POURCHET : Choisir un camp…

Temps de lecture : 2 minutes >

 

Depuis l’enfance, depuis la balle au prisonnier,
Jusque dans mon lit, on m’a demandé de choisir un camp.
Les faibles ou les forts, littéraires ou scientifiques,
Vierges ou salopes, Israël ou Palestine.
L’Europe oui ou non, homo ou hétéro,
De plus en plus vite et de plus en plus souvent.

Rejeter l’un pour appartenir à l’autre,
Lâcher le débat pour honorer des divisions.
Réac ou éveillé, me too ou pas me too,
Censeurs ou libertaires.

Inscrivez-vous quelque part, on en parle après…
Moi qui n’ai jamais été pressée d’appartenir,
Qui n’aime rien tant qu’écouter les autres,
Raconter le flou intérieur, regarder la pensée en train de se faire,
Comme on regarde couler du café filtre, j’ai un peu peur…

Et si tout ce qu’on avait bossé au Bac de philo,
Et la suspension du jugement – étaient démonétisés ?
Au profit d’un monde simpliste, radical,
Tailladé de frontières à l’arrache entre les genres, les gens, les idées.

Un monde inhabitable de positions et d’antagonismes,
Où “je ne sais pas” ne serait plus une réponse, mais une infamie.
Alors simplifier c’est tentant.
Le réel est d’une complexité déroutante, NOUS somme déroutants.

Troublés, facettés comme du quartz, éperdus,
Blessés et changeants, amoureux, nous sommes impensables.
Mais simplifier c’est réduire.
Trancher dans le réel, c’est le mutiler, nous avec.

Et cette part, que dans l’impatience d’arbitrer nous pourrions abandonner,
C’est la plus riche, et sûrement la plus libre, c’est la nuance.
Faite d’hypothèses, de temps et de questions, la nuance est une lampe.
Elle laisse apparaître le tracé singulier de nos routes.

Des cohérences soudaines entre les camps,
De chatoyants revers de médailles, des rires,
Et d’infinis dégradés dans les vérités.
Des couleurs inouïes, auxquelles il faut encore chercher des noms.
La Pensée en somme, et la Littérature…

Maria Pourchet, romancière


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : la Grande Librairie | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Maria Pourchet © Richard Dumas.


A la tribune en Wallonie-Bruxelles…

TRIBUNE LIBRE : Les livres sont faits pour être lus, puis virés de chez vous !

Temps de lecture : 4 minutes >

[SLATE.FR, 18 septembre 2023] Après la lecture, jetez-les, donnez-les, échangez-les –ça vous fera de la place ! J’ai validé le titre, donc je sais que vous êtes hors de vous et pourquoi. Mais écoutez-moi juste un peu. J’adore les livres. Leur odeur, sentir leur poids dans ma main, regarder leurs dos bien alignés sur une étagère. Arpenter les rayonnages des bibliothèques, feuilleter des ouvrages dans la librairie indépendante de mon quartier et évidemment, par-dessus tout, les lire, tout cela me comble. Je les aime au point que j’ai étudié la littérature à la fac et que comme je n’étais jamais rassasiée, je me suis faite écrivaine.

Je vous raconte tout ça pour que vous compreniez une chose : je ne suis pas en train de vous provoquer juste pour m’amuser. Je sais que ce ne sera pas facile. Mais mon conseil est ferme et définitif : il faut vous débarrasser de vos livres.

Géométrie dans l’espace

O tempora ! O mores ! O tout ce que vous voudrez ! Je ne suis pas différente de vous. Tous les bibliophiles grandissent en rêvant de posséder un jour une gigantesque bibliothèque. Si comme moi vous êtes un millennial, vous l’avez sans doute imaginée comme celle de Belle dans le dessin animé La Belle et la Bête, avec des rayonnages du sol au plafond et un escabeau qui roule pour glisser de l’un à l’autre.

Mais vous ne vivez pas dans un palais rococo français, si ? Non. Le plus probable, c’est que vous êtes obligé de faire de la géométrie dans l’espace chaque fois que vous déménagez (et vous déménagez souvent), que vous êtes au désespoir quand il s’agit de trouver où déballer cet énième carton de livres, que vous vous demandez si c’est une idée absurde d’en coller tout en haut du frigo et que vous finissez par vous demander si vous l’utilisez vraiment si souvent que ça, ce four.

© Armchair Books

Si vous êtes un millennial et que vous êtes propriétaire, félicitations d’avoir gagné à la loterie de notre génération – mais je suis prête à parier que chez vous, c’est quand même plus petit que ce que vous espériez et que votre bureau/chambre d’amis/chambre d’enfant gagnerait à être délivré de ces mètres carrés dévorés par la bibliothèque.

Je ne suis pas en train de vous dire qu’il ne faut pas avoir de livre du tout. Tout le monde devrait avoir une collection permanente (et vous avez même ma permission de l’appeler comme ça si vous avez envie de faire un peu classe). Mais soyez réaliste vis-à-vis de l’espace dont vous disposez et des titres qui ont gagné leur droit à s’y faire une place, parce que vos étagères ne vont pas s’agrandir par l’opération du Saint-Esprit.

Donnez, donnez, donnez

Évidemment certains livres sont trop précieux pour qu’on s’en sépare, peu importe le nombre de fois que vous les aurez lus : une certaine première édition de T.S. Eliot offerte par mon petit ami préféré a une place ad vitam aeternam sur mes étagères et je relis ‘le sermon’ de Moby-Dick à chaque Yom Kippour au lieu d’aller à la synagogue, donc ça, ça reste. Si c’est un livre auquel vous revenez régulièrement, ou que vous relisez souvent, ou juste auquel vous attachez une grande importance émotionnelle –gardez-le. Les autres ? Donnez-les.

Après l’abattage, il faut continuer à acheter des livres, que ce soit des précommandes de vos auteurs préférés ou des trésors d’occasion achetés sur un coup de tête. Mais une fois lus, vous devez vous engager à les passer à quelqu’un d’autre –à des amis, à des voisins, à des boîtes à livres, à des écoles.

Oui, les bibliothèques municipales et les e-books (qui retournent dans le néant) correspondent exactement à l’idée : les livres sont faits pour être lus, puis virés. Et quand un nouvel élément intègre la collection permanente, un ancien doit en sortir.

Je comprends pourquoi il peut être difficile d’appauvrir votre collection actuelle. Pour commencer, c’est une question d’ego : après tout, chaque livre est un témoin physique de votre érudition, un trophée de papier à votre immense intelligence. Et naturellement, certains titres fournissent un complément de contexte à cette immense intelligence : les Nora Ephron prouvent que vous êtes romantique, mais les Stephen King laissent entendre qu’il y a en vous une part d’ombre.

Chacun est méticuleusement sélectionné et placé, tel un petit kit de base pour savoir Qui Vous Êtes™. Nous attribuons une telle valeur au fait de posséder des livres que John Waters prône même de ne surtout pas coucher avec quelqu’un qui n’en a pas.

Ami avec un inconnu

Et si, dans cette quête du nettoyage par le vide, nous pensions à nos livres physiques non comme à des babioles servant à impressionner de potentiels partenaires, mais comme à un moyen d’exister dans le monde et à nous y relier?

En donnant un livre, vous lui donnez l’occasion de devenir ami avec un inconnu. Vous lui donnez la possibilité d’étonner, d’effarer, de marquer. Et non, vous ne le reverrez probablement plus jamais. Même en le prêtant, vous savez qu’il ne reviendra pas.

Mais si ça se trouve, dans quelques années, peut-être entendrez-vous quelqu’un évoquer une scène, faire allusion à une intrigue, ou même mal citer un passage, et reconnaîtrez-vous l’esprit de votre vieil ami sorti de son enveloppe corporelle : “Je l’ai lu, ça, il y a longtemps”, vous direz-vous alors. Et vous penserez : «Moi aussi, je l’ai aimé.

Dorie Chevlen (trad. Bérengère Viennot)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : slate.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © ULiège ; © Armchair Books à Édimbourg ; © DR.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

THONART : L’histoire d’Adamah (2023)

Temps de lecture : 3 minutes >

Assis par terre devant sa caverne, Adamah eut un moment de vertige.

Devant lui, dans le monde entier, les hommes et les femmes étaient en procession, chaque marcheur maintenait les mains sur les épaules du marcheur précédent et portait sur les siennes les mains du marcheur suivant, et les enfant couraient entre les jambes de tous, indifféremment.

Les lignes concentriques formées par les pénitents soulevaient une poussière qui faisait tousser Adamah et le vacarme des voix était violent : pas un qui ne fut en train de parler, sourdement ou avec véhémence, en train de discourir, en solo ou à l’envi. Adamah sentait le vertige monter en lui, à les voir tous passer devant lui, sans le regarder…

Chaque année, la procession ne s’arrêtait que quatre fois : aux solstices et aux équinoxes. Aux équinoxes, le défilé s’arrêtait, les bras retombaient et tous se taisaient. Le silence était assourdissant quand peu à peu les corps dressés se mettaient à hésiter, d’avant en arrière, balançant doucement sans jamais tomber d’un côté ou de l’autre. Puis, les bras remontaient sur les épaules et la marche reprenait, comme les sons qui sortaient à nouveau de chaque bouche, reformant une litanie qui durerait jusqu’au solstice suivant. Au solstice d’été, les rondes s’interrompaient de même, chacun levant les mains triomphalement pour cacher sa peur de la nuit. Au solstice d’hiver, à l’inverse, chacun, dans la foule arrêtée, croisait les bras en baissant la tête pour ressentir l’espoir du soleil vainqueur qui ne manquerait pas de briller à nouveau, un jour.

Adamah ne savait plus ce qui l’avait poussé à quitter la file au moment où elle passait devant sa caverne. Il avait quitté le rang dès l’arrêt, il s’était assis devant chez lui, comme pour prendre souffle, mais il n’était plus reparti. Aujourd’hui, il le savait, il lui fallait quitter la vue de cette danse hypnotique et plonger dans sa caverne, l’explorer. Pourquoi, il ne le savait pas.

Adamah a marché vers le fond de l’ouverture et, au détour d’une pierre, a trouvé le passage. Aidé d’une maigre torche, il a progressé jusqu’à ce qu’aucune lueur du jour ne lui parvienne plus : le chemin était tortueux mais descendait doucement, comme une invitation. Arrivé à un replat, alors qu’un courant d’air soufflait sa torche, Adamah eut peur de l’obscurité. Il réalisa néanmoins qu’il pouvait encore voir et avança de plus belle pour aboutir dans un large espace, baigné de lumière douce.

Au centre de la caverne haute comme un temple, gisait une amande de pierre polie, beaucoup plus grande que lui. La surface lisse était noire comme du granit sombre mais elle tourna au rose profond comme Adamah s’approchait pour la toucher. Il hésita devant l’étrange objet mais une confiance tout aussi étrange le poussa à avancer les mains et à poser les deux paumes sur la pierre. Il sentait qu’elle était chaude alors qu’il attendait un contact minéral et froid. Bien au contraire, l’amande était douce comme la chair. Comme il appliquait ses paumes avec plus de force, elle se mit à rayonner et l’image d’une oasis apparu sur les parois de la caverne.

Adamah savait ce moment sacré et aucune parole ne pouvait dire l’apaisement numineux qu’il ressentait alors. Surpris par l’unité qu’il éprouvait entre lui et l’oasis, il avait d’abord retiré ses mains et l’image avait disparu ; il avait ensuite reposé ses doigts puis ses paumes pleines sur ce nouveau centre de sa vie et l’image avait retrouvé tout son éclat. S’il lui était une loi désormais, c’était celle qu’il faisait sienne alors.

Avec dans l’âme la beauté de l’oasis, Adamah est alors remonté à la surface et a entamé une marche vers le centre des cercles de pénitents, profitant de chaque arrêt saisonnier pour se glisser entre les corps captifs. Selon la force qu’il se sentait, il avançait vers le cœur du mandala humain ou reculait pour une brève retraite, pendant laquelle il ne manquait pas de se ressourcer auprès de l’amande.

Or, un jour, il eut une vision et comprit ce qu’il verrait, une fois arrivé à l’épicentre des marches forcées : un bloc de béton, couvert de peintures nées de mille mains avec un seul motif, répété à l’envi : une oasis. Il pleura d’émotion en pensant aux efforts déployés par ses anciens compagnons de marche puis, se redressa et reprit la route vers sa caverne, franchissant à nouveau chaque cercle aux solstices et aux équinoxes.

Vint le jour où il aperçut au loin l’ouverture de sa caverne. Fort de ses voyages, il leva les yeux et vit des hommes et des femmes qui lui souriaient, chacun posté à l’entrée de cavernes, également creusées dans l’immense montagne… en forme d’amande.

Patrick Thonart

L’Histoire d’Adamah est extraite du livre en cours de rédaction Être à sa place, Manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, la grotte Prohodna (Bulgarie) © Veneta Nikolova.


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

WAUTERS : Quand la maison brûle, imaginer n’est plus suffisant. Il faut agir…

Temps de lecture : 13 minutes >

[DIACRITIK.COM, 4 septembre 2023] Avec Le Plus court chemin, Antoine Wauters signe l’un de ses plus beaux textes, sans doute l’un des plus puissants et singuliers de cette rentrée. Après le triomphe du beau Mahmoud ou la montée des eaux, Wauters surprend radicalement en délaissant les territoires chaotiques et ruiniformes de la fiction pour s’aventurer avec grâce dans le tremblé des souvenirs d’enfance. À la manière d’un puzzle aux impossibles jointures et aux fragments irréconciliables, Wauters raconte une enfance belge tout en livrant aussi bien une poétique de l’art d’écrire, une réflexion mélancolique sur la vitesse du monde d’aujourd’hui ainsi que la révélation d’un goût de l’évasion en réponse à l’angoisse existentielle. La fiction ne suffit plus, il faut aller au concret du monde. Armé de ce mot d’ordre, Diacritik ne pouvait que partir à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien.


EAN 9782378561772

Ma première question voudrait porter sur la genèse de Le Plus court chemin, votre splendide nouveau récit qui paraît en cette rentrée chez Verdier. Comment, après Mahmoud ou la montée des eaux consacré à la guerre en Syrie, avez-vous éprouvé le désir d’un récit concentré sur votre enfance en Belgique ? Vous dites que l’idée de ce livre a pris naissance à l’occasion d’inédits pour la revue Fixxxion à la demande de Mathilde Lévêque et Déborah Lévy-Bertherat : comment avez-vous décidé de les reprendre et de les amplifier ? Vous affirmez, en présentant votre enfance champêtre : “Je suis marqué à vie par ce monde presque disparu“. Est-ce ce désir de retrouver ce qui a presque disparu qui vous a poussé à franchir le pas autobiographique afin de livrer Le Plus court chemin ?

Si je faisais du cinéma, je vous dirais que j’ai voulu me frotter à un genre plus “documentaire” : écrire sur ce qui m’entoure, sur ce qui m’a précédé, les lieux et les êtres qui m’ont marqué, mes grands-parents, la campagne, l’ennui, les superstitions et tout ce dans quoi je puise pour écrire mes romans. Mon imagination est très limitée, vous savez, elle tient dans un mouchoir de poche : quelques lieux, quelques odeurs, quelques images. Mais ces lieux et ces odeurs ne me quittent pas. Je veux dire que mes livres, même Mahmoud, puisent toujours dans ce monde sensoriel premier, que tout part de là, de ce grenier à sensations de mon enfance vécue dans la campagne wallonne, au début des années 80. Dans Mahmoud, je voulais faire crever la poche de silence où se noie la Syrie, faire en sorte qu’on la considère à nouveau, qu’on en parle, que cesse l’oubli. Ici, le geste est assez similaire. Nous sommes loin de la Syrie, mais il s’agit aussi de raconter un monde sur le point de disparaitre. C’est une lutte contre l’oubli. Se reconnecter à des savoirs anciens, à une forme de lenteur, voir s’il n’y a pas là de quoi apaiser ce sentiment de dépossession que nous sommes nombreux à ressentir. Voilà l’intuition que j’avais : qu’il y a dans le passé des remèdes pour notre présent.

Votre récit autobiographique paraît en premier lieu se concentrer avec privilège sur votre enfance belge, qu’il s’agisse notamment de l’évocation de madame Boline, votre institutrice, des rapports épistolaires que vous avez entretenu durant votre adolescence avec vos parents, ou bien encore les liens qui vous unissent à votre sœur Lorraine ou à votre frère Charles. Cependant, au-delà de ces épisodes, votre autobiographie paraît être très vite emportée par une double urgence : existentielle, tout d’abord.

En effet, s’y exprime, de manière le plus souvent inquiète, sinon angoissante, une série de questions existentielles où le sujet qui s’exprime se sent comme coupé de la vie, coupé des autres, comme en rupture de l’existence. Ce sentiment de vide ontologique paraît le déterminer, qu’il dise notamment : “Il n’y a que quand j’écris que je ne pèse rien“, ou encore plus violemment : “Moi-même je deviens une sorte d’objet perdu“.

S’agissait-il ainsi pour vous de proposer une manière d’autobiographie de la schize, pourrait-on dire, à savoir celle d’un récit où le malaise ontique consiste à constater combien “notre vie est coupée en deux” comme vous le précisez encore ? Est-ce que, plus largement, cette “vie de fantôme” dont vous parlez ouvre selon vous à une autobiographie qui, dans la difficulté à être soi, interroge le spectral en vous, en nous ?

Le livre évoque des choses très concrètes et des choses qui le sont moins. Car nous sommes faits des deux. Quand je me retourne sur mon enfance, je vois des ballots de paille, des bêtes, Papou penché sur son jardin, et Mémé sur ses mots fléchés, mais je vois aussi quelque chose de plus difficile à saisir, de plus trouble, qui fait que je me suis toujours senti abstrait ou, comme vous le dites, un peu “spectral”, flottant, comme s’il y avait du jeu entre le monde et moi. On écrit pour réduire cette distance. C’est ce que j’ai voulu faire. Réduire la distance, mettre des mots sur ce qui m’est arrivé, retrouver des sensations perdues et voir qu’à côté de ma vie de fantôme, je dois énormément à la matérialité de la campagne, aux voix de mes grands- mères, à l’impossible accent flamand de Papou, aux silences de Pépé, à la ténacité de mon père et à l’immense sensibilité de ma mère. Même si notre époque se focalise sur le visible, nous sommes tous les héritiers d’éléments qui ne le sont pas. Écrire, c’est faire l’expérience d’une chose assez extraordinaire : ce qui a cessé d’être visible n’est pas mort pour autant. L’enfance a disparu, or elle continue d’exister. Mes grands-parents sont morts, mais ils sont là. Voilà ce que j’ai couché sur la page : cette part d’invisible dans quoi je suis tissé et que seul le langage peut atteindre. Toute biographie est au minimum double. Des faits, des dates, des lieux. Et puis le reste : l’impression de vivre sans vivre vraiment, avoir un nom, en répondre. Tout ça m’a toujours semblé mystérieux.

