir, Anaïs, dont j’ai mis tant de temps à me rapprocher, et je suis triste, bien sûr. Triste de ne pouvoir faire autrement.

La route est monotone, définitivement. Généralement, j’aime ça, rouler, et ce côté répétitif, presqu’hypnotique que la sécurité impose, hélas, de rompre. Là, c’est juste fastidieux. Alors, je m’arrête, sur une aire de stationnement, presque déserte. Il y a une famille d’Allemands, pique-niquant aux abords de sa Mercedes, deux gamines rousses que leur dessert lacté a rendu moustachues. L’une d’elle retourne à la voiture et me sourit, je la gratifie de trois mots en allemand, j’ai gagné sa confiance, elle me demande si je veux voir. Et me montre. Dans la cage, le petit chat qu’elle emmène avec elle en vacances.

Quand la porte s’est enfin ouverte sur une Anaïs aux yeux rougis, j’ai dit : “Peut-être qu’ils auront besoin de quelqu’un qui parle allemand à la réception de l’hôtel, cet été ?”

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © myanimals.com ; biarritz-pays-basque.com


Plus de littérature…

 

GURNEY : Sleep (in Five Elizabethan Songs, 1920)

Temps de lecture : 2 minutes >

“Né en Angleterre à Gloucester en 1890 et mort en 1937, Ivor Bertie GURNEY est pour certains un des grands mélodistes anglais, mariant la musique au texte poétique dans une soixantaine de mélodies sur des poèmes de différents auteurs et quatre cycles vocaux, si l’on ne considère que les œuvres publiées, soit un total de 265 mélodies, selon Michael Hurd dans l’une des rares biographie du musicien. Sa célébrité est fondée sur ses Five Elizabethan Songs pour voix et piano, affectueusement surnommés « the Elizas » écrits en 1913 et publiés en 1920, qui révèlent au public un talent qui lui vaut une bourse d’études au Royal College of Music de Londres en 1911. Puis viennent Lights Out, sur des poèmes d’Edward Thomas, ami poète mort au combat en 1916, publié en 1925 et deux cycles vocaux pour quatuor à cordes et piano, The Western Playland (and of Sorrow) et Ludlow and Teme, sur des poèmes extraits du Shropshire Lad de A. E. Housman (1859-1936), dont il commence la composition en 1907. D’autres œuvres sont publiées après sa mort grâce aux efforts du compositeur anglais Gerald FINZI (1901-1956). Le musicien s’exprime essentiellement dans l’idiome de la musique de chambre propre à l’expression de sentiments personnels, et reste étranger au monde de la symphonie et de l’opéra, malgré ses ambitions.”

Lire toute sa biographie musicale par Gilles COUDERC sur FABULA.ORG…

S’il est également poète, Gurney est principalement connu pour son travail de compositeur. La première guerre mondiale, pendant laquelle il a servi dans les rangs de l’armée britannique, a été une expérience traumatisante. Suffisamment, semblerait-il, pour que le compositeur -qui avait été gazé pendant le conflit- voie sa santé mentale progressivement décliner. Après plusieurs années d’activité sur la scène musicale, Gurney est déclaré irresponsable en 1922 et interné. Il mourra 15 ans plus tard d’une tuberculose qui s’ajoutait aux différentes affections qui marquèrent le poète-compositeur : syndrome post-traumatique, exposition à des gaz toxiques, peut-être syphilis et troubles bipolaires.

Ses Five Elizabethan Songs sont les suivants :

        1. Orpheus,
        2. Tears,
        3. Under the Greenwood Tree,
        4. Sleep,
        5. Spring.

L’Aurora Orchestra, sous la baguette de Michael COLLON, en a donné une version magnifique sur le cd Insomnia où le ténor Allan CLAYTON interprète un arrangement de Iain Farrington : la pièce originale était écrite pour voix et piano…

Come, Sleep, and with thy sweet deceiving
Lock me in delight awhile;
Let some pleasing dream beguile
All my fancies; that from thence
I may feel an influence
All my powers of care bereaving

Though but a shadow, but a sliding
Let me know some little joy!
We that suffer long annoy
Are contented with a thought
Through an idle fancy wrought:
O let my joys have some abiding!

Ivor Gurney, Five Elizabethan Songs (1920)


Ecouter encore…

DERAMAUX : Sans titre (2013, Artothèque, Lg)

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DERAMAUX Bénédicte, Sans titre
(photographie, 50 x 33 cm, 2013)

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Bénédicte Deramaux © centrepresseaveyron.fr

Bénédicte DERAMAUX est une photographe française, née en 1978. Elle effectue des études de Lettres Modernes en vue d’enseigner à des enfants sourds et malentendants. C’est cet intérêt pour le langage et les silences qui la mènera vers la photographie. En 2005, à la fin de ses études à l’Ecole de Photographie de Toulouse, elle obtient le 1er prix du jury. Depuis, elle est photographe indépendante. Elle expose régulièrement en France et à l’étranger. (d’après MU-INTHECITY.COM)

Cette image est issue de la série Ephemeris qui a donné lieu à une publication du même nom (Witty Kiwi Books, 2015). “L’univers de Bénédicte Deramaux nous parle d’invisible, d’un illusoire mais incandescent noyau des choses, de sentiments, de possessions (ou de sentiments de possession) que la nuit chasse, que le temps éparpille, que l’obscurité fond et dissout au profit d’un rapport énigmatique et comme magique, vibrant, troublant. Du peu des choses (des arbres le plus souvent, des bêtes parfois, le ciel ou des formes humaines mal définies), elle tire une qualité de présence, une “poignance”, une fulgurance qui erre entre la vie et la mort et se laisse mal traduire en mots.” (d’après WEGIMONTCULTURE.BE)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Bénédicte Deramaux ; centrepresseaveyron.fr | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

RUFF, Thomas (né en 1958)

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Thomas Ruff, “Ma.r.s” © cerclemagazine.com

Thomas Ruff est un photographe allemand né en 1958. Il a étudié à Düsseldorf et y travaille toujours. Interrogeant sans cesse le médium photographique au travers des avancées technologiques, le travail de Thomas Ruff est articulé en photographies conceptuelles sérielles. Entre 1977 et 1985, Ruff étudie l’art de la photographie avec Berndt et Hilla Becher, Andreas Gursky ou encore Thomas Struth. En 1993, il obtient une bourse pour entrer à la Villa Massimo à Rome.

Il débute en photographiant l’intérieur des maisons et appartements allemands et poursuit avec toute une série protocolaire de portraits. Sa méthode, très standardisée, ôte aux images les éléments gênant sa lisibilité. Passionné d’astronomie, c’est à partir de 1989 qu’il produit la série Sterne, basée sur les images de cieux nocturnes recueillies à l’observatoire Européen du Chili. Thomas Ruff sélectionne un détail de l’image et l’agrandit à sa taille optimale. En 2003 notamment, il publie une série de nus, Nudes, accompagnée de textes de Michel Houellebecq.

C’est plus tard qu’il produit ses séries Cassini et Ma.r.s. dans lesquelles il réinterprète des images numérique de Saturne ou de la planète Mars provenant de la NASA. Le travail de Thomas Ruff est visible notamment au Metropolitan Museum of Art, New York, au Museum für Gegenwart à Berlin, au Art Institute of Chicago ou encore au Guggenheim Museum de New York…” [lire la suite sur CERCLEMAGAZINE.COM]

Thomas Ruff, “Nudes” © autre.love

(…) ce qui caractérise la grande série des Portraits avec laquelle il se fait connaître en 1984. Reprenant les codes de la banale photo d’identité, Ruff constitue un ensemble majeur où les traits distinctifs du visage de chaque personne représentée se confrontent à l’aspect répétitif du procédé. Et c’est à la notion d’un tel rapport dialectique que s’articulera toute l’œuvre de l’artiste. Ici, dans le rapport d’échelle qui porte le minuscule format de la photo d’identité à celui, gigantesque, des Portraits surplombant le spectateur, le caractère intime de la photographie en plan rapproché et qui n’a de valeur que personnelle, se trouve reporté à l’échelle hors échelle, justement, de la peinture d’Histoire – soit religieuse, mythologique ou politique, l’Histoire avec un grand H, et qui donnera d’ailleurs son format écrasant à l’imagerie de propagande initiée par le Réalisme Socialiste au XXe siècle, avant que n’advienne le déferlement de son avatar, comme on pourrait nommer l’imagerie publicitaire dans laquelle nous sommes désormais immergés.

Mais si les Portraits de Ruff nous arrêtent quant à eux dans une interrogation existentielle, c’est que leur froide “objectivité”, leur neutralité dénuée d’affect, permet précisément d’en révéler l’intrinsèque vérité. Opérant le dépouillement de l’être qui se désincarne comme avoir contre l’artifice de l’avoir qui, à l’instar de la publicité, recouvre l’être jusqu’à l’asphyxier, Ruff crée le choc aussi invisible que silencieux d’une intimité confrontée à son exposition publique. Et dans cette confrontation sans concession, les Portraits qu’il réalise en nombre juxtaposent tout un jeu dialectique entre le soi et l’autre, le soi comme ressemblance et l’autre comme différence.

A partir de là, et tandis que des Sterne jusqu’aux Nudes des années 2000, les séries très différenciées vont se succéder dans le temps, Ruff ne cessera de donner corps à ce même questionnement. Comme le montrait déjà l’ensemble des Interiors qu’il avait commencé dans les années 70, c’est-à-dire avant les Portraits, nous voyons comment l’artiste cherche à ravir toute interprétation à son spectateur. L’extrême précision du cadrage venant soutenir l’expression de l’absence, de l’absence ou de l’attente comme fin du mouvement aurait peut-être dit Baudelaire, tandis que l’hyper-neutralisation de tout affect ainsi donnée à voir et à éprouver ne laisse plus aucune place à l’interprétation.

Mais s’il joue d’un rapport avec le minimalisme, c’est en écho inversé au célèbre axiome de cet historique mouvement qu’il s’inscrit. “What you see is what you see” disait le peintre Frank Stella afin de signifier qu’il n’y a rien d’autre à voir que ce que nous voyons face à une œuvre où tout, y compris ce qui lui manque, y compris ce qu’elle n’a pas, est représenté. Et que nous dit quant à lui le photographe Thomas Ruff, sinon qu’il y a de même tout à voir dans ce que nous voyons face à son œuvre, y compris ce qui manque – mais nous manque à nous, cette fois. Non pas à elle, l’œuvre, mais bien à nous, spectateurs renvoyés à ce qui fait trou en nous face à elle.

Thomas Ruff, “Portraits” exhibition © amanostudy.wordpress.com

Car ce que nous montre cette œuvre, au-delà de ce qu’elle représente, c’est ce que notre regard seul ne peut pas voir. A savoir, l’essence même de l’expérience photographique en tant qu’elle nous situe face à la nécessité de nous interroger sur notre place dans le monde, en nous situant face à la nécessité de nous interroger sur notre rapport au réel. Et pour autant qu’à ce monde où nous sommes tous en tant qu’il relève du réel, répond le réel en tant qu’il relève de tous les autres, tous les mondes que nous imaginons à l’égal des fictions que nous créons. En sorte que tous ces mondes, radicalement autres que ces fictions, n’en sont pas moins des constructions mentales au même titre qu’elles le sont elles-mêmes, ces fictions en question.

Pourquoi restons-nous en effet face à ces images évidées de tout affect et ainsi étrangères à ce que nous sommes, indifférentes à notre inaliénable désir d’empathie ? C’est qu’en dérobant le jeu des interprétations, elles laissent en nous la place entière pour l’interrogation sur le sens de notre existence. Notre existence, ce par quoi se forme la conscience d’un lien inaccessible, mais toujours invoqué si ce n’est espéré, entre notre monde et celui d’un au-delà qui nous est plus inconnu d’ailleurs qu’il nous est étranger.

