AUDEN : textes (trad. Patrick Thonart, 2023)

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[EVENE.LEFIGARO.FR] Après avoir passé la première partie de son enfance auprès de ses parents, le jeune Wystan Hugh Auden est envoyé en pension à l’âge de 8 ans. Il poursuit ses études à l’université d’Oxford et s’envole vers Berlin, ville dans laquelle il restera un an environ. Il y révèle son homosexualité. Une fois revenu en Angleterre, il devient instituteur. Il enseigne d’abord à la Downs School, une école de garçon. Durant trois ans, il y est très heureux et s’investit corps et âmes dans la poésie. Il écrit à cette période ses plus beaux poèmes d’amour. En 1935, il fait un mariage de convenance avec Erika Mann, elle aussi homosexuelle. Ils ne divorceront jamais. En 1939, ils émigrent tous deux aux Etats-Unis. Auden rencontre lors de l’une de ses lectures le poète Chester Kallman, qui devient son amant et son compagnon jusqu’à la fin de sa vie. Le nombre de pièces et d’ouvrages écrits par Auden ne se comptent plus. Mais c’est surtout un poète. Des formes traditionnelles aux formes originales, il a su parfaitement illustrer la beauté du vers. En 1946, l’écrivain est naturalisé américain, mais il retourne en Europe en 1948, d’abord en Italie, puis en Autriche. De 1956 à 1961, il enseigne la poésie à l’université d’Oxford. Il revient à New York en 1973 et meurt dans la ville qui l’avait accueilli 34 ans plus tôt.


Stop all the clocks, cut off the telephone,
Prevent the dog from barking with a juicy bone,
Silence the pianos and with muffled drum
Bring out the coffin, let the mourners come.

Let aeroplanes circle moaning overhead
Scribbling on the sky the message He Is Dead,
Put crepe bows round the white necks of the public doves,
Let the traffic policemen wear black cotton gloves.

He was my North, my South, my East and West,
My working week and my Sunday rest,
My noon, my midnight, my talk, my song;
I thought that love would last for ever: I was wrong.

The stars are not wanted now: put out every one;
Pack up the moon and dismantle the sun;
Pour away the ocean and sweep up the wood;
For nothing now can ever come to any good.

W. H. Auden, extrait de la pièce The Ascent of F6
écrite avec Christopher Isherwood (1936)


Arrêtez les pendules et coupez le téléphone,
Empêchez le chien d’aboyer et, cet os, qu’on lui donne.
Faites taire les pianos et, au son des tambours voilés,
Sortez le cercueil et laissez les pleureuses entrer.

Que les avions en peine tournoient par dessus,
Qu’ils tracent dans le ciel ce message : “Il n’est plus.”
Nouez du crêpe noir au cou blanc des pigeons,
Et donnez des gants noirs aux agents en faction.

Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,
Ma semaine de travail et mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson ;
Je pensais que l’amour durait toujours : je n’avais pas raison.

Que les étoiles se retirent, qu’on les éteigne une à une,
Remballez le soleil et démontez la lune,
Allez vider l’océan et balayez la forêt,
Car rien de bon ne peut advenir désormais.

Trad. Patrick Thonart


Dans le film Quatre mariages et un enterrement, le poème est récité par l’un des personnages, en hommage à son ami mort d’une crise cardiaque :


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, traduction, édition et iconographie | sources : DP | traducteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © The Times.


Citer encore en Wallonie-Bruxelles…

PONSARD : textes

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Je voudrais voir les gens qui poussent à la guerre,
Sur un champ de bataille à l’heure où les corbeaux
Crèvent à coups de bec et mettent en lambeaux
Tous ces yeux et ces cœurs qui s’enflammaient naguère

Tandis que flotte au loin le drapeau triomphant,
Et que parmi ceux-là qui gisent dans la plaine,
Les doigts crispés, la bouche ouverte et sans haleine,
L’un reconnaît son père et l’autre son enfant.

Oh ! Je voudras les voir, lorsque dans la mêlée,
La gueule des canons crache à pleine volée
Des paquets de mitraille au nez des combattants.

Les voir, tous ces gens-là, prêcher leurs théories
Devant ces fronts troués, ces poitrines meurtries,
D’où la Mort a chassé des âmes de vingt ans.

in La guerre (1852)

Carte postale (recto)
idem  (verso)

François PONSARD (1814-1867) est un Immortel de l’Académie française : “Né à Vienne (Dauphiné), le 1er juin 1814. Poète dramatique, il fut le chef de l’école du bon sens qui tint le milieu entre les classiques et les romantiques. Sa première pièce de théâtre Lucrèce, jouée en 1843, obtint un très grand succès et fut couronnée par l’Académie ; il donna Charlotte Corday en 1850, L’Honneur et l’Argent en 1853, Le Lion amoureux en 1866. Battu à l’Académie par Ernest Legouvé, il fut élu le 22 mars 1855 en remplacement de Louis-Pierre Baour-Lormian, Émile Augier s’étant retiré devant lui, et reçu par Désiré Nisard, le 4 décembre 1856. Mort le 7 juillet 1867.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | sources : DP ; academie-française.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : histoire-images.org.


Et la littérature en Wallonie-Bruxelles ?

NIHOUL : Le témoin silencieux (2023)

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Recension de NIHOUL Arnaud, Le témoin silencieux (Genèse, 2023) :

Arnaud Nihoul
Arnaud Nihoul © lavenir.net

À côté de son métier d’architecte, Arnaud NIHOUL consacre tout son temps à l’écriture. Après quelque quinze nouvelles très remarquées et deux romans plusieurs fois primés, Caitlin (Prix Saga Café du meilleur premier roman belge en 2019 que wallonica.org avait été un des premiers à vous présenter) et Claymore, ce passionné des mots nous entraîne au cœur de Manhattan dans les arcanes du monde de l’art.

New York. Elena Tramonte, une célèbre galeriste, disparaît et le peintre qu’elle représentait est retrouvé assassiné le jour du vernissage. Trois mois plus tard, Lawrence Mason, le compagnon d’Elena, homme d’affaires et grand collectionneur, meurt à son tour d’une crise cardiaque dans son appartement de Central Park. Dans son testament, celui-ci lègue à la fille d’Elena, Kerry, jeune photographe, trois magnifiques tableaux figurant sa mère. Peu à peu, Kerry va noter un lien singulier entre ces portraits et trois peintures d’Edward Hopper retrouvées à Cape Cod cinquante ans après la mort du peintre. Y a-t-il un rapport entre Hopper et la disparition d’Elena ? Avec l’aide de Julian Taylor, expert en art, Kerry démontera l’incroyable machination dans laquelle sa mère a été piégée.

Après deux romans situés en Ecosse, Arnaud Nihoul nous fait traverser l’Atlantique sur les traces d’Edward Hopper. Qu’importe le lieu, on notera au passage que ses romans sont toujours en lien avec le monde de la création (littéraire, artistique, artisanale), comme une mise en abyme. Ce n’est sans doute pas anodin.

New York © Philippe Vienne

Une fois la lecture achevée – ce qui est assez rapide vu la fluidité de l’écriture et les rebondissements de l’intrigue qui en font un page-turner – on a le sentiment que, consciemment ou non, Hopper a inspiré bien plus que le sujet du roman. Les personnages principaux sont, comme ceux de Hopper, des solitaires, empreints d’une forme de mélancolie issue de blessures que l’on devine, puis découvre au fil du récit. L’un d’eux reprend d’ailleurs à son compte la citation de Wim Wenders selon laquelle “on a toujours l’impression, chez Hopper, que quelque chose de terrible vient de se passer ou va se passer”. A ce titre, le roman est, en quelque sorte, un ultime tableau de Hopper :

En plus, je suis un fan absolu de Hopper ! Ce type était un génie. Et un original. Il a capturé depuis le métro aérien des scènes théâtrales magnifiques. Et peint des toiles horizontales dans une ville résolument verticale. On retrouve un peu de la grammaire du cinéma dans ses peintures, ce sont de véritables décors de films … Il y a énormément d’atmosphère  dans ses tableaux.
– C’est vrai, approuva Julian .
– On disait que les silences de Hopper n’étaient pas vides, continua Harry, ceux de ses toiles pas davantage. Il ne jugeait pas, il observait et révélait. Certains le surnommaient d’ailleurs le témoin silencieux.

Philippe VIENNE

Arnaud NIHOUL est également documenté dans Objectif Plumes, le portail Wallonie-Bruxelles des littératures belges…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction, illustration | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  © éditions Genèse ; © Philippe Vienne ; © lavenir.net.


Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

NIETZSCHE F., Œuvres (2020)

Ce volume contient :

      • Le Gai Savoir ;
      • Ainsi parlait Zarathoustra ;
      • Par-delà bien et mal ;
      • Généalogie de la morale ;
      • Le cas Wagner ;
      • Le Crépuscule des idoles ;
      • L’Antéchrist ;
      • Ecce homo ;
      • Nietzsche contre Wagner.

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Dans wallonica.org aussi…

TOLKIEN J.R.R., Le Seigneur des anneaux, tome 3 (1955, 2022)

La dernière partie du Seigneur des Anneaux voit la fin de la quête de Frodo en Terre du Milieu. Le Retour du Roi raconte la stratégie désespérée de Gandalf face au Seigneur des Anneaux, jusqu’à la catastrophe finale et au dénouement de la grande Guerre où s’illustrent Aragorn et ses compagnons, Gimli le Nain, Legolas l’Elfe, les Hobbits Merry et Pippin, tandis que Gollum est appelé à jouer un rôle inattendu aux côtés de Frodo et de Sam au Mordor, le seul lieu où l’Anneau de Sauron peut être détruit.
Cette nouvelle traduction prend en compte la dernière version du texte anglais, les indications laissées par Tolkien à l’intention des traducteurs et les découvertes permises par les publications posthumes proposées par Christopher Tolkien.
Ce volume contient 15 illustrations d’Alan Lee, entièrement renumérisées, d’une qualité inégalée, ainsi que deux cartes (en couleur) de la Terre du Milieu et du Comté.