Polaroid d’Andrei Tarkovsky © Thames and Hudson

Si l’urgence existentielle préside à l’écriture du Plus court chemin, une autre urgence, cette fois à vivre, emporte l’écriture de votre autobiographie. Après s’être interrogé sur la place qu’occupe “l’amplification des fatigues, blessures et ‘nœuds’ de nos ancêtres“, votre autobiographie s’attache à lui répondre en explorant l’enfance. Vous aviez donné une des clefs de votre rapport à l’enfance dans un précédent entretien que vous nous aviez accordé : “Je retourne dans la nuit de l’enfance quand j’écris“, afin, peut-on ajouter, d’y trouver une force vitale. Votre écriture autobiographique se fait quête, ici, de ce que vous nommez “la part la plus vivante” car il s’agit de la dire non avec des mots d’écrivain mais de la vivre littéralement “avec des mots qui restaient en l’air“. Sur ce rapport à l’enfance comme force de vie, diriez- vous, selon la formule de Foucault, qu’une des possibles visées de la littérature et du Plus court chemin, c’est de faire en sorte que “la vie reste en vie” ?

Absolument. La grande question étant : que s’est-il passé ? Pourquoi la joie nous a-t-elle tourné le dos ? Qu’y avait-il, dans l’enfance, qui s’est perdu ensuite, au point que notre mission soit de faire en sorte que “la vie reste en vie” ? Qu’avons-nous perdu, quand, et pourquoi ? Ce sont des questions qui m’obsèdent, sans être désabusé pour autant. C’est peut-être une réponse qui vous surprendra, mais je me suis senti très heureux en écrivant ce livre. Cela tient au fait que, pour la première fois, je ne m’aventurais pas dans un monde de fiction. J’étais là, dans mon quotidien, la maison, les enfants, Hélène, la marche, les bois, et je prenais des notes. Pour la première fois, je n’opposais pas la vie et l’écriture. Je n’essayais pas de “faire un livre”, mais de rester au contact de mon environnement. J’allais voir mes parents, je me promenais dans le village, j’étais bien. Comme un gosse, qui investit pleinement ce qui est là, offert à ses sens, à ses yeux. Mes priorités ont changé. À quarante ans, j’ai davantage envie de vivre. Non pas que je ne voulais pas vivre avant, mais je pensais que vivre et écrire ne pouvaient se faire concomitamment. L’obsession du mot, l’impression que le quotidien éloignait de la littérature. Je me suis trompé. Il n’y a pas de joie possible sans amour du réel, du concret, de ce qui est là, en vie, et qui va se rompre. Ce livre était pour moi une manière de me réconcilier avec le monde, après lui avoir longtemps tourné le dos et vécu dans des fables, des fictions. Je ne dis pas que je n’en écrirai plus, mais je ne me couperai plus autant de la vie.

Un des aspects les plus remarquables du Plus court chemin consiste à faire de l’autobiographie le creuset d’un questionnement sur votre poétique. En ce sens, votre récit se fait constamment autobiographie d’écriture qui, depuis ses hésitations et ses incertitudes, approche une définition possible du geste d’écrire. Vous multipliez ainsi les possibles définitions : “Me suis-je mis à écrire pour me cacher du bruit ?“. Vous posez également “l’écriture comme toile d’araignée“. Ou encore, donnant son titre à votre récit, ces remarques : “L’écriture comme un raccourci ? Oui. L’écriture comme le plus court chemin.” Diriez-vous ainsi que Le Plus court chemin peut se lire aussi comme un art poétique ? Mais peut-être un art poétique qui place le questionnement du sujet au centre du questionnement de l’usage de l’écriture ?

Polaroid d’Andrei Tarkovsky © Thames and Hudson

Jim Harrison dit quelque part que “nous sommes les lieux où nous avons été“. Je suis d’accord, mais nous sommes aussi toutes les phrases où nous avons vécu, les centaines de lignes et de paragraphes où nous nous sommes cachés, où nous avons prié et attendu que quelque chose nous arrive, nous qui nous sentions toujours si éloignés de tout. Parler de moi, c’était donc remonter à l’enfance, aux prés et aux cours d’eau de la campagne wallonne des années 80, mais c’était forcément aussi réfléchir à l’écriture et à ce qui m’y a conduit. Ce qui m’y a conduit ? Je l’ignore. Peut-être effectivement ma peur maladive du bruit, l’inconfort que j’éprouve dans les groupes ou le sentiment que je ne suis pas fini, ni stable, mais une sorte de brume née pour capturer d’autres brumes, d’autres peurs, d’autres voix. À vrai dire, c’est ce que l’écriture offre qui m’intéresse. L’écriture offre un lieu. Voilà pourquoi j’en parle comme du “plus court chemin“. C’est un chemin en réalité extrêmement long et sinueux, un chemin qui nous traverse de part en part, mais, plus on le pratique, plus il est accessible. J’imagine que c’est comme pour la prière. Plus vous avez prié, plus le geste vous devient naturel. Dans le lieu de l’écriture, j’ai des conversations quotidiennes avec mon oncle Aarich, mon oncle Tomasi, et ma très chère Tante Annaatje, tous trois nés en pays flamand. Je revois les ancrages bruns constellant leurs tasses de café, comme des rides ou des perturbations remontant de très loin. J’entends leurs “r” rouler comme des mottes de terre sous le soc d’une charrue. Et, durant quelques instants, ce qui a été dispersé ne l’est plus.

À cette puissante quête de l’être de l’écriture vient s’adjoindre, en filigrane, tout au long du Plus court chemin une réflexion sur le caractère sensible du langage et de la parole. Pour vous, les mots sont un nœud mat de l’existence au point que le rapport que votre parole entretient avec eux se fait ambivalent : d’un côté, le langage constitue “la seule vraie présence en moi“, la part tangible de l’existence. Mais, parce qu’ils font qu’ils fascinent ou envoûtent, “Quelque chose de ce goût-là“, les mots posent question comme vous le dites : “L’idée folle de tout type qui écrit ? Être heureux sans le secours des mots.” Est-ce qu’écrire c’est finalement, d’une manière rimbaldienne, vouloir écrire pour parvenir à la fin du langage, arriver au moment où les mots ne seront plus nécessaires ? Écrire sur l’enfance, non pas pour retrouver l’infans, celui qui ne parle pas, mais se situer après l’infans ?

J’ai longtemps pensé, en effet, que les mots étaient ce que je possédais de plus réel, qu’ils étaient des points fixes dans une mer intérieure agitée, que je pouvais prendre appui sur eux n’importe quand. La nuit, je rêvais en phrases, pas en images. Il y avait quelque chose de maladif là- dedans. Je ne pensais qu’au livre sur lequel je travaillais, incapable de mettre mes pensées en veilleuse, de les perdre de vue. Quand j’écris, dans Le plus court chemin, que je rêve d’être heureux sans le secours des mots, c’est parce que je sais que ce qui reste à la fin, ce sont les moments vrais qu’on a passés avec les gens qu’on aime, l’écoute qu’on a su leur prêter. Et parce que je sais combien écrire peut nous en couper. Retrouver, donc, non pas celui qui parle, celui qui sait, mais celui qui écoute, qui a le temps. “Avant d’être un acte d’expression, écrire est un acte d’écoute. Il faut longtemps se taire et apprendre à entendre, puis seulement parler.” Écrire pour entendre ce qu’il y a avant soi, ce qui est plus grand, plus important que soi, c’est ce que j’ai tenté de faire en donnant à entendre la voix de mes disparus et celle, plus mystérieuse, de ces lieux où j’ai grandi.

Polaroid d’Andrei Tarkovsky © Thames and Hudson

Un des points les plus remarquables du Plus court chemin est le regard rétrospectif comme à regret qui est porté sur le passé. Sans déclaration de nostalgie idéalisatrice ou encore d’enfermement dans l’idée trompeuse d’un âge d’or, votre récit déplore ce que la vie contemporaine est devenue, notamment dans son rapport au langage, au corps ou à l’existence : pour vous, l’époque se caractérise par une non-communication au terme de laquelle, finalement, “À présent, on se touche si peu“. Est-ce que ce constat d’une brutalité et d’une sécheresse de l’époque n’est pas à mettre en regard du constant rapport heureux que le sujet autobiographique entretient depuis son enfance avec la nature ?

Quand je dis qu’”on se touche si peu“, c’est parce que j’ai le sentiment que mon enfance reposait sur un sol stable, compact, là où tout me paraît aujourd’hui divisé. Il y avait moins de vide entre nous, moins de distance entre nos corps. Ce constat n’a rien à voir avec le rapport que j’ai entretenu avec la nature. J’avais très peur de la “nature”, vous savez. Non, si je suis marqué par la sécheresse de l’époque, par l’accélération des choses, c’est à cause de ce sol stable et compact d’où je suis issu. Mais vous avez raison, je n’idéalise pas les années 80. Simplement, parfois, je me dis : “tiens, encore un truc que faisait Pépé, encore une lubie, une idée fixe de Pépé.” Comme si, face à l’emballement généralisé, son sobre mode de vie m’apparaissait comme un remède. Ses chaussures réparées avec du scotch, ses pantalons usés jusqu’à la corde, sa façon de ne faire qu’une action par unité de temps, tout ça me parle. J’y vois une simplicité qui m’apparaît non seulement comme un luxe, mais comme une voie possible pour notre futur. En revanche, je dirais que c’est un livre nostalgique, très nostalgique. Mais pas une nostalgie qui empêche d’agir. Au contraire, une nostalgie qui appelle au mouvement, une nostalgie capable de nous faire poigner dans une bêche et travailler un lopin de terre, une nostalgie qui pousse au moins, au peu, tout en nous rendant plus alertes et vivants.

Parlons à présent, si vous en êtes d’accord, de la forme si singulière avec laquelle Le Plus court chemin est composé. L’ensemble se compose de brefs paragraphes, sous forme de blocs compacts qui, en fait, paraissent surtout renvoyer à la manière dont le sujet se conçoit : par fragments, comme autant de morceaux de temps mais aussi de soi. Vous le dites à maintes reprises : nous sommes disséminés, disjoints. Nous existons “par bribes. Nous flottons“, ajoutez-vous. En ce sens, est-ce que ce chemin le plus court, loin d’être une ligne droite, n’est pas plutôt à lire comme une ligne brisée, proche formellement et ontologiquement d’un “puzzle sans savoir combien de pièces il compte” ?

Vous avez raison. C’est un texte en forme de puzzle. J’ai laissé remonter des souvenirs, sans penser à la chronologie, mais en veillant à ce que ça reste fluide. En parlant de ce qui m’est le plus intime, je voulais raviver la mémoire des lecteurs, ouvrir des portes sur leur passé. J’ai été particulièrement ému par le retour d’une amie qui me disait qu’en me racontant comme je l’ai fait, je touchais “au plus profond de nos sensibilités de vivants”, et que c’était au fond “toutes nos vies” que je racontais. Offrir des instantanés nous permettant de remonter le fil de notre propre enfance, c’était l’idée. Et je tenais à cette notion de fragments parce que c’est un texte qui parle de la difficulté qu’il y a à être soi, du vide que l’on porte et de notre goût pour le silence. C’est aussi un texte qui parle d’amour et de manque. J’ai pensé qu’il fallait du creux pour dire tout ça.

Ma dernière question voudrait porter plus largement sur cette nouvelle direction que votre travail prend. Si, depuis Nos mères jusqu’à Mahmoud ou la montée des eaux, en passant par Moi, Marthe et les autres, la fiction fondait le monde que vos récits dévidaient, il n’en va plus de même ici puisque, de manière affirmée, vous dites ne plus avoir d’amour pour la fiction. Vous ajoutez même : “C’est mon environnement direct qui m’appelle. Documenter les choses avant qu’elles ne s’effacent.” Écrire contre l’oubli alors, car elle vient après les événements ? Est-ce ainsi qu’il faut entendre vos dernières lignes sur la nécessité d’écrire Après : “l’écriture vient toujours après. Après la fracture. Après la faille” ?

Quand la maison est en train de brûler, imaginer n’est plus suffisant. Il faut agir. C’est ce que je me dis souvent. On peut faire beaucoup de choses avec la fiction, y compris sensibiliser aux dangers du feu, mais ce qui me manque, c’est un amour du réel, un amour de tout ce à quoi l’on tourne forcément un peu le dos en écrivant des fictions. Des choses simples, proches, qui m’entourent. Le réel m’a longtemps donné de l’asthme, comme Cioran. Maintenant qu’il est plus qu’abîmé, je ressens le besoin de me pencher sur lui. Un peu comme une demande de pardon. Je cherche à me souvenir du passé, en même temps que du présent. Retrouver l’amour du réel, son chemin. Ça semble simple. Ça ne l’est pas.

Est-ce que mon travail prend une tournure différente ? Ma vie, oui. Pas mon travail. Car Mahmoud était une fiction, mais qui “documentait” le réel, qui se penchait dessus, afin qu’on n’oublie pas ce qui se passe en Syrie. Ici, c’est un texte qui parle de la réalité de mon enfance et de la vie dans les campagnes, mais c’est encore de la fiction, puisqu’écrire son enfance, c’est toujours la réinventer, la réécrire. Il n’y a pas d’accès au réel nu. Ça n’existe pas. Nous utilisons toujours des lunettes déformantes et le roman, l’autobiographie et le travail documentaire fonctionnent juste avec des verres différents. Quant à l’idée d’”écrire après”, le sens serait : on écrit moins par choix que parce qu’il y a eu cassure ou perte. On écrit après la fracture, quand vient le manque. C’est ce qui me touche le plus dans l’écriture : malgré tous nos efforts, les mots auront toujours un léger temps de retard sur la vie. Inévitablement. Dès qu’on se met à commenter ce qui nous arrive, on est déjà ailleurs. “Où étais-je pendant tout ce temps ?“, voilà la grande question. Tout le livre en porte la trace, s’en fait l’écho, je crois.

Un interview de Johan Faerber


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : diacritik.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Lorraine Wauters ; © Thames and Hudson.


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

GIONO (1895-1970) : textes

Temps de lecture : 5 minutes >

Mon bel enfant,
As-tu trouvé des chimères ? Le marin que tu m’as envoyé m’a dit que tu étais imprudent. Cela m’a rassurée. Sois toujours très imprudent, mon petit, c’est la seule façon d’avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures. […] J’ai peur que tu ne fasses pas de folies. Cela n’empêche ni la gravité, ni la mélancolie, ni la solitude : ces trois gourmandises de ton caractère. Tu peux être grave et fou, qui empêche ? Tu peux être tout ce que tu veux et fou en surplus, mais il faut être fou, mon enfant. Regarde autour de toi le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux. Outre qu’ils se donnent un ridicule irrémédiable devant les esprits semblables au mien, ils se font une vie dangereusement constipée. Ils sont exactement comme si, à la fois, ils se bourraient de tripes qui “relâchent” et de nèfles du japon qui “resserrent”. Ils gonflent, gonflent, puis ils éclatent et ça sent mauvais pour tout le monde. Je n’ai pas trouvé d’images meilleures que celle-là. D’ailleurs, elle me plaît beaucoup. Il faudrait même y employer trois ou quatre mots de dialecte de façon à la rendre plus ordurière que ce qu’elle est en piémontais. Toi qui connais mon éloignement naturel pour tout ce qui est grossier, cette recherche te montre bien tout le danger que courent les gens qui se prennent au sérieux devant les jugements des esprits originaux. Ne sois jamais une mauvaise odeur pour tout un royaume, mon enfant. Promène-toi comme un jasmin au milieu de tous.

Le Hussard sur le toit (1951)


ISBN 2070368726

GIONO Jean, Le chant du monde (Paris, Gallimard, 1934)
Apparemment la première version du Chant du monde, Jean Giono se l’est fait voler. Fin 1931, durant une absence, sa mère, qui commençait à être aveugle, a fait entrer dans son bureau plusieurs personnes qui voulaient le voir ; à son retour, son manuscrit, gros de trois cents à trois cent cinquante pages d’écriture environ, avait disparu. Pour n’importe qui cela aurait constitué bien sûr un drame ; mais pour Giono, chez qui l’écriture est une sorte de respiration naturelle, ce vol n’a pas eu beaucoup de gravité. Après avoir fouillé toute sa maison, il est passé sans amertume à autre chose. En janvier 1932, voici qu’il travaille au Lait de l’oiseau, c’est-à-dire à Jean le Bleu. Et le 20 juin déjà, il annonce à son vieil ami Lucien Jacques qu’il “refait” Le chant du monde : “Je l’étends en plus large et en plus haut que la conception première, et si je le réussis, les petits copains se casseront le nez cette fois sur quelque chose de grand.” Or, cette deuxième version, elle-aussi, se perd, on ne sait diable pas comment. Le 3 janvier 1933, Giono décide de ne pas récrire les pages perdues et commence un roman tout à fait différent sous le même titre — Le chant du monde lui rappelle sa lecture enthousiaste des Feuilles d’herbes de Walt Whitman. Dès lors, des neuf dix heures par jour, il s’attelle à sa tâche, “lancé là-dedans comme un taureau” [Lire la suite de l’article sur GALLIMARD.FR]

Amaury NAUROY

Il plongea. Dans l’habitude de l’eau, ses épaules étaient devenues comme des épaules de poisson. Elles étaient grasses et rondes, sans bosses ni creux. Elles montaient vers son cou, elles renforçaient le cou. Il entra de son seul élan dans le gluant du courant. Il se dit : “L’eau est épaisse.”

Il donna un coup de jarret. Il avait tapé comme sur du fer. Il ne monta pas. Il avait de longues lianes d’eau ligneuse enroulées autour de son ventre. Il serra les dents. Il donna un coup de pied. Une lanière d’eau serra sa poitrine. Il était emporté par une masse vivante. Il se dit : “Jusqu’au rouge.”

C’était sa limite. Quand il était à bout d’air il entendait un grondement dans ses oreilles, puis le son devenait rouge et remplissait sa tête d’un grondement sanglant à goût de soufre. Il se laissa emporter. Il cherchait la faiblesse de l’eau avec sa tête. Il entendait dans lui : “Rouge, rouge.”

Et puis le ronflement du fleuve, pas le même que celui d’en haut mais ce bruit de râpe que faisait l’eau en charriant son fond de galets. Le sang coula dans ses yeux. Alors, il se tourna un peu en prenant appui sur la force longue du courant ; il replia son genou droit comme pour se pencher vers le fond, il ajusta sa tête bien solide dans son cou et, en même temps qu’il lançait sa jambe droite, il ouvrit les bras. Il émergeait. Il respira. Il revoyait du vert. Ses bras luisaient dans l’écume de l’eau. C’étaient deux beaux bras nus, longs et solides, à peine un peu renflés au-dessus du coude mais tout entourés sous la peau d’une escalade de muscles. Les belles épaules fendaient l’eau. Antonio penchait son visage jusqu’à toucher son épaule. A ce moment l’eau balançait ses longs cheveux comme des algues. Antonio lançait son bras loin là-bas devant, sa main saisissait la force de l’eau. Il la poussait en bas sous lui cependant qu’il cisaillait le courant avec ses fortes cuisses.