Ainsi des Interiors, que l’on pourrait voir comme métaphore du monde intérieur qui nous habite à travers la saisie d’espaces domestiques dans lesquels nous vivons. Outre l’immobilité inquiétante dans laquelle Ruff les a arrêtés, on note la récurrence du motif. Faisant ainsi figure de décor, le motif prend une place de sujet en colonisant l’espace de l’œuvre. Bien loin de faire signe, le motif ici fait sens, sens de la mort qui attend ou du temps qui s’arrête, à l’instar des bougies éteintes dans les Vanités du XVIIe siècle. (lire l’article complet sur TK-21.COM)


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Plus d’arts visuels…

THONART : Dieu est mort. C’est vrai, je l’ai vu sur les réseaux sociaux… (2020)

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Les cartes sont rebattues : une artiste afro-cubaine (Harmonia, de son prénom : cela ne s’invente pas !) crée un débat plein d’espoir, en détournant l’oeuvre de Michel-Ange et en proposant une déesse créatrice noire ; le pergélisol sibérien fond à vue d’oeil et pourrait libérer des virus inconnus ; une partie des dirigeants de ce monde se laissent tenter par l’approche totalitaire ou, à défaut, pratiquent un populisme béat ; ma voisine Josiane est convaincue que le coronavirus n’existe pas et que la pandémie est un complot pastafarien ; notre XXIème siècle -que Malraux prévoyait religieux- s’avère franchement intégriste quand il n’est pas simplement puritain ; dans mon potager, la récolte des petites tomates fermes est exceptionnelle, voire anormale ; les consignes de sécurité sanitaire actuelles (plus particulièrement le port systématique du masque) volent à chacun le visage de l’autre, au grand dam posthume d’Emmanel Levinas ; le taux de prolifération des hashtags militants (ex. #mortauxvaches) dépasse largement le nombre des questions vraiment fondamentales et leur diffusion filtrée par les algorithmes des réseaux sociaux détermine un nombre impressionnant de nouvelles tribus, preuves de l’éclatement de nos sociétés… Est-ce la fin de l’humanité ou les soubresauts d’une civilisation naissante ?

Et Dieu : est-il vraiment mort ?

Cette grande confusion qui règne désormais sur notre quotidien est-elle la marque d’une complexité que nous n’avons pas encore pu digérer ou, plus simplement : le dieu est-il mort ? En fait oui, “Dieu est mort”, nous raconte Nietzsche dans le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra (1885, récemment ré-édité chez Flammarion en ‘Mille et une pages’) :

Le saint se prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « […] Ne va pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, — ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.
Le saint répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu. Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »
Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » — Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons.
Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »

Nous sommes à la fin du XIXème siècle quand Friedrich Nietzsche publie ceci. On imagine aisément l’accueil qui a été réservé à ce genre de déclarations. Mais Nietzsche parle-t-il vraiment du Dieu des croyants ?

Patrick Wotling est professeur de philosophie, traducteur de Nietzsche et fondateur du Groupe International de Recherches sur Nietzsche. Il explique : “Dieu est une image… Nietzsche s’exprime presque toujours de façon imagée, il en joue avec brio, “Dieu” veut dire quelque chose qui possède une épaisseur philosophique. Pourquoi choisir ce mot ? Dieu représente le sacré, ce qu’on vénère, ce qu’on a plus de précieux quand on est croyant, ce qui constitue la norme indiscutable, objective, de l’existence, et c’est précisément cela que Nietzsche emprunte à la notion de Dieu pour le transporter à l’ensemble de la vie humaine… Par Dieu, il va désigner ces choses qui sont le sacré, les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident. Nietzsche nous dit que ce qu’il y a de sacré, d’intouchable (ce qu’il va appeler techniquement des “valeurs” quand il s’adressera aux philosophes), ces valeurs sont en crise, et même, en train de perdre leur statut de valeurs, de normes, de références…” [source : FRANCECULTURE.FR]

Nietzsche par Edvard Munch (1906)

Ce n’est donc pas le Dieu des croyants qui est mort, quelle que soit la couleur de sa peau ou la longueur de sa barbe (tiens, ce serait un homme ?). Et, si c’est à lui que fait référence le saint anachorète rencontré par Zarathoustra dans la forêt, c’est à un dieu d’une autre nature que Nietzsche fait allusion : celui-là même qui synthétise en sa céleste personne “les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident“. Dès lors, pour le philosophe allemand (1844-1900), le surhomme qui doit vivre sa plénitude par-delà le bien et le mal se retrouve sans dieu, à savoir : “sans système de référence partagé avec ses semblables qui permette a priori -à l’avance- de savoir ce qui est bien ou ce qui est mal“.

Bon sang, mais c’est bien sûr“, conclut l’inspecteur Bougret : quelle qu’en soit la cause, l’impression de chaos que nous vivons serait synonyme d’étiolement de notre confiance “dans les valeurs“. Avec elles, notre cadre de référence disparaît, qui nous rendait si certains d’être dans le bon… ou le mauvais, qui nous permettait d’exclure ou d’accepter, qui nous permettait d’applaudir ou de lyncher. EXIT notre système de référence mais… la perte est-elle si grande ?

Nos références dans le Spectacle : attention, sol glissant !

Alors, comme des marteaux sans maître, allons-nous pleurer la mort du Général (“qui nous avait compris“…) et des valeurs que lui et ses semblables, les Dieux, incarnaient. Allons-nous plonger dans la déprime, faute de législateurs pour notre morale ?

ISBN : 9782070728039

Non, car il semblerait plutôt que l’instinct de conservation nous pousse à rechercher d’autres valeurs, voire d’en inventer de nouvelles, avec tous les risques de dérapage que cela implique ! En plein dans les années 60, un philosophe engagé (aujourd’hui pas très lisible : son style maoiste est pittoresque mais un peu désuet) avait lancé un avertissement qui trouve tout son sens aujourd’hui. Guy Debord (1931-1994) publie en 1967 La société du spectacle, dont il dira : “Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Il n’a jamais rien dit d’outrancier.” Le texte est sidérant de prémonition et Debord y annonce combien La société du spectacle (les réseaux sociaux ?) va devenir notre cadre de référence quotidien, si nous ne veillons pas à garder les pieds sur terre, à rester dans l’expérience plutôt qu’à nous inspirer de ce spectacle organisé, selon lui, par le Capital dans un premier temps, le Spectacle se générant de lui-même ensuite.

Personnellement, je peux témoigner de cette dérive : j’ai un jour failli bénéficier d’une ristourne aussi importante qu’injustifiée chez une pharmacienne, qui m’avait confondu avec le médecin… d’une série télévisée. L’aliénation dénoncée par Debord descendait ainsi dans mon quotidien et c’est un feuilleton télévisé qui servait de cadre de référence à la pharmacienne, qui pourtant me connaissait dans la vie… réelle.

ISBN : 9782895961338

Debord n’était pas le premier lanceur d’alerte en la matière. En 1961 déjà, Daniel J. Boorstin inventait le terme “non-événement” et distinguait clairement les héros qui font preuve dans leurs actes d’un surcroît d’humanité exemplaire, à l’opposé des célébrités qui “sont célèbres parce qu’elles sont connues“. Le tout dans un ouvrage intitulé “Le triomphe de l’image. Une histoire des pseudo-événements en Amérique” (1962). Comme le commente son éditeur : “selon l’auteur, notre époque ne serait pas celle de l’artifice sans le développement de la démocratie et de son idéal égalitaire, une époque où « les illusions sont plus réelles que la réalité elle-même ». Daniel J. Boorstin dénonce la vacuité de nos vies, gouvernées par le spectacle, le divertissement et la marchandise. […] Notre société est donc sous le règne de l’artifice et du simulacre et ce, dans tous les domaines, notamment intellectuels et culturels. Le métier de journaliste n’est plus celui de la recherche de nouvelles, mais celui de la fabrication de nouvelles, de pseudo-événements, qui doivent alimenter des médias diffusant des informations de façon de plus en plus rapide pour assouvir la ‘soif de connaissance’ des citoyens, de plus en plus alphabétisés et pressés de s’informer. Symptomatique de cette évolution : les interviews, qui ne font qu’exacerber des opinions et ne sont guère des événements. Les pseudo-événements empoisonnent l’expérience humaine à la source et conduisent à la valorisation de pseudo-qualification, donnent l’illusion de la toute-puissance, bien loin de la grandeur humaine. Daniel J. Boorstin montre en quoi le triomphe de l’image permet la valorisation de la célébrité, au détriment de la renommée et signe ainsi l’avènement de la masse au détriment du peuple. Nul besoin, avec les pseudo-événements, d’être renommé du fait d’actes héroïques ou grandioses, car n’importe qui peut être célèbre : il suffit de paraître dans l’actualité.

Ne pas confondre la caverne de Platon avec la caserne de Platoon

Résumons-nous : par habitude (servitude), nous agissons et décidons de notre quotidien, de notre éthique comme de nos choix de vie, au départ d’idées, de valeurs qui pré-existent à notre expérience. Au moment où nous décidons de ne pas acheter un poulet de batterie dans une grande surface, nous nous justifions par des principes qui existaient avant même que nous décidions de faire un waterzooi pour le souper. C’est un fonctionnement qui est à rapprocher du clan des idéalistes en philosophie : fondateur putatif de l’école en question, Platon a clairement décrit la situation en avançant qu’il existe a priori un monde des idées sublime qui ne nous serait pas directement accessible mais que nous pouvons entrevoir, comme si, assis dos à l’ouverture d’une caverne, nous pouvions voir ces principes sublimes en ombre chinoise sur la paroi de la caverne où nous vivons. Nos actes ne seraient que des avatars concrets de ces idées préexistantes : c’est le mythe de la caverne.

Qu’en est-il alors de la liberté de notre pensée, questionnent d’autres philosophes comme notre Montaigne, qu’en est-il de la sagesse que nous pouvons hériter de l’expérience, de la force née de notre présence à la réalité et de la belle joie ressentie quand notre vie est… à propos ? Pour Montaigne, la souffrance et l’insatisfaction dans la vie nait de notre aliénation, du fait que notre cadre de référence n’est pas (plus) la vie elle-même :

​Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos.

Essais, III, 13, De l’expérience​

Bien avant Boorstin et Debord, Michel de Montaigne conseille cet à propos qui naît de la lutte permanente contre l’aliénation, contre toutes les idées préconçues qui entachent a priori notre délibération intime : c’est finalement une lourde captivité que de vivre avec un mode d’emploi ou un règlement gravé dans la tête et dans le coeur ! Parlera-t-on du ‘mythe de la caserne’, dans ce cas ? Bon, je sors.