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Nous sommes fans, mon précieux…

TOLKIEN J.R.R., Le Seigneur des anneaux, tome 2 (1954, 2022)

La Fraternité de l’Anneau poursuit son voyage vers la Montagne du Feu où l’Anneau Unique fut forgé, et où Frodo a pour mission de le détruire. Cette quête terrible est parsemée d’embûches : Gandalf a disparu dans les Mines de la Moria et Boromir a succombé au pouvoir de l’Anneau. Frodo et Sam se sont échappés afin de poursuivre leur voyage jusqu’au coeur du Mordor. À présent, ils cheminent seuls dans la désolation qui entoure le pays de Sauron – mais c’est sans compter la mystérieuse silhouette qui les suit partout où ils vont.
Chef-d’oeuvre de la fantasy, découverte d’un monde imaginaire, de sa géographie, de son histoire et de ses langues, mais aussi réflexion sur le pouvoir et la mort, Le Seigneur des Anneaux est sans équivalent par sa puissance d’évocation, son souffle et son ampleur.
Cette traduction de Daniel Lauzon prend en compte la dernière version du texte anglais, les indications laissées par Tolkien à l’intention des traducteurs et les découvertes permises par les publications posthumes proposées par Christopher Tolkien.
Ce volume contient 16 illustrations d’Alan Lee, ainsi qu’une carte en couleur de la Terre du Milieu.

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Nous sommes fans, mon précieux…

TOLKIEN J.R.R., Le Seigneur des anneaux, tome 1 (1954, 2022)

Dans un paisible village du Comté, le jeune Frodo est sur le point de recevoir un cadeau qui changera sa vie à jamais : l’Anneau de Pouvoir. Forgé par Sauron au coeur de la Montagne du Feu, on le croyait perdu depuis qu’un homme le lui avait arraché avant de le chasser hors du monde. À présent, de noirs présages s’étendent à nouveau sur la Terre du Milieu, les créatures maléfiques se multiplient et, dans les Montagnes de Brume, les Orques traquent les Nains. L’ennemi veut récupérer son bien afin de dominer le monde ; l’OEil de Sauron est désormais pointé sur le Comté. Heureusement Gandalf les a devancés. S’ils font vite, Frodo et lui parviendront peut-être à détruire l’Anneau à temps.
Chef-d’oeuvre de la fantasy, découverte d’un monde imaginaire, de sa géographie, de son histoire et de ses langues, mais aussi réflexion sur le pouvoir et la mort, Le Seigneur des Anneaux est sans équivalent par sa puissance d’évocation, son souffle et son ampleur.
Cette traduction de Daniel Lauzon prend en compte la dernière version du texte anglais, les indications laissées par Tolkien à l’intention des traducteurs et les découvertes permises par les publications posthumes proposées par Christopher Tolkien.
Ce volume contient 18 illustrations d’Alan Lee, ainsi que deux cartes en couleur de la Terre du Milieu et du Comté.

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Nous sommes fans, mon précieux…

GOUGAUD H., Le rire de la grenouille (2008)

Nous sommes aujourd’hui, face à notre avenir incertain, comme nos ancêtres qui craignaient de ne plus voir le soleil. La réponse à cette peur qui parfois nous agite réside dans les contes et leur sagesse immémoriale. Eux seuls savent transformer les menaces en miracles. Mais encore faut-il les écouter. Fais comme moi, disent ces simples récits. Ne sois rien qu’une conscience éveillée, capable de capter tout ce qui peut la nourrir. La grosse patte du lion ne peut capturer le papillon. Face à la mort, aux pouvoirs, à tout ce qui enferme, sclérose ou pétrifie, sois un papillon. Schéhérazade invente et dit des contes pour tenir la mort à distance. Et la vie prend le dessus. Ainsi les contes ont traversé les pestes, les guerres ou les révolutions. De page en page, Henri Gougaud les interroge et ils lui répondent : Imite-moi et tu survivras. N’aie pas peur de te transformer sans cesse. À la fois drôle et apaisant, ce récit singulier, truffé d’histoires, est un vrai livre de sagesse.

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Nous on aime…

HUGO V., Les Contemplations (1856, 1973)

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Hugo, Les contemplations

“Qu’est-ce que Les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, Les Mémoires d’une âme. Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C’est l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil ; c’est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir, et qui s’arrête éperdu au bord de l’infini. Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abîme. Une destinée est écrite là jour à jour.”

Victor Hugo

Demain dès l’aube…

GIONO J., Le chant du monde (1934, 2000)

Le matin fleurissait comme un sureau.
Antonio était frais et plus grand que nature, une nouvelle jeunesse le gonflait de feuillages.
– Voilà qu’il a passé l’époque de verdure, se dit-il.
Il entendait dans sa main la truite en train de mourir. Sans bien savoir au juste, il se voyait dans son île, debout, dressant les bras, les poings illuminés de joies attachées au monde, claquantes et dorées comme des truites prisonnières. Clara, assise à ses pieds, lui serrait les jambes dans ses bras tendres.

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DURRELL L., Le quatuor d’Alexandrie (1962, 2003)

Principalement écrite en France pendant les années cinquante, cette fresque majestueuse, opulente et sensorielle, tient de la symphonie littéraire. Des femmes et des hommes exceptionnels la peuplent, entre histoires d’amour et événements politiques, avec, à l’arrière-plan, l’exotique et cosmopolite Alexandrie avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans Justine, le premier des quatre romans du Quatuor, on rencontre Darley, un Anglais qui se souvient de sa liaison avec Justine, pourtant mariée à Nessim… Balthazar, le deuxième volet, introduit ce personnage éponyme qui propose à Darley un tout autre angle de vue sur sa liaison ; manifestement, il a été manipulé par Justine et Nessim dans le cadre d’un complot venu de l’étranger… Mountolive, le troisième épisode de la fresque, narre l’histoire de Mountolive, l’ex-amant de la mère de Nessim, devenu ambassadeur anglais en Égypte… Tandis que Clea voit Darley, le narrateur, revenir à Alexandrie…

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Pourquoi ce chef-d’oeuvre ?

JUNG C.G., Ma vie ; souvenirs, rêves et pensées (1991)

«J’ai donc entrepris aujourd’hui, dans ma quatre-vingt-troisième année, de raconter le mythe de ma vie.» C’est au printemps 1957, quatre ans avant sa mort, que C.G. Jung éprouva le besoin de raconter à sa collaboratrice, Mme Aniela Jaffé, ce qu’il considérait comme l’essentiel de son existence et, rédigeant lui-même les passages les plus importants, la chargea de coordonner le tout. Un des grands fondateurs de la psychanalyse se fait le témoin de lui-même. «Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa propre réalisationSouvenirs, rêves et pensées est l’auto-analyse d’un des grands rêveurs de l’humanité qui s’explique en même temps sur l’au-delà, les mythes, les symboles, l’inconscient collectif et, jamais plus clairement qu’ici, sur la religion.

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BERGMAN I., Laterna magica (1991)

Lorsque Bergman jette, comme ici, un regard sur sa vie, c’est un homme profondément marqué par une éducation rigide et par une imagination débordante qui parle. Mais c’est surtout un homme de spectacle : à la fois directeur de théâtre et réalisateur de films, il a vécu dans la fièvre, entre moments de grâce et échecs. Il s’exprime sans complaisance dans ses jugements, qu’il s’agisse d’inconnus, de vedettes – telles que Laurence Olivier, Greta Garbo ou Herbert von Karajan, avec qui il a travaillé -, ou de lui-même. Mémoires, ou plutôt antimémoires, «confessions» modernes, ce livre témoigne de blessures et de crises, mais aussi de rêves et de bonheurs, et il foisonne de souvenirs d’un étrange rayonnement.

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STEGNER W., Vue cavalière (1976, 2011)

Chagrin, mécontent de sa vie, de son pays, de sa civilisation, de son métier, de lui-même. Il s’est toujours cherché dans des endroits où il n’a jamais été. Cet homme, alors qu’arrivent les premiers maux de l’âge, retrouve un carnet intime qui parle d’un certain voyage entrepris des années plus tôt au Danemark ; un voyage qui le fit rencontrer une femme, aristocrate de la parentèle de Karen Blixen, étrange et désargentée, belle, séduisante, connue et pourtant totalement seule. Peut-on, le temps une fois passé, revoir avec des yeux totalement neufs une vie que l’on croyait connaître ? Que disent ces mots retrouvés sur l’homme qu’il pensait avoir été ?

Un chef-d’oeuvre !

Michel Polac

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Un chef-d’oeuvre…

STEGNER W., La vie obstinée (1967, 2022)

En ces bouillonnantes années 1960, la jeunesse américaine se berce d’illusions et d’utopies. Joe Allston, agent littéraire à la retraite, regarde cette époque agitée avec ironie : revenu de tout, il regrette de n’avoir pas su créer avec son fils désormais décédé la relation qu’il aurait voulue. Seule l’affection que sa femme Ruth et lui portent à un jeune couple du voisinage les rattache encore au monde extérieur. Leur existence confortable et routinière va se voir chamboulée par l’installation d’une colonie de hippies à proximité. Entre indulgence et exaspération, les Allston vont se retrouver confrontés à une jeunesse qu’ils ne comprennent guère.