“L’eau est lourde”, se dit Antonio. Il y avait dans le fleuve des régions glacées, dures comme du granit, puis de molles ondulations plus tièdes qui tourbillonnaient sournoisement dans la profondeur. “Il pleut en montagne”, pensa Antonio. Il regarda les arbres de la rive. “Je vais aller jusqu’au peuplier.”

Il essaya de couper le courant. Il fut roulé bord sur bord comme un tronc d’arbre. Il plongea. Il passa à côté d’une truite verte et rouge qui se laissa tomber vers les fonds, nageoires repliées comme un oiseau. Le courant était dur et serré. “Pluie de montagne, pensa Antonio. Il faut passer les gorges aujourd’hui.”

Enfin il trouva une petite faille dans le courant. Il s’y jeta dans un grand coup de ses deux cuisses. L’eau emporta ses jambes. Il lutta des épaules et des bras, son dur visage tourné vers l’amont. Il piochait de ses grandes mains ; enfin, il sentit que l’eau glissait sous son ventre dans la bonne direction. Il avançait. Au bout de son effort il entra dans l’eau plate à l’abri de la rive. Il se laissa glisser sur son erre. De petites bulles d’air montaient sous le mouvement de ses pieds. Il saisit à pleines mains une racine qui pendait. Il l’éprouva en tirant doucement puis il se hala sur elle et il sortit de l’eau, penché en avant, au plein du soleil, ruisselant, reluisant. Ses longs bras pendaient de chaque côté de lui souples et heureux. Il avait de bonnes mains aux doigts longs et fins. “Il faut passer les gorges d’aujourd’hui. Il pleut en montagne, l’eau est dure. Le froid va venir. Les truites dorment, le courant est toujours au beau milieu, le fleuve va rester pareil pour deux jours. Il faut passer les gorges d’aujourd’hui.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : gallimard.fr ; youtube.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Giono assis à son bureau. Vogue, 1955) © Getty – Erwin Blumenfeld.


Savoir-lire encore…

BOUMAL : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Homme de lettres, Louis BOUMAL (Liège, 1890 – Saint-Michel-Lez-Bruges, 1918) attire très tôt l’attention sur sa production littéraire. Avant que n’éclate la Grande Guerre, il n’a pas vingt-cinq ans et pourtant il compte déjà plusieurs ouvrages édités (la Renaissance septentrionale au XIVe siècle et Diderot et ses amis wallons, 1912) et de nombreux poèmes dans des revues, notamment Wallonia. Membre actif de la section liégeoise de l’Association des Amis de l’Art wallon (1912), ce docteur en Philosophie et Lettres formé à l’Université de Liège est professeur de rhétorique à l’Athénée de Bouillon quand la Grande Guerre éclate.

Mobilisé, le soldat poète publie quelques articles dans La Nouvelle Revue wallonne et dans L’Opinion wallonne (1917-1918). Avec Marcel Paquot, il lance en juin 1918 un périodique du Front consacré à la littérature, aux arts et à la musique, sous le titre Les cahiers et portant en exergue “Pour la défense et l’illustration de la langue française“. Promis à une belle carrière dans les lettres, Boumal est emporté par la grippe espagnole un mois avant la signature de l’Armistice. Depuis août 1914, il n’avait pas quitté le combat, gagnant sur le champ de bataille les étoiles de lieutenant et la Croix de Chevalier de l’ordre de la Couronne.

Paul Delforge, Encyclopédie du Mouvement wallon (2011)

© AML

Ne rouvre pas ce livre, il fait mal. Il ressemble
Aux fruits cueillis trop verts que l’on goûte par jeu.
À l’heure où le grand vent soufflera dans les trembles
Il ne faut pas le lire assise auprès du feu.

Observe la flambée et son rire dans l’âtre ;
Écoute la saison qui frappe à tes volets ;
Surtout ne mêle point ma douleur opiniâtre
Au rêve si léger de tes premiers regrets.

Et s’il te souvenait des étranges paroles
Qu’un soir j’ai pu te dire au temps clair des lilas,
Oh ! ne les redis pas ! Les feuilles étaient folles
Et le chagrin trop lourd hallucinait mes pas.

Mais plus tard, quand au vent s’égrènera ta vie,
Quand tu t’arrêteras lasse d’avoir souffert,
Et que tu sauras bien que ne t’ont pas suivie
L’amour et l’amitié jusqu’au seuil de l’hiver,

Alors, ô mon amie, assise au coin du feu,
Relisant ce poème où notre amour fut sage,
Tu connaîtras le sens profond de mon aveu
Et l’acide saveur des airelles sauvages.

Alveringhem, 3 août 1917

J’écoute passer l’heure et la brume glisser
Le long des arbres nus que l’hiver a cassés.

Le vent s’agite et court parmi le paysage
Et mon rêve avec lui se soulève et voyage.

Tant de chagrins mauvais se sont mêlés à lui
Que, l’ayant bien connu, je l’ignore aujourd’hui.

Plus jeune, il s’émouvait des fillettes ornées
Et du ciel et des eaux et des courtes années

Et de l’automne agile à dépouiller les bois,
Mais ce soir hivernal, je m’attriste et je vois

Sur la mer de mon cœur que la passion soulève,
Aux vents se déchirer les voiles de mon rêve.

Calais, 25 décembre 1916

Louis Boumal est dans la POETICA…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : connaitrelawallonie.wallonie.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Connaître la Wallonie ; © AML.


Plus de poésie en Wallonie-Bruxelles…

GOUGAUD (1936-2024) : textes

Temps de lecture : 16 minutes >

 

Il est aussi stupide de vouloir comprendre sa vie que de prétendre se nourrir de la formule chimique d’une pomme.

Les sept plumes de l’aigle (1995)

[HENRIGOUGAUD.COM] Libertaire définitif, Henri GOUGAUD (né en 1936) invente sa vie tous les jours. Venu au monde sur les terres rouges de l’Aude, il est l’héritier des troubadours occitans, il a la poésie chevillée au corps. Il monte à Paris à la fin des années 50, chante ses textes dans les cabarets Rive-Gauche et se rapproche du milieu anarchiste. Bientôt d’autres artistes comme Reggiani, Ferrat ou Greco choisissent d’interpréter ses chansons.

En 1973 il publie Démons et merveilles de la science-fiction. Claude Villers l’invite sur France Inter et dans la foulée l’engage comme chroniqueur. Il raconte alors chaque midi des histoires à la radio. Des histoires fantastiques, des récits étranges et puis des contes, puisés dans l’immense répertoire de la tradition orale qu’il connaît bien.

Choisissant de se consacrer pleinement à l’écriture, il publie avec bonheur au fil des années, de nombreux romans et recueils de contes. Mais il est aussi sollicité pour raconter en public. C’est l’émergence du ‘renouveau du conte’ dont il est considéré aujourd’hui comme un des pères fondateurs.

Entre le merveilleux et ce que nous appelons le réel, il n’est peut-être qu’une différence de confiance accordée.

Henri Gougaud


Le rire de la grenouille. Petit traité de philosophie artisanale (CARNETS NORD, 2008)

EAN 9782355360121

[EXTRAITS] “J’imagine, dans une clairière de la forêt du temps, une troupe de pauvres gens accroupis au seuil d’une grotte. C’est le crépuscule. Le soleil vient de disparaître derrière les arbres. Comme chaque soir, ces hommes, ces femmes s’inquiètent. Et si cette fois il ne revenait pas, ce père lumineux qui tous les matins nous réveille ? Si cet être prodigieux qui fait toutes choses vivantes nous abandonnait à la nuit ? J’imagine, au milieu d’eux, une mère. Elle s’effraie, elle aussi. Elle serre contre elle son enfant. Il geint, il a froid, est mal. Et voilà que ce soir-là l’angoisse de ce fils, dans l’obscurité où ils sont, lui est soudain plus insupportable que celle qu’elle-même éprouve. C’est ainsi que lui vient l’amour, l’oubli de soi dans le souci de l’autre. Et l’amour lui inspire la première berceuse, le premier conte, la première parole dite pour attendrir la nuit, pour tempérer la peur. Sa voix n’est qu’un murmure imprécis mais rassurant, cahotant mais brave. Elle ne sait pas, personne ne sait que cette parole chantonnée à l’oreille de son enfant est le premier surgissement de la source qui deviendra, un jour, le vaste fleuve de toutes les littératures humaines.

Rien de plus humble qu’un conte. Rien de plus anodin, si l’on s’en réfère à la définition du dictionnaire “Récit d’aventures imaginaires destiné à amuser, ou à instruire en amusant.” C’est un peu court. De quoi s’agit-il, en vérité ? D’histoires plus ou moins brèves qui ne se préoccupent guère de ce que l’on appelle communément ‘la réalité’ et qui n’est peut-être, après tout, que l’apparence des choses. D’histoires vagabondes, sans auteur identifiable, sans origine précise. D’histoires qui ont traversé les siècles, les millénaires même, sans bruit, sans effet mesurable sur le destin des peuples, portées, jusqu’aux abords de nos temps modernes, par la seule parole humaine. De fait, la définition du dictionnaire ne témoigne que de la méconnaissance, sinon du mépris dans lequel les lettrés tiennent ces histoires-là. “Sornettes, disent-ils, balivernes déraisonnables.”

Et pourtant ! Imaginez : la plus ancienne mention écrite du Conte des deux frères, dont on a répertorié, en Europe, une quarantaine de versions, a été dénichée sur un papyrus égyptien datant de la XIXe dynastie (environ 1300 ans avant notre ère). Et le premier texte où apparaît une ancêtre de Cendrillon fut écrit en Chine au VIIIe siècle. Question : pendant que ces contes-là, et bien d’autres, traversaient allègrement les pestes, les grandes invasions, les guerres, les révolutions, les monts et les mers, portés par presque rien, la parole des gens, voyageurs, nomades, vagabonds, marchands, combien d’œuvres réputées immortelles se perdaient corps et biens dans les brumes du temps? Comment ont-elles fait pour subsister, pour demeurer vivantes, ces “histoires imaginaires destinées à instruire en amusant” ? Et pourquoi elles, si négligeables, ne se sont-elles pas égarées ?

Les Romains croyaient au fatum librorum, au destin des livres. Tant qu’une œuvre est nourricière, pensaient-ils, elle dure, quelles que soient les difficultés de son cheminement. Les contes ont duré. Ils sont là, toujours présents dans notre drôle de monde. C’est donc qu’ils ont encore à nous apprendre. À nous apprendre ou plutôt à nourrir en nous quelque chose d’essentiel, de vital peut-être? Je pense à la parole de Patrice de La Tour du Pin: “Les pays qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid.”

Je pense aussi à cette génération d’histoires métisses nées du mariage des contes amérindiens et de ceux, africains, portés jusqu’aux Amériques par les esclaves noirs. On sait peu (on imagine mal) que ces gens-là, malgré les tourments et les massacres qu’ils subissaient, malgré leur dénuement, malgré leur détresse, ont tout de même trouvé le temps, la force, le désir de se raconter leurs contes, leurs vieilles choses imaginaires, leurs ‘balivernes’. On ne dit rien de cela dans les livres d’histoire.

Comment pourrait-on parler de ces sortes de mystères miraculeux devant lesquels on ne peut que s’émouvoir en silence, et remercier je ne sais qui ? Il est temps de rappeler quelques évidences que l’on perd trop souvent de vue, submergées qu’elles sont par la cacophonie du monde dans lequel nous sommes bien forcés de vivre.

D’abord, il faut se garder de confondre l’importance des choses avec le bruit qu’elles font. Une sottise, une futilité, un mensonge entendus par dix millions de personnes n’en restent pas moins ce qu’ils sont. À l’inverse, imaginez Jésus contant ses paraboles dans les villages de Palestine. Combien ont entendu sa voix, sur telle place publique, tel coin de rue, telle ombre d’arbre ? Je suppose qu’à vingt pas de lui des gens devaient tendre l’oreille, ne comprendre qu’un mot sur deux, mais ce qu’il disait, quoique à peine audible, avait assez de force vivante pour nourrir le monde entier, et le monde en a été nourri. L’importance d’une parole se mesure à la place qu’elle prend durablement en chacun de nous, à ce qu’elle fait bouger en nous, à la terre intime qu’elle remue et fertilise.

Malheureusement nous sommes aujourd’hui harcelés par un incessant fracas de nouvelles, de modes, d’événements dont on nous affirme hautement, entre deux messages publicitaires, la catastrophique gravité avant que ne lui succède, dès l’aube du lendemain, l’annonce tout aussi démesurée du triomphe de tel chanteur, de la mort de tel couturier, ou des aventures conjugales de tel président. Nous ne nous entendons plus.

Imaginez qu’un ange, qu’un Esprit d’arbre ou de rivière (à supposer qu’ils existent), veuillent nous dire quelque chose. Comment pourraient-ils y parvenir ? Toutes les lignes de notre entendement sonnent sans cesse occupé. Sans cesse nous sommes tirés hors de nous par mille bruits, lumières, images plus ou moins terribles dont nous ne pouvons rien faire, sauf de l’euphorie sportive et de l’angoisse de bombardés.

Alors, que pèse le conte dans ce tumulte ? Ce que pèse une pomme face à la famine. Dans le monde, rien. Dans la vie, pour celui qui la mange, elle peut être un miracle, l’aube d’une renaissance.

Entre l’ampleur et l’intensité, il faut choisir. Le goût de l’ampleur – surtout que rien ne nous échappe – disperse notre attention et nous condamne à naviguer à la surface des choses. L’intensité, elle, nous limite mais peut nous permettre d’aller profond. Ce qui nous pousse au monde est ample. Le désir de vie peut être intense. Le monde et la vie : ne pas confondre. Ce n’est pas parce que la bouteille prend la couleur du vin et le vin la forme de la bouteille qu’il nous faut prendre l’un pour l’autre. Je connais des adolescents qui découvrent autour d’eux le monde, qui s’indignent de ses injustices, de ses folies meurtrières, et qui décident que la vie est abominable. Ce ne serait qu’une confusion parmi d’autres si celle-là ne pouvait pousser les plus vulnérables de nos enfants au désespoir et au suicide. Le monde est certes un lieu inhospitalier dont nous faisons trop souvent, pour notre malheur, un dépotoir.

La vie, c’est autre chose. Au coin de mon immeuble, sur le trottoir, une touffe d’herbe s’est frayé un passage dans une fente de béton. La vie, c’est ça. Une incessante poussée vers le haut (l’inverse de la pesanteur, en quelque sorte), une impatience, une force qui sans cesse nous attire, qui nargue la mort, qui la nie même, qui la repousse tous les jours à demain. La vie, c’est le désir de perpétuer notre présence au monde. C’est aussi notre relation aux choses. C’est notre appétit, notre envie de ne pas en démordre.

Or, les contes sont des nourritures. Ils ne sont pas les seuls, bien sûr, à apaiser nos famines. Tous les arts devraient, à mon avis, y concourir. J’irai même, pour peu que l’on me pousse, jusqu’à estimer traître tout artiste qui ne sert pas, qui n’exalte pas la vie. Mais restons au conte, art populaire, primitif, art premier, au sens que l’on donne aujourd’hui à ce terme. Il faut ici préciser les contours de ce que j’entends par ‘littérature orale’.

La hiérarchie communément admise place au plus haut les mythes. Ils magnifient parfois l’histoire. Le Christ, par exemple, dans la mesure où il est le fils d’un dieu et d’une mortelle, s’inscrit dans la lignée des héros civilisateurs. Les mythes les plus universels sont cependant les récits de la Création ramenés en transes de l’Invisible par les familiers des Esprits ou des dieux. Ils furent les premiers, et longtemps les seuls, à connaître les livres. Ils sont fondateurs de religions, et donc les dévots les considèrent comme des vérités révélées, le mot mythe étant réservé aux croyances des autres. Pour un juif, pour un chrétien, la Genèse est une vérité révélée, et la Création du monde selon les Indiens Hopis, un mythe. Mais laissons ces œuvres fondatrices à leurs aristocratiques hauteurs. Elles sont hors de notre sujet.

Un mot, tout de même, des légendes. Elles se distinguent des contes en ce qu’elles s’enracinent généralement dans une réalité historique ou géographique.

Les contes. Les plus connus, les plus estimés aussi, sont les contes dits merveilleux, ceux qui commencent presque toujours par l’intemporel “Il était une fois”. Le Petit Poucet, Cendrillon, Blanche-Neige, Peau d’Âne et bien d’autres sont de ceux-là. D’où viennent-ils ? Qui les a mis au monde ? On n’a, à ces questions, aucune réponse assurée. On sait seulement qu’ils sont universels. Ce ne sont pas des récits réalistes, ils ne s’inscrivent que vaguement dans la réalité des siècles ou des lieux qu’ils traversent. Les fées, les lutins, les animaux doués de parole et autres donateurs plus ou moins évanescents y sont comme chez eux. La présence quasi constante de ces peuples de l’au-delà des apparences suggère que ces récits sont nés de gens pour qui le monde et la vie ne se limitaient pas à nos perceptions raisonnables. Sans doute s’enracinent-ils, pour ce qui concerne notre Occident, dans l’animisme pré-chrétien, qui lui-même se perd dans la nuit des temps.

À l’étage inférieur (mais que valent ces hiérarchies ?) les ethnologues ont coutume de loger les contes facétieux. Ce sont pour la plupart des comédies brèves, des farces. Ils n’ont pas la dimension poétique, universelle des contes merveilleux. Bien que l’on puisse y rencontrer des fées et des sorcières, ils sont plus volontiers ancrés dans la pâte humaine, dans les mœurs populaires. Brigands et sots, rusés, débrouillards, juges, soldats, fermières délurées, tels sont les héros de ces histoires-là. Il est à noter qu’elles véhiculent souvent une sagesse qui pour être rieuse n’en est pas moins, parfois, d’une déconcertante profondeur. D’increvables fous du peuple en témoignent. Jean Bête chez nous, Ch’ra, Hodja, Nasreddin et des dizaines de leurs réincarnations, autour de la Méditerranée, sont les héros d’une folie tant éclairante qu’il s’est toujours trouvé des maîtres éveilleurs pour en faire leur miel.

Dans l’inventaire des spécialistes figurent aussi les contes étiologiques, qui donnent une réponse (le plus souvent plaisante) à la question “pourquoi ?” Pourquoi les choses sont ainsi faites ? Pourquoi est-ce l’homme qui, dans la relation amoureuse, doit faire le premier pas ? Pourquoi les humains portent-ils aux doigts des anneaux sertis de pierres – des bagues ? Pourquoi les chiens se flairent-ils sous la queue ? Il n’est pas de question qui ne doive avoir sa réponse. Il n’est rien qui n’ait sa raison d’être. Voilà ce qu’affirment sur tous les tons ces contes-là.