Montaigne (Paris – Sorbonne)

A la lecture délectable des Essais, on réalise combien les principes et les certitudes sont un joug aujourd’hui toxique, en ces temps où notre paradigme a fait le sien (de temps) et où il importe de renouveler notre manière de vivre ensemble. Pour faire le deuil de la mort du dieu, il ne s’agit pas de s’en laisser imposer un nouveau, comme un clou qui chasserait un autre. Et remplacer un dieu par un dictateur ou un gourou ne devrait pas nous rendre très heureux non plus. Nous devrions plutôt en débattre comme Montaigne lui-même le conseillait, lui qui insistait dans son Essai sur l’art de la conversation (III, 8) : “Nous n’aimons pas la rectification​ [de nos opinions] ; il faudrait [au contraire] s’y prêter et s’y offrir, notamment quand elle vient sous forme de conversation, non de leçon magistrale.” Parlons-en , débattons-en : demain n’est pas encore programmé…

D’ailleurs, en termes de mort de dieu et de liberté de penser par-delà le bien et le mal, Nietzsche ne s’y était pas trompé et il se déclarait fervent admirateur du philosophe bordelais :

Il n’y a qu’un seul écrivain que je place au même rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probité, et je le place même plus haut, c’est Montaigne. Qu’un pareil homme ait écrit, véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée. Pour ma part, du moins, depuis que j’ai connu cette âme, la plus libre et la plus vigoureuse qui soit, il me faut dire ce que Montaigne disait de Plutarque : “À peine ai-je jeté un coup d’oeil sur lui qu’une cuisse ou une aile m’ont poussé.” C’est avec lui que je tiendrais, si la tâche m’était imposée de m’acclimater sur la terre.

 Nietzsche, Considérations inactuelles, II, De l’utilité et de
l’inconvénient des études historiques pour la vie
 (1874)

Vivre à propos, c’est Vertigo tous les jours

Après des siècles de servitude volontaire, nous avons un sentiment un peu tardif de fin du monde. Serait-ce cette pandémie désarmante du COVID-19 qui lève subitement le voile sur une réalité, masquée jusque-là par le “Spectacle”, qu’il nous faut impérativement renouveler ? Et voilà que Nietzsche en profite pour déclarer nos valeurs en mort clinique ! Par quoi les remplacer ? Peut-être suffit-il de les placer…

Peut-être la mort du dieu n’est-elle que la fin de notre habitude orthorexique de vivre au départ de règles et de principes pré-établis. Source de tous les conflits, l’idée implique la conformité à l’idée : je décide ceci parce que c’est conforme à mon idée du bon, du juste, du beau ou encore du vrai.

Le vertige commence dès que l’on réfute ces valeurs, dès qu’on établit qu’elles sont juste bonnes pour les herbivores qui n’ont de cesse de les brouter et de les ruminer sans faillir, clouant accessoirement au pilori les carnivores avides de manger le monde : les surhommes/femmes nietzschéens qui vivent par-delà le bien et le mal.

Lenz, Sommerlust (1906)

Qu’ont-ils donc entrevu, ces surhumains en forme d’humains qui existent et pensent librement, sevrés des valeurs et soucieux de vivre la qualité de leur relation au monde, leur Dasein (Heidegger), avec pour seul boussole leur satisfaction de vivre (Diel) et leur volonté d’être à propos (Montaigne) ? Comment ont-ils renoncé au monde en deux dimensions sur lequel les humains adolescents projettent leurs passions immatures, pour habiter voluptueusement un monde en trois dimensions, fait de l’expérience de la vie ? Comment se sont-ils abstenu d’y ajouter une quatrième ou une cinquième dimension, là où guettent les dieux, les dictateurs, les gourous et leurs acolytes ?

La réponse est probablement dans la question : se méfier de soi quand on cherche à être conforme à une idée ou une règle et, au contraire, habiter sa vie, son expérience, avec pour seul baromètre sa satisfaction réelle. En d’autres termes : lutter contre les conformismes (les idéalismes) et aligner son fonctionnement sur sa réalité (qui reste à reconquérir). Remplacer l’obéir par le faire, le quoi par le comment

A quand un mouvement politique profondément novateur qui ne miserait pas sur le commerce des idées et de visions d’avenir plus ou moins frelatées mais tiendrait compte de la complexité de notre vie et mettrait plutôt l’accent sur des modes de fonctionnement dynamiques dans la Cité :

    • une laïcité intégrale qui laisserait à chacun le choix de ses convictions et n’intégrerait dans le contrat social que le bien commun sans autre régime que celui du citoyen ;
    • un universalisme qui s’étendrait à la communauté des humains de toute appartenance, délaissant le communautarisme et les tribus d’influence pour préférer garantir les droits fondamentaux à tous. Comme le formulait le philosophe Henri Peña-Ruiz : “Le ‘droit à la différence’ ne peut être confondu avec la différence des droits.” ;
    • une expérience de l’Etat fondée sur le débat permanent (à ne pas confondre avec les disputes de comptoir), dans la mesure où aucune valeur d’aujourd’hui n’a prévu tous les lendemains qui nous attendent.

Alors, on danse ?

Patrick Thonart


    • En-tête : ROSALES Harmonia, La Création d’Adam (2017)

D’autres sont montés à la Tribune…

LIPIT : Migration n°1 (2012, Artothèque, Lg)

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LIPIT Jean-Pierre, Migration n°1
(lithographie, 76 x 54 cm, 2012)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Jean-Pierre Lipit © beukenhof.com

Fils du peintre intimiste Jean Dufour, Jean-Pierre LIPIT (né en 1937) débute par la peinture avant de faire des études de gravure et de lithographie à l’Académie des Beaux-Arts de Watermael-Boitsfort. Il pratique également la sculpture depuis les années 1980…

Toutes les lithographies de Jean-Pierre Lipit sont dessinées sur pierre. L’artiste pratique régulièrement des transformations lithographiques en modifiant la pierre et en tirant des états successifs. La majorité des lithos couleurs sont obtenues à partir d’une seule pierre. “Son monde est peuplé de personnages, d’animaux, d’êtres mi-hommes mi-animaux évoluant dans des atmosphères sombres et parfois ténébreuses dans lesquelles la mort est souvent évoquée. Des notes d’humour viennent régulièrement atténuer le propos et donnent aux images une  dimension universelle.” (d’après K1LEDITIONS.COM)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ©  Jean-Pierre Lipit ; beukenhof.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

FOLIEZ, Jean-François (né en 1984)

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Jean-François Foliez

Né en 1984, Jean-François FOLIEZ commence l’étude de son instrument dès l’âge de 4 ans, étudie le solfège à l’Académie de Huy et la clarinette en cours particuliers. A 16 ans, il se consacre au saxophone ténor et à l’improvisation d’abord dans le Big band de Liège, puis dans diverses formations. Il entre au conservatoire de Maastricht où il étudie le jazz avec le saxophoniste allemand Claudius Valk. Il s’inscrit ensuite au Conservatoire Royal de Liège, où il étudie la clarinette classique avec Jean-Pierre Peuvion, puis avec Benjamin Dietels. Il participe à une masterclass avec Eddie Daniels et à des cours particuliers avec Steve Houben.

Il joue au sein de nombreuses formations: JF Foliez’s Playground  (compositions du clarinettiste), Music 4 A While (musique baroque remise au goût du jour par Johan Dupont), O.S. Quintet (tribute to Benny Goodman, Bobby Jaspar), 3 J Trio (jazz New-Orleans), Vivo (orchestre eurorégional de Garrett List), The Swing Barons (cabaret swing années 20 avec show danseurs), After night (rythm’n blues), Gypsy Swing Quintet (Jazz manouche avec Christophe Lartilleux), Les 3 Mirlitons (trio de clarinettes).

Il a participé à de nombreux festivals : Jazz à Liège, Gouvy Jazz Festival, Festival Labeaume en musiques, Gaume Jazz Festival, Festival Musiq 3, Festival des midis minimes… (d’après IGLOORECORDS.BE)

“Truite arc-en-ciel” est le nouvel opus chansons du clarinettiste Jean-François Foliez. Jonglant entre émotion, humour et surréalisme, ce n’est pas moins de 17 musiciens qui ont participé à cette aventure à la croisée du jazz de la pop et de la musique classique…

“Jeux de mots sensuels coquins et musicaux, fort évocateurs sur une mélodie enveloppante, riche et rythmée. Une savoureuse badinerie amoureuse dans un décor inspirant… ”    (d’après LANVERT.BE en 2020)

Visiter le site de Jean-François Foliez…


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : rtbf.be


More Jazz…

SHIOTA Chiharu (née en 1972)

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© Philippe Vienne

Née à Osaka au Japon en 1972, Chiharu SHIOTA vit et travaille à Berlin depuis 1997. Ces dernières années, l’artiste a été exposée à travers le monde, notamment au New Museum of Jakarta, Indonésie, au SCAD Museum of Art, États-Unis, au K21 Kunstsammlung NRW, Düsseldorf, ou encore au Smithsonian, Washington DC. En 2018, elle expose au Musée de Kyoto et, en 2019, aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique ainsi qu’au Mori Art Museum de Tokyo.

Les installations spectaculaires de Chiharu Shiota transforment les espaces dans lesquels elles se déploient, et immergent le visiteur dans l’univers de l’artiste. Elles associent des matières textiles telles que la laine et le coton à différents éléments, formes sculptées ou objets usagés.

L’artiste combine performances, art corporel et installations dans un processus qui place en son centre le corps. Sa pratique artistique protéiforme explore les notions de temporalité, de mouvement, de mémoire et de rêve et requièrent l’implication à la fois mentale et corporelle du spectateur. La participation très remarquée de Chiharu Shiota à la Biennale de Venise, où elle représentait le Japon en 2015, a confirmé l’envergure internationale de son travail. (d’après FINE-ARTS-MUSEUM.BE)

© pen-online.com

Un piano brûlé dans un espace couvert d’innombrables fils. Un bateau flottant dans une mer de fils rouges qui semble jaillir. Le spectateur est attiré dans le monde des œuvres d’art comme s’il était enchevêtré dans l’immense mer de fils. L’œuvre de Chiharu Shiota projette une vision du monde bouleversante qui est proprement inoubliable. L’année dernière, plus de 660 000 personnes ont visité la rétrospective Chiharu Shiota: The Soul Trembles au musée d’art Mori, soit la deuxième plus grande fréquentation d’une exposition dans l’histoire du musée. De nombreux visiteurs se sont rendus à l’exposition plus d’une fois. Il y a donc quelque chose de très captivant dans son œuvre qui attire constamment ses admirateurs — mais de quoi s’agit-il ?

“Jusqu’à présent, c’est la première exposition qui a réussi à suivre le concept de la mort de si près”, a déclaré Shiota. Il s’agissait de la plus grande exposition individuelle de son œuvre jamais réalisée, la rétrospective retraçant ses activités artistiques sur 25 années. Le lendemain de l’événement, Shiota apprenait la nouvelle de la récidive de son cancer. L’exposition, qui a été préparée et réalisée alors qu’elle luttait contre sa maladie et faisait face à un avenir incertain, fut un tournant crucial pour elle.

“Tout était si systématique à l’hôpital, et mes sentiments et mon cœur semblaient avoir été mis de côté », a-t-elle révélé. « J’ai eu le sentiment que je ne pouvais pas m’entretenir sans continuer à réaliser des œuvres“, a-t-elle ajouté. “J’ai ainsi réalisé une œuvre d’art en utilisant mon sac de médicaments contre le cancer, ou encore j’orientais la caméra sur moi pendant que je perdais mes cheveux.” Ainsi, les œuvres de Shiota des années 1990 à 2000 semblent porter un parfum de mort. 
“Parce que j’essayais simplement de vivre, je faisais de mon mieux. Où irais-je si je venais à mourir… ? C’est de là que j’ai tiré le mot “âme” pour le titre de l’exposition”.