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Nous avons adoré…

COYAUD M., Fourmis sans ombres (1999)

Réédition d’un classique qui enchanta Roland Barthes, où poésie et impertinence cheminent d’un même pas. Les haïkistes nippons, dont Maurice Coyaud a rassemblé ici le plus large florilège, notaient volontiers leurs petits poèmes – trois vers, c’est tout – en marge du récit de leurs randonnées, comme autant de pauses, de points de suspension. M. Coyaud procède à leur manière. Son anthologie n’en est pas vraiment une et c’est tant mieux ; elle prend forme de promenade, de libre divagation à travers le japon éternel. Écoutons ces voix qui nous disent que la poésie, même si elle n’est jamais que l’autre nom de l’indicible, ne loge pas au temple que l’on croit : elle suit les chemins vicinaux, dort dans les fossés et chausse les savates de tout le monde. elle ne cherche rien (puisque chercher est l’un des meilleurs moyens de ne rien trouver), donnant secrètement raison au sage qui nous prévient narquoisement : “Quand vous regardez, contentez-vous de regarder. Si vous réfléchissez, vous mettez déjà hors de la cible.

WAGAMESE R., Les étoiles s’éteignent à l’aube (2017)

Lorsque Franklin Starlight, âgé de seize ans, est appelé au chevet de son père Eldon, il découvre un homme détruit par des années d’alcoolisme. Eldon sent sa fin proche et demande à son fils de l’accompagner jusqu’à la montagne pour y être enterré comme un guerrier. S’ensuit un rude voyage à travers l’arrière-pays magnifique et sauvage de la Colombie britannique, mais aussi un saisissant périple à la rencontre du passé et des origines indiennes des deux hommes. Eldon raconte à Frank les moments sombres de sa vie aussi bien que les périodes de joie et d’espoir, et lui parle des sacrifices qu’il a concédés au nom de l’amour. Il fait ainsi découvrir à son fils un monde que le garçon n’avait jamais vu, une histoire qu’il n’avait jamais entendue.

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Pourquoi nous avons adoré…

HARRISON J., Chien Brun (2022)

Chien Brun, personnage fétiche que l’on rencontre tout au long de l’oeuvre de Jim HARRISON, était une sorte d’alter ego fantasmé de l’auteur :

Fabulateur, frondeur, sorte de ”Lord Byron des femmes de petites vertus”, incorrigible anar – qui fait croire qu’il a du sang indien dans les veines – s’ingénie à rouler dans la farine les shérifs et les juges du Michigan, une contrée dont il connaît les moindres ruisseaux. Pas de toit, pas de numéro de sécurité sociale, ”né pour ne pas coopérer avec le monde”, Chien Brun ne possède qu’une vieille peau d’ours. Et assez d’humanité pour attendrir les lecteurs.

André Clavel, Le Temps

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DE LUCA E., Montedidio (2003)

Chacun de nous vit avec un ange, c’est ce qu’il dit, et les anges ne voyagent pas, si tu pars, tu le perds, tu dois en rencontrer un autre. Celui qu’il trouve à Naples est un ange lent, il ne vole pas, il va à pied : Tu ne peux pas t’en aller à Jérusalem, lui dit-il aussitôt. Et que dois-je attendre, demande Rafaniello. Cher Rav Daniel, lui répond l’ange qui connaît son vrai nom, tu iras à Jérusalem avec tes ailes. Moi je vais à pied même si je suis un ange et toi tu iras jusqu’au mur occidental de la ville sainte avec une paire d’ailes fortes, comme celles du vautour. Et qui me les donnera, insiste Rafaniello. Tu les as déjà, lui dit celui-ci, elles sont dans l’étui de ta bosse. Rafaniello est triste de ne pas partir, heureux de sa bosse jusqu’ici un sac d’os et de pommes de terre sur le dos, impossible à décharger : ce sont des ailes, ce sont des ailes, me raconte-t-il en baissant de plus en plus la voix et les taches de rousseur remuent autour de ses yeux verts fixés en haut sur la grande fenêtre.

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OLAFSDOTTIR A.A., Rosa Candida (2015)

En route pour une ancienne roseraie du continent, avec dans ses bagages deux ou trois boutures de Rosa candida, Arnljótur part sans le savoir à la rencontre d’Anna et de sa petite fille, là-bas, dans un autre éden, oublié du monde et gardé par un moine cinéphile.

Un humour baroque et léger irradie tout au long de cette histoire où rien décidément ne se passe comme il faut, ni comme on s’y attend.

Anne Crignon, Le Nouvel Observateur.

Tant de délicatesse à chaque page confine au miracle de cette Rosa Candida, qu’on effeuille en croyant rêver, mais non. Ce livre existe, Auður Ava Ólafsdóttir l’a écrit et il faut le lire.

Valérie Marin La Meslée, Le Point.

Plus d’infos ici…

MONTAIGNE M. de-, Essais (2002)

Nous devons à André Lanly, éminent philologue et professeur émérite à l’université de Nancy, d’avoir servi l’un des monuments les plus difficiles à déchiffrer de la littérature française en osant lui donner sa forme moderne. C’en est fini des obstacles de l’orthographe, du doute sur le sens des mots, de l’égarement suscité par la ponctuation. Lire ce chef-d’oeuvre devient ici un pur bonheur. «Ce ne sont pas mes actes que je décris, c’est moi, c’est mon essence. J’estime qu’il faut être prudent pour juger de soi et tout aussi scrupuleux pour en porter un témoignage soit bas, soit haut, indifféremment. S’il me semblait que je suis bon et sage, ou près de cela, je l’entonnerais à tue-tête. Dire moins de soi que la vérité, c’est de la sottise, non de la modestie. Se payer moins qu’on ne vaut, c’est de la faiblesse et de la pusillanimité, selon Aristote. Aucune vertu ne se fait valoir par le faux, et la vérité n’est jamais matière d’erreur. Dire de soi plus que la vérité, ce n’est pas toujours de la présomption, c’est encore souvent de la sottise. Être satisfait de ce que l’on est et s’y complaire outre mesure, tomber de là dans un amour de soi immodéré est, à mon avis, la substance de ce vice [de la présomption]. Le suprême remède pour le guérir, c’est de faire tout le contraire de ce que prescrivent ceux qui, en défendant de parler de soi, défendent par conséquent d’appliquer sa pensée à soi. L’orgueil réside dans la pensée. La langue ne peut y avoir qu’une bien légère part.» Les Essais, Livre II, chapitre VI.

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On en parle dans wallonica.org…

CAMUS A., Le mythe de Sisyphe (1942)

La notion d’absurde et le rapport entre l’absurde et le suicide forment le sujet de cet essai. Une fois reconnu le divorce entre son désir raisonnable de compréhension et de bonheur et le silence du monde, l’homme peut-il juger que la vie vaut la peine d’être vécue ? Telle est la question fondamentale de la philosophie. Mais si l’absurde m’apparaît évident, je dois le maintenir par un effort lucide et accepter en le vivant de vivre. Ma révolte, ma liberté, ma passion seront ses conséquences. Assuré de mourir tout entier, mais refusant la mort, délivré de l’espoir surnaturel qui le liait, l’homme va pouvoir connaître la passion de vivre dans un monde rendu à son indifférence et à sa beauté périssable. Les images de Don Juan, du comédien, de l’aventurier illustrent la liberté et la sagesse lucide de l’homme absurde. Mais la création – une fois admis qu’elle peut ne pas être – est pour lui la meilleure chance de maintenir sa conscience éveillée aux images éclatantes et sans raison du monde. Le travail de Sisyphe qui méprise les dieux, aime la vie et hait la mort, figure la condition humaine. Mais la lutte vers les sommets porte sa récompense en elle-même. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Albert Camus

BRADBURY J., Sauvage (2019)

À dix-sept ans, Tracy sillonne avec ses chiens de traîneau les immensités enneigées de l’Alaska. Amoureuse de la nature sauvage, elle possède un secret : un don hors norme, hérité de sa mère, qui la relie de façon unique aux animaux, mais peut-être aussi aux humains. Sa vie bascule le jour où un inconnu l’attaque en pleine forêt, puis disparaît. Quand Tracy reprend connaissance, couverte de sang, elle est persuadée d’avoir tué son agresseur. Ce lourd secret la hante jour et nuit, et lorsqu’un jeune homme à la recherche de travail frappe à leur porte, Tracy sent émerger en elle quelque chose de sauvage…

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Egalement dans le blog encyclo…

JANSSON : La fille du sculpteur (1968)

La fille du sculpteur raconte une enfance vécue comme un rêve, inspirée de celle de Tove Jansson, au début du xxe siècle, entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, où ses parents artistes se retiraient pour l’été. Dans ce livre éminemment onirique, les êtres humains se mettent soudainement à voler, des créatures imaginaires et mystérieuses apparaissent au détour de certaines criques, et Dieu le père lui-même surveille les enfants qui jouent dans le jardin. La fille du sculpteur, traduit intégralement en français pour la première fois, est une superbe réussite d’intelligence et de poésie. Le monde entier y est à couper le souffle.

Les sculptures de papa se déplaçaient doucement autour de nous dans la lumière du feu, ses tristes femmes blanches qui faisaient un pas indécis en avant, toutes prêtes à s’enfuir. Elles savaient le danger qui rôdait partout, mais rien ne pouvait les sauver tant qu’elles n’avaient pas été sculptées dans le marbre et placées dans un musée. Là, on est en sécurité. Dans un musée ou dans les bras ou dans un arbre. Éventuellement, sous la couverture. Mais le mieux est de s’asseoir très haut dans un grand arbre, si on ne se trouve plus dans le ventre de sa maman.