Il faut également dire un mot des contes d’avertissement. Le Petit Chaperon rouge, dans la version de Perrault (car, pour les versions paysannes, il en va tout autrement) est de ceux-là. La mise en garde qui le conclut est claire : “On voit ici que de jeunes enfants, surtout de jeunes filles belles, bien faites et gentilles font très mal d’écouter toutes sortes de gens, et que ce n’est pas chose étrange s’il en est tant que le loup mange.” Nombre de contes inspirés ou détournés par l’Église décrivent le sort effrayant réservé aux mauvaises gens qui négligent la messe ou les fêtes sacrées. Les contes d’avertissement sont les seuls qui finissent mal. En vérité, si cette pédagogie de la peur qu’ils mettent en œuvre peut être, en certains cas, défendable, voire nécessaire, on voit où peut mener l’utilisation qui en a été faite par les pouvoirs religieux ou politiques.

Restent les contes paillards, dits poliment licencieux, beaucoup moins anodins qu’il n’y paraît, dont je ne dirai rien ici. Nous les aborderons plus tard.

Le conteur. Paul Zumthor dit de lui dans son Introduction à la poésie orale qu’il est un ‘pré-littéraire’. […] le conteur est un Ancien. Non pas nécessairement un vieil homme, mais un être qui se souvient des racines. Un passeur de sève. Un serviteur de la vie, de cette force désirante qui pousse sans cesse à franchir un jour de plus, une nuit de plus.

Je l’ai déjà dit, et j’insiste : les contes sont d’abord les véhicules d’une nourriture, et non pas seulement d’informations plus ou moins ethnologiques, de naïvetés primitives ou de recettes psychologiques. On peut bien sûr les analyser, les interpréter, tenter de découvrir “ce qu’ils ont dans le ventre”. On ne s’en prive d’ailleurs pas. C’est là une démarche d’intellectuel, évidemment honorable et utile, mais elle a le défaut de trop souvent négliger cela, que ces vieilles histoires ne sont pas faites pour informer, même pas pour instruire, mais pour nourrir. […] Les contes veulent être mangés, béatement, et donner ce pour quoi sont faits les aliments : de la force, de la vie. J’admets que l’on veuille savoir comment ils font, comment ils s’y prennent, et qu’il soit frustrant de l’ignorer. On peut pourtant aller à leur rencontre par d’autres chemins d’exploration. Ceux-là laissent, certes, l’intellect insatisfait, mais l’intellect n’emplit pas à lui seul la maison du dedans.

Nous hébergeons aussi une intelligence sensible, amoureuse, joueuse. Ce n’est pas sérieux? Admettons. J’invite seulement à réfléchir un instant à ce que l’on demande vraiment quand on exige “du sérieux”. Ne serait-ce pas quelque chose qui ressemble à une garantie contre l’errance, à une assurance tous risques ?

L’intellect voudrait que la vie ne soit qu’une énigme, alors qu’elle est un mystère. On peut résoudre une énigme, la vaincre et ne laisser qu’une rassurante lumière, là où étaient des ombres. On ne peut qu’explorer un mystère, sans espérer l’abolir. Explorons donc.

[…] J’ai parlé tout à l’heure du fatum librorum romain, du destin des œuvres. Ne faut-il pas qu’elles soient douées de vie, de force, pour trouver leur chemin vers ceux qu’elles doivent nourrir? Ne faut-il pas qu’elles soient quelque peu parentes de la touffe d’herbe qui parvient au jour malgré l’obstacle du béton ?

[…] En vérité, à l’énormité de nos terreurs, à la dimension de nos diables, nous pouvons exactement mesurer la somme d’énergie enfermée là, et gaspillée en pure perte.”

Henri Gougaud


Il était une fois un jeune homme amoureux de la fille de son patron. Il n’avait rien, elle avait tout.
– Que puis-je t’offrir, mon aimée ?
– La seule chose qui me manque : la Vérité, répondit-elle. Cherche-la pour l’amour de moi, trouve-la, reviens me la dire et je suis à toi pour toujours.
Le garçon s’en fut à l’instant. Par monts, par vaux et par villages il demanda aux arbres, aux gens, aux ermites, aux fous, aux savants, aux fleuves, aux nuages passants :
– Avez-vous vu la Vérité ? Dans quel pays habite-t-elle ? Où pourrais-je la rencontrer ?
Personne ne sut lui répondre. Certains lui dirent qu’autrefois, dans telle forêt, telle ville elle était un jour apparue, mais elle s’était enfuie trop vite, on ne savait où, sous quel vent. Il chercha des mois, des années, il chercha jusqu’aux cheveux blancs, jusqu’à toute semelle usée. A bout de courage et d’espoir il s’assit devant une grotte, un soir, à la cime d’un mont, et n’attendit plus que la mort. Alors il entendit du bruit sous la voûte de la caverne. Il se dressa, franchit le seuil, flairant l’ombre, l’œil aux aguets. Il demanda :
– Y a-t-il quelqu’un ?
Il devina, dans la pénombre, une silhouette de femme. Il s’approcha, et que vit-il ? Une vieille hideuse, édentée, couverte de haillons puants.
– Aide-moi, femme, par pitié. Depuis ma lointaine jeunesse je cours après la Vérité.
– Tu l’as trouvée, lui dit l’ancêtre. Celle que tu cherches, c’est moi.
Elle lui en donna mille preuves. Elle savait tout de lui, du monde, des étoiles, des océans. Quand elle eut parlé, l’homme dit :
– Que veux-tu que j’apprenne aux hommes et à mon aimée de ta part ?
La tête basse elle répondit :
– Dis-leur que je suis jeune et belle. Par pitié pour eux et pour moi, dis-leur de me chercher toujours.

Henri Gougaud


Paramour (SEUIL, 1998)

Avant que la peste n’arrive à Avignon, je croyais ma mère immortelle. Dieu la garde, je ne me souviens pas de son visage éteint […]. En vérité, nous soupçonnons parfois notre mémoire d’enchanter faussement le passé, alors qu’elle est fidèle à ce qui fut, et que seules sont trompeuses les mélancolies qui nous font douter d’elle…

Extrait de Paramour

EAN 9782020307413

Gougaud est un conteur généreux et terrestre (même si le narrateur du roman en appelle à son Dieu après chacune des aventures qui ponctuent son parcours initiatique). Il souffre bien sûr de cette terrible maladie des romanciers français, une fois qu’ils se mettent en tête de faire médiéval en usant d’une langue pseudo-archaïque (a-t-on déjà vu déjà vu des manants du XIVe, en guenilles et poursuivis par la Peste Noire en Avignon, user de subjonctifs imparfaits ?). Reste que les pérégrinations de Mathieu le Tremble et de ses deux compagnons d’infortune font viatique à une lecture faussement innocente : la fuite des trois larrons devant l’épidémie noire et la folie des hommes qu’elle provoque, se mue assez vite en une initiation profondément ancrée dans la Terre. La Lumière ne vient pas toujours d’où on l’attend et Mathieu le rétif, d’abord raide de ses croyances, va découvrir par l’Expérience combien “les plus hautes figures de l’âme ne sont pas des juges mais des amants” (Gougaud). On pense plus au Nom de la Rose qu’au Sacré Graal pour l’ambiance, on respire plus l’air d’un Giono que d’un Ken Follett : le ton est au conte et à une prédication (presque) païenne qui n’aurait pas mis Starhawk en colère… Bref, belle lecture : il y a un avant et un après. Que désirer d’autre ?

Patrick Thonart

Henri Gougaud © lamontagne.fr

“L’une des plus terribles catastrophes de l’Histoire, voir la plus grande, est celle de La Peste Noire qui sévit à partir de 1347 à Marseille (les responsables du port avaient accepté un bateau génois porteur de la maladie). En 1948, elle atteint Avignon, la Cité papale, que les chrétiens visitent en nombre et propageront le fléau partout en Europe. La médecine du 14ème siècle est impuissante. On imagine que la maladie est liée à la nourriture ou à l’air. Certains aliments faciles à pourrir, comme le poisson, pourraient infecter l’estomac et les intestins. Le climat humide, l’air circulant au-dessus des marais, les vents du sud, les fumées ou mêmes le souffle des malades ont été considérés comme particulièrement dangereux et contaminants. C’est pourquoi, les médecins prenaient le pouls de leurs patients, de derrière.”

Source : lachezleswatts.com


Boris CYRULNIK, dénonciateur de la “confortable servitude” dans Le laboureur et les mangeurs de vent (2022), n’aurait pas renié l’extrait suivant, où un bouteur de bûchers pour impies explique sa déraison. L’histoire écrite par Gougaud se déroule au XIIIe siècle, bien entendu…

Je ne me suis pas méfié de la malignité des mots. Il est simple de s’enfermer dans une prison de paroles. Il suffit que soit admiré le grand homme qui nous les dit. Tout s’ordonne, alors, comme il veut. Nous faisons nôtres ses désirs, nous dressons nous-mêmes les murs qui nous séparent de nos âmes et nous nous retrouvons un jour à creuser des fosses communes en croyant servir le Dieu bon. J’ai défriché le champ de ma mère l’Eglise, c’était la mission confiée. Les êtres m’étaient étrangers autant que les gens de la lune. Nous n’étions pas, en ce temps-là, de même bord, de même chair, ils n’étaient rien que mauvaise herbe.

L’enfant de la neige (2011)


EAN 9782020301053

[LIBREL.BE] Luis A. est né en Argentine. Avant de quitter ce monde, sa mère, une indienne Quechua, lui a légué un savoir millénaire. Est-ce pour la retrouver que Luis, très jeune, est parti sur les routes ? L’initiation commence dans les ruines de Tiahuanaco, où l’adolescent fait la connaissance d’El Chura, chaman, homme au plumage de renard. Celui-ci lancera son disciple à la recherche des sept plumes de l’aigle, des septs secrets de la vie. Cette rencontre en entraînera d’autres : celle du gardien du temps, du vieux Chipès, de doña María, de l’amour, qui est le premier mystère du monde. Luis A. n’est pas un personnage de roman. Cette quête étrange, tourmentée, d’un savoir et d’une lumière, a bien eu lieu, un jour – une fois -, entre la Sierra Grande, les ruelles de La Paz et le plateau de Machu Picchu.

– Chura, que s’est-il passé ?
– Quand tu es sorti de ta conscience carrée, tout à l’heure, ton corps a rencontré le monde, et le monde a rencontré ton corps. Tu es entré dans cette belle histoire d’amour que tu m’as racontée un jour, tu te souviens ? Le monde a dit à ton corps : “Qui est là ?” et ton corps ne lui a pas répondu : “C’est moi.” Il lui a répondu : “C’est toi-même.” Ton corps a reconnu les frémissements de la Terre, parce que les frémissements de la Terre sont aussi les siens. Ton corps a reconnu la danse des atomes de la Terre, parce que les atomes dansent en lui pareillement. Ton corps a rejoint sa famille, Luis.
– C’est cela, le sentir ?
– Oui. II ne peut s’allumer que si la conscience carrée se repose.
– Pourquoi la conscience carrée est-elle l’ennemie du sentir, Chura ?
– Elle n’est pas son ennemie. Elle est simplement un autre lieu de nous-mêmes. Elle est d’un autre usage. La conscience carrée est très utile pour fabriquer des trains, des routes, des avions, des villes, des médicaments, des canapés, des systèmes increvables. Mais elle est ainsi faite qu’elle ne veut pas goûter, elle veut comprendre. Elle ne veut pas jouer, elle veut travailler. Elle ne veut pas de l’inexprimable, elle veut des preuves. Elle ne veut pas être libre, elle veut être sûre. Elle doit être respectée, elle a des droits, et des pouvoirs. Mais veille à ne pas lui laisser tous les droits, ni tous les pouvoirs. Veille à ce qu’une porte reste toujours ouverte dans un coin de ta conscience carrée. Il faut que tu puisses sortir dans le jardin. C’est là qu’on se retrouvera, Luis, quand tu auras envie de ma compagnie. Dans le jardin.

II s’est levé, et nous sommes allés parmi les ruines, comme nous le faisions tous les soirs. […]

J’ai insisté mais elle m’a laissé seul avec mon inquiétude que je n’arrivais plus à dire. Il est si difficile d’accepter l’inconnu ! Nous avons tous en nous un tyran pointilleux qui tient pour inventé, donc pour inadmissible, ce qui ne peut être expliqué. Il est même certaines gens qui exigeraient, si leur venait un ange, une plume de son aile pour l’encadrer dans leur salle à manger ! Au-delà de ce que l’on croit réel et de ce que l’on suppose imaginaire est pourtant la porte la plus désirable du monde, je sais cela aujourd’hui. Elle s’ouvre sur le jardin de la vie, que les affamés de preuves ne connaîtront jamais. […]

– Apprenez-moi, senior Juarès.
– Non, Luis, tu dois apprendre seul désormais. Observe-toi. Observe les gens, quand ils se parlent, ils tentent de capter, dans les moindres regards, un peu plus de vigueur, un peu plus d’existence. Ils se grignotent. Par séduction, par ruse ou par violence. ils se volent à tout instant des forces. Pourquoi font-ils cela ?
– Parce qu’ils ignorent l’Autre, le Vivant qui pourrait leur donner tout ce dont ils ont besoin s’ils le laissaient entrer. Mais ils ne peuvent pas le laisser entrer, ils n’ont pas ce trou que je me sens, au sommet du crâne.
– Ton appel dans la maison hantée a ouvert le passage entre le Vivant du dehors et le Vivant du dedans. Tu peux donc sortir de la ronde des voleurs, Luis. A partir de maintenant, tu ne dois plus chercher ton bien chez tes semblables. Appelle. Ce qu’il te faudra te sera aussitôt donné. El Chura t’a appris l’art de l’aigle, qui te permet de n’être pas pillé. Tu viens d’apprendre seul à n’être pas un brigand. Hé, si tu continues, tu deviendras peut-être un homme véritable…

Les sept plumes de l’aigle (1995)


[INFOS QUALITE] statut : révisé et augmenté | mode d’édition : rédaction, partage, édition et iconographie | sources : henrigougaud.com ; carnets nord ; seuil ; lachezleswatts.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  BnF ; © lamontagne.fr ; .


En lire d’autres…

NAMUR Y., La nouvelle poésie française de Belgique – Une lecture des poètes nés après mai 68 (2009)

Temps de lecture : 9 minutes >

La poésie et ses demeures possibles

Il y a plus d’une trentaine d’années, le regretté Bernard Delvaille publiait aux éditions Pierre Seghers une volumineuse anthologie intitulée La nouvelle poésie française. Les auteurs présentés avaient, pour les aînés, la quarantaine à peine, quant au plus jeune, il s’appelait Eugène Savitzkaya et il avait à peine vingt ans. Une anthologie qui devait faire date, même si elle fut mal accueillie par les bien-pensants de l’époque et les critiques officiels qui l’avaient prise “pour un panthéon, pour une image définitive de la poésie d’aujourd’hui”.

Ainsi pouvait-on découvrir tout au long de ces quelque six cents pages, les avant-gardes de l’époque dont ces auteurs proches du Manifeste électrique aux paupières de jupes qu’avait signé Michel Bulteau en 1971 (je pense particulièrement ici à Serge Sautreau, Yves Buin ou Alain Jouffroy). Figuraient là aussi les proches des revues TXT comme Christian Prigent ou Jean-Pierre Verheggen, ceux encore qui gravitaient autour de la revue Tel Quel, Marcelyn Pleynet ou Denis Roche. Y apparaissaient aussi les noms de Daniel Biga, Pierre Dhainaut ou Lionel Ray… Un ouvrage visionnaire à plus d’un titre.

Quant aux quelques poètes belges présents dans cette anthologie, ils avaient pour noms Jean-Pierre Otte, Jacques Izoard, Eugène Savitzkaya, Christian Hubin, Jean-Pierre Verheggen, William Cliff, Michel Stavaux ou Daniel Fano

Si aujourd’hui j’ai évoqué cette anthologie, c’est parce qu’il me semblait que je pouvais faire miens les propos de Bernard Delvaille lui-même lorsqu’il présenta à l’époque son travail. C’est que, je l’espère, nos desseins sont assez semblables. “Cette anthologie, écrivait Delvaille, est un livre d’humeur. Elle ne se veut pas consécration, mais ouverture et pari. Elle se voudrait avant tout subversive, car la poésie doit être subversive, voire, terroriste. Dans un univers encore – mais pour combien de temps ? – tout préoccupé de concurrence sociale, de conventions, de hiérarchies et de cette fatuité que donne le confort moral, la parole de Baudelaire se révèle plus vraie que jamais : ‘Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais.’” Qu’ajouter de plus à cette merveilleuse entrée en matière ?

Cette présente anthologie – que tout un temps j’avais pensé intituler, comme le livre de Macédino Fernandez paru chez Corti, Papiers de nouveauvenu et continuation du rien – est une lecture de poètes belges nés après mai 68. Exception faite de Yves Colley, né quelques semaines plus tôt, mais fallait-il l’exclure pour autant ? les plus âgés comme Laurence Vielle, Anne Penders et Théophile de Giraud sont nés aux alentours de ces événements qui marquèrent notre jeunesse à nous. Quant aux plus jeunes, ils n’ont pas encore vingt-cinq ans ou à peine, ils s’appellent Antoine Wauters, Raphaël Micolli, Kathleen Lor, Alexandre Valassidis, Nicolas Grégoire, Damien Spleeters ou encore Coton, et ils nous offrent déjà des pages d’une belle densité.

Quel regard dès lors poser sur ces “poètes d’après mai 68”, quelles constatations s’imposent, quelles leçons tirer de ces lectures ?

Le lecteur attentif aura ses propres réponses comme il aura ses propres sympathies pour tel ou tel autre poète. Mais quelques constantes paraissent déjà se dégager d’un tel travail.

Ainsi suis-je frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux auteurs, s’inscrivant dans la tradition d’un Michaux ou d’un Marcel Lecomte. Les poètes belges, il est vrai, ont souvent été tentés par ce type de forme fixe. Qu’on pense à Fernand Verhesen, Philippe Jones, Michel Lambiotte, André Balthazar ou Gaspard Hons, nos poètes ont souvent travaillé cet espace singulier que représente le poème en prose. Mais ici, plus qu’à d’autres moments, le poème en prose s’impose comme un genre fréquenté par nombre d’entre eux : qu’il s’agisse de Ben Arès, Frédéric Saenen, Laurent Robert, Rachaël Micolli, Antoine Wauters ou un Stéphane Lambert toujours à la frontière des genres.