Lits rouillés, robes, vieilles clés, fenêtres, pianos silencieux… “l’existence dans l’absence”, qui met en évidence la mémoire des choses, a toujours été son thème de prédilection. Shiota explore la respiration que l’on peut observer en cette absence, comme si elle se concentrait sur le filage d’un fil. (lire la suite sur PEN-ONLINE.COM)

© voir-et-dire.net

Quand une artiste exprime l’angoisse liée à la reprise de son cancer en produisant une oeuvre magistrale. (…) Il demeure une grande différence entre le combat que mène saint Georges (…) contre le dragon et celui qui oppose saint Michel et la bête. Le premier blesse d’abord l’animal et ne le tue qu’après avoir reçu l’assurance de la conversion de la population au christianisme. Le dragon n’est qu’un dragon et l’homme d’action demeure un conquérant, porté par un idéal. Saint Michel appartient à une catégorie de héros non humains et son ennemi, même sous les apparences d’un dragon, est d’abord un symbole du mal. Or, ce mal qui peut être extérieur à nous, nous habite aussi au-dedans. L’archange incarne dès lors des forces que nous pouvons (devons) trouver en nous-mêmes. On remarquera alors que saint Michel ne tue pas le dragon mais qu’il le terrasse. La différence est de taille puisque, par cet acte, il ne fait que le réduire au silence… passager. Le mal demeure, latent et toujours menaçant. Le serpent souterrain peut sortir de sa tanière. Comme certaines pulsions. Mais aussi comme le cancer. Face à lui, que devient le combat dès lors qu’on est un artiste ? L’œuvre de la Japonaise Chiaru Shiota aujourd’hui présentée dans la galerie Templon Bruxelles en est l’expression. Observons. Sur et autour d’un amoncellement de parapluies sombres disposés en une montagne impossible à gravir, tombe une pluie dure et noire faite de fils tendus et impénétrables.

En 1999 déjà, Chiaru Shiota, alors âgée de 27 ans, posait la question de sa propre fragilité de femme en créant un environnement inaccessible fait de robes de sept mètres de haut, couvertes de terre qu’un ruissellement continu, peu à peu, comme les jours d’une vie, lavait mais jamais jusqu’au retour de la blancheur des tissus. Demeuraient des traces, une mémoire. Mais à peine.

© Philippe Vienne

L’eau était encore présente, mais de manière allégorique lorsque, pour la Biennale de Venise 2015, elle créa un environnement immersif au centre duquel une embarcation, ouverte à la manière d’une main, était emportée par un nuage organique de 400 km de fils rouges auxquels étaient accrochés, comme pour stopper l’inévitable destin, 180 000 clés. (lire la suite sur VOIR-ET-DIRE.NET)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  Philippe Vienne ; pen-online.com ; voir-et-dire.net


Plus d’arts visuels…

VIENNE : Le Phare (2013)

Temps de lecture : 8 minutes >

© Philippe Vienne

C’est d’abord une gifle. Une chaleur granuleuse qui vous frappe et l’on ne sait s’il s’agit de grains de sel ou de sable. Les deux, sans doute. Ensuite, une fois les moteurs de l’avion complètement à l’arrêt, c’est le silence que véhicule le vent. Et déjà on prend conscience que la vie, ici, n’est pas inféodée au temps.

Dans le taxi improbable qui me conduit à l’hôtel, je vois défiler des fragments de la ville, comme autant d’instantanés furtifs qu’un appareil photo aurait peine à saisir. C’est d’ ailleurs pour cela que je n’en ai pas. Je fige les images avec des mots, définitivement. Mon chauffeur ressemble à Emir Kusturica, dans sa version la plus hirsute. Dans un anglais aussi relatif que sa notion du code de la route, il s’étonne de voir débarquer un touriste dans sa ville. Les seuls étrangers qu’on voit par ici sont des reporters ou des archéologues, dit-il. Des gens qui inventent le monde plus qu’ils ne le créent, des inutiles selon ce philosophe du changement de vitesse. “Je suis écrivain”, je réponds, pour le conforter dans son opinion.

Cette ville était à la croisée des chemins, engoncée entre deux empires dont la rivalité faisait sa richesse, ouverte sur le monde par son port florissant que vantaient les marchands et chantaient les poètes. Et puis la source s’est tarie, la mer s’est retirée et le sable ocre est devenu l’or de la misère. Il reste des édifices fabuleux, menaçant ruine pour la plupart, la cathédrale à la coupole de cuivre oxydé, la grande mosquée dont le dôme turquoise est rongé par le sel. Et le port fantôme, de rouille et de blocs mal équarris, grand ouvert sur cette funeste mer siliceuse, dominé par un phare qui fait écho aux minarets.

A peine entré dans ma chambre, je jette mon sac sur le lit et je ressors. J’ai hâte d’être dehors, de sentir autre chose que de l’air en conserve, même si cette chaleur salée peut se faire agressive, je suis pressé par l’envie de m’immiscer dans ce monde, de me perdre pour ainsi dire. De me perdre ou de me retrouver, que sais-je ? Que cherche le voyageur quand il choisit sciemment une destination à ce point différente de son quotidien ? Le dépaysement est-il une fuite, une rupture, ou nous renvoie-t-il à la conclusion qu’en définitive, en dépit de nos différences, nous restons tous des humains semblables quant à leurs aspirations ? Sarah est partie et elle ne reviendra pas. C’est pour moi la seule évidence en cet instant. Vivre m’est déjà suffisamment difficile, le reste est littérature. Et à ce sujet, justement, la douleur a remplacé l’inspiration.

Les rues sont ocres, des enfants courent partout. Ils m’observent avec une curiosité mêlée de crainte. A vrai dire, je crois surtout qu’ils se moquent. Plus loin, un chameau paît dans les ruines d’un hammam. Une vieille, édentée, l’imite, se gavant de dattes, assise au pied d’un drapeau vert, effiloché, qui claque au vent. J’arrive sur le port. Au loin, on aperçoit l’épave rouillée d’un bateau, piégé par la mer de sable. Des gamins jouent au foot entre deux jetées en ruine, sous les yeux d’un vieillard, assis, qui ne les regarde même pas. Le temps ici s’est arrêté. Il se dégage de cette ville une nostalgie empreinte de sérénité. Une forme de fatalisme sans doute, pas de douleur ni de révolte apparentes. Je les envie presque.

La nuit arrive toujours de manière assez abrupte. Je suis assis sur mon lit, mon ordinateur portable sur les genoux. Etablir une connexion internet relève ici de la gageure. Je me contente de lire quelques messages, qui n’ont jamais que l’urgence qu’on leur prête. Celui que j’attends ne viendra jamais, et je le sais déjà. Une lueur jaunâtre sourd à travers les rideaux, par intermittence. Comme une enseigne publicitaire, sauf qu’il n’en existe pas. Ou comme… mais non, cela ne se peut pas. J’écarte cependant les tentures pour m’en convaincre. Eh bien, si. Ici tout est possible qui semblerait surréaliste ailleurs. C’est bien la lumière du phare, en contrebas. Je l’observe, de loin. Je me demande toujours d’où vient cette fascination. Est-ce l’alternance d’ombre et de lumière qui donne à voir un instant puis reprend aussitôt, nous transformant en voyeurs frustrés ? Est-ce cette succession rapide de jours et de nuits qui fait défiler en accéléré le film de notre vie ? Ou bien cette musique silencieuse au rythme binaire qui se fait hypnotique ? Je m’endors, envoûté.

Le lendemain, ce que j’ai vécu la veille me semble plus improbable que ce dont j’ai rêvé. J’en remercierais presque Sarah de m’avoir quitté. Mais il ne faut rien exagérer. Il me reste des choses à oublier, j’ai besoin de marcher. Après avoir laissé mon petit déjeuner à une nuée de moineaux,  je parcours les rues avec David Bowie dans les oreilles, chantant en italien comme pour ajouter à l’incongru de la situation : Dimmi ragazzo solo dove vai,
 Perché tanto dolore?
 Hai perduto senza dubbio un grande amore (“Dis-moi, jeune homme solitaire, où vas-tu, Pourquoi tant de douleur ? Tu as sans doute perdu un grand amour”). Au loin, il me semble distinguer un appel à la prière. Etrangement, c’est la première fois que je le remarque. Je pense descendre vers le port, vérifier que je n’ai pas pu être victime d’une illusion, que le phare est encore dans un état qui lui permettrait d’être opérationnel.

Le vieux est assis là, sur les vestiges d’une jetée, à contempler cette plaine immense, immobile et silencieuse comme lui. Son visage buriné est parcouru de rides comme les sillons de ces vieux vinyles qui nous racontaient une histoire. Sauf que lui ne dit rien. Il ne bronche même pas quand je lui adresse la parole. Est-il sourd ou indifférent ? Que contemple-t-il ainsi ? Voit-il encore les bateaux aller et venir, ramenant les poissons comme des turquoises volées à la mer ? Ou ressent-il, comme moi, le vide infini que creuse l’absence ?

Tout ici est imprévisible. Notre rencontre aussi. Elle surgit devant moi, comme apportée par une rafale de vent. Je ne sais pas si c’est une enfant qui a grandi trop vite ou une jeune femme restée adolescente, j’ai à peine le temps d’apercevoir sa chevelure noire, ébouriffée, qu’elle plante en moi son regard de macassar et demande : “Where do you come from ?” Ma réponse fait apparaître une rangée de dents blanches. Je redoute la morsure, elle me demande juste ce que je fais ici. En français. “Tu parles français, toi, comment ça se fait ?” “Ma mère était Française. Elle est arrivée avec un bateau, a rencontré mon père. Puis mon père est parti, la mer est partie, ma mère est restée”.

Je lui demande si elle connaît un endroit où je pourrais étancher ma soif.  “Le sel et le sable”, j’explique en m’excusant presque. Elle m’emmène dans un dédale de ruelles dont je ne pourrais jamais m’extraire si elle me plantait là. Puis elle pousse une porte turquoise, qui grince un peu. Dans la pénombre, je distingue un alignement de bancs et de tables, assez rudimentaires, il y a des tapis partout, quelques shishas aussi. Il fait frais mais l’atmosphère est emplie d’une odeur douceâtre. Le thé est brûlant et trop sucré. Mon guide improvisé m’observe d’un air narquois, elle me scrute, m’analyse. J’ai l’impression que je la déçois. Mais il en va souvent ainsi avec les femmes. Pour ma part, si ce n’était son côté sauvage, je pourrais presque la trouver jolie. Elle m’extrait du labyrinthe pour me raccompagner à l’hôtel. “Demain, si tu veux, je te fais encore visiter”. Demain, que ferais-je d’autre ?

Nous marchons plusieurs heures, en silence la plupart du temps. Elle répond juste à mes questions lorsque je l’interroge sur tel bâtiment ou sur l’une ou l’autre coutume. Une fois, parce que ma tristesse était trop perceptible sans doute, je lui ai parlé de ma rupture et des raisons qui m’ont amené ici. Elle a rejeté ses cheveux en arrière, du revers de la main, n’a rien dit et nous avons poursuivi notre chemin. Pour finalement nous arrêter devant un palais, une sorte de réplique miniature de l’Alhambra de Grenade. J’imagine que ce devait être la demeure d’un puissant. Elle se met à raconter, à la manière d’un conte oriental : “Au dix-septième siècle, c’était le palais d’un riche marchand. Cet homme, alors âgé d’une cinquantaine d’années, avait épousé une jeune fille de vingt ans, d’une grande beauté. Il en était fou. C’est pour lui plaire qu’il fit ainsi orner son palais et tracer les jardins ombragés où elle pouvait sortir tout en prenant soin de son teint délicat. Mais la fille était jeune et rêvait d’autre chose. Elle tomba amoureuse d’un miniaturiste, leur liaison se fit de moins en moins discrète. Cependant, le marchand semblait vouloir l’ignorer, ou s’en accommoder, tant l’essentiel pour lui était de l’avoir à ses côtés et de se repaître de sa beauté. Un beau jour cependant, voulant vivre leur passion au grand jour, les amoureux s’enfuirent. Sans doute bénéficièrent-ils de la complicité d’un marin pour prendre le large, toujours est-il qu’ils disparurent à jamais”. “J’imagine que le marchand a été inconsolable”, lui dis-je. “Si tel a été le cas, il n’en a rien laissé paraître. Il  a consacré davantage de temps à ses affaires, augmentant encore sa fortune et sa puissance politique”. Je m’étonne : “A quelque chose malheur est bon, c’est cela ta conclusion ?” Elle sourit. “Pas vraiment : durant la dernière guerre, le palais a été endommagé par les bombardements. Et on a retrouvé deux squelettes emmurés”. “Quelle horrible vengeance !”, et je frissonne vraiment.