LIBREL.BE

On en parle dans l’encyclo wallonica…

BAKEWELL S., Comment vivre ? (2013)

Comment tirer parti de chaque instant ? Accepter la fin d’un amour ? Fuir l’habitude ? En deux mots : comment vivre ? Toutes ces questions, que chacun se pose aujourd’hui, Montaigne y a réfléchi et y a apporté des réponses dans ses Essais. D’où l’extrême modernité de la pensée de cet auteur qui, en écrivant sur sa vie, nous fournit les clés pour un art de vivre. Véritable phénomène d’édition en Angleterre et aux États-Unis, ce livre de Sarah Bakewell, abondamment nourri de citations des Essais, aborde de manière chronologique et thématique la vie de Montaigne, les événements qui ont marqué son temps, et nous tend un miroir où chacun peut se reconnaître.

Ce livre iconoclaste ravira tous ceux pour qui vivre et penser sont une seule et même chose. Indispensable !

François Busnel, L’Express.

Sarah Bakewell réussit, avec beaucoup d’élégance, un vrai tour de force. [.] Un livre populaire.

Roger-Pol Droit, Le monde des livres.

LIBREL.BE

DOR : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

Jacques DOR (France, né en 1953) se définit comme auteur en scène. Il est à la fois écrivain, poète, plasticien, vidéaste et comédien. Il conjugue ces talents dans des spectacles où vibre la poésie en clair-obscur du quotidien. Il vit à Paris. De 1973 à 1988, il fut surtout peintre et plasticien puis de 1988 à 1995, il a été photographe et affichiste pour le spectacle, compagnie Nordey.

À partir de 1995 et de sa rencontre avec Claire Le Michel, metteur en scène de la Compagnie de Théâtre “Un soir ailleurs”, il écrit surtout pour le théâtre tout en composant son dictionnaire poétique intitulé Le Dico de ma langue à moi. “Monter sur scène, interpréter mes propres textes, est une façon de prolonger l’écriture, d’éprouver physiquement les mots. J’aime la littérature “bonne à dire”, mon envie de théâtre vient de là : l’écriture qui passe par le corps… Je tente avant tout d’être présent, de travailler sur cette idée de présence…

d’après theatre-contemporain.net


Sans le corps de l’autre occupant l’espace de son parfum et de son rire d’étoile filante, sans le corps de l’autre emplissant nos yeux et la paume de nos mains, nous restons sur la rive de nos supposées pensées. Depuis cet endroit nous tentons de le rendre “existant”, ce corps fait d’absence, ce corps que nous effleurons abstraitement, en rêves ; pétales de nuit et de sentiments en verre soufflé dans le vide de l’espace. Sans corps nous sommes orphelins de l’autre. Orphelins du plus proche et du plus intime de son existence, du plus proche et du plus intime de la danse singulière que sculpte son corps au beau milieu des choses. Sans ce corps resté au loin, nous ne portons dans le cœur qu’une simple photo de l’autre. Et c’est depuis cet arrêt sur image qu’il nous regarde comme on aime, qu’il nous sourit comme on aime, qu’il nous attend quelque part comme on aime. Bras ouverts. De tout son corps.

Jacques DOR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation et iconographie | sources : theatre-contemporain.net ; jacquesdor-poesie.tumblr.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Frederic Iovino.


Aimer encore en Wallonie et à Bruxelles…

CREHAY, Jules (1858-1934) : pièces de théâtre en wallon

Temps de lecture : 9 minutes >

Membre d’une illustre dynastie spadoise d’artistes et d’artisans, Jules Crehay demeure cependant fort peu connu. Troisième fils de Gérard-Jonas Crehay (les deux premiers étant Gérard-Antoine et Georges, le quatrième Maurice), il n’atteint pas la renommée de son père ni de ses frères aînés. Né à Spa, le 9 décembre 1858, sa biographie reste lacunaire ; on sait qu’il a été élève de l’Ecole de Dessin (cours supérieur et cours d’application), mais on ignore en quelle année. Artiste peintre et publiciste, il a également été secrétaire du Casino.

Le 27 mai 1884, il épouse Marie-Antoinette Baudinet dont il aura deux enfants : Marcel (1884) et Jules Marius (1888). En 1914, lors du séjour à Spa du Kronprinz, les Allemands exigent des otages afin de garantir sa sécurité. Ceux-ci sont tirés au sort, deux par deux et pour une durée de vingt-quatre heures. Jules Crehay fait partie du lot. Tout au long de sa vie, il se partagera entre ses deux passions: la peinture et l’écriture. Il meurt à Spa, le 24 mai 1934, à l’âge de septante-cinq ans.

Son œuvre picturale reste à découvrir : le Musée de la Ville d’Eaux ne possède aucun tableau de sa main. Sans doute un certain nombre d’oeuvres est-il resté dans la famille ; de plus, en ce qui concerne la décoration des Bois de Spa, les boîtes ne sont généralement pas signées. Dans le domaine de l’écriture, Jules Crehay publie en 1889, dans L’Avenir de Spa, un article intitulé “De l’organisation des Ecoles de Dessin et de Peinture au point de vue des industries locales”.  Il y critique de manière assez virulente l’enseignement artistique prodigué alors à Spa, lui reprochant notamment de ne pas répondre aux besoins de l’artisanat local et d’avoir des visées trop artistiques. Il s’exprime en ces termes: “Il (l’enseignement) ne doit pas vouloir faire des artistes, mais bien de bons dessinateurs ; l’enseignement aura atteint le summum de ce qu’il doit donner, s’il forme, de plus, d’habiles coloristes pour l’industrie spéciale des ouvrages de Spa.”

Jules Crehay, “Vue de Spa depuis le chemin Henrotte”

Mais c’est l’œuvre de Jules Crehay, auteur wallon, qui, en définitive, a le mieux assuré sa postérité. En fait, il existait un précédent, en matière de théâtre dialectal, dans la famille Crehay. En effet, Albin Body rapporte que, durant l’hiver 1865-1866, une société s’était formée “A l’effet de représenter les chefs-d’œuvre dramatiques écrits dans notre pittoresque patois.” Cette société a joué pendant trois hivers, soit jusqu’en 1868, et recruté de nouveaux membres avant d’aborder le répertoire français. Parmi ceux-ci, un Crehay, sans aucune précision de la part d’Albin Body. Il ne peut évidemment s’agir de Jules, alors âgé d’à peine dix ans, mais le fait que l’on retrouve dans cette société trois membres de la famille Istace à laquelle Gérard-Antoine (né en 1844) s’est justement allié en 1866 pourrait laisser supposer qu’il s’agit de ce dernier.

Quoi qu’il en soit, deux pièces de Jules Crehay sont parvenues jusqu’à nous et sont conservées à Liège, à la Bibliothèque des dialectes de Wallonie. Il s’agit de On mais’cop d’fier (non daté) et de On mariège èmakralé (1891). Publiée à Spa, par l’imprimerie Engel-Lievens, On mais’cop d’fier n’est donc pas datée. Le fait qu’Albin Body ne la mentionne pas dans Le Théâtre et la Musique à Spa peut donner à penser qu’elle est postérieure à la date de l’achèvement de cet ouvrage, soit 1884 (publication de 1885). D’autre part, la pièce est plus courte, moins achevée que On mariège èmakralé ce qui peut passer pour caractéristique d’une œuvre de jeunesse et la daterait des alentours de 1885-1890.

“Comèdèe en ine acte avou des tchants”, On mais’cop d’fier compte six personnages: Bietmé (Barthélemy), le chapelier (“tchaplî”) ; Marèe, sa femme ; Houbert, le frère de Marèe ; Hinri, le locataire de Bietmé ; un agent de police et un touriste anglais. Houbert vient rendre visite à son beau-frère, Bietmé, afin qu’il “donne on cop d’fier” à son chapeau qui n’est plus très présentable (il doit se rendre à un baptême). Bietmé, comme à son habitude, remet à plus tard son travail pour se rendre au café. Marèe le lui reproche, mais il prétend y traiter des affaires: “J’y vind ciet’pus d’tchepais ki ji beus’du verres !” Après le départ de Bietmé, son locataire, Henri, reste seul dans le magasin. Arrive un Anglais avec lequel il a justement eu maille à partir peu de temps auparavant et dont il a écrasé le chapeau d’un coup de poing. Henri s’éclipse, l’Anglais entre dans la boutique, s’étonne de n’y voir personne, découvre le chapeau de Houbert qu’il trouve à son goût ; il l’emporte et abandonne le sien, se promettant de revenir payer plus tard.

De retour du café, Bietmé s’étonne de l’état de ce qu’il croit être le chapeau de Houbert: “On cop d’fier a ine parêe klikotte ! Ca sereut piette su timps ! Ottant voleure rustinde li sofflet d’ine armonika !” Entre un agent qui demande à Bietmé où se trouve le propriétaire du chapeau car il est accusé d’avoir assassiné sa femme et d’avoir caché son corps dans une malle. Bietmé est consterné, croyant qu’il s’agit de Houbert. Marèe revient, après le départ de l’agent, et Bietmé ne sait comment lui annoncer que son frère est un meurtrier. Elle fond en larmes tandis qu’apparaît justement Houbert. S’ensuit un quiproquo émaillé de jeux de mots: Bietmé : “Allons, fré ! …ni blangans nin ! … vos esté d’couvrou !” Houbert : “Awet ! Jè l’sé. C’est bin po çoulà ki j’vins r’kwéri m’tchapai !” Tout s’arrange lorsque l’agent confesse s’être trompé : il n’y a pas eu de meurtre, la femme trouvée dans une malle était une attraction foraine. Bietmé s’étonne alors auprès de Houbert de l’état de sa buse, Houbert découvre qu’il ne s’agit pas de la sienne. Arrive l’Anglais qui vient payer son chapeau. Après quelques discussions, Houbert finit par récupérer le sien et part au baptême tandis que Bietmé va fêter cela au café. On le voit, l’ensemble est fort pauvre, souvent cousu de fil blanc et dépasse rarement le niveau des spectacles de patronage.