Autre constatation : l’importance qu’acquiert aujourd’hui l’oralité, l’immédiat d’un discours. La reconnaissance et l’accueil grandissant du slam et des lectures-performances ne sont peut-être pas étrangers à ce phénomène-là. Des auteurs comme Damien Spleeters ou Maxime Coton, dit Coton, s’inscrivent dans cette lignée de poètes qui “montent sur scène”. Un Nicolas Ancion, qui cultive volontiers l’humour et la dérision, leur est également proche. On doit d’ailleurs, autour de cette mouvance, évoquer le rôle d’une maison d’édition comme Maelstrom dont la collection bookleg s’est fait le témoignage des différentes performances. Citons aussi une Laurence Vielle dont le texte dit par elle-même investit à merveille la scène. Il faut être témoin de ses lectures pour mesurer toute l’importance du poème “mis en scène ou en ondes”.

Mais ne gardons pas la langue de bois : le danger est parfois réel dans ces performances. Un texte qui passerait remarquablement la rampe par différents effets de scène ou de voix peut, une fois couché dans un livre, se révéler être de piètre qualité. C’est là me semble-t-il l’un des risques majeurs de telles démarches, mais elles valent la peine d’être tentées.

L’engagement citoyen est aussi présent dans cette poésie d’après mai 68. Peut-être plus que ce qu’il n’était auparavant. Qu’on lise pour s’en convaincre du Laurence Vielle ou Le poète fait son devoir de Nicolas Ancion.

Théophile de Giraud, quant à lui, pousse l’engagement jusqu’à la provocation extrême, voire, l’injure à la vie. Avec peut-être Christophe Abbès et Xavier Forget (qui n’a rien publié à ce jour), il fait partie de ces inclassables qu’André Blavier appelait les “fous littéraires”. Quel scandale suscitera-t-il après le récent badigeonnage de la statue équestre de Léopold II ? Faisons-lui confiance, nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec cet émule d’André Stas. Et cela, qu’on le veuille ou non, oxygène un peu notre quotidien.

Parmi les architectes de la langue – disons ceux qui construisent et mettent en scène sur papier, ce qui n’est pas non plus toujours sans risque – il me faut évidemment citer Anne Penders et Gwenaëlle Stubbe. Ces voies-là ont certes été investiguées il y a déjà longtemps avec des auteurs comme Jean Daive et plus récemment Elke De Rijcke, publiée également au Cormier. Cette approche de la poésie eut de nombreux adeptes dans les années septante avec des auteurs comme Anne-Marie Albiach, Joseph Gugluemi ou un Lionel Ray dont on aurait aujourd’hui peine à prétendre qu’il fut pourtant l’auteur de L’interdit est mon opéra (Gallimard, 1973). Les modes littéraires – on se souvient aussi du mouvement minimaliste ou du mouvement électrique – sont, elles aussi, saisonnières.

Un Nicolas Grégoire quant à lui, voisine plutôt du côté d’André du Bouchet ou Jacques Dupin. Une écriture que l’on devine contrôlée, travaillée jusqu’à ne laisser en place qu’un noyau dur. Peut-être marche-t-il aussi aux côtés d’un Christian Hubin dans ce qu’il a de plus lapidaire, et cela nous laisse présager le meilleur qui soit. Alexandre Valassidis, quelque peu plus lyrique, ou Antoine Wauters, comme son aîné Ben Arès, sont résolument attachés à un travail sur la langue et sur le poème lui-même en tant que sujet ; le sentiment et ce que j’appellerais grossièrement ‘l’homme‘ n’ont pas encore trouvé ici de place réelle. Avec Rachaël Micolli un peu dans la même mouvance, voilà de jeunes poètes en qui il faut placer toutes nos espérances. Mais seul demain nous dira s’ils ont répondu à nos attentes.

Quant aux poètes déjà reconnus par leurs aînés, ils affirment de livre en livre leur personnalité spécifique. Marie-Clotilde Roose se confine dans une poésie de la retenue, peut-être est-elle l’une des rares de cette génération à croire que la poésie puisse encore réellement penser. Elle représente aussi – si on me permet de l’exprimer ainsi – l’image d’une poésie féminine, comme il en fut autrefois d’une Marie-Claire d’Orbaix ou d’une Andrée Sodenkamp.

Parmi ces poètes déjà bien installés dans notre paysage littéraire, il faut bien sûr citer Otto Ganz, Pascal Leclercq ou Christophe Van Rossom, surtout connu pour son activité remarquable de critique. Hubert Antoine est quant à lui l’une des grandes figures de ces nouvelles générations. Il fut tôt remarqué par beaucoup d’entre nous. En fait, dès son premier livre publié aux éditions de l’Arbre à paroles, Le berger des nuages, et ses autres publications au Cormier, jusqu’à cette Introduction à tout autre chose, publié chez Gallimard, confirment tout le talent de cet auteur aujourd’hui installé au Mexique. Un Fabien Abrassart, venu plus tard à l’écriture, me semble emprunter les mêmes voies et nous sommes en droit d’attendre beaucoup de lui comme d’un Laurent Fadanni, actuellement en résidence au Canada. Thibaud Binard, lui, n’aura pas eu beaucoup de temps pour s’exprimer, puisqu’il s’est donné la mort à l’âge de vingt-cinq ans, mais la lecture de son livre Diagonal Doce est une révélation et témoigne d’une œuvre déjà mature à bien des égards.

D’autres noms mériteraient d’être cités pour tel ou tel aspect de leur travail, nous laissons au lecteur le soin d’emprunter des chemins de traverse avec des David Besschops, François Monaville, Frédéric Bourgeois, Vincent Daenen et consorts.

Oui, pour paraphraser Yves Bonnefoy, j’aime à répéter à qui veut l’entendre que notre poésie est loin de ses demeures possibles.

Cet ouvrage – en quelque sorte une suite à l’anthologie Poètes aujourd’hui, un travail que j’avais co-signé avec Liliane Wouters – est fragile de par le peu de recul que je me suis donné. Il paraît évident que dans peu de temps, quelques-uns de ces poètes auront sombré corps et âme dans l’oubli, qu’ils auront abandonné le navire pour d’autres vies ou d’autres passions, quelques-uns deviendront nos plus illustres poètes et l’on peut déjà en pressentir l’un ou l’autre, d’autres vont s’affirmer. Quant au meilleur d’entre tous, il est vraisemblable que nous ne l’ayons pas encore lu, plus occupé qu’il soit à écrire qu’à se montrer en public.

Mais une chose est certaine, quels que soient les mouvements ou les écoles, la poésie mérite toujours d’être vécue et expérimentée.

Cette lecture.je n’aurais pu la mener à son terme sans l’existence de revues remarquables, souvent accueillantes pour ces voix nouvelles. Des revues comme Le Fram, Matières à poésie ou Sources, où j’ai abondamment puisé des informations, lu les premiers poèmes des uns et des autres. Que soient ici remerciés Karel Logist, Ben Arès, Eric Brogniet et tous les collaborateurs de ces revues. Sans eux ce travail eut été impossible ou aléatoire. Et il faut souligner combien est capital le rôle de ces revues ouvertes aux nouvelles écritures, c’est souvent là le terreau de demain. Les éditions Tétras Lyre, Le Cormier et Maelström m’ont été aussi d’une très grande utilité de par les collections mêmes qu’ils réservent à ces poètes nouveaux. Les auteurs eux-mêmes me furent d’un grand secours et je les remercie pour tous les inédits qu’ils m’ont aimablement confiés.

Oui, la poésie, comme le disait Pierre Reverdy, sera toujours affaire d’émotion. Puissent ces textes vous émouvoir et éveiller votre curiosité comme ils ont secoué la mienne.

Yves Namur, La nouvelle poésie française de Belgique (2009)


Yves NAMUR, La nouvelle poésie française de Belgique (Taillis Pré, 2009)

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°158] On parle peu des jeunes poètes francophones de Belgique… On croit savoir d’eux qu’ils publient, discrètement, surtout en revue, ou qu’ils performent leurs textes ici et là. Voici qu’ils ont à présent leur anthologie ! Le maître d’œuvre en est Yves Namur, qui n’en est d’ailleurs pas à sa première initiative du genre… En 1996, il avait dirigé un hors série de la revue Sud, (dont faisaient déjà partie les précoces Gwenaëlle Stubbe et Laurent Robert que l’on retrouve ici). Son choix reprenait alors des poètes nés après 1945. Ensuite, avec sa complice Liliane Wouters, il avait publié Le siècle des femmes. Rien d’étonnant donc à ce qu’il s’intéresse aujourd’hui à nos plus jeunes poètes. D’emblée, dans sa préface, il se place sous l’autorité de deux poètes. Tout d’abord de Bernard Delvaille, dont l’anthologie La nouvelle poésie française, parue chez Seghers dans les années septante, lui a servi de modèle. Avec lui, il revendique l’anthologie poétique comme un « livre d’humeur » qui se voudrait avant tout subversif. Et ensuite de Baudelaire, convaincu que « tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais. »

Namur se dit conscient du peu de recul qu’il s’est donné et de la fragilité du projet : réunir une cinquantaine de poètes peu confirmés. Son anthologie s’ouvre avec l’aîné, qui n’avait que trois mois en mai 68, auteur de seulement deux magnifiques livres en dix ans : Yves Colley. Formellement, il semble bien que toutes les tendances cohabitent dans ce fort volume, le vers libre, rarement classique, le poème en prose, le court comme le long. En feuilletant l’ouvrage, on est frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux poètes – dans la tradition, consciente ou inconsciente ? – de Michaux ou de Lecomte. La place de l’oralité est également à souligner : Vielle, Spleeters, Leclercq ou Coton sont de ceux qui disent et scandent leurs mots. « Certes, un texte résiste parfois bien difficilement à l’épreuve du papier, la scène se sert d’autres artifices», souligne Namur qui ne s’est pas contenté de recenser de jeunes poètes : il nous propose aussi de découvrir la face poétique de l’œuvre d’auteurs qu’on connaît jusqu’à présent mieux comme romanciers : Stéphane Lambert, Luc Baba ou Nicolas Ancion entre autres… Il faut remarquer aussi que peu de jeunes poètes, à l’exception de Nicolas Grégoire, Pierre Dancot ou Christophe Van Rossom font nommément référence à d’autres poètes, comme s’il n’existait que peu ou pas de filiations du tout… L’anthologie fait une place à Thibaut Binard, poète tôt disparu et dont il faudra un jour découvrir l’œuvre. Enfin, notons que la nouvelle poésie est surtout masculine – (seulement sept femmes !) et ne cherchons aucune explication à cela…

On peut se demander où et comment on déniche autant de « jeunes » poètes… Il faut pointer le travail des revues – et l’anthologiste remercie Matières à poésie, Sources ou encore Le Fram – ainsi que celui des petits éditeurs (Le Tétras-Lyre, Maelström et ses bookleg, Le Cormier…). On ajoutera la curiosité des jurés des prix poétiques réservés aux jeunes, le Lockem, le Houssa et le Polak de l’Académie, ou encore des bourses de la Fondations Spes. Une anthologie de près de 600 pages ne peut qu’accréditer l’idée que la poésie, bien que mal connue, se porte bien dans nos contrées. Au hasard de bienvenues notices biobibliographiques, on découvre une foule de micro-éditeurs. Qui connaît – et qui distribue ? – les éditions Le déjeuner sur l’herbe, Galopin ou encore Boumboumtralala ?

Anthologie copieuse, « brique », diront certains, ce travail a le mérite de laisser une large place pour l’expression des poètes choisis. Un petit bémol cependant : l’ouvrage comporte des coquilles. Un projet aussi ambitieux n’aurait-il pas exigé une relecture plus soigneuse ? Yves Namur, anthologiste viscéral, a voulu parier sur la diversité et les richesses de la nouvelle poésie française de Belgique. Un paysage en mouvement, surtout rien qui se veuille image définitive… Il nous donne ainsi à lire un passionnant éventail de talents et de voix. Pari gagné.

Quentin Louis


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : éditions Le Taillis Pré | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, ENSOR J., Du rire aux larmes (1908) © Tous droits réservés.


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

LAROCHE : Dictionnaire des clichés littéraires (2003, rééd. 2022)

Temps de lecture : 6 minutes >

L’un des traits principaux de ces dissertations était une mélancolie chérie et caressée ; un autre, un jaillissement opulent et excessif de “beau langage” ; un autre, la tendance à empiler à tire-larigot des mots et des phrases particulièrement prisés jusqu’à ce qu’ils soient usés jusqu’à la corde […] On peut remarquer, en passant, que l’on trouvait là la moyenne habituelle de dissertation, dans lesquelles le mot “enchanteur” est exagérément caressé et l’expérience humaine décrite comme “une page de la vie”…

Voilà le décor tel que posé par Mark Twain dans Les aventures de Tom Sawyer (1876), lorsqu’il décrit le terrible soir de l’Examen, au cours duquel les enfants du village doivent, les uns après les autres, se lever, venir à l’avant de la scène sous le regard d’avance mécontent du Maître et réciter quelques poèmes ou dissertations dont l’originalité littéraire n’est pas le plus grand atout. En quelques traits limpides, Twain montre la vanité de l’exercice et règle son compte à l’usage répété des clichés littéraires. C’est également la préoccupation principale d’Hervé Laroche, comme il l’explique dans l’introduction de son jubilatoire Dictionnaire des clichés littéraires, que nous avons reproduite ci-après…

Vingt ans après…

Vingt ans après sa première parution, ce dictionnaire a été augmenté d’une  petite centaine d’entrées. Les entrées déjà existantes ont été revues et parfois étendues. Mais, le lecteur doit s’ en douter, les clichés ne se renouvellent pas à la même vitesse que le vocabulaire des adolescents. Par essence, le cliché dure ; il est une forme de la permanence littéraire. Il s’agit donc plus d’un approfondissement que d’un renouvellement.

Certes, il y a bien quelques tendances qu’on peut se risquer à pointer. Les téléphones ont largement accédé au vrombissement qui était auparavant l’apanage des autos. Après les nécessaires épreuves qu’impose la vie dans un roman, le personnage cherche aujourd’hui à se reconstruire. C’est sans doute dans le registre de l’imprécis délibéré que le cliché connaît sa plus nette extension. Si l’imperceptible, l’indicible, l’indéfinissable sont depuis longtemps des incontournables du cliché, ils reçoivent aujourd’hui le renfort du vague, de l’approximatif et de l’improbable. De l’indéfinissable au vague, il y a sans doute un glissement : le flou prend peut-être le pas sur l’inaccessible (qui, rassurons-nous, se porte toujours bien). On peut se risquer à voir là l’expression d’une époque qu’on nous dit être en manque de repères, ou quelque chose de cet ordre.

Mais le constat le plus évident, c’est que, vingt ans après, on avance toujours comme un automate, alors qu’il n’y a plus d’automate depuis longtemps et qu’aujourd’hui les robots dansent bien mieux que moi (il faut avouer que ce n’est pas difficile). On s’emmitoufle toujours dans de vieux plaids, on noircit toujours des carnets ou des cahiers. On gravit toujours les escaliers au lieu de les monter et on les dévale au lieu de les descendre. On s’appuie toujours contre les chambranles des portes dans des moments difficiles. Ça palpite toujours énormément, et les songes restent préférables aux simples rêves.

Certains clichés s’épuisent doucement. L’entropie littéraire est implacable, quoique lente. Ils ont évolué vers leur forme figée et peinent désormais à nimber le texte d’une ineffable aura poétique. Sans doute d’autres ont-ils tout simplement disparu. Je ne me suis pas soucié d’en faire l’inventaire, rebuté par ce travail d’entomologiste.

Et puis, pour une large part, cela a été fait dans un ouvrage phénoménal auquel je tiens à rendre un hommage appuyé. Cet ouvrage n’existait pas lors de la première édition de ce dictionnaire, ou du moins l’encre n’en avait-il pas encore séché. Il s’agit du Dictionnaire des cooccurrences de Jacques Beauchesne, paru en 2001 chez Guérin, et étendu ensuite par les filles de l’auteur, après sa disparition prématurée en 2009. L’entreprise de Jacques Beauchesne peut être comprise comme une tentative de noyer le cliché dans la langue, tout comme on peut noyer le poisson (chose en principe impossible, mais pourtant accomplie quotidiennement par des millions de gens). Le Dictionnaire des cooccurrences comprend environ 5000 entrées, toujours des substantifs. À chaque substantif sont associées une liste d’adjectifs et une liste de verbes. Prenons par exemple effroi, puisque c’est le sentiment qui m’a saisi lorsque j’ai découvert le Dictionnaire des cooccurrences (et aussi parce que cette entrée est relativement brève) :

Effroi : communicatif, énorme, immense, indescriptible, indicible, inexplicable, insurmontable, léger, mortel, passager, salutaire, subit, terrible, vague. Apaiser, calmer, créer, inspirer, jeter, provoquer, répandre, semer, susciter l’/un – (+ adj.) ; causer, éprouver, inspirer, provoquer, ressentir de /’- ; contenir, maîtriser son – ; défaillir, être glacé/saisi, frémir, haleter, mourir, pâlir, trembler d’- ; vivre dans l’-.

Un autre exemple :

Cliché : biaisé, classique, commode, dépassé, éculé, en vogue, facile, habituel, inusable, outré, persistant, raciste, réducteur, répandu, ressassé, sexiste, simpliste, tenace, usé, vieux. Employer, emprunter, éviter, sortir, véhiculer un/des -(s) (+ adj.) ; avoir recours, recourir à un/des -(s) ; abuser, sortir un/des -(s) ; accumuler, combattre, éviter les -(s) ; tomber dans les -(s).

Les voilà donc, les clichés, dissimulés dans les plis de ce Dictionnaire des cooccurrences, ayant reçu leurs papiers légaux leur conférant la qualité fort sérieuse de cooccurrence apparemment inoffensifs. Voire utiles. Car le Dictionnaire des cooccurrences est une entreprise dépourvue de la moindre ironie : il s’agit d’offrir à tout écrivant un outil permettant de ne pas chercher ses mots ou, plus exactement, de les trouver rapidement et efficacement. L’auteur en a d’ailleurs réalisé une version simplifiée pour les enfants et les écoles. Outil modeste, outil besogneux, d’une ambition folle/généreuse/immense/ manifeste/ tenace, d’un sérieux absolu/imperturbable/inébranlable, il a le charme des entrepreneurs ou aventuriers qui ne doutent de rien sans pour autant être sûrs de tout. Je le recommande chaleureusement, quoique son prix conséquent ne le mette pas facilement à la portée de l’ écrivain désargenté.

Malheureusement (ou heureusement pour moi), si ce Dictionnaire des cooccurrences constitue indéniablement une solide base de travail, indispensable pour se mettre le pied à l’étrier du cliché, il a ses limites. Tout d’abord, il procède à partir des substantifs, confinant les adjectifs et les verbes dans un rôle de comparse, et négligeant les adverbes, pourtant si précieux. Ensuite et surtout, du fait de son principe même, qui est de fournir des associations nom-adjectif et nom-verbe, les clichés sont livrés démontés, en kit. On voit tout le travail qui attend un auteur pour composer des ensembles plus longs et plus élaborés, ne serait-ce que pour arriver à des choses aussi simples que Plongé dans un abîme de tristesse ou Les gouttes de pluie tambourinaient sur les vitres dans un bruit d’enfer. On mesure les efforts nécessaires pour produire un bijou comme :

Pas une nuit où je ne me réveille en sursaut, trempé, suffoquant, avec le cœur qui tremble et déraille comme une chaîne de vélo.