Pendant plusieurs jours nous répétons ce qui est à présent devenu une sorte de rituel : elle m’attend devant l’hôtel, nous partons visiter la ville, repassant quelquefois aux mêmes endroits, parlant peu la plupart du temps. Le soir, dans ma chambre, la lumière blanche de mon écran reflète ma solitude et mon incapacité à créer quoi que ce soit.

Avant mon départ, pour célébrer ma dernière soirée, nous mangeons à la terrasse d’un restaurant. Une viande de chameau marinée, paraît-il. La lumière du phare fait office de bougies et éclaire nos visages, alternativement. Je ne peux m’empêcher de remarquer  : “Mais pourquoi garder en activité un phare dans une ville où il n’y a plus la mer ? C’est absurde”. “C’est parce qu’il y a un phare que la mer viendra, un jour”, me répond-elle.

Je souris. “Ca me fait penser au vieux fou qui reste assis sur le port à scruter l’horizon”, je lui dis, “je l’ai vu plusieurs fois”. Son visage se ferme, se durcit, je la sens plus sauvage que jamais. Je l’ai vexée, sans aucun doute. “Non, il n’est pas fou, le vieux. Je le sais c’est mon grand-père”, me dit-elle. “Il était pêcheur et il a vu disparaître la mer. C’est depuis lors qu’il ne parle plus. Mais il entend. Il entend le ressac des vagues, il entend le cri des oiseaux qui suivent le bateau au retour de la pêche. Et il attend le retour de la mer”. “Excuse-moi, dis-je, mais je crois que c’est ce qu’on appelle être fou”. “Non, non, rétorque-t-elle avec véhémence. Tu n’as rien compris. Tu contemples nos ruines comme tes propres blessures. Dans l’histoire du marchand, tu ne vois que la vengeance d’un homme trompé mais ne mesure spas à quel point il s’est lui-même emmuré. Le sel qui te brûle les yeux et t’embrouille la vue est celui de tes propres larmes, pas celui de notre mer. Tu contemples l’absence quand nous vivons de l’espoir du retour. Je vais te dire un secret : moi aussi je l’entends, le ressac. Un jour la mer reviendra, je le sais. Crois-moi. Je t’en prie, crois-moi “.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle a obtenu le 4e prix du concours de textes de la Maison de la Francité (Bruxelles) 2013 et est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


Plus de littérature…

 

 

 

 

 

 

 

 

FABRY : Le journal du Nightstalker (2020)

Temps de lecture : 3 minutes >

ISBN 978-2-36868-643-0

Steve “Serpent” FABRY, bassiste et chanteur au sein du groupe de métal Sercati, raconte au fil des albums l’histoire d’un personnage nommé le Nightstalker. Voulant explorer une autre facette de son protagoniste, il créa une seconde formation musicale portant sobrement le nom The Nightstalker, narrant les moments plus personnels de son héros en parallèle de l’histoire principale. S’attachant à sa création et l’univers qu’il mit en place, Steve a ainsi décliné ce récit en roman ainsi que dans un film. Il a aussi scénarisé un comics sur cet univers, dont les illustrations sont largement utilisées pour illustrer ce roman, premier tome d’un cycle de trois trilogies. Un jeu de rôle est également en préparation.

Steve Fabry et son héros © Steve Fabry

Un ange décide de descendre du Paradis afin d’aider une humanité en proie aux démons. Témoin de la souffrance que les humains ressentent, il devra trouver sa place et le sens de son existence parmi eux. Prenant le rôle d’un protecteur, il deviendra le Nightstalker. De nombreux ennemis entraveront sa route mais quelques alliés se rangeront à ses côtés. Au cœur de cette guerre, à qui pourra-t-il accorder sa confiance ?

Cette trilogie s’adresse, évidemment, aux amateurs du genre, ce qui ne la rend pas pour autant inaccessible à d’autres lecteurs. Si le récit du premier livre paraît un peu plus faible – mais c’est aussi une mise en place – l’histoire monte en puissance à mesure qu’elle avance. Steve Fabry a créé un univers qu’il construit au travers de différents médias et si la puissance de son imaginaire est la première chose que l’on note, l’humanité de ses personnages n’est pas la moindre de ses qualités.

© Anthony Rubier

“Je parcourais la ville le coeur léger. Courir sur les toits enneigés était l’un de mes plaisirs. Cette sensation de liberté était si intense… Cela me rappelait le Paradis. Je prenais le temps de m’arrêter et d’observer, au travers des fenêtres, les humains qui se retrouvaient en famille autour d’un dîner, un bon feu allumé dans l’âtre. Ce spectacle m’interpellait à chaque fois. Je repensais aux moments passés avec Gabriel et à la disparition de Père. Mes frères me manquaient. Ces instants rendaient ma solitude plus pesante encore. Je pensais encore à elle… Je quittai mon poste d’observation pour me diriger vers le port, tenant une rose dans la main gauche. J’avais une chose importante à faire. Pendant que je me déplaçais, des souvenirs douloureux traversaient mon esprit. Je n’arrivais pas à penser à autre chose. La culpabilité, la tristesse et la colère m’étreignaient tour à tour. Ce flot de sentiments s’interrompit lorsque j’arrivai à destination. Les docks étaient déserts. Je pris le chemin du hangar où s’était déroulé le dernier affrontement. Je pouvais encore sentir l’odeur de la mort qui planait sur cet endroit et  entendre les cris de douleur ainsi que le son des os qui  se fracassaient. Je déposai la fleur sur le sol. Je restai là quelques minutes pour me remémorer la bataille que nous avions livrée peu de temps auparavant dans ces lieux. Je repensais aussi aux sacrifices quand, soudain, un son de cloche attira mon attention. Je me retournai et vis une ombre au loin, qui s’enfuyait. Qui était-ce ?”

Philippe VIENNE


Lire encore…

PIERART : Mes drames et mes sueurs (2002, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

PIERART Pol, Mes drames et mes sueurs
(photographie, n.c., 2002)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Pol Pierart © mu-inthecity.com

Pol PIERART est né en 1955. Il vit et travaille à Embourg (Chaudfontaine), Belgique. Il a fait ses études à l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège, section peinture décorative et option photographie, de 1972 à 1978. Il expose depuis 1979 ses peintures et photographies dans de nombreux musées et galeries belges. […] En 2010, il participe à l’exposition collective “Entre chien et loup” à la Galerie Les Brasseurs, puis, en 2011, à une autre exposition collective, “D’une certaine irrévérence”, à Paris, au Centre Wallonie-Bruxelles. (d’après CONTRETYPE.ORG)

Pour Pol Pierart, les jeux de mots, omniprésents dans ses travaux, ne sont pas une fin en soi. Le but essentiel est d’entrer en relation : “C’est la photographie qui crée la relation du fait que le regardeur, pour appréhender le travail, est amené à comprendre quelque chose. Le côté ludique et l’humour sont autant de moyens de renforcer le propos.” Il envisage ses séries photographiques comme un journal de bord et utilise le format carte postale, qui comprend toujours un caractère intime, renvoyant à la photo-souvenir. Les images vont à l’essentiel, rendant facile la lecture de l’œuvre, dont se dégage par ailleurs une certaine poésie. (d’après CONTRETYPE.ORG)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Pol Pierart ; mu-inthecity.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

MASSART : Very Fast Trip. Le film
(2013, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

MASSART Michaël, Very Fast Trip. Le film
(photographie, 40 x 60 cm, 2013)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Michaël Massart © michaelmassart.zenfolio.com

Photographe belge né à Namur et domicilié à Habay-la-Neuve. C’est en 2008, suite à une blessure au genou, que Michaël MASSART renonce au sport et se tourne vers la photographie. Autodidacte et “touche à tout”, il se concentre sur ses deux domaines de prédilection : les portraits et les photos de paysages (notamment en pose longue). Transmettre une émotion, surprendre, construire et mettre en scène l’image de façon originale font partie de ce qu’il recherche à travers ses travaux.

Cette photographie fait partie de la série “Very Fast Trip”, que l’artiste présente ainsi : “C’est une fable contemporaine sur l’obsolescence programmée, la surconsommation. Ce que notre société porte aux nues aujourd’hui est jeté à la poubelle le lendemain. Grandeur et décadence : les meilleures ennemies du monde. Autour de ce sujet et avec une certaine dose d’humour, j’ai tenté de retracer le parcours d’un objet de consommation en lui donnant vie sous les traits (du moins partiellement) d’un homme.[…] Je vous propose donc de partager les aventures de notre “héros” de la surconsommation depuis son “déballage” jusqu’à sa mort… son recyclage, en passant par ses moments de gloire, d’impression d’être le roi du monde, d’excès, de lendemains difficiles, de nostalgie, de remises en question et de lutte pour tenter de survivre dans ce monde bien ingrat vis-à-vis de ses “stars” déchues…”

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © michaelmassart.zenfolio.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

HOSOKAWA, Toshio (né en 1955)

Temps de lecture : 4 minutes >

Toshio Hosokawa, 2018. © ensembleintercontemporain.com

“Compositeur japonais né le 23 octobre 1955 à Hiroshima, Toshio HOSOKAWA se forme au piano, au contrepoint et à l’harmonie à Tokyo. En 1976, il s’installe à Berlin où il étudie la composition avec Isang Yun, le piano avec Rolf Kuhnert et l’analyse avec Witold Szalonek à la Hochshule der Künste. Il participe également aux cours d’été de Darmstadt en 1980 et suit l’enseignement de Klaus Huber et de Brian Ferneyhough à la Hochshule für Musik de Fribourg-en-Brisgau (1983-1986).

Klaus Huber l’encourage alors à s’intéresser à ses origines musicales en retournant au Japon les étudier de manière approfondie. Cette démarche double sera fondatrice d’une œuvre qui puise ses sources aussi bien dans la grande tradition occidentale –Hosokawa cite Bach, Mozart, Beethoven et Schubert parmi ses compositeurs favoris et n’ignore rien de Nono, de Lachenmann et bien sûr de Klaus Huber– que dans la musique savante traditionnelle du Japon, notamment le gagaku, l’ancienne musique de cour.

Toshio Hosokawa est invité dans les plus grands festivals de musique contemporaine en Europe comme compositeur en résidence, compositeur invité ou conférencier […]. Il collabore étroitement avec le chœur de la radio WDR de Cologne et est compositeur en résidence au Deutsches Symphonie Orchester pour la saison 2006-2007. En 1989, il fonde un festival de musique contemporaine à Akiyoshidai (sud du Japon) qu’il dirige jusqu’en 1998.
Toshio Hosokawa, “Futari Shizuka” © en.karstenwitt.com

Son catalogue comprend des œuvres pour orchestre, des concertos, de la musique de chambre, de la musique pour instruments traditionnels japonais, des musiques de film, des opéras. Ses œuvres, privilégiant la lenteur, un caractère étale et méditatif dont la dimension spirituelle n’est jamais absente, sont souvent composées en vastes cycles (“Sen”, “Ferne Landschaft”, “Landscape”, “Voyage” et “Océan”). Les thématiques du voyage intérieur et des liens entre l’individu et la nature traversent nombre d’entre elles […].