Gérard Jonas Crehay, “Ferme à Berinzenne”

On mariège èmakralé est, en revanche, plus dense et plus intéressante : “Comèdeie ès treus ack, avou dè chant, da M. J.Crehay. Riprésintèe po l’prîmi co à Spa li 31 dès meu d’Mâss’ 1891, par li Section dramatique dê Cerk artistique ès littéraire di Spa”, l’œuvre a été publiée la même année, à Liège, par l’imprimerie Camille Couchant. Mieux écrite, mieux construite, la pièce présente également des personnages à la psychologie mieux définie qui constituent des charges assez réussies. En outre, elle fait intervenir un élément des croyances locales: les macrales et leur ennemi, le “macrê r’crêyou” ou “r’crêyou macrê”, c’est-à-dire le sorcier repenti, spécialiste du désenvoûtement. Le décor est planté par Jules Crehay dans un village d’Ardenne, en voici les acteurs : Colas, le fermier (“sincî”) ; Houbert, son fils ; Rokèe (Jules Crehay attribue à son personnage, qui ne dédaigne pas la bouteille, un nom désignant une petite mesure de genièvre – une rokèye), le “ricrèou makrai” ; Madame Picolet, bourgeoise de Liège, au sujet de laquelle Jules Crehay précise que “ce rôle doit être tenu par un homme” ; Ludwige, sa fille ; Trinette, la servante de la ferme.

Colas accourt, au lever de rideau, effrayé et en colère. Il appelle Houbert et Trinette pour leur annoncer que la “makrale” lui a encore volé six œufs. Elle s’était déjà manifestée à son encontre, la veille. Trinette propose à Colas de marier son fils pour conjurer le mauvais sort: “Ki n’marièf’ Houbert ? Vos savez k’tant k’Houbert serè jône homme les makrales habit’ront l’since…” En fait, Trinette et Houbert se marieraient volontiers, mais Colas voit d’un mauvais œil son fils, héritier de la ferme, épouser une fille sans dot. Il compte plutôt sur Rokèe pour maîtriser la “makrale”.

En effet, il attend la visite d’une amie d’enfance, Madame Picolet, à qui son époux, en mourant, a légué une belle fortune et qui a une fille de l’âge de Houbert. Appelé par Trinette, Rokèe vient proposer ses services et part à la chasse aux “makrales” avec Colas. Après leur départ, Trinette confesse au public que c’est elle qui fait la “makrale” : elle vole les oeufs et les donne à Rokèe ; en échange, celui-ci soutient à Colas que le seul moyen d’en finir est de marier Houbert. L’arrivée de Madame Picolet risque de compromettre son plan, mais Trinette n’est pas disposée à se laisser faire.

De· retour, Colas explique à Houbert ses projets de mariage le concernant, puis il part à la rencontre de la diligence venant de Liège et revient avec Madame Picolet et sa fille, Ludwige. Celle-ci est le seul personnage de la pièce à s’exprimer en français, ainsi que le fait remarquer Colas :  “Elle jas, Mme Picolet, comme ine avocat, voss’demoiselle. Ji sèreus kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet po l responte !” Mme Picolet: “Awet, Colas, elle ni pous s’habituer à jaser l’wallon. I fât l’excuser. Es d’ine ôte costé, c’est meyeu po ses cours…” Colas est abasourdi d’apprendre qu’elle étudie la médecine à l’Université (“Est-ce qui les feumes fiè l’docteur astheur !”) et fait remarquer qu’il doit être bien agréable de se faire soigner à Liège.

Trinette entre dans la pièce, sous un faux prétexte, pour voir les nouvelles arrivantes. Ludwige l’interroge et la traite avec condescendance. Trinette se met en valeur, rabaissant Colas et Houbert, avant de dévoiler l’existence de la “makrale” : espérant effrayer les visiteuses. Au contraire, Ludwige s’en réjouit (“Oh ! délicieux ! adorable ! la naïveté villageoise existe donc encore ?”). Elle demande plus de détails à Trinette qui l’invite à questionner Houbert. Ce dernier arrive précisément avec son père. Colas présente les jeunes gens l’un à l’autre et, sous prétexte de faire visiter la ferme à Madame Picolet, les laisse seuls. Houbert entreprend sa cour et, impressionné, essaye de parler français, mélangeant pitoyablement les deux langues : “Ma foi jè troufe què vous avez un trop malahî nom à dire.”

Trinette entr’ouvre la porte pour les observer et entend Houbert déclarer sa flamme à Ludwige qui joue le jeu. Trinette est bien décidée à se venger ; sur ces entrefaites, Colas et Madame Picolet reviennent. Ludwige supplie Colas de lui raconter l’histoire de la “makrale”. Embêté, celui-ci promet de le faire durant le souper. Les deux invitées regagnent leur chambre pour se préparer à une promenade. A sept heures et demie du soir, Trinette a dressé la table pour le souper, mais les promeneurs ne sont pas encore revenus. Elle en profite pour échafauder un plan avec Rokèe, destiné à faire fuir les intruses.

Durant le repas, Trinette cherche à dégoûter les deux femmes, tandis que Rokèe, légèrement éméché, jette de l’huile sur le feu. Les invitées se retirent dans leur chambre. Rokèe fait alors observer à Colas que l’on est la nuit du jeudi au vendredi (“Komprindéf, verdi, li jou des makrales !”). Colas s’inquiète aussitôt de ce que les “makrales” puissent tourmenter ses invitées. Rokèe se propose de rester là toute la nuit pour monter la garde. Il met un plan au point : lorsqu’il sifflera, Houbert et Colas devront arriver avec leurs cannes de néflier (“mespli”) et frapper de toutes leurs forces sur la “makrale” qu’il aura préalablement domptée avec sa formule magique.

Resté seul, Rokèe se déguise en “makrale” et attend que les femmes se relèvent, chose qui ne saurait tarder car Trinette a placé des fourmis dans leur literie. En effet, Madame Picolet entre dans la pièce ; elle trébuche contre une chaise, tombe. Rokèe en profite pour l’affubler de la coiffe de “makrale”, donne le coup de sifflet convenu et s’enfuit par la fenêtre. Colas et Houbert accourent aussitôt avec leurs cannes et rouent Madame Picolet de coups, croyant s’en prendre à la “makrale”. Ludwige arrive et leur enjoint d’arrêter, ayant reconnu sa mère. Madame Picolet écume de rage et injurie ses hôtes: “(…) vos estez deux fîs sots… deux sots, ko pu sots k’les sots k’on mine à Lierneux !” Elles s’en vont aussitôt, malgré les suppliques de Houbert et Colas. Rokèe revient innocemment. Colas et Houbert lui racontent leur tragique méprise, mais Rokèe, astucieusement, l’explique comme étant un mauvais tour joué par la “makrale”. Il insiste sur la nécessité de marier Houbert au plus vite pour mettre fin à ses agissements, avant qu’elle ne devienne encore plus agressive. Colas consent alors au mariage de Houbert et Trinette, dans sa générosité, il cède même la ferme à son fils et l’histoire finit par une chanson.

Si l’on note, à la lecture de ces deux pièces, une différence de qualité, on constate également des variantes dans l’orthographe des mots (“comèdèe / comèdeie ; tchants / chants”…). C’est la preuve, si besoin en était, que la vocation de la langue est avant tout d’être parlée, mais également que ces œuvres ont été rédigées avant la généralisation du système de transcription du wallon, proposé par Jules Feller en 1900. Tout comme pour la peinture, ces deux œuvres ne fournissent vraisemblablement qu’une connaissance lacunaire de la production de Jules Crehay auquel on attribue également l’écriture de poésies.

L’œuvre de Jules Crehay n’est pas celle d’un grand auteur, pas plus qu’elle n’est celle d’un grand peintre. Elle est néanmoins intéressante dans la mesure où elle constitue le témoignage d’une époque en un lieu donné. Sortir de l’oubli l’œuvre dialectale de Jules Crehay, c’est aussi contribuer à garder vivante la mémoire du wallon et former le vœu que plus personne ne prononce la réplique de Colas : “Ji sèrous kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet.”

Philippe Vienne


[INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : rédaction | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne | cet article est une version remaniée et augmentée d’un article publié dans Histoire & Archéologie spadoises n°75 (1993), où l’on trouvera les notes et références bibliographiques.


Plus de littérature…

PIER : Scandale (2022)

Temps de lecture : 3 minutes >

[RTBF.BE, 3 février 2023] Laurence Vielle lit le poème Scandale de Camille Pier, extrait d’un recueil paru aux éditions l’Arbre de Diane en octobre 2022. Camille Pier n’aime pas les cases ni les normes dans lesquelles il se sent à l’étroit. Souvent perçu et décrit comme poète, il préfère le mot “artiste” qui permet d’englober les multiples facettes de son œuvre, à la croisée de la poésie, de l’humour, de la danse et de la militance queer.

Il y a quelque chose de l’ordre de l’assignation dans le fait de dire que je suis poète car j’utilise plusieurs modes d’expression, la poésie ne passe pas uniquement par le langage verbal” défend-il au micro de Pascale Seys en décembre 2022.

Camille Pier a grandi dans un environnement friand de mots. À l’issue de ses études universitaires, Camille effectue une formation d’un an de théâtre corporel à Bruxelles. À cette époque, il performe déjà dans des cabarets queers. “Je travaillais la nuit, j’arrivais en cours avec des restes de vernis et de paillettes quand on devait porter du noir qui était perçu comme la norme. Dans cette école on étudiait le jeu masqué. Le masque dit ‘neutre’ étaient déclinés par genre : masque neutre pour femme ou pour homme. Je me suis vite senti à l’étroit“, confie-t-il.