Cette seconde édition trouve là sa raison d’être (en dehors de la vanité de l’auteur). Poussé dans mes retranchements par cette redoutable machine à fabriquer du cliché ordinaire, j’ai pensé qu’il fallait, désormais, encourager l’audace et la créativité. Cependant, la créativité en matière de cliché est une affaire délicate : par définition, un cliché n’est pas créatif, et si une formulation est créative, ce n’est pas un cliché. Ce qui peut être créatif, ce sont des assemblages inédits de clichés, des associations surprenantes, des accumulations paroxystiques, comme : La chape de plomb qui irradiait de lui jusque-là avait perdu de son pouvoir nocif.

EAN 9782363083135

Dans les entrées du dictionnaire, ces exemples nouveaux sont annoncés par un “Plus audacieux” ou équivalent. Ils sont évidemment tous authentiques, à quelques minimes modifications près. Il s’agit toujours de livres publiés chez des éditeurs reconnus et presque tous sont tirés de livres ayant connu un grand succès, souvent primés ou distingués. Les autres exemples, s’ils sont bien entendu inspirés par des lectures accumulées, sont en revanche le plus souvent de mon cru.

De plus, pour permettre aux lecteurs qui le désirent de tester leurs capacités en tentant d’imiter les auteurs virtuoses, un exercice spécifique a été ajouté. Comme il ne faut pas se dissimuler la difficulté d’une telle ambition, deux exercices plus simples sont également proposés. Les trois exercices, dont la difficulté croissante est soigneusement étalonnée, forment un ensemble qui ajoute une dimension ludique au projet pédagogique qui fonde cet ouvrage : donner à tout auteur, débutant ou confirmé, les ressources nécessaires pour former de beaux clichés, ceux qui ravissent les éditeurs, les critiques et les lecteurs.

Hervé LAROCHE, Dictionnaire des clichés littéraires (2022)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | source : arlea.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Gabriela Manzoni.


Se documenter en Wallonie-Bruxelles…

LAROCHE H., Dictionnaire des clichés littéraires (Arlea, 2022)

Hervé Laroche s’attaque ici au cliché littéraire qui fleurit [cliché] aujourd’hui. Il lui règle son compte avec un tel brio qu’on n’ose plus, après la lecture de son livre, prendre la plume [cliché], ne serait-ce que pour une banale missive. L’auteur nous ouvre les portes [cliché] de cet univers « littéraire », où l’on savoure au lieu de manger, où l’on étanche sa soif au lieu de boire, où l’on marche sur des cendres encore tièdes, devant des décombres encore fumants, sur des chemins semés d’embûches ou des parcours jonchés d’obstacles…

JUARROZ : textes

Temps de lecture : 4 minutes >

 

Comment comprendre l’espace
qui me sépare de l’arbre,
si son écorce dessine les lignes
qui manquent à ma pensée.

Comment comprendre la parenthèse
qui va du nuage à mes yeux,
si les figures du vent
délient le temps serré de ma petite histoire ?

Comment comprendre le cri pétrifié
qui gèle toutes les paroles du monde,
si de même qu’il n’est qu’un seul silence
il n’est au fond qu’une seule parole ?

Je ne comprends pas la distance.
L’ultime preuve en est l’espace absurde
qui sépare en deux vies
ton existence et la mienne.

Roberto Juarroz, Poésie verticale (1958, 2021)


[JOSE-CORTI.FR] La notice biographique de Roberto Juarroz (1925-1995) ci-dessous a été établie par Michel Camus et publiée dans Douzième Poésie Verticale (Paris : La Différence, 1993).

Né le 5 octobre 1925 à Coronele Dorrego dans la province de Buenos Aires en Argentine, Roberto JUARROZ a suivi des études de lettres et de philosophie à l’Université de Buenos Aires où il s’est spécialisé dans les sciences de l’information et de la bibliothécologie.

De 1958 à 1965, il a dirigé la revue de création Poesía = Poesia (20 numéros) où il s’est révélé fin découvreur et subtil traducteur de poètes étrangers, notamment Antonin Artaud. Pendant des années, il a collaboré à des dizaines de journaux, revues, et périodiques argentins et étrangers en tant que critique littéraire et cinématographique. Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation à l’Université de Buenos Aires. Contraint à l’exil sous le régime de Peron, il fut pendant quelques années expert de l’Unesco dans une dizaine de pays de l’Amérique latine.

Roberto Juarroz a reçu le “Grand Prix d’Honneur pour la poésie” de la Fundacion Argentina de Buenos Aires. Il a également reçu plusieurs prix étrangers parmi lesquels le Prix Jean Malrieu à Marseille en mai 1992, et le Prix de la Biennale Internationale de Poésie de Liège (Belgique) en septembre 1992.

Toute l’œuvre de Roberto Juarroz porte le même titre : Poésie Verticale, chaque tome étant simplement numéroté pour être distingué des autres. Titre unique suggérant abruptement la verticalité de la transcendance “bien entendu incodifiable”, précise-t-il dans un entretien. Aussi est-il un des rares poètes contemporains à défendre haut et fort une métapoésie par où passe l’infini “bien entendu sans nom”, une vision poétique proche de Novalis pour qui “la poésie est l’absolu réel”, mais témoignant aujourd’hui d’un nouveau sens du sacré “bien entendu sans théologie.” Pour Roberto Juarroz, il n’y a pas de haute poésie sans “méditation transcendentale du langage”. La poésie, dira-t-il, est la vie non fossilisée ou défossilisée du langage.

Aujourd’hui, Roberto Juarroz est traduit en plusieurs langues. Avant que Roger Munier ne devienne en France son traducteur attitré, Fernand Verhesen fut, à Bruxelles, son premier traducteur en français et son premier éditeur (Editions Le Cormier) de 1962 à 1972.

“Le poète argentin, Roberto Juarroz est mort à Buenos Aires à l’âge de soixante-neuf ans. Quand il donnait lecture publique de ses poèmes – ce qui arrivait de plus en plus souvent ces dernières années – Roberto Juarroz ne se privait pas d’entourer sa parole de gestes éloquents, non pour marquer le tempo des mots, mais pour littéralement souligner le sens de tel ou tel vers. Il affirmait ainsi spontanément, la main s’alliant à l’esprit avec parfois quelque ironie, combien l’effort d’élucidation était au cœur de sa poésie jusqu’à en constituer le mouvement même.

D’emblée, Juarroz avait engagé son œuvre dans ce qu’il faut bien nommer un chemin d’éveil. Son pari initial n’étant nullement le fruit d’un raisonnement, mais l’expression d’un élan irrépressible, l’intuition aussi d’un questionnement qui trouverait toujours en sa propre puissance de dévoilement le sursaut de sa renaissance. Le titre unique, qui dès 1958 engageait tous les livres à venir, avait valeur d’injonction : Poésie verticale.

Trente-sept années durant, Juarroz a gardé le cap sans jamais dévier de la trajectoire qu’il s’était assigné. Pour lui, la relation décisive, à la fois problématique et féconde, confrontait l’espace de la poésie et l’esprit de la réalité. “La poésie, affirmait-il, est une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible qui parfois semble aussi l’espace de l’indicible“. C’est cet “impossible“, c’est cet “indicible“qui ont orienté la quête de Roberto Juarroz, celle-ci étant vécue comme une pérégrination de son propre destin à travers le langage.

Poème après poème, recueil après recueil (les volumes successifs se distinguant par leur seul numéro), le défi prenait forme et contrait la malédiction commune. “L’homme a été obstinément trompé et divisé, constatait-il. Sa capacité d’imaginer, son pouvoir de vision, sa force de contemplation ont été relégués dans la marge du décoratif et de l’inutile. La poésie et la philosophie se sont séparées à certaines moments catastrophiques de l’histoire de la pensée. Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le sentiment, l’imagination, l’amour, la création. Et cela comme forme de vie et comme voie d’accès au poème, qui doit façonner cette unité.

À l’évidence, la poésie se trouve ici dotée d’une vertu d’assomption, mais cette élévation, voire cet arrachement, n’a pas le ciel pour but, plutôt la réalité cachée, le supplément de réalité que le poème ajoute au réel. Ou, pour citer Octavio Paz, le supplément d’”instants absolus“. Car la voix de Juarroz est porteuse d’une plénitude fragile. On dirait qu’il a fait de la pensée la musique de ses poèmes et que ses questions découvrent des harmonies secrètes, des dissonances recluses et d’infinis silences.

Seule la musique
peut occuper le lieu de la pensée
Ou son non-lieu
son propre espace,
son vide plein.
La pensée est une autre musique.

Vouées à l’abrupt, issues du vertige et y retournant comme s’il s’agissait d’une source intense et lucide, les improvisations rigoureusement maîtrisées de Juarroz ont fonction d’effraction : elles dérangent, déroutent, détonnent. Surtout, elles ne se satisfont ni de lueurs ni d’éclats, c’est la lumière dans son entier qu’elles entendent rejoindre. Car l’obscurité n’est pas fatale, car l’énigme est à pénétrer, car la poésie est un mystère qui doit être éveillé.

Entre effroi et révélation, Roberto Juarroz s’est doté d’un destin exemplaire, jusqu’à entrer dans la fraternité de l’inconnu.”

Extrait de VELTER A., Roberto Juarroz, La Poésie comme élévation
(Le Monde, 4 avril 1995)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | source : jose-corti.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP | remerciements : Jean-Philippe de Tonnac.


Plus de poésie en Wallonie-Bruxelles…

ELIOT : Mercredi des cendres (poème, 1930, trad. C. Pagnoulle)

Temps de lecture : 7 minutes >

ELIOT, Thomas Steams (1888-1965). “Avant d’aborder l’œuvre de T.S. Eliot, deux remarques d’ordre bien différent s’imposent. D’une part, et du seul point de vue français, T.S. Eliot est le seul poète anglo-saxon dont l’œuvre, non seulement poétique mais aussi théâtrale et critique, soit presque entièrement traduite en France. D’autre part, il faut savoir que T.S. Eliot appartient autant à la littérature anglaise qu’à la littérature américaine…” [lire la suite sur wallonica.org…]

Trésor dans les trésors de la Gallica (BnF), un enregistrement où le long poème est dit par l’auteur lui-même… Le texte intégral en anglais est disponible ici

 

I. Parce que n’ai espoir de tourner encore

Parce que n’ai espoir de tourner encore
Parce que n’ai espoir
Parce que n’ai espoir de tourner

Désirant le talent de celui-ci la vision de celui-là
Je ne tends plus à tendre vers ces choses
(Pourquoi l’aigle vieilli étirerait-il les ailes ?)
Pourquoi regretterais-je
Le pouvoir disparu du règne d’ici-bas ?

Parce que je n’ai espoir de connaître encore
La gloire infirme de l’heure positive
Parce que je ne pense pas
Parce que je savais que je ne saurai point
Le seul véritable pouvoir transitoire
Parce que je ne peux boire
Là où fleurissent les arbres, où coulent les sources, car il n’y a plus rien

Parce que je sais que le temps est toujours le temps
Et le lieu toujours et seulement le lieu
Et que ce qui est ne l’est que pour un temps
Et seulement pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont et
Je renonce au visage bienheureux
Et renonce à la voix
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Par conséquent je me réjouis, devant me construire de quoi
Me réjouir

Et prie Dieu de prendre pitié de nous
Et prie de pouvoir oublier
Ces questions qu’en moi-même je trop débats
Trop explique
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Que ces mots répondent
De ce qui est fait, n’est plus à faire
Que le jugement ne soit pas trop sévère

Parce que ces ailes ne sont plus ailes pour voler
Rien que vanneaux pour éventer
Un air désormais sec et étriqué
Plus sec et plus étriqué que la volonté
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience.

Priez pour nous pauvres pécheurs maintenant et à l’heure de notre mort
Priez pour nous maintenant et à l’heure de notre mort.

II. Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier

Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier
Dans la fraîcheur du jour, repus
De mes jambes mon cœur mon foie et ce qui était contenu
Dans le creux de mon crâne. Et Dieu dit
Ces os vivront-ils ? faut-il que ces
Os vivent ? Et ce qui était contenu
Dans les os (qui étaient déjà secs) répondit d’une petite voix :
Grâce à la bonté de cette Dame
Et grâce à sa beauté, et parce qu’elle
Honore la Vierge en méditation,
Nous resplendissons. Et moi qui suis ici dispersé
Je voue mes gestes à l’oubli, et mon amour
À la postérité du désert et au fruit de la gourde.
C’est là ce qui reçoit
Mes entrailles l’attache de mes yeux et les portions indigestes
Que rejettent les léopards. La Dame s’est retirée
En robe blanche, en contemplation, en robe blanche.
Que la blancheur des os expient jusqu’à l’oubli.
Il n’y a pas de vie en eux. Comme je suis oublié
Et veux être oublié, de même je veux oublier
Ainsi consacré, concentré dans un but. Et Dieu dit
Prophétise au vent, rien qu’au vent car seul
Le vent écoutera. Et les os chantèrent d’une petite voix
Sous le fardeau de la sauterelle, pour dire

Dame des silences
Calme et désolée
Déchirée et entière
Rose de la mémoire
Rose de l’oubli
Épuisée et généreuse
Soucieuse sereine
La Rose unique
Est désormais le Jardin
Où finissent tous les amours
Se termine le tourment
De l’amour insatisfait
Le tourment plus grand
De l’amour satisfait
Fin de l’infini
Voyage vers nulle fin
Conclusion de tout ce qui ne peut
Se conclure
Parole sans mot et
Mot sans parole
Grâce soit rendue à la Mère
Pour le Jardin
Où finissent tous les amours.

Sous un genévrier les os chantaient, éparpillés et resplendissant
Nous sommes heureux d’être éparpillés, nous ne nous sommes guère entre-aidés,
Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la bénédiction du sable,
S’oubliant eux et les autres, unis
Dans le silence du désert. Voici la terre que vous vous
Partagerez. Et ni division ni unité
N’a d’importance. Voici la terre. Nous avons notre héritage.

III. Au premier coude de la deuxième volée

Au premier coude de la deuxième volée
Je me retourne et vois plus bas
La même forme penchée
Dans la vapeur d’un air vicié
Aux prises avec le diable des escaliers dissimulé
Sous le masque fourbe d’espoir et désespoir.
Au second coude de la deuxième volée

Je les ai laissés s’entre-déchirer ;
Il n’y avait plus de visages, l’escalier était obscur,
Humide, plein de trous, comme la bouche radotante d’un vieillard, irréparable,
Ou la gueule d’un requin sur le retour.

Au premier coude de la troisième volée
Il y avait une fenêtre arrondie comme le fruit du figuier
Et par-delà des fleurs d’aubépine et une scène pastorale
Le personnage bien bâti habillé de bleu et de vert
Enchantait le joli mai d’un air de flûte.
Les cheveux au vent sont doux, cheveux bruns que le vent rabat sur la bouche,
Lilas et cheveux au vent ;
Distraction, musique de flûte, pauses et pas du mental sur la troisième volée,
Qui s’efface, s’efface ; force au-delà d’espoir et désespoir
Escaladant la troisième volée.

Seigneur, je ne suis pas digne
Seigneur, je ne suis pas digne
mais dis seulement un mot.

IV. Qui marchait entre la violette et la violette

Qui marchait entre la violette et la violette
qui marchait entre
Les rangées diverses de verts variés
S’avançant en blanc et bleu, aux couleurs de Marie,
Parlant de banalités
Dans l’ignorance et la connaissance d’une douleur éternelle
Qui se mouvait parmi les autres qui marchaient,
Qui a ravivé les fontaines et renouvelé les sources

Rafraîchi le rocher desséché et affermi le sable
En bleu pied d’alouette, bleu couleur de Marie,
Sovegna vos

Voici les années qui s’interposent, emportent
Flûtes et violons, ramenant
Celle qui arrive à l’heure entre sommeil et veille, enveloppée

De plis de lumière, habillée de ses plis.
Les années nouvelles s’avancent, ramenant
Dans un nuage de larmes, les années, ramenant
D’un nouveau rythme l’ancien refrain. Rachète
Le temps. Rachète
La vision non déchiffrée dans le rêve plus élevé
Tandis que des licornes endiamantées tirent le corbillard doré.

La sœur silencieuse voilée de blanc et bleu
Entre les ifs, derrière le dieu du jardin,
Dont la flûte est sans voix, pencha la tête et soupira mais ne dit rien

Mais la fontaine jaillit et l’oiseau siffla
Rachète le temps, rachète le rêve
Le signe du mot non ouï, non dit

Jusqu’à ce que le vent secoue de l’if un millier de soupirs

Et après, notre exil

V. Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé

Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé
Si le mot non ouï non dit
Est non dit, non ouï ;
Pourtant le mot non dit, le Mot non ouï,
Le Mot sans mot, le Mot au sein
Du monde et pour le monde ;
Et la lumière brillait dans l’obscurité et
Contre le Mot le monde inquiet s’émouvait sans cesse
Autour du centre du Mot silencieux.

Ô mon peuple, que t’ai-je fait.

Où trouver le mot, où le mot
Retentira-t-il ? Pas ici, il n’y a pas assez de silence
Pas sur les mers ni sur les îles, pas
Sur les continents, dans le désert ou les marais,
Pour ceux qui marchent dans l’obscurité
Que ce soit le jour ou la nuit
Ce n’est ni le moment ni le lieu
Pas de lieu de rédemption pour ceux qui se détournent
Pas de moment de réjouissance pour ceux qui marchent dans le bruit et nient la voix

La sœur voilée priera-t-elle pour
Ceux qui marchent dans l’obscurité, qui te choisissent et te combattent,
Ceux qui sont déchirés sur les cornes entre saison et saison, temps et temps, entre
Moment et moment, mot et mot, pouvoir et pouvoir, ceux qui attendent
Dans l’obscurité ? La sœur voilée priera-t-elle
Pour les enfants à la barrière
Qui ne veulent pas s’en aller et ne peuvent prier :
Priez pour ceux qui choisirent et combattirent

Ô mon peuple, que t’ai-je fait.

La sœur voilée entre les ifs frêles
Priera-t-elle pour ceux qui l’ont offensée
Et sont terrifiés et ne peuvent se rendre

Et affirment devant le monde et nient entre les rochers
Dans le dernier désert avant les derniers rochers bleus
Le désert dans le jardin le jardin dans le désert
De sécheresse, recrachant le pépin racorni.

Ô mon peuple.