Compositeur en résidence à l’Orchestre symphonique de Tokyo de 1998 à 2007, Toshio Hosokawa est le directeur musical du Festival international de musique de Takefu et est membre de l’Académie des Beaux-Arts de Berlin depuis 2001. Il est également professeur invité au Collège de musique de Tokyo depuis 2004 et chercheur invité de l’Institute for Advanced Study de Berlin de 2006 à 2009. Il anime des conférences dans le cadre des cours d’été de Darmstadt depuis 1990. Il est directeur artistique du Suntory Hall International Program for Music Composition de 2012 à 2015.[…]

Si l’œuvre de Toshio Hosokawa se caractérise, à l’instar de compositeurs japonais tels que Yoritsune Matsudaïra, Toshiro Mayuzumi ou Tōru Takemitsu, par la dialectique entre Occident et Japon, sa particularité réside dans sa grande cohérence stylistique. Dans l’une de ses premières œuvres écrites pendant ses études en Allemagne, Melodia” (1979) pour accordéon, Hosokawa évoque la sonorité du shêng (orgue à bouche chinois) par un jeu comparable au rapport inspiration/expiration : partir d’un son piano, l’épaissir ensuite par l’accumulation d’autres sons en crescendo, et enfin revenir à l’état initial en decrescendo.

Même si cette œuvre de jeunesse, entièrement basée sur ce geste quelque peu connoté aujourd’hui, est loin d’être représentative de l’ensemble de sa production, elle annonce clairement les points sur lesquels il travaillera par la suite : la musique extra-européenne (plus précisément, celle du Japon), mais aussi l’économie de moyens, le processus reposant sur un seul geste qui s’intensifie progressivement (densité sonore, conquête du registre ou gain de dynamique), la dilatation du temps ou la corporalité.” (lire plus sur BRAHMS.IRCAM.FR)

Toshio Hosokawa, “Matsukaze”, Opéra de Lille, 2014 © opera-lille.fr

“Toshio HOSOKAWA est l’un des compositeurs japonais majeurs d’aujourd’hui. Il a créé un langage musical personnel à partir de sa fascination pour la relation entre l’avant-garde occidentale et la culture japonaise traditionnelle. Sa musique est fortement liée aux racines esthétiques et spirituelles de la culture japonaise (p. e. la calligraphie) et à celles de la musique de cour japonaise (le gagaku), et il donne une expression musicale à la notion d’une beauté née de l’éphémère : “Nous entendons les notes une à une et apprécions en même temps la façon elles naissent et meurent : un paysage sonore en continuel “devenir” animé de lui-même.”

Né à Hiroshima en 1955, Toshio Hosokawa est arrivé en Allemagne en 1976 où il a étudié la composition auprès d’Isang Yun, Brian Ferneyhough et plus tard de Klaus Huber. Bien qu’il ait d’abord fondé sa musique sur l’avant-garde occidentale, il a peu à peu développé un monde musical nouveau, entre Orient et Occident. C’est en 2001, avec sa première représentation mondiale de l’oratorio “Voiceless Voice in Hiroshima” qu’il obtient une très large reconnaissance […].

Les œuvres de musique lyrique de Toshio Hosokawa sont régulièrement programmées dans les grandes salles d’opéra. Son premier opéra “Vision of Lear” a été acclamé par la critique à la Biennale de Munich en 1998. “Hanjo”, opéra de 2004, mis en scène par la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker, et commandé par l’Opéra de La Monnaie (Bruxelles) et le Festival d’Aix-en-Provence a été vu sur de nombreuses scènes depuis sa création.

Comme Hanjo”, l’opéra “Matsukaze” est également inspiré par le théâtre traditionnel japonais. Il a été représenté pour la première fois en 2011 à l’Opéra de La Monnaie, dans la chorégraphie de Sasha Waltz, puis à l’Opéra d’État de Berlin, à Varsovie, et au Luxembourg. Le monodrame “The Raven” pour mezzo-soprano et ensemble musical a été créé à Bruxelles en 2012, puis joué sur plusieurs autres scènes.” (lire plus sur SOMMETSMUSICAUX.CH)


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations ensembleintercontemporain.com ;  en.karstenwitt.com; opera-lille.fr  |


#DécrisMalUnFilm

Temps de lecture : 2 minutes >

© yodablog

Tout le monde n’est pas François Forestier ou (pour les plus de vingt ans) Sélim Sasson. De quel film s’agit-il, dans ces tweets non-trumpiens ? Nous, on n’a pas tout trouvé. A vous la balle…

  1. “Y a un sorcier et il a des potes et y a un mec qui n’a pas de nez qu’est pas cool du coup ils lui déchirent sa race.”
  2. “C’est deux mecs qui se bat tout seul dans un parking.”
  3. “Un savant fou s’acoquine avec des terroristes libyens obligeant un mineur à aller dans le passé pour friendzoner sa mère.”
  4. “Désespéré par une vie d’errance, un iceberg tente sans succès de se suicider en se jetant contre un paquebot géant.”
  5. “Batman et Superman s’unissent pour combattre Doomsday parce que sa mère ne s’appelle pas Martha.”
  6. “C’est un mec qui a préféré mourir d’hypothermie plutôt que de monter sur une planche alors qu’il y avait la place.”
  7. “L’histoire d’un mec qui dit à un autre “Je suis ton père” mais il le croit pas car il est noir.”
  8. “C’est l’histoire d’un gros méchant requin qui mange des gens que quand il ya de la musique sinon sans musique il est gentil.”
  9. “Un nain vert dyslexique qui se bat à coups de néon contre un motard asthmatique sapé en noir.”
  10. “C’est un mec il tombe amoureux de Siri sur son iPhone, mais c’est la voix de Scarlett Johansson aussi donc bon ça va.”
  11. “C’est l’histoire d’une amitié brisée entre un employé FedEx et un ballon.”
  12. “C’est l’histoire d’un type qui lit plein de bouquins de poésie mais qui crève parce qu’il a pas lu celui sur les plantes.”
  13. “Un projectionniste jaloux veut tuer 1 type qui vomit quand il est content protégé par 1 garde du corps qui danse la carioca.”
  14. “L’histoire d’un groupe de pote qui fait un road trip pour jeter un bijou dans un volcan.”
  15. “C’est l’histoire d’un enfant de 10 ans qui fonce dans un mur et qui rencontre un roux dans un train pour aller à l’école.”

Lire l’article original avec les publicités sur TOPITO.COM (10 septembre 2020)


Rire encore…

PIERRE, Antoine (né en 1992)

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Antoine Pierre © igloorecords.be

Le batteur et compositeur Antoine PIERRE (1992), basé à Bruxelles, est devenu une figure incontournable de la scène de jazz belge et européenne.  Leader des groupes URBEX et Next.Ape mais aussi sideman actif, il fait partie de plusieurs groupes importants sur la scène internationale – entre autres avec l’éminent guitariste Philip Catherine ou encore TaxiWars, l’expérience jazz vs. rock menée par Tom Barman et Robin Verheyen.

De retour de New York en 2015 où il a étudié pendant un an après avoir obtenu son diplôme du Conservatoire royal de Bruxelles, Pierre reçoit le Sabam Jazz Award Young Talent. Plus tard dans l’année, il entre en studio pour enregistrer son premier album en tant que leader, URBEX. Sorti en 2016, le groupe tourne pendant deux ans en Belgique, puis retourne en studio pour enregistrer un deuxième album, “Sketches Of Nowhere” (2018, Igloo Records). Acclamé par la critique (…), ils entament leur première tournée internationale (…) avec différents line-ups et invités, tels que Ben Van Gelder, Reinier Baas ou encore Magic Malik.

Une autre facette de la personnalité artistique multiple de Pierre se manifeste par la création de son groupe trip-hop/alternatif/électrique Next.Ape dans lequel il s’associe à la chanteuse hongroise Veronika Harcsa, au guitariste Lorenzo Di Maio et au claviériste luxembourgeois Jérôme Klein. En février 2019, ils sortent leur premier EP et font une tournée internationale (Hongrie, Maroc, Luxembourg, Belgique), parfois avec le saxophoniste américain Ben Wendel comme invité spécial. (lire plus sur MYCOURTCIRCUIT.BE)

Antoine Pierre © Christian Deblanc

Comment vis-tu ton instrument dans tous ces différents contextes stylistiques du jazz ?

Je crois que le truc principal, c’est que j’adore tout simplement jouer de la musique. J’aime aussi partager et y aller à fond avec tout mon cœur. Partir étudier à New York m’a beaucoup fait réfléchir sur le fait que tous les moments sont essentiels, et qu’il n’y a pas un gig moins important qu’un autre.

Et que finalement le style musical est secondaire ?

C’est bien simple, quand je suis arrivé à Bruxelles, j’avais 17 ans et tout ce que je voulais, c’était jouer du jazz, rencontrer des gens et m’améliorer. Mais cette musique esttellement vaste que tu ne peux pas vraiment te cantonner à un style en particulier. Dans cette optique-là, le style n’est pas quelque chose qui a dirigé mes choix. Au début, j’ai participé à des projets dont la musique ne me plaisait pas nécessairement, mais je me suis toujours dit que c’était un super enseignement. Par exemple, les projets plus mainstream m’ont permis d’appréhender la tradition du jazz. Evidemment j’ai des préférences, et maintenant je commence à choisir certaines directions. Les musiciens avec lesquels je joue de plus en plus régulièrement sont ceux dont je partageais les goûts, les styles et les influences. Aujourd’hui, je me retrouve à jouer du jazz avec le souffle que j’ai envie d’y mettre.

Tout à l’heure, tu parlais de New York, est-ce que cela a eu une influence sur tes choix stylistiques ?

Oui, c’est clair. En tout cas, sur la manière de jouer de la batterie. Avant, j’avais tendance à faire le caméléon en adoptant le son et la manière de jouer qui correspondait le plus au style dans lequel je devais me produire.
A New York, j’ai pu voir des batteurs que j’admire jouer dans des contextes différents tout en apportant à chaque fois leur empreinte, leur manière de se placer dans le temps, de faire sonner leur batterie, de faire intervenir leur personnalité dans la musique… Ça a été un déclic et je me suis dit : “C’est ça que je veux faire !”. Cela ne m’intéresse plus de jouer comme tel ou tel batteur, en fonction du contexte musical dans lequel je me trouve. Je ne veux pas être un musicien lambda ou une copie. Si par exemple, un jour on m’appelle pour un gig de hip hop ou de pop, je serai partant. J’écouterai la musique qu’il faut pour me préparer, mais je le ferai à ma façon. L’idée n’est pas de tirer la couverture vers moi, mais de rester moi-même, sans effacer ma personnalité, tout en respectant la musique.” (lire la suite de l’interview sur JAZZINBELGIUM.COM)

Urbex © Stefaan Temmerman

En savoir plus, sur le site d’Antoine PIERRE…


© Stefaan Temmerman

“Suspended”, sorti le 11 septembre 2020 chez OutNote, est le troisième et nouveau répertoire du groupe Urbex, dirigé par le batteur Antoine Pierre. Il a été enregistré en concert à Flagey dont Antoine Pierre est l’artiste en résidence, lors du Brussels Jazz Festival 2020. ‘Suspended’ est un répertoire original écrit en hommage à la période électrique de Miles Davis, et en particulier à l’album “Bitches Brew”, qui fête ses 50 ans en 2020.  Antoine Pierre s’est inspiré de l’énergie et de la vibe de cet enregistrement iconique pour composer les titres de son nouvel opus. [FRANCEMUSIQUE.FR]

CARNEVALI, Fabian : Sans titre (vers 1990)

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© Fabian Carnevali

CARNEVALI, Fabian (1967-2019), Sans titre (photographie argentique, 30 x 30 cm, vers 1990)

Il se dégage de cette image un sentiment d’étrangeté, sinon de malaise, provoqué entre autres par la présence de jeunes gens dans un décor qui ne semble pas correspondre à leur âge – on les perçoit comme une sorte d’anachronisme. Le couple (s’agit-il d’ailleurs d’un couple ou d’un frère et sa sœur – l’ambigüité renforce le trouble) se répond par la symétrie des attitudes, en même temps qu’ils se distinguent l’un de l’autre comme des opposés complémentaires. Le masculin, lumineux, au pantalon clair, au chien blanc d’un côté. De l’autre, le féminin, obscur, à la jupe et aux bas noirs auxquels le chien se confond. Enfin, la pose de la jeune fille, qui fait remonter la jupe haut sur la cuisse, révèle une sensualité contenue – sensualité suggérée de manière plus explicite par le cadre accroché au mur. Il y a quelque chose de balthusien dans cette photo.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Fabian Carnevali ; Philippe Vienne


Plus d’arts visuels…

CHENIER : textes

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“Andrea Chenier” (1896) est un opéra d’Umberto Giordano © journalventilo.fr

Heureux le pays qui n’a qu’un seul Etat.