En 2016 il sortait déjà aux éditions de l’Arbre de Diane un livre intitulé La Nature contre-nature coécrit avec Leonor Palmeira. C’est au micro de Pascale Seys que Camille Pier discutait également de son deuxième recueil Scandale publié en 2022 dans la même maison d’édition.

Laurence Vielle

© dikave studio

Tout ce que je suis c’est un mot
et c’est mon préféré
Scandale !

Je suis un scandale
un scandale vivant
un scandale fier comme un paon
un scandale en sandales

Je suis une fête que je suis censé avoir organisée
mais qui m’échappe total
et c’est là que ça commence à être marrant
Quel scandale !

Je suis une fête
une soirée secrète
un événement fétiche sur une péniche
Je suis le festival des carnavals sans autorisation de la poliche
Je suis un club où toutes les peaux finissent toujours à poil

Dans les dark rooms de mon cœur
j’allume et j’éteins la lumière quand je veux
et j’ai même une petite télécommande pour tamiser l’intensité
avec effets feux de cheminée
effets néons rouges de vieux peep-show
effets phares de camions

Je suis un scandale
et je marche la tête haute
C’est pas une auréole que j’ai là-haut non
c’est pas une couronne même
c’est un trône !
Je marche la tête haute
et je peux aller m’asseoir en haut de ma tête
pour voir le monde d’encore plus haut

J’ai des vertiges de plaisir
qui ne sont jamais jamais des descentes
Ma vie n’a rien d’une vie décente
je suis un scandale

Tout ce que je suis c’est tout ce que tu hais
Tout ce que je réussis
c’est tout ce que tu essayais

Quand je me souviens jusqu’à quel point
l’ennui des autres a réussi à me faire me détester
Tellement j’ai voulu être aimé alors
tellement j’ai voulu être normal
et tellement je me suis détesté
d’être ce marqueur qui dépasse les lignes de coloriage
parce que y avait pas de gommes pour les marqueurs

Je me détestais de ne pas être aimé
par cette frise régulière de gens qui s’emmerdent dans la vie
je tamisais mon intensité avec cette petite télécommande
pour pas trop être visible
pour pas trop déranger
pour pas trop me mettre en danger
en danger de ces personnes
qui pensent que n’être personne
c’est ça la décence

Tout ce que je suis c’est tout ce que tu hais
Tout ce que je réussis
c’est tout ce que tu essayais

Si j’avais été considéré comme normal
j’aurais gagné un temps de dingue
à ne pas devoir guérir tous les jours de cette guerre
qu’on a déclarée dans ma tête
comme un incendie
Dans ma tête
il y a une fête où j’ai pas le contrôle
à tout moment elle peut glisser vers la guerre civile
et moi de mon trône

Scandale !

J’ai pas choisi l’étiquette
qu’on m’a collée autour du cou

Scandale !

Tout ce que je suis
c’est tout ce que j’ai fait
et tout ce que j’ai réussi
c’est tout ce que j’ai

Scandale (2022)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : rtbf.be ; | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Camille Pier en Pierre Rococo © Samir Sam’Touch & Anne-Flore Mary ; © dikave-studio.


Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

RACINE : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

 

PHÈDRE : Je le vis : je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais pas parler ;
Je sentis tout mon corps transir et brûler…
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée […]

Racine, Phèdre


© tv5 monde

Jean RACINE (1639-1699) est né peu avant Noël 1639 à La Ferté-Milon (Aisne), Jean RACINE est baptisé le 22 décembre. Ses grands-parents et parents sont des « officiers » locaux chargés de l’impôt auprès du Grenier à sel de la ville. En janvier 1641, sa mère lui donne une petite sœur, Marie, mais meurt presque aussitôt. Son père se remarie, mais disparaît à son tour. Dès février 1643, les deux enfants sont orphelins et sont recueillis par les quatre grands-parents.

Jean, élevé chez sa grand-mère paternelle Marie Desmoulins, reçoit une éducation simple, à laquelle le curé du lieu ajoute une formation religieuse et une initiation à la poésie latine. La famille, marquée par la rigueur janséniste, est proche de Port-Royal-des Champs, un lieu d’enseignement réputé, où Jean et sa grand-mère se réfugient en 1651 pour échapper aux horreurs de la Fronde. Jean y reçoit des « Messieurs » une formation intellectuelle et spirituelle solide, qu’il complète au collège de la ville de Beauvais. Il s’en souviendra toute sa vie.

Obéissant à une vocation littéraire, il fréquente Boileau, La Fontaine et Molière à Paris, compose plusieurs pièces mineures, puis s’oriente vers le théâtre. En 1667, Andromaque attire l’attention sur lui. Suivront une comédie particulière (les Plaideurs), ainsi que six tragédies majeures (Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate, Iphigénie, Phèdre) qui lui valent la consécration publique jusqu’à la Cour de Versailles.

Élu à l’Académie Française en 1672 (il a 33 ans), il reçoit en 1677 la charge d’historiographe du Roi, partagée avec Boileau. La même année, il épouse Catherine de Romanet, dont il aura deux garçons et cinq filles. Comme gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, il aura libre accès jusqu’auprès du souverain. C’est donc là que Mme de Maintenon, devenue épouse morganatique du Roi-Soleil, lui confiera l’écriture de deux tragédies à thème biblique, destinées aux Demoiselles de Saint-Cyr : Esther (1689), puis Athalie (1691).

Vers la fin de sa vie, Racine se rapproche des Jansénistes, pour qui il écrit des Cantiques Spirituels ainsi que divers textes relatifs à Port-Royal. Lorsqu’il meurt le 21 avril 1699, il demande d’ailleurs à y être inhumé. Lors de l’expulsion des Solitaires et des religieuses (1711), son corps est transféré à l’église St-Etienne-du-Mont, auprès de celui de Pascal.

Alain ARNAUD, Président de l’association Jean Racine et son terroir


[RTBF.BE, 23 septembre 2021] Monument du répertoire classique, Phèdre, la tragédie en vers de Jean Racine est revisitée par la metteuse en scène belge Pauline d’Ollone. Autant prévenir, les amoureux des alexandrins déclamés avec emphase seront déçus. La mise en scène de ce nouveau spectacle sort les personnages de leurs costumes amidonnés.

Petit rappel du drame ; Phèdre est amoureuse d’Hippolyte qui est le fils de son époux (le roi Thésée). Quant à Hippolyte, il aime en secret Aricie, la princesse d’un clan ennemi. Phèdre, Hippolyte et Aricie forment notre célèbre triangle amoureux. Et puisque chaque amour est impossible, les personnages de l’œuvre sont en proie aux luttes intérieures.

Phèdre(s)

© GAEL MALEUX

C’est au milieu d’un plateau dépouillé et sur un tapis de jujitsu qu’apparaît notre pauvre Hippolyte, bien décidé à quitter le royaume pour fuir l’amour illégitime qu’il porte à Aricie. A quelques mètres de là, Phèdre prend de la hauteur dans une longue robe d’un blanc immaculé et confie avec désespoir son amour pour Hippolyte.

La mise en scène s’ouvre à la danse. Les personnages centraux sont accompagnés par plusieurs partenaires de jeu qui les retiennent, les repoussent ou les entravent dans leurs mouvements. Au milieu d’un décor d’une noirceur glaciale, les alexandrins d’hier résonnent avec violence dans la salle. Tandis que sur le plateau, l’eau monte et contraint les acteurs à patauger dans le drame qui est en cours. Pauline d’Ollone au micro de François Caudron : “C’est un texte puissant. Je voulais éviter l’écueil du très psychologique ou de l’introspectif. Mon travail est d’éviter que ce texte ne devienne un long tunnel de paroles.

François Caudron, rtbf.be


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, correction et iconographie | sources : museejeanracine.neopse-site.fr ; rtbf.be ; | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Dominique Blanc dans Phèdre, mis en scène par Patrick Chéreau @ festival-avignon.com ; © tv5-monde.


Pus d’arts de la scène en Wallonie-Bruxelles…

VIENNE : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

Articles, notices, recensions

      • Flor O’Squarr, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 56, 1988, pp 157-165. (notice)
      • Révision de la carte de l’Europe, dans Lettres françaises de Belgique. Dictionnaire des Oeuvres, tome III, Louvain-la-Neuve, 1989, p. 432  (notice)
      • Naser ed-Din, un persan à Spa, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 66, 1991, pp 67-73.
      • De Spa à Honolulu : l’étrange destin du Bois de Spa, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 68, 1991, pp 176-179.
      • Un artiste “hannonyme” à Spa : Théodore Hannon, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 70, 1992, pp 64-69
      • Le Hula, splendeur et misère de la danse à Hawaii, dans Art & Fact, n° 11, 1992, pp 135-137.
      • Les Crehay, peintres spadois, dans Art & Fact, n° 11, 1992, p. 155 (notice)
      • Jacques Van den Seylberg et Spa, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 73, 1993, pp 5-12.
      • Jules Crehay, auteur wallon, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 75, 1993, pp 102-110.
      • Crehay, dans Nouvelle Biographie Nationale, tome 3, Bruxelles, 1994, pp 94-96. (notice)
      • Les Crehay, quatre générations d’artistes et d’artisans à Spa, dans 4e congrès de l’Association des Cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique, Actes, tome III, Liège, 1995, pp 213-218. (résumé de texte de conférence)
      • Van den Seylberg, dans Nouvelle Biographie Nationale, tome 4, Bruxelles, 1997, pp 381-382. (notice)

ET Dans wallonica.org…

Nouvelles / fictions

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | sources : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne & Patrick Thonart | crédits illustrations : “Bulles d’espoir” (2016) © Philippe Vienne.