VI. Même si je n’ai espoir de tourner encore

Même si je n’ai espoir de tourner encore
Même si je n’ai espoir
Même si je n’ai espoir de tourner

Vacillant entre profit et perte
Dans ce bref transit où les rêves se croisent
La pénombre traversée de rêves entre naissance et mort
(Bénissez-moi mon père) même si je ne souhaite pas souhaiter ces choses
De la fenêtre ouverte sur la côte de granit
Les voiles blanches fuient encore vers le large, vers le large fuyant
Leurs ailes pas brisées

Et le cœur perdu se raidit et se réjouit
Du lilas perdu et des voix perdues de la mer
Et l’esprit défaillant se ravive et se rebelle
Pour les verges d’or et l’odeur perdue de la mer
Se ravive et retrouve
Le cri de la caille les voltes du pluvier
Et l’œil aveugle crée
Les formes vides entre les portes d’ivoire
Et l’odorat retrouve la saveur salée de la terre sablonneuse

C’est le temps de la tension entre mourir et naître

Le lieu de solitude où trois rêves se croisent

Entre les rochers bleus

Mais quand les voix secouées de l’if s’en vont à la dérive

Que l’autre if réponde d’une autre secousse.

Sœur bienheureuse, sainte mère, esprit de la fontaine, esprit du jardin,
Ne nous laisse pas nous abrutir d’illusions
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience
Même parmi ses rochers,
Notre paix dans Sa volonté
Et même parmi ces rochers
Sœur, mère
Et esprit du fleuve, esprit de la mer,
Ne me permets pas d’être séparé

Et laisse mon cri monter vers Toi.

T.S. Eliot, Mercredi des cendres (trad. Christine Pagnoulle)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : traduction, édition et iconographie | traductrice : Christine Pagnoulle | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © DR.


Plus de poésie en Wallonie-Bruxelles…

STAS, André (1949-2023)

Temps de lecture : 5 minutes >

Ultime farce de mauvais goût, André STAS nous a quittés ce 26 avril 2023. Ce ne sera pas dit dans les nécrologies qui vont fleurir sur sa tombe mais l’homme était avant tout bienveillant et, s’il grommelait beaucoup, il grommelait gentil : le fait est assez rare chez les trublions de la contre-culture liégeoise des années 70 pour être relevé. L’homme aimait le pastiche (51 ?), aussi allons-nous jouer sans vergogne la compil d’hommages. Ne cherchez pas le contrepet…

“Chattes, j’ai pété !”

Pour l’instant, les manchettes de nos journaux explosent d’images générées par intelligence artificielle (“IA, mijnheer”). De beaux visages de femmes aux poitrines d’oiseaux sont mariés, avec une élégance toute commerciale, avec des câbles et des connecteurs informatiques : une impression de contre-nature s’en dégage de manière indicible. Voilà bien un phénomène qui se situe aux antipattes (dixit Alice au pays des merveilles) de la contre-culture que pratiquait André Stas : manifestement, pour le pataphysicien (si peu, si différemment), l’oeuvre doit provoquer par son contenu autant que par sa facture. Stas partageait son propos au travers du fait-main, comme en témoigne son montage ci-dessous (Ensor, le timbré ?).

© Fonds Thonart

On le voit : si la culture, c’est penser à la culture, la contre-culture, c’est aussi faire penser à la culture. J’ai l’intuition qu’André Stas aurait joué sa détestation du contre-nature au travers d’un objet de contre-culture. Nous ne le verrons pas, André Stas est mort. Mais, cette détestation, dans sa bêtise aveugle, la contre-nature la lui rend bien : nous avons demandé à ChatGPT (“Chattes, j’ai pété !” aurait grommelé André) qui était André Stas :

André Stas était un chimiste belge du XIXe siècle, né le 30 décembre 1813 à Leuven en Belgique et décédé le 13 décembre 1864 à Schaerbeek. Il est surtout connu pour sa découverte de la loi de Stas, qui a permis d’établir avec précision les masses atomiques des éléments chimiques. En utilisant des techniques de mesure très précises, Stas a réussi à déterminer la masse atomique de nombreux éléments avec une précision de l’ordre de 0,01%. Cette méthode a été essentielle pour la compréhension de la composition chimique de la matière, et a jeté les bases de la chimie moderne. Stas a également joué un rôle important dans le développement de la chimie analytique, et a travaillé sur de nombreux autres sujets en chimie, notamment la synthèse organique et la chimie des gaz. Sa contribution à la science lui a valu de nombreux honneurs, notamment l’élection à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en 1850.

La réponse du robot est identique si la question devient : “Qui était le liégeois André Stas ?” et lorsque ChatGPT est a nouveau sollicité avec la question “Qui était l’artiste liégeois André Stas ?“, la réponse ne se fait pas attendre :

Je suis désolé, mais il n’y a pas d’artiste liégeois connu sous le nom d’André Stas. Le nom André Stas est généralement associé à un chimiste belge du XXe siècle, comme je l’ai expliqué dans ma réponse précédente.

On notera que ChapGPT travaille sur un corpus de données postérieures à 2021 et compose intégralement la réponse… la plus probable : la véracité n’est pas un critère pour un robot ! Et notre ami contre-cultureux de se réjouir dans la tombe, des inepties de la contre-nature, qui sont également des contre-vérités :

      • Le chimiste belge évoqué s’appelait en fait Jean Servais Stas ;
      • La datation (1813-1864) devait alors être (1813-1891) et, personnellement, j’avais l’habitude de les situer au XIXe siècle, et non au XXe ;
      • notre André Stas n’était pas un inconnu !

La messe est dite (et André piaffe).

Patrick Thonart


[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET] Nous apprenons le décès du collagiste et écrivain André Stas. Il avait 73 ans. André Stas est né à Rocourt le 19 novembre 1949. Diplôme de philologie romane de l’Université de Liège, il a présenté un mémoire consacré à l’aphorisme, un genre auquel il s’adonnera lui-même par la suite.

Subversif, affectionnant l’humour, il était lié à l’univers des pataphysiciens et des surréalistes. Il était également l’un des incontournables du Cirque Divers. Plasticien autodidacte, il a particulièrement excellé dans l’art du collage, qui lui a valu une reconnaissance internationale.

Il a aussi pratiqué le collage dans le domaine littéraire. Cent nouvelles pas neuves, paru aux éditions Galopin en 2005, est un recueil de textes composés exclusivement d’extraits d’œuvres d’autres auteurs. Il avait d’ailleurs poursuivi l’exercice en 2021 avec Un second cent de nouvelles pas neuves, paru au Cactus inébranlable.

Bibliographie partielle d’André Stas

André Stas
ou le spadassin passe-murailles

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, 28 août 2022] On peut rire aux larmes, et de tout, et de rien… mais pour rédiger un traité de savoir-rire, il faut dénicher l’arme et l’avoir bien en main. L’entretenir. Depuis plus de quatre décennies, André Stas, “ce chiffonnier muni de son crochet” – comme le décrivait en 1981 Scutenaire dans sa préface à une exposition de collages au Salon d’Art, chez Jean Marchetti – a toujours trouvé matière à confectionner ses flèches et couteaux, aiguisés, effilés, enduits d’un secret mélange de curare, de houblon et d’eau de Spa, pour atteindre ses cibles. Les collages de Stas, nés dans la parfaite connaissance de ses prédécesseurs surréalistes, ont acquis très vite une autonomie personnelle, que Jacques Lizène définissait comme “des enluminures libres.” À la fois absurdes, drolatiques, parfois féériques et souvent sensuelles voire sexuelles, mais sans illusions : Stas est impitoyable à l’égard de lui-même et de ses semblables. Cet homme ne s’épargne pas, pas plus que ses collages au scalpel n’épargnent le monde qui l’environne. On cite à nouveau Scutenaire : un collage de Stas, c’est “comme si une éponge morte et saturée d’une eau sale redevenait une créature marine, vivante et fraîche, encore que parfois effrayante.

Stas passe à travers tout, en véritable passe-muraille des situations désespérées et de l’effroi : “Mon humour est noir, certes. Au moins, j’arrive encore à rire“, écrit-il dans son nouveau recueil d’aphorismes, Bref caetera, que publie Marchetti, juste continuité d’une longue complicité avec La pierre d’alun. La filiation se prolonge d’ailleurs avec les dessins de Benjamin Monti, qui accompagnent d’un même esprit, passé au savon noir, les “grenailles errantes” de Stas. Car tirant javelot de tout bois, ce spadassin de l’image et des mots pratique de longue date, on le sait, l’écriture brève, incisive, lapidaire, laissant jaillir “un aphorisme propice, comme un moment peut l’être.” Avec lui, les mots s’entraînent, s’entraident, se déchaînent, se détournent les uns des autres et se rattrapent, pour mieux contrer l’adversité. Qu’elle soit météorologique (“Le réchauffement climatique serait inéluctable. Le chaud must go on“), métaphysique (“Je pense donc j’y suis, j’y reste“), littéraire (“Quand j’entends le mot surréalisme, je rêve d’une pipe“), ou situation personnelle autant qu’universelle : “Désapprendre, se déposséder, se déliter, décliner, délirer, décéder.

L’humour, l’humeur, la gaieté désabusée, le drame derrière le nez du clown. Mais l’intime ou la gravité peuvent surgir également derrière une plaisanterie d’allure potache, un calembour, une grivoiserie (“Il n’y a pas que les écureuils invertis qui aiment les glands“) – et cela même si de nos jours “la liberté d’expression est forcément mâtinée d’autocensure, écrémage du pire.” Sans cependant ériger telle ou telle maxime délictueuse en sentence définitive, car pour Stas “les aphorismes sont les amuse-gueules de la philosophie.” Au mieux, l’aphorisme n’est qu’ “un trublion, un rastaquouère“, tel le Jésus-Christ du dadaïste Francis Picabia. […]

Alain Delaunois


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, partage, compilation et iconographie | sources : e.a. Le carnet et les instants | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart  | crédits illustrations : l’entête de l’article montre André Stas sur le ring de l’exposition consacrée au Cirque Divers en 2018 © rtbf.be ; © Fonds Thonart.


Plus d’artistes en Wallonie-Bruxelles…

AUDEN : textes (trad. Patrick Thonart, 2023)

Temps de lecture : 2 minutes >

[EVENE.LEFIGARO.FR] Après avoir passé la première partie de son enfance auprès de ses parents, le jeune Wystan Hugh Auden est envoyé en pension à l’âge de 8 ans. Il poursuit ses études à l’université d’Oxford et s’envole vers Berlin, ville dans laquelle il restera un an environ. Il y révèle son homosexualité. Une fois revenu en Angleterre, il devient instituteur. Il enseigne d’abord à la Downs School, une école de garçon. Durant trois ans, il y est très heureux et s’investit corps et âmes dans la poésie. Il écrit à cette période ses plus beaux poèmes d’amour. En 1935, il fait un mariage de convenance avec Erika Mann, elle aussi homosexuelle. Ils ne divorceront jamais. En 1939, ils émigrent tous deux aux Etats-Unis. Auden rencontre lors de l’une de ses lectures le poète Chester Kallman, qui devient son amant et son compagnon jusqu’à la fin de sa vie. Le nombre de pièces et d’ouvrages écrits par Auden ne se comptent plus. Mais c’est surtout un poète. Des formes traditionnelles aux formes originales, il a su parfaitement illustrer la beauté du vers. En 1946, l’écrivain est naturalisé américain, mais il retourne en Europe en 1948, d’abord en Italie, puis en Autriche. De 1956 à 1961, il enseigne la poésie à l’université d’Oxford. Il revient à New York en 1973 et meurt dans la ville qui l’avait accueilli 34 ans plus tôt.


Stop all the clocks, cut off the telephone,
Prevent the dog from barking with a juicy bone,
Silence the pianos and with muffled drum
Bring out the coffin, let the mourners come.

Let aeroplanes circle moaning overhead
Scribbling on the sky the message He Is Dead,
Put crepe bows round the white necks of the public doves,
Let the traffic policemen wear black cotton gloves.

He was my North, my South, my East and West,
My working week and my Sunday rest,
My noon, my midnight, my talk, my song;
I thought that love would last for ever: I was wrong.

The stars are not wanted now: put out every one;
Pack up the moon and dismantle the sun;
Pour away the ocean and sweep up the wood;
For nothing now can ever come to any good.

W. H. Auden, extrait de la pièce The Ascent of F6
écrite avec Christopher Isherwood (1936)


Arrêtez les pendules et coupez le téléphone,
Empêchez le chien d’aboyer et, cet os, qu’on lui donne.
Faites taire les pianos et, au son des tambours voilés,
Sortez le cercueil et laissez les pleureuses entrer.

Que les avions en peine tournoient par dessus,
Qu’ils tracent dans le ciel ce message : “Il n’est plus.”
Nouez du crêpe noir au cou blanc des pigeons,
Et donnez des gants noirs aux agents en faction.

Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,
Ma semaine de travail et mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson ;
Je pensais que l’amour durait toujours : je n’avais pas raison.

Que les étoiles se retirent, qu’on les éteigne une à une,
Remballez le soleil et démontez la lune,
Allez vider l’océan et balayez la forêt,
Car rien de bon ne peut advenir désormais.

Trad. Patrick Thonart


Dans le film Quatre mariages et un enterrement, le poème est récité par l’un des personnages, en hommage à son ami mort d’une crise cardiaque :


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, traduction, édition et iconographie | sources : DP | traducteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © The Times.


Citer encore en Wallonie-Bruxelles…

PONSARD : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

 

Je voudrais voir les gens qui poussent à la guerre,
Sur un champ de bataille à l’heure où les corbeaux
Crèvent à coups de bec et mettent en lambeaux
Tous ces yeux et ces cœurs qui s’enflammaient naguère

Tandis que flotte au loin le drapeau triomphant,
Et que parmi ceux-là qui gisent dans la plaine,
Les doigts crispés, la bouche ouverte et sans haleine,
L’un reconnaît son père et l’autre son enfant.

Oh ! Je voudras les voir, lorsque dans la mêlée,
La gueule des canons crache à pleine volée
Des paquets de mitraille au nez des combattants.

Les voir, tous ces gens-là, prêcher leurs théories
Devant ces fronts troués, ces poitrines meurtries,
D’où la Mort a chassé des âmes de vingt ans.

in La guerre (1852)

Carte postale (recto)
idem  (verso)

François PONSARD (1814-1867) est un Immortel de l’Académie française : “Né à Vienne (Dauphiné), le 1er juin 1814. Poète dramatique, il fut le chef de l’école du bon sens qui tint le milieu entre les classiques et les romantiques. Sa première pièce de théâtre Lucrèce, jouée en 1843, obtint un très grand succès et fut couronnée par l’Académie ; il donna Charlotte Corday en 1850, L’Honneur et l’Argent en 1853, Le Lion amoureux en 1866. Battu à l’Académie par Ernest Legouvé, il fut élu le 22 mars 1855 en remplacement de Louis-Pierre Baour-Lormian, Émile Augier s’étant retiré devant lui, et reçu par Désiré Nisard, le 4 décembre 1856. Mort le 7 juillet 1867.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | sources : DP ; academie-française.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : histoire-images.org.


Et la littérature en Wallonie-Bruxelles ?

NIHOUL : Le témoin silencieux (2023)

Temps de lecture : 3 minutes >

Recension de NIHOUL Arnaud, Le témoin silencieux (Genèse, 2023) :

Arnaud Nihoul
Arnaud Nihoul © lavenir.net

À côté de son métier d’architecte, Arnaud NIHOUL consacre tout son temps à l’écriture. Après quelque quinze nouvelles très remarquées et deux romans plusieurs fois primés, Caitlin (Prix Saga Café du meilleur premier roman belge en 2019 que wallonica.org avait été un des premiers à vous présenter) et Claymore, ce passionné des mots nous entraîne au cœur de Manhattan dans les arcanes du monde de l’art.

New York. Elena Tramonte, une célèbre galeriste, disparaît et le peintre qu’elle représentait est retrouvé assassiné le jour du vernissage. Trois mois plus tard, Lawrence Mason, le compagnon d’Elena, homme d’affaires et grand collectionneur, meurt à son tour d’une crise cardiaque dans son appartement de Central Park. Dans son testament, celui-ci lègue à la fille d’Elena, Kerry, jeune photographe, trois magnifiques tableaux figurant sa mère. Peu à peu, Kerry va noter un lien singulier entre ces portraits et trois peintures d’Edward Hopper retrouvées à Cape Cod cinquante ans après la mort du peintre. Y a-t-il un rapport entre Hopper et la disparition d’Elena ? Avec l’aide de Julian Taylor, expert en art, Kerry démontera l’incroyable machination dans laquelle sa mère a été piégée.

Après deux romans situés en Ecosse, Arnaud Nihoul nous fait traverser l’Atlantique sur les traces d’Edward Hopper. Qu’importe le lieu, on notera au passage que ses romans sont toujours en lien avec le monde de la création (littéraire, artistique, artisanale), comme une mise en abyme. Ce n’est sans doute pas anodin.

New York © Philippe Vienne

Une fois la lecture achevée – ce qui est assez rapide vu la fluidité de l’écriture et les rebondissements de l’intrigue qui en font un page-turner – on a le sentiment que, consciemment ou non, Hopper a inspiré bien plus que le sujet du roman. Les personnages principaux sont, comme ceux de Hopper, des solitaires, empreints d’une forme de mélancolie issue de blessures que l’on devine, puis découvre au fil du récit. L’un d’eux reprend d’ailleurs à son compte la citation de Wim Wenders selon laquelle “on a toujours l’impression, chez Hopper, que quelque chose de terrible vient de se passer ou va se passer”. A ce titre, le roman est, en quelque sorte, un ultime tableau de Hopper :

En plus, je suis un fan absolu de Hopper ! Ce type était un génie. Et un original. Il a capturé depuis le métro aérien des scènes théâtrales magnifiques. Et peint des toiles horizontales dans une ville résolument verticale. On retrouve un peu de la grammaire du cinéma dans ses peintures, ce sont de véritables décors de films … Il y a énormément d’atmosphère  dans ses tableaux.
– C’est vrai, approuva Julian .
– On disait que les silences de Hopper n’étaient pas vides, continua Harry, ceux de ses toiles pas davantage. Il ne jugeait pas, il observait et révélait. Certains le surnommaient d’ailleurs le témoin silencieux.

Philippe VIENNE

Arnaud NIHOUL est également documenté dans Objectif Plumes, le portail Wallonie-Bruxelles des littératures belges…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction, illustration | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  © éditions Genèse ; © Philippe Vienne ; © lavenir.net.


Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

NIETZSCHE F., Œuvres (2020)

Ce volume contient :

      • Le Gai Savoir ;
      • Ainsi parlait Zarathoustra ;
      • Par-delà bien et mal ;
      • Généalogie de la morale ;
      • Le cas Wagner ;
      • Le Crépuscule des idoles ;
      • L’Antéchrist ;
      • Ecce homo ;
      • Nietzsche contre Wagner.