André Chénier cité par Philippe Portier sur FRANCECULTURE.FR

“André Marie de Chénier, dit André Chénier nait le 30 octobre 1762 à Constantinople d’une mère grecque et d’un père français. Elevé en France à Carcassonne par des parents de la famille, il finit brillamment ses études à Paris au collège de Navarre. Passionné par l’antiquité et la poésie classique, il fréquente les milieux littéraires et aristocratiques parisiens et compose des vers mythologiques selon le gout de son temps.

Pour lui faire oublier l’amour pour une chanteuse de l’Opéra, il est envoyé à Strasbourg pour devenir officier. Au bout de six mois, il démissionne. Il voyage alors en Suisse et en Italie. Pendant la période 1783-1790, il se consacre à la poésie en imitant les modèles antiques, puis, à partir de 1787 il compose des poèmes philosophiques et satiriques. A partir de 1790 il est surtout journaliste. Il collabore au Journal de Paris.

Partisan de la monarchie constitutionnelle, il veut sauver la royauté. Il participe à la défense de Louis XVI avec Malesherbes. Devenu suspect, il doit quitter Paris au lendemain du 10 août 1792. Arrêté à Passy, tout à fait par hasard, le 7 mars 1794 il est emmené à la prison Saint Lazare et condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire. Il meurt guillotiné à Paris le 7 Thermidor de l’an II (25 juillet 1794) à l’âge de 31 ans.

Bien que mort jeune, Chénier a marqué la poésie française d’une manière considérable. Sa poésie redonne à la langue poétique les qualités concrètes et pittoresques oubliées par les auteurs de la Pléiade. Son engagement citoyen le pousse à exprimer ses sentiments du fond de son âme au nom de la liberté, la dignité, la justice.” [POETICA.FR]


D’autres citations…

GÉRARDY, Louis : Enfant chevauchant une tortue

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Louis Gérardy, Enfant chevauchant une tortue © Philippe Vienne

Né à Liège, Louis GÉRARDY (1887-1959) étudie la sculpture à l’Académie royale des Beaux-Arts de Liège où, entre autres professeurs, il reçoit l’enseignement d’Oscar Berchmans. Même s’il se considère lui-même comme étant principalement un sculpteur animalier (souvent en bas-reliefs), Louis Gérardy a également reçu commande de la Ville de Liège pour des oeuvres commémoratives, telles que le buste du poète wallon Emile Gérard (place du Flot) ou la statue du Général Bertrand (place Théodore Gobert).

Conçu dans les années 1950, l’Enfant chevauchant une tortue fait partie de ces commandes. La sculpture était destinée à orner la pataugeoire de la plaine de Cointe, où elle faisait également office de fontaine – à l’origine, la tortue et le poisson crachaient de l’eau.

La sculpture dans la pataugeoire (vers 1960-65) © Giovanni Averna-Petrangolini

L’oeuvre sera retirée dans les années 1970 et placée dans les locaux de l’Echevinat de l’Instruction publique. Lors de la création du rond-point de la place du Batty, le Comité de quartier de Cointe a demandé à la Ville que la sculpture revienne dans son quartier d’origine – ce qui est le cas depuis 1998.

L’Enfant chevauchant une tortue est une oeuvre tardive de Gérardy, puisqu’il décède en 1959, traduisant son goût pour la représentation animale en même temps qu’une facture classique, sinon académique, qui résume assez bien sa production en général.

Robert Massart, Enfant chevauchant un poisson © Philippe Vienne

Dans la notice rédigée pour l’inauguration de 1998, l’historienne de l’art Pauline Bovy compare cette oeuvre à celle, contemporaine, de Robert Massart figurant un enfant chevauchant un poisson (Liège, quai de Maestricht). Les sujets sont en effet assez similaires, de même que l’attitude des enfants. En revanche, Massart opte pour une stylisation de son sujet, allant jusqu’à une représentation irréaliste du poisson, alors que Gérardy, fidèle à lui-même, opte pour un rendu plus naturaliste.

Dans un cas comme dans l’autre, le choix du sujet est évidemment lié à leur rôle de sculpture-fontaine. Le thème d’un enfant chevauchant une tortue peut paraître étrange mais on le retrouve déjà dans des objets décoratifs du XIXe siècle  ainsi que dans “Blondine”, conte de la comtesse de Ségur.

Jacques Marin, Fontaine des Danaïdes © be-monumen.be

A Bruxelles, le sculpteur Jacques Marin l’a également traité dans la Fontaine des Danaïdes (ou Fontaine Horta) (1923). Aujourd’hui, l’amateur d’art contemporain songe inévitablement au “Searching for Utopia “ de Jan Fabre (2003).

La tortue, symbole de tempérance, modère la fougue de la jeunesse. Et tant la tortue, par sa longévité, que l’enfant, par sa jeunesse, ont tout l’avenir devant eux…

Philippe VIENNE

Jan Fabre, Searching for Utopia © visit-nieuwpoort.be
Sources

Remerciements à Gilda Valeriani et Giovanni Averna-Petragolini pour leurs recherches d’illustrations.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne ; Giovanni Averna-Petrangolini ; be-monumen.be ; visit-nieuwpoort.be


Plus d’arts visuels…

ESTIÉVENART, Jean-Paul (né en 1985)

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Jean-Paul Estiévenart © 30cc.be

Jean-Paul ESTIÉVENART commence la trompette dans la fanfare de son village Montroeul-sur-Haine, en Belgique, sous le regard avisé et bienveillant de son grand-père. Mordu, il poursuit l’étude de cet instrument complexe à l’Académie de Saint-Ghislain pendant dix années. C’est là qu’il fait connaissance avec le jazz et s’en passionne instantanément.

En s’installant à Bruxelles en 2004, Jean-Paul devient rapidement une figure incontournable du jazz belge. Il enchaîne les concerts à un rythme effréné qui n’a pas diminué depuis lors.

En 2013, il démarre une nouvelle aventure musicale en créant son trio avec Sam Gerstmans à la contrebasse et Antoine Pierre à la batterie. Leur premier album, “Wanted” (W.E.R.F. Records, 2013) plante un décor singulier dans le paysage du jazz belge et marque le début d’une histoire qui continue encore aujourd’hui. Le trio est profondément imprégné par la tradition mais joue sans cesse avec ses codes et étend ses frontières, tout en conservant l’élégance et l’authenticité de son héritage…

Leur deuxième album, “Behind The Darkness” (Igloo Records, 2016) est un opus autobiographique qui fait référence à l’enfance du trompettiste dans les terrils de charbon. Il représente aussi les moments de noirceur rencontrés au cours de son existence. Le titre de l’album annonce pourtant un dénouement positif, alors que Jean-Paul passe le cap de ses 30 ans.

En plus de 10 ans de carrière, Jean-Paul Estiévenart a eu l’occasion de côtoyer de grands noms de la scène internationale du jazz (Enrico Pieranuzzi, Nathalie Loriers, Avishai Cohen, Logan Richardson, Dré Pallemaerts, Joe Lovano, Noel Gallagher, le Brussels Jazz Orchestra, Perico Sambeat, Maria Schneider,…).

Il joue également dans une dizaine de groupes belges en tant que sideman (Antoine Pierre Urbex, Lorenzo Di Maio quintet, LG Jazz Collective, Manolo Cabras 4tet, Manu Hermia Freetet, Jazz Station Big Band, Mik Maak, et beaucoup d’autres), ce qui fait de lui le trompettiste le plus sollicité du pays, avec plus de 40 albums à son actif.  (lire plus sur IGLOORECORDS.BE)

© jazznu.com

Son statut actuel de musicien polyvalent, Jean-Paul Estiévenart le doit surtout à lui-même : à ses tout débuts, c’est avec une assiduité rare qu’il participe quasi tous les lundis soirs aux jam sessions du Sounds ; par ailleurs, cet autodidacte dans l’âme passe des heures interminables à se perfectionner. Il a une prédilection pour le jazz pur et dur mais il ne rate pas une occasion pour rompre avec tous les stéréotypes. Ainsi, il s’est produit avec l’orchestre de swing jazz de Lady Linn et il est membre de l’ensemble multiculturel Marockin’ Brass. En outre, de temps à autre, il fait des apparitions dans les cercles du free jazz, fait partie du Jazz Station Big Band et joue avec le Brussels Jazz Orchestra. Et ce n’est pas tout, on le retrouve entre autres au sein de LG Jazz Collective, MikMâäk et Manu Hermia 5tet.

Toutes ces activités lui ont valu d’être largement reconnu par ses pairs et d’être récompensé entre autres par le Django d’Or 2006 du jeune espoir et une distinction pour son premier album avec son quatuor 4in1. Pour l’instant, il se concentre sur son trio avec Antoine Pierre (batterie) et Sam Gerstmans (contrebasse). (lire plus sur JAZZ.BRUSSELS)

Voir le site de Jean-Paul ESTIÉVENART

© jazznu.com

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : 30cc.be ; jazznu.com |


More Jazz…

L’équation du trou de ver d’Interstellar aurait été trouvée…

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© Warner Bros.

“Un des plus grands experts de la théorie des supercordes appliquée aux trous noirs, Juan Maldacena, a trouvé avec un collègue une solution décrivant un trou de ver traversable sans danger pour un humain. Remarquablement, elle émerge d’une variante de la théorie considérée par le prix Nobel Kip Thorne pour rendre crédible scientifiquement le film Interstellar [un chef d’oeuvre de Christopher Nolan, 2014].

En novembre 2015, fut fêté le centenaire de la formulation finale par Einstein de sa théorie de la relativité générale. À peine un mois plus tard, on pouvait célébrer l’astronome et physicien Karl Schwarzschild qui a publié en janvier 1916 sa fameuse solution décrivant le champ de gravitation d’une étoile sphérique et homogène. Au cours des deux années qui allaient suivre, Einstein, de son côté, découvrait dans sa théorie la possibilité de l’existence d’ondes gravitationnelles et celle de la construction d’une véritable cosmologie faisant intervenir une mystérieuse constante.