Par où commencer ? Qui ne sait choisir laisse la main au hasard…

YEATS : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

 

Wine comes in at the mouth
And love comes in at the eye;
That’s all we shall know for truth
Before we grow old and die.
I lift the glass to my mouth,
I look at you, and I sigh.

A Drinking Song (1910)

Par la bouche, on boit le vin
Et par les yeux, on boit l’amour ;
C’est là tout ce que nous apprendrons,
Avant de vieillir, avant de mourir.
Je porte le verre à ma bouche,
Je te regarde… et je soupire.

Chanson à boire (1910, trad. Patrick Thonart)

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[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE] William Butler Yeats, poète et dramaturge irlandais (1865-1923) ; il écrit en anglais mais pense en Irlandais. Toute sa vie sera habitée par cette déchirure, toute son œuvre sera articulée autour de la question du peuple, son art, son langage. L’écriture de Yeats est complexe, labyrinthique, T. S. Eliot dira de lui qu’il était le dernier des grands lyriques anglais. Yeats fut fasciné par l’occultisme et l’ésotérisme, il fut lié aux avatars de l’ordre de la Rose-Croix, on lui prêtera des sympathies pour l’Italie fasciste… En 1923, il reçoit le prix Nobel de littérature.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : traduction, compilation et iconographie | traducteur & contributeur : Patrick Thonart | sources : poetryfoundation.org ; france-culture | crédits illustrations : © radiofrance.fr.


Lire encore en Wallonie et à Bruxelles…

VIENNE : Elise et la neige (nouvelle, 2022)

Temps de lecture : 6 minutes >

Un peu de vent s’est levé et il a recommencé à neiger doucement. La pelouse est blanche, déjà, que foule délicatement un homme en gris, l’urne à bout de bras. Puis, d’un geste qui nous échappe à tous, il en laisse échapper une poudre noire, des cendres, les cendres, d’un noir insoutenable sur ce blanc, et qui ne cessent de se répandre, portées par le vent, c’est juste interminable. Alors je sens Elise se rapprocher de moi et sa main, humide comme ses yeux, saisir puis serrer la mienne.

Je ne sais plus à quel moment précisément la journée a mal commencé. Au réveil probablement, quand le chat, affamé, réclamant ses croquettes, a fait tomber dans la cuisine la vaisselle de la veille qui n’attendait que cela, à défaut d’être lavée. Ou bien au moment où la radio, programmée pour s’allumer à sept heures, m’a sorti de ma torpeur au son de la voix nasillarde de Phil Collins. Je me suis levé en sentant que quelque chose était différent, pas en moi, non, dans mon environnement plutôt. La lumière, sans doute mais pas seulement. Et puis, quand enfin le batteur britannique s’est tu, j’ai perçu un chuintement provenant de la rue, que j’ai vite identifié comme étant celui de pneus dans la neige. En soi, j’aimais plutôt ça, la neige. C’est juste que là, cela me contrariait parce que les bus ne rouleraient pas et que j’avais un rendez-vous à neuf heures. Et que j’allais devoir m’y rendre à pied alors que, déjà, je n’avais aucune envie d’y aller.

Entrer dans un hôpital, c’est tutoyer la mort. C’est du moins le sentiment que j’ai. En fait, je me refuse généralement à y mettre les pieds car, convaincu d’être en bonne santé, je suis persuadé que j’en ressortirai malade. Un peu comme du bus, mais en pire. Alors je ne sais plus très bien comment et pourquoi je me suis laissé convaincre d’y aller passer cet examen – parce que quand même, à votre âge, ce serait prudent et que. La neige crisse sous mes pas, enfin c’est ce que l’on dit généralement, moi je n’entends rien que le bruit des voitures dont celui, caractéristique, de celles équipées de pneus à clous, et puis des cris d’enfants qui arriveront en retard à l’école, constellés de traces de boules de neige.

En revanche, ce n’est pas tellement dans mes habitudes, à moi, d’arriver en retard. Je suis plutôt du genre à procéder à un décompte minutieux du temps. Ainsi, pour un rendez-vous à neuf heures, trente minutes de trajet plus, disons, dix minutes de battement – on ne sait jamais, avec la neige – font huit heures vingt, moins vingt minutes pour le petit déjeuner – non, il ne faut pas être à jeun – égale huit heures, moins vingt minutes pour s’habiller, sept heures quarante. Avec un réveil à sept heures, fût-il sonné par Phil Collins, j’ai donc de la marge. Et, de fait, il est à peine huit heures quarante quand j’arrive aux abords de l’hôpital. Je ne peux me résoudre à y entrer en avance, sachant que j’aurai encore à attendre. Aucun horaire de rendez-vous n’étant jamais respecté, il me faudra respirer davantage de cet air plombé de relents de maladie, non, je vais faire le tour du pâté de maison ou peut-être davantage même.

Parfois, enfants, jeunes adolescents, nous jouions à cela, mon frère et moi : suivre une personne en rue, collecter à son insu un maximum d’informations sur sa vie puis, au départ de ce canevas, tisser le récit imaginaire de son existence. Cela m’est revenu quand je l’ai aperçue, cette tache fauve dans la neige, tout d’abord, puis elle, en entier, comme une apparition préraphaélite, une Vénus de Rossetti par exemple. J’ai retrouvé ce vieux réflexe, enfoui au fond de mon histoire, d’instinct je l’ai suivie, je la suis, longeant les murs des maisons tout d’abord, du cimetière ensuite, jusqu’à retrouver un petit groupe aussi sombre qu’elle peut être lumineuse, au seuil d’un bâtiment dans lequel tous s’engouffrent, et moi sur leurs pas, notant au passage, sans pour autant me raviser, qu’il s’agit d’un crématorium. Je ne risque plus de les perdre, les laisse donc entrer, s’installer dans la salle 4, je refais un tour jusqu’à l’accueil où un tableau affiche les cérémonies du jour – salle 4 Anne Degivre. Je souris, je ne devrais pas évidemment mais je suis seul après tout et Anne Degivre, un jour comme aujourd’hui… Je retourne vers la salle 4.

Ils sont un petit nombre à être arrivés, que ma rousse accueille. Elle est visiblement une proche parente de la défunte, sa fille j’imagine, les observant de loin jusqu’à ce que tous soient rentrés dans la pièce. Alors, je pénètre discrètement à mon tour et m’assois au dernier rang. Un cercueil de bois clair gît au milieu d’un parterre de fleurs blanches. Dans un cadre, une photo d’une femme jeune, trop, d’une blondeur qui n’atteint pas la flamboyance de notre hôtesse avec laquelle, pourtant, elle présente une certaine ressemblance. Un homme se lève, fait face à l’assemblée. Elise, dit-il, m’a demandé de lire ce texte qu’elle a rédigé en hommage à sa sœur mais que, vous le comprendrez aisément, elle n’a pas la force de vous lire. A ce moment les regards convergent vers moi dont le portable se met à sonner. Evidemment, n’ayant pas prévu d’être là, j’ai omis la fonction silence, je quitte précipitamment la salle et décroche. Mon rendez-vous ? Oublié ou bien la neige ? Non, pas du tout, un décès dans la famille. Inopiné. Je ne peux donc pas me rendre à l’hôpital aujourd’hui. Oui, merci. Excusez-moi encore. Je rappellerai pour prendre un autre rendez-vous. Entretemps, je n’ai rien appris ni d’Anne ni d’Elise.

Ils sortent de la salle, déjà. Je ne peux même pas leur échapper. M’apercevant, Elise marche dans ma direction, pour m’admonester j’imagine. Je prends les devants, excusez-moi, je suis sincèrement désolé pour tout à l’heure, j’aurais dû. Oh, ce n’est pas grave, ça aurait certainement amusé Anne, vous savez comment elle était. Vous êtes un ami d’Anne, n’est-ce pas, ajoute-t-elle d’un ton empli de sous-entendus tandis que ses yeux verts, si verts bien que rougis, plongent en moi tellement profondément que j’en oublie qui je suis – si tant est que je l’ai jamais su. Et donc, être un ami d’Anne, oui, pourquoi pas mais quand même, on s’était un peu perdus de vue ces derniers temps. Ah bon, dit-elle, on en reparlera plus tard, enfin si vous restez pour la dispersion, là je dois rejoindre les autres. Oui, bien sûr, je réponds. A tout de suite alors, dit-elle, et je comprends qu’il y a méprise sur ma réponse. Je suis donc encore ici pour deux heures.

C’est interminable une crémation. Alors, on dispose les gens dans une salle et ils attendent. Pour les faire patienter, on leur sert de la tarte et des sodas ou bien de la bière et des chips, c’est un peu comme si toute la vie était résumée en ces deux heures, on boit et on mange en attendant la mort. Il ne manque que le sexe. Moi, ça me plairait encore bien de faire l’amour avec Elise, en attendant, mais évidemment je ne suis pas en deuil. Je m’installe un peu à l’écart, j’observe ceux qui restent : une vieille tante apparemment – j’en déduis qu’Anne et Elise ont perdu leurs parents, le lecteur de tout à l’heure – un cousin ou un ami proche sans doute – accompagné de sa femme, des amis et amies de l’une ou des deux sœurs. Elise porte son attention sur tous et converse avec chacun, de temps à autre elle joue avec les pointes de ses cheveux ou même les porte à sa bouche, puis se reprend, comme un enfant pris en défaut.