LIBREL.BE

Dans wallonica.org aussi…

GOUGAUD H., Le rire de la grenouille (2008)

Nous sommes aujourd’hui, face à notre avenir incertain, comme nos ancêtres qui craignaient de ne plus voir le soleil. La réponse à cette peur qui parfois nous agite réside dans les contes et leur sagesse immémoriale. Eux seuls savent transformer les menaces en miracles. Mais encore faut-il les écouter. Fais comme moi, disent ces simples récits. Ne sois rien qu’une conscience éveillée, capable de capter tout ce qui peut la nourrir. La grosse patte du lion ne peut capturer le papillon. Face à la mort, aux pouvoirs, à tout ce qui enferme, sclérose ou pétrifie, sois un papillon. Schéhérazade invente et dit des contes pour tenir la mort à distance. Et la vie prend le dessus. Ainsi les contes ont traversé les pestes, les guerres ou les révolutions. De page en page, Henri Gougaud les interroge et ils lui répondent : Imite-moi et tu survivras. N’aie pas peur de te transformer sans cesse. À la fois drôle et apaisant, ce récit singulier, truffé d’histoires, est un vrai livre de sagesse.

LIBREL.BE

Nous on aime…

HUGO V., Les Contemplations (1856, 1973)

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Hugo, Les contemplations

“Qu’est-ce que Les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, Les Mémoires d’une âme. Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C’est l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil ; c’est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir, et qui s’arrête éperdu au bord de l’infini. Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abîme. Une destinée est écrite là jour à jour.”

Victor Hugo

Demain dès l’aube…

GIONO J., Le chant du monde (1934, 2000)

Le matin fleurissait comme un sureau.
Antonio était frais et plus grand que nature, une nouvelle jeunesse le gonflait de feuillages.
– Voilà qu’il a passé l’époque de verdure, se dit-il.
Il entendait dans sa main la truite en train de mourir. Sans bien savoir au juste, il se voyait dans son île, debout, dressant les bras, les poings illuminés de joies attachées au monde, claquantes et dorées comme des truites prisonnières. Clara, assise à ses pieds, lui serrait les jambes dans ses bras tendres.

LIBREL.BE

DURRELL L., Le quatuor d’Alexandrie (1962, 2003)

Principalement écrite en France pendant les années cinquante, cette fresque majestueuse, opulente et sensorielle, tient de la symphonie littéraire. Des femmes et des hommes exceptionnels la peuplent, entre histoires d’amour et événements politiques, avec, à l’arrière-plan, l’exotique et cosmopolite Alexandrie avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans Justine, le premier des quatre romans du Quatuor, on rencontre Darley, un Anglais qui se souvient de sa liaison avec Justine, pourtant mariée à Nessim… Balthazar, le deuxième volet, introduit ce personnage éponyme qui propose à Darley un tout autre angle de vue sur sa liaison ; manifestement, il a été manipulé par Justine et Nessim dans le cadre d’un complot venu de l’étranger… Mountolive, le troisième épisode de la fresque, narre l’histoire de Mountolive, l’ex-amant de la mère de Nessim, devenu ambassadeur anglais en Égypte… Tandis que Clea voit Darley, le narrateur, revenir à Alexandrie…

LIBREL.BE

Pourquoi ce chef-d’oeuvre ?

JUNG C.G., Ma vie ; souvenirs, rêves et pensées (1991)

«J’ai donc entrepris aujourd’hui, dans ma quatre-vingt-troisième année, de raconter le mythe de ma vie.» C’est au printemps 1957, quatre ans avant sa mort, que C.G. Jung éprouva le besoin de raconter à sa collaboratrice, Mme Aniela Jaffé, ce qu’il considérait comme l’essentiel de son existence et, rédigeant lui-même les passages les plus importants, la chargea de coordonner le tout. Un des grands fondateurs de la psychanalyse se fait le témoin de lui-même. «Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa propre réalisationSouvenirs, rêves et pensées est l’auto-analyse d’un des grands rêveurs de l’humanité qui s’explique en même temps sur l’au-delà, les mythes, les symboles, l’inconscient collectif et, jamais plus clairement qu’ici, sur la religion.

LIBREL.BE

COYAUD M., Fourmis sans ombres (1999)

Réédition d’un classique qui enchanta Roland Barthes, où poésie et impertinence cheminent d’un même pas. Les haïkistes nippons, dont Maurice Coyaud a rassemblé ici le plus large florilège, notaient volontiers leurs petits poèmes – trois vers, c’est tout – en marge du récit de leurs randonnées, comme autant de pauses, de points de suspension. M. Coyaud procède à leur manière. Son anthologie n’en est pas vraiment une et c’est tant mieux ; elle prend forme de promenade, de libre divagation à travers le japon éternel. Écoutons ces voix qui nous disent que la poésie, même si elle n’est jamais que l’autre nom de l’indicible, ne loge pas au temple que l’on croit : elle suit les chemins vicinaux, dort dans les fossés et chausse les savates de tout le monde. elle ne cherche rien (puisque chercher est l’un des meilleurs moyens de ne rien trouver), donnant secrètement raison au sage qui nous prévient narquoisement : “Quand vous regardez, contentez-vous de regarder. Si vous réfléchissez, vous mettez déjà hors de la cible.

HARRISON J., Chien Brun (2022)

Chien Brun, personnage fétiche que l’on rencontre tout au long de l’oeuvre de Jim HARRISON, était une sorte d’alter ego fantasmé de l’auteur :

Fabulateur, frondeur, sorte de ”Lord Byron des femmes de petites vertus”, incorrigible anar – qui fait croire qu’il a du sang indien dans les veines – s’ingénie à rouler dans la farine les shérifs et les juges du Michigan, une contrée dont il connaît les moindres ruisseaux. Pas de toit, pas de numéro de sécurité sociale, ”né pour ne pas coopérer avec le monde”, Chien Brun ne possède qu’une vieille peau d’ours. Et assez d’humanité pour attendrir les lecteurs.

André Clavel, Le Temps

LIBREL.BE

OLAFSDOTTIR A.A., Rosa Candida (2015)

En route pour une ancienne roseraie du continent, avec dans ses bagages deux ou trois boutures de Rosa candida, Arnljótur part sans le savoir à la rencontre d’Anna et de sa petite fille, là-bas, dans un autre éden, oublié du monde et gardé par un moine cinéphile.

Un humour baroque et léger irradie tout au long de cette histoire où rien décidément ne se passe comme il faut, ni comme on s’y attend.

Anne Crignon, Le Nouvel Observateur.

Tant de délicatesse à chaque page confine au miracle de cette Rosa Candida, qu’on effeuille en croyant rêver, mais non. Ce livre existe, Auður Ava Ólafsdóttir l’a écrit et il faut le lire.

Valérie Marin La Meslée, Le Point.

Plus d’infos ici…

MONTAIGNE M. de-, Essais (2002)

Nous devons à André Lanly, éminent philologue et professeur émérite à l’université de Nancy, d’avoir servi l’un des monuments les plus difficiles à déchiffrer de la littérature française en osant lui donner sa forme moderne. C’en est fini des obstacles de l’orthographe, du doute sur le sens des mots, de l’égarement suscité par la ponctuation. Lire ce chef-d’oeuvre devient ici un pur bonheur. «Ce ne sont pas mes actes que je décris, c’est moi, c’est mon essence. J’estime qu’il faut être prudent pour juger de soi et tout aussi scrupuleux pour en porter un témoignage soit bas, soit haut, indifféremment. S’il me semblait que je suis bon et sage, ou près de cela, je l’entonnerais à tue-tête. Dire moins de soi que la vérité, c’est de la sottise, non de la modestie. Se payer moins qu’on ne vaut, c’est de la faiblesse et de la pusillanimité, selon Aristote. Aucune vertu ne se fait valoir par le faux, et la vérité n’est jamais matière d’erreur. Dire de soi plus que la vérité, ce n’est pas toujours de la présomption, c’est encore souvent de la sottise. Être satisfait de ce que l’on est et s’y complaire outre mesure, tomber de là dans un amour de soi immodéré est, à mon avis, la substance de ce vice [de la présomption]. Le suprême remède pour le guérir, c’est de faire tout le contraire de ce que prescrivent ceux qui, en défendant de parler de soi, défendent par conséquent d’appliquer sa pensée à soi. L’orgueil réside dans la pensée. La langue ne peut y avoir qu’une bien légère part.» Les Essais, Livre II, chapitre VI.

LIBREL.BE

On en parle dans wallonica.org…

CAMUS A., Le mythe de Sisyphe (1942)

La notion d’absurde et le rapport entre l’absurde et le suicide forment le sujet de cet essai. Une fois reconnu le divorce entre son désir raisonnable de compréhension et de bonheur et le silence du monde, l’homme peut-il juger que la vie vaut la peine d’être vécue ? Telle est la question fondamentale de la philosophie. Mais si l’absurde m’apparaît évident, je dois le maintenir par un effort lucide et accepter en le vivant de vivre. Ma révolte, ma liberté, ma passion seront ses conséquences. Assuré de mourir tout entier, mais refusant la mort, délivré de l’espoir surnaturel qui le liait, l’homme va pouvoir connaître la passion de vivre dans un monde rendu à son indifférence et à sa beauté périssable. Les images de Don Juan, du comédien, de l’aventurier illustrent la liberté et la sagesse lucide de l’homme absurde. Mais la création – une fois admis qu’elle peut ne pas être – est pour lui la meilleure chance de maintenir sa conscience éveillée aux images éclatantes et sans raison du monde. Le travail de Sisyphe qui méprise les dieux, aime la vie et hait la mort, figure la condition humaine. Mais la lutte vers les sommets porte sa récompense en elle-même. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Albert Camus

DOR : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

Jacques DOR (France, né en 1953) se définit comme auteur en scène. Il est à la fois écrivain, poète, plasticien, vidéaste et comédien. Il conjugue ces talents dans des spectacles où vibre la poésie en clair-obscur du quotidien. Il vit à Paris. De 1973 à 1988, il fut surtout peintre et plasticien puis de 1988 à 1995, il a été photographe et affichiste pour le spectacle, compagnie Nordey.

À partir de 1995 et de sa rencontre avec Claire Le Michel, metteur en scène de la Compagnie de Théâtre “Un soir ailleurs”, il écrit surtout pour le théâtre tout en composant son dictionnaire poétique intitulé Le Dico de ma langue à moi. “Monter sur scène, interpréter mes propres textes, est une façon de prolonger l’écriture, d’éprouver physiquement les mots. J’aime la littérature “bonne à dire”, mon envie de théâtre vient de là : l’écriture qui passe par le corps… Je tente avant tout d’être présent, de travailler sur cette idée de présence…

d’après theatre-contemporain.net


Sans le corps de l’autre occupant l’espace de son parfum et de son rire d’étoile filante, sans le corps de l’autre emplissant nos yeux et la paume de nos mains, nous restons sur la rive de nos supposées pensées. Depuis cet endroit nous tentons de le rendre “existant”, ce corps fait d’absence, ce corps que nous effleurons abstraitement, en rêves ; pétales de nuit et de sentiments en verre soufflé dans le vide de l’espace. Sans corps nous sommes orphelins de l’autre. Orphelins du plus proche et du plus intime de son existence, du plus proche et du plus intime de la danse singulière que sculpte son corps au beau milieu des choses. Sans ce corps resté au loin, nous ne portons dans le cœur qu’une simple photo de l’autre. Et c’est depuis cet arrêt sur image qu’il nous regarde comme on aime, qu’il nous sourit comme on aime, qu’il nous attend quelque part comme on aime. Bras ouverts. De tout son corps.

Jacques DOR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation et iconographie | sources : theatre-contemporain.net ; jacquesdor-poesie.tumblr.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Frederic Iovino.


Aimer encore en Wallonie et à Bruxelles…

CREHAY, Jules (1858-1934) : pièces de théâtre en wallon

Temps de lecture : 9 minutes >

Membre d’une illustre dynastie spadoise d’artistes et d’artisans, Jules Crehay demeure cependant fort peu connu. Troisième fils de Gérard-Jonas Crehay (les deux premiers étant Gérard-Antoine et Georges, le quatrième Maurice), il n’atteint pas la renommée de son père ni de ses frères aînés. Né à Spa, le 9 décembre 1858, sa biographie reste lacunaire ; on sait qu’il a été élève de l’Ecole de Dessin (cours supérieur et cours d’application), mais on ignore en quelle année. Artiste peintre et publiciste, il a également été secrétaire du Casino.

Le 27 mai 1884, il épouse Marie-Antoinette Baudinet dont il aura deux enfants : Marcel (1884) et Jules Marius (1888). En 1914, lors du séjour à Spa du Kronprinz, les Allemands exigent des otages afin de garantir sa sécurité. Ceux-ci sont tirés au sort, deux par deux et pour une durée de vingt-quatre heures. Jules Crehay fait partie du lot. Tout au long de sa vie, il se partagera entre ses deux passions: la peinture et l’écriture. Il meurt à Spa, le 24 mai 1934, à l’âge de septante-cinq ans.

Son œuvre picturale reste à découvrir : le Musée de la Ville d’Eaux ne possède aucun tableau de sa main. Sans doute un certain nombre d’oeuvres est-il resté dans la famille ; de plus, en ce qui concerne la décoration des Bois de Spa, les boîtes ne sont généralement pas signées. Dans le domaine de l’écriture, Jules Crehay publie en 1889, dans L’Avenir de Spa, un article intitulé “De l’organisation des Ecoles de Dessin et de Peinture au point de vue des industries locales”.  Il y critique de manière assez virulente l’enseignement artistique prodigué alors à Spa, lui reprochant notamment de ne pas répondre aux besoins de l’artisanat local et d’avoir des visées trop artistiques. Il s’exprime en ces termes: “Il (l’enseignement) ne doit pas vouloir faire des artistes, mais bien de bons dessinateurs ; l’enseignement aura atteint le summum de ce qu’il doit donner, s’il forme, de plus, d’habiles coloristes pour l’industrie spéciale des ouvrages de Spa.”

Jules Crehay, “Vue de Spa depuis le chemin Henrotte”

Mais c’est l’œuvre de Jules Crehay, auteur wallon, qui, en définitive, a le mieux assuré sa postérité. En fait, il existait un précédent, en matière de théâtre dialectal, dans la famille Crehay. En effet, Albin Body rapporte que, durant l’hiver 1865-1866, une société s’était formée “A l’effet de représenter les chefs-d’œuvre dramatiques écrits dans notre pittoresque patois.” Cette société a joué pendant trois hivers, soit jusqu’en 1868, et recruté de nouveaux membres avant d’aborder le répertoire français. Parmi ceux-ci, un Crehay, sans aucune précision de la part d’Albin Body. Il ne peut évidemment s’agir de Jules, alors âgé d’à peine dix ans, mais le fait que l’on retrouve dans cette société trois membres de la famille Istace à laquelle Gérard-Antoine (né en 1844) s’est justement allié en 1866 pourrait laisser supposer qu’il s’agit de ce dernier.

Quoi qu’il en soit, deux pièces de Jules Crehay sont parvenues jusqu’à nous et sont conservées à Liège, à la Bibliothèque des dialectes de Wallonie. Il s’agit de On mais’cop d’fier (non daté) et de On mariège èmakralé (1891). Publiée à Spa, par l’imprimerie Engel-Lievens, On mais’cop d’fier n’est donc pas datée. Le fait qu’Albin Body ne la mentionne pas dans Le Théâtre et la Musique à Spa peut donner à penser qu’elle est postérieure à la date de l’achèvement de cet ouvrage, soit 1884 (publication de 1885). D’autre part, la pièce est plus courte, moins achevée que On mariège èmakralé ce qui peut passer pour caractéristique d’une œuvre de jeunesse et la daterait des alentours de 1885-1890.

“Comèdèe en ine acte avou des tchants”, On mais’cop d’fier compte six personnages: Bietmé (Barthélemy), le chapelier (“tchaplî”) ; Marèe, sa femme ; Houbert, le frère de Marèe ; Hinri, le locataire de Bietmé ; un agent de police et un touriste anglais. Houbert vient rendre visite à son beau-frère, Bietmé, afin qu’il “donne on cop d’fier” à son chapeau qui n’est plus très présentable (il doit se rendre à un baptême). Bietmé, comme à son habitude, remet à plus tard son travail pour se rendre au café. Marèe le lui reproche, mais il prétend y traiter des affaires: “J’y vind ciet’pus d’tchepais ki ji beus’du verres !” Après le départ de Bietmé, son locataire, Henri, reste seul dans le magasin. Arrive un Anglais avec lequel il a justement eu maille à partir peu de temps auparavant et dont il a écrasé le chapeau d’un coup de poing. Henri s’éclipse, l’Anglais entre dans la boutique, s’étonne de n’y voir personne, découvre le chapeau de Houbert qu’il trouve à son goût ; il l’emporte et abandonne le sien, se promettant de revenir payer plus tard.

De retour du café, Bietmé s’étonne de l’état de ce qu’il croit être le chapeau de Houbert: “On cop d’fier a ine parêe klikotte ! Ca sereut piette su timps ! Ottant voleure rustinde li sofflet d’ine armonika !” Entre un agent qui demande à Bietmé où se trouve le propriétaire du chapeau car il est accusé d’avoir assassiné sa femme et d’avoir caché son corps dans une malle. Bietmé est consterné, croyant qu’il s’agit de Houbert. Marèe revient, après le départ de l’agent, et Bietmé ne sait comment lui annoncer que son frère est un meurtrier. Elle fond en larmes tandis qu’apparaît justement Houbert. S’ensuit un quiproquo émaillé de jeux de mots: Bietmé : “Allons, fré ! …ni blangans nin ! … vos esté d’couvrou !” Houbert : “Awet ! Jè l’sé. C’est bin po çoulà ki j’vins r’kwéri m’tchapai !” Tout s’arrange lorsque l’agent confesse s’être trompé : il n’y a pas eu de meurtre, la femme trouvée dans une malle était une attraction foraine. Bietmé s’étonne alors auprès de Houbert de l’état de sa buse, Houbert découvre qu’il ne s’agit pas de la sienne. Arrive l’Anglais qui vient payer son chapeau. Après quelques discussions, Houbert finit par récupérer le sien et part au baptême tandis que Bietmé va fêter cela au café. On le voit, l’ensemble est fort pauvre, souvent cousu de fil blanc et dépasse rarement le niveau des spectacles de patronage.

Gérard Jonas Crehay, “Ferme à Berinzenne”

On mariège èmakralé est, en revanche, plus dense et plus intéressante : “Comèdeie ès treus ack, avou dè chant, da M. J.Crehay. Riprésintèe po l’prîmi co à Spa li 31 dès meu d’Mâss’ 1891, par li Section dramatique dê Cerk artistique ès littéraire di Spa”, l’œuvre a été publiée la même année, à Liège, par l’imprimerie Camille Couchant. Mieux écrite, mieux construite, la pièce présente également des personnages à la psychologie mieux définie qui constituent des charges assez réussies. En outre, elle fait intervenir un élément des croyances locales: les macrales et leur ennemi, le “macrê r’crêyou” ou “r’crêyou macrê”, c’est-à-dire le sorcier repenti, spécialiste du désenvoûtement. Le décor est planté par Jules Crehay dans un village d’Ardenne