Ligo et Virgo ont confirmé l’existence des ondes gravitationnelles ; la cosmologie relativiste du Big Bang a connu un succès éclatant, le tout dernier venant des mesures du rayonnement fossile par le satellite Planck et même, la constante cosmologique d’Einstein semble bel et bien réelle en raison de la découverte de l’accélération de l’expansion de l’Univers observable, peut-être causée par une mystérieuse énergie noire.

La solution de Schwarzschild s’est montrée encore plus étonnante quand bien même son découvreur n’eut malheureusement pas le temps de le comprendre, décédant très peu de temps après sur le front russe au cours de la première guerre mondiale. Karl Schwarzschild n’a en effet rien su des travaux de pionnier en 1939 de Robert Oppenheimer.

Les ponts d’Einstein-Rosen

Grand lecteur de la Bhagavad Gita, le père de la bombe A avait en effet posé à cette occasion et, via deux articles écrits en collaboration avec ses étudiants de l’époque (On Massive Neutron Cores, avec Georges Volkoff, et On Continued Gravitational Contraction, avec Hartland Snyder), le socle sur lequel les théories des étoiles à neutrons, et surtout celle de l’effondrement gravitationnel conduisant à la formation d’un trou noir, seront construites à la fin des années 1950 et au début des années 1960.

Nous avons toutes les raisons de penser aujourd’hui que les trous noirs existent bien comme l’ont à nouveau fortement suggéré les premiers indices de l’existence des modes quasi-normaux des trous noirs et les observations de la collaboration Event Horizon Telescope. On a donc de nouveaux motifs pour prendre au sérieux l’héritage d’Einstein et Schwarzschild, à savoir plus précisément l’existence de trous de ver, selon l’expression de John Wheeler.


Jean-Pierre Luminet parle des trous de ver, de leur connexion avec les trous noirs en rotation et du voyage interstellaire. © Jean-Pierre Luminet

Là encore, Schwarzschild ne pouvait se douter de ce qu’Einstein et son collaborateur de l’époque, Nathan Rosen, allaient découvrir en 1935 en étudiant sa solution sous un jour nouveau. Au départ, il s’agissait pour Einstein de trouver une solution de ses équations du champ de gravitation couplées aux équations du champ électromagnétique de Maxwell, mais dans la version en espace-temps courbes qu’il avait découvert au cours des années 1910. Cette solution promettait d’ouvrir la voie à un traitement des particules de matière purement en terme d’équations de champ et donc de les déduire des équations de la relativité générale, une fois convenablement unifiée avec le champ électromagnétique. L’existence de particules de matière chargées n’était donc potentiellement plus un axiome à ajouter aux théories physiques mais une conséquence de ces théories. En plus d’ouvrir la voie à une unification des forces, on pavait celle menant peut-être vers une théorie non dualiste de la matière et des champs de forces, voire une nouvelle théorie quantique.
Einstein et Rosen découvrirent donc à cette occasion qu’il y avait une topologie cachée derrière la solution de Schwarzschild que l’on pouvait interpréter, par analogie avec un modèle de l’espace courbe en deux dimensions comme une sorte de tube reliant deux feuillets d’espace-temps, donc entre deux univers ou, plus certainement dans l’esprit d’Einstein, entre deux régions de l’espace. La théorie des ponts d’Einstein-Rosen était née.

Comme il pouvait servir de raccourci entre deux de ces régions et permettre de contourner l’interdit d’Einstein concernant la vitesse de la lumière, la science fiction s’est rapidement emparée du concept pour le voyage interstellaire comme l’explique Jean-Pierre Luminet dans la vidéo ci-dessus. Malheureusement, on s’est aperçu par la suite que les ponts d’Einstein-Rosen étaient en fait dynamiques et pas traversables. Un voyageur imprudent y pénétrant verrait la géométrie de l’espace-temps changer au point de finir par l’écraser en un point singulier de cet espace-temps.

On est donc quelque peu fasciné, même s’il faut garder la tête froide à ce stade, par un récent article déposé sur arXiv par Juan Maldacena et Alexey Milekhin. Maldacena s’est fait un nom au milieu des années 1990 au moment où la seconde révolution des supercordes était en cours. Ses travaux sur l’entropie des trous noirs dans le cadre de la théorie des cordes l’ont conduit à formuler la fameuse correspondance AdS/Cft étendant les travaux de Susskind et ‘t Hooft sur le principe holographique avec la théorie des trous noirs et ses implications pour le fameux paradoxe de l’information découvert par Stephen Hawking.

Les trous de ver de Contact à Interstellar

Maldacena et Milekhin annoncent que, selon eux, il existe une solution décrivant des trous de ver traversables par des êtres humains et ce, dans le cadre d’un modèle d’une nouvelle physique construite à partir du célèbre modèle cosmologique de Randall-Sundrum II. On en vient tout de suite à penser, et par un détour très étonnant en plus, que la science-fiction s’est rapprochée un petit peu plus de la réalité avec la question du voyage interstellaire avec un trou de ver.

Rappelons que c’est en 1988 que le prix Nobel de physique Kip Thorne avait stupéfié le monde de la physique en publiant avec ses collègues Michael S. Morris et Ulvi Yurtsever un article démontrant que, non seulement les équations d’Einstein possédaient une solution décrivant un trou de ver traversable, mais aussi qu’il permettait de voyager dans le temps. La découverte s’était faite alors que Thorne cherchait à rendre crédible, à la demande de Carl Sagan, l’existence d’un tel objet pour son célèbre roman de science-fiction, Contact.

Thorne allait reprendre l’idée pour sa collaboration en tant que conseiller scientifique du film du réalisateur britannique Christopher NolanInterstellar. […] La science derrière Interstellar [… fait] justement intervenir une solution décrivant un trou de ver dans une version de la théorie de Randall-Sundrum.

Rappelons brièvement que, dans les deux modèles proposés par Lisa Randall et Raman Sundrum, l’espace-temps est à 5 dimensions et que notre Univers observable est une sorte de feuillet d’espace-temps à 4 dimensions connecté à un second feuillet, lui aussi, à 4 dimensions et donc la distance à notre « membrane » est faible selon la cinquième dans le cas du modèle I et infinie dans le cas de la seconde, le modèle II. Ces deux modèles permettaient de penser que la fameuse masse de Planck ordinairement conçue comme phénoménalement élevée pouvait être suffisamment basse pour que l’on puisse créer des minitrous noirs au LHC. Il n’en a rien été.

Un voyage de dizaines de milliers d’années-lumière en une seconde

Maldacena et Milekhin se sont donc penchés sur la question de l’existence de trou de ver traversable par une personne de taille humaine dans le cadre du modèle RSII. Ils annoncent donc aujourd’hui qu’une telle solution devrait bel et bien exister si l’on suppose, en plus de l’espace-temps, l’existence de certaines particules et l’équivalent du champ électromagnétique mais ne manifestant leur présence vis-à-vis des particules du Modèle standard que par leur gravité (un secteur « sombre » dans le jargon des physiciens). Il apparaît alors une énergie exotique qui serait négative dans la solution trou de ver, précisément ce qui le rend traversable en créant une pression s’opposant à la contraction de la gorge du trou de ver pour une personne ou un objet cherchant à le traverser, exactement comme dans le cas considéré par Thorne et ses collègues en 1988.

La solution trou de ver ainsi identifiée se comporte comme si ses deux entrées apparaissaient comme des trous noirs extrêmes mais magnétiquement chargés.

Il existe une solution des équations d’Einstein-Maxwell décrivant un trou noir avec une charge électrique et sans rotation. Il s’agit de la solution découverte indépendamment et avant 1920 par Hans Reissner et Gunnar Nordström (qui eux non plus n’avaient aucune idée qu’il s’agissait d’un trou noir). Une généralisation existe portant une charge magnétique mais comme nous n’avons toujours pas découvert de monopôle magnétique, elle n’est considérée que dans des études spéculatives. Dans les deux cas, le trou noir est dit extrême quand la charge a une valeur maximale pour une masse donnée associée au trou noir -au delà, la singularité centrale du trou noir n’est plus cachée par un horizon des événements, ce qui est très problématique et semble réfuter l’existence de la solution.

Toujours est-il que, d’après les calculs de Maldacena et Milekhin, la solution qu’ils ont trouvée permet bien de faire passer un humain en bon état en une seconde d’un point à un autre de la Voie lactée, séparé par une distance de plusieurs dizaines de milliers d’années-lumière mais une fois entré dans le trou de ver, il sortirait aussi plusieurs dizaines de milliers d’années plus tard. Autre problème, des photons ou des particules entrant dans le trou de ver subiraient une forte accélération (enfin pour un photon il faut parler d’un apport important d’énergie et pas d’accélération), ce qui pourraient les rendre dangereuses pour un humain dans le trou de ver et surtout conduire à une composante d’énergie positive annulant l’énergie négative maintenant le trou ouvert. Il faudrait donc que le trou de ver se trouve dans un milieu très froid, plus que le rayonnement fossile à 3 K.

Les chercheurs précisent aussi qu’ils ne savent pas comment il faudrait s’y prendre pour créer un tel trou de ver traversable mais peut-être qu’en poursuivant leurs recherches -qui sont encore peu développées et uniquement dans un article qui n’a pas encore passé le filtre de la relecture par d’autres experts pour publication-, une perspective nettement plus enthousiasmante émergera comme dans Interstellar avec les travaux de Murphy Cooper. On verra…

CE QU’IL FAUT RETENIR

Un des plus grands experts de la théorie des supercordes appliquée aux trous noirs, Juan Maldacena, a trouvé avec un collègue une solution décrivant un trou de ver traversable sans danger pour un humain.
Remarquablement, elle émerge d’une variante de la théorie considérée par le prix Nobel Kip Thorne pour rendre crédible scientifiquement le film Interstellar.
Un tel trou de ver permettrait à un voyageur de passer d’un point à un autre de la Voie lactée en quelques secondes tout au plus mais, pour des observateurs extérieurs, le voyageur émergerait de l’autre bout du trou de ver des dizaines de milliers d’années après y être entré.
On ne sait pas comment créer ce type de trou de ver qui est parent de ce que serait un trou noir magnétiquement chargé mais peut-être l’avenir nous donnera-t-il bientôt la réponse.

Lire l’article original de Laurent SACCO (avec les publicités) sur FUTURA-SCIENCES.COM (article du 1 septembre 2020)…


Interstellar (2014) est un long-métrage de science fiction à la vraisemblance scientifique avérée et souhaitée. Pour la réalisation, Christopher Nolan a travaillé en collaboration avec des chercheurs pour ne rien laisser au hasard. Cette grosse production britannique et américaine a été portée par un casting de rêve : Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Jessica Chastain, Michel Caine, Casey Affleck et Matt Damon le composent.

Une crise alimentaire sans précédent frappe la planète, qui a décidé de se rebeller contre l’humanité. La Terre est devenu un espace hostile et peu coopératif. Les sociétés humaines sont en déclin et de fausses informations sont enseignées aux enfants quasiment condamnés. Un ancien pilote de la NASA reçoit un message codé par une intelligence inconnue qui lui indique un lieu. Cooper décide de s’y rendre pour, peut-être, trouver un refuge à l’humanité en péril. En compagnie d’autres astronautes aguerris, il décide de franchir un trou de ver près de Saturne, une faille qui mène l’équipe dans une autre galaxie.

Acclamé par la critique, Interstellar est devenu très rapidement un classique du cinéma de science-fiction. Il a été nominé dans de prestigieux festivals et a obtenu de nombreuses récompenses dont l’Oscar des meilleurs effets visuels et l’award du meilleur film de science-fiction au Critics’ Choice Movie Awards. [RTBF.BE]