Excusez-moi, dit-elle, d’être si directe mais Anne avait depuis longtemps une liaison avec un homme marié, je le sais, elle me l’avait confié, même si elle n’avait rien voulu me dire de plus et donc, vu que vous ne connaissez personne ici et que vous restez en retrait, j’ai pensé que c’était vous – enfin, si c’est vous, vous pouvez bien me le dire à présent qu’elle est morte. Non, absolument pas, moi, ma femme aussi est morte. Ce n’était pas tout à fait vrai, en fait elle m’avait quitté, mais c’était un peu la même chose quand même, sauf que des funérailles m’auraient coûté moins cher qu’un divorce. Oh, excusez-moi, je suis désolée. Ce n’est pas grave, Elise. Je peux vous appeler Elise n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, je ne me suis même pas présenté, Pierre Delaunois. Si, dit-elle, c’était vraiment maladroit de ma part. Pas plus que la sonnerie de mon téléphone tout à l’heure, je réponds, et elle sourit.

Vous savez, la solitude, je connais. Anne et moi, on était très différentes sur ce plan-là. Elle, elle faisait tourner la tête de tous les hommes, c’était plus fort qu’elle de toute manière, alors que moi. Moi, je suis celle que l’on abandonne. Mais quand même, dit-elle, il n’aurait jamais quitté sa femme, Anne me l’a dit, alors je ne comprends pas ce qu’elle attendait, elle perdait, elle a perdu son temps toutes ces années. Et à présent… C’est peut-être justement cela qu’elle recherchait. Quoi donc ? Quelqu’un qui ne soit pas libre, ne pas s’engager, du moins pas au-delà d’un certain point, garder une forme de liberté et de mystère qui lui assurait aussi son pouvoir de séduction. Vous croyez ? Mais si on aime, on ne peut pas se contenter de cela. Si on aime, Elise, on n’est de toute façon jamais satisfait.

Un homme en gris vient nous interrompre. La cérémonie de dispersion des cendres va commencer. Nous remettons nos manteaux. Elise frissonne néanmoins. Nous marchons côte à côte, en silence. Un peu de vent s’est levé et il a recommencé à neiger doucement.

Philippe Vienne


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Plus de littérature…

LORANT : Les yeux d’Ariane (nouvelle)

Temps de lecture : 5 minutes >

Ce n’est pas un hasard si tu me qualifies de ‘domestique’ : c’est à cet endroit même que je suis née.

Ma grand-mère est d’ici, tout comme mon arrière-arrière-grand-mère. Et tu peux remonter de la sorte le fil de toute ma lignée. Sur des dizaines de milliers de générations, elle a bougé à peine de quelques kilomètres.

Chassées par les balais, écrasées par les talons, happées par des fauves ou des aspirateurs, mes ancêtres, ma famille et moi avons certes été amenées à plier régulièrement bagage mais pour toujours revenir discrètement dans notre coin. Que cela te plaise ou non, j’habite ici depuis toujours, je m’y plais et suis même très attachée à la demeure familiale. Je continuerai ainsi, quasi immobile sauf sous la contrainte, jusqu’à ce que je meure, de mort naturelle ou sous une pluie de poisons. Je n’ai pas à m’en faire : mes nombreuses descendantes trouveront et prendront, aux alentours de ma dépouille, la place qui leur convient.

Mon chez moi est à l’abri des regards et de la pluie. Le vent me berce. J’ai de quoi me nourrir – du reste, je peux me passer facilement de manger. Depuis ma fenêtre, je passe la plupart de mon temps à t’observer. Je détaille chaque instant de ton existence. Je consigne tout ce que tu fais, ce que tu dis, ce que tu manges, qui tu fréquentes, ainsi que l’ont fait mes ancêtres. Mon odorat est féroce, je suis ultrasensible aux bruits et à toute autre forme de vibration. Quant à mes yeux, ils me permettent une vision panoramique. Chaque soir, je transmets les résultats de mes observations comme on me l’a enseigné.

Mon ordre et moi étudions ton espèce depuis la nuit des temps : nous somme là pour ça. Ce n’est pas une mission, c’est une raison d’exister. Nous sommes relativement petites, très discrètes et, le plus souvent, solitaires. Nos vies sont brèves et notre périmètre limité. Cependant, nos facultés sont telles qu’elles dépassent ton entendement. Toutes écoutilles ouvertes, mes sœurs et moi sommes équipées pour te surveiller jour et nuit. Nous échangeons et accumulons des connaissances à ton propos. Ne me demande pas comment nous communiquons : tu n’as pas les facultés nécessaires pour le comprendre.

© DP

« Mais à quelle fin ?», voudras-tu savoir. Là encore, nos intentions ne pourront que t’échapper. Tout ce que je peux t’en dire est que ta prolifération et ta relative prospérité des Humains ont permis à notre espèce de conquérir de nouveaux territoires et de se multiplier parallèlement. Ton essor a effectivement favorisé le nôtre. Au fil de tes migrations, et plus encore depuis que tu te répands à la faveur de tes moyens de transport ultra-rapides, nous avons pu nous implanter, moyennant quelques adaptations, dans de nouveaux biotopes. Tu nous offres de nouveaux habitats confortables, parfois des plus inattendus.

Bien plus important encore : ta conquête nous a permis de nouer des relations suivies entre les communautés de notre ordre au niveau planétaire. Notre potentiel d’acquisition, de stockage et d’analyse des connaissances s’est amplifié et consolidé. Et il s’enrichit chaque jour à la faveur de notre interconnexion universelle. Cependant, notre mode de vie, en regard du tien, a très très peu évolué. Nous avons conservé les mêmes coutumes en termes d’habitat et d’alimentation. Nous n’étouffons pas la biosphère sous une gigantesque toile : les nôtres demeurent, en termes de dimensions, conformes à nos besoins élémentaires qui sont, je te le répète, frugaux.

Ce que je peux te dire aussi, c’est que nos toutes premières observations remontent à plusieurs millions d’années, lorsque nos ancêtres ont remarqué l’habileté particulière de certains primates qui figurent parmi tes aïeux. Ce qui a surtout piqué notre curiosité, c’est un comportement singulier de ces mammifères primitifs. Ils se sont mis à se déplacer sur deux pattes pour pouvoir utiliser leurs membres antérieurs comme des outils, à l’instar de ce que nous faisons pour tisser nos toiles, emballer nos proies, protéger notre progéniture. Je peux, comme me l’ont transmis mes ancêtres,  tirer mes fils d’un coin à l’autre, les croiser, les mêler, en faire des structures élaborées. Ce qui est à l’origine de notre intérêt est que ta lignée se développait à la faveur d’une faculté rare du vivant qui est aussi nôtre : la dextérité. Nous avons donc poursuivi notre surveillance rapprochée. Ta lignée s’est avérée redoutablement habile. Vous avez cueilli, vous avez chassé. Vous avez créé des outils pour ce faire, puis cultivé, bâti, tissé ! Devant nos yeux écarquillés, vous avez construit des engins de toutes sortes, grâce auxquels certaines d’entre-nous sont allées explorer l’espace et le fond des océans. Mais ceux de ta lignée ont aussi joué avec le feu, avec les armes, avec des produits létaux, avec l’atome.

Si bien que le constat est unanimement partagé aujourd’hui : l’évolution de notre objet de recherche devient fortement critique. Désormais, l’espèce humaine constitue, en l’état, plus une menace qu’une opportunité pour nous. Les derniers développements de nos observations montrent que la totalité de notre habitat est en péril. Notre milieu de vie est menacé. Nos sœurs agonisent de faim jusqu’à l’extinction sous les pulvérisations, d’autres meurent par millions dans des cataclysmes climatiques. Nos toiles périssent parmi les cendres, à cause de la déforestation et des incendies. Il va falloir que nous prenions la situation en mains. Nous devons mettre un terme à cette fuite en avant. L’objet de notre recherche nous échappe !

Anansi (Afrique de l’Ouest) © Ifinrod

Conscientes que la mobilisation de tous nos venins n’y suffirait pas, nous avons largement consulté les membres de notre espèce. Les acariens nous ont exposé leur stratégie, ainsi que les tiques. Mais il nous a semblé que leurs pratiques très spécifiques pouvaient difficilement être transposées au sein de tout notre ordre. Aussi avons-nous également écumé nos registres jusqu’aux plus anciens : ils font état de milliers de zoonoses, parmi lesquelles la peste, transmise par les puces des rats. Nos recueils plus récents attestent de la recrudescence et de la diversification de pathologies mortelles transmissibles par contagion. Elles résultent tout autant de la cohabitation entre animaux sauvages et humains que de la mobilité galopante de ces derniers.

Notre dernière observation se mène à une très large échelle et est collective : nous sommes mobilisées à l’échelon planétaire pour nous focaliser sur la contamination de la population humaine par un virus inconnu, qui aurait pour origine un animal sauvage non encore clairement identifié. En dépit des difficultés que nous éprouvons à pénétrer et à nous établir dans des locaux d’expérimentation étanches et des installations de soins régulièrement assainies de fond en comble, il va sans dire que nous suivons l’évolution de cette pandémie de très près, dans la mesure où elle semble en tous points concourir à nos objectifs.

L’arsenal viral paraît se déployer en toute efficacité. Il est établi que le virus ne nous affecte pas. Puisque d’autres espèces semblent se charger à notre place du boulot, nous avons décidé de surseoir à notre propre stratégie de guerre. Nous poursuivons donc simplement nos observations, comme nous l’avons toujours fait. C’est notre raison d’exister. Je suis là, au poste. Et toi, alors que tu es confiné, prisonnier dans ton propre habitat, tu me facilites grandement la tâche. Toutes mes paires d’yeux sont braquées sur toi.

Fabienne Lorant


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : Fabienne Lorant, auteure | crédits illustrations : en-tête, Odilon REDON, L’araignée souriante (1881) © Musée d’Orsay.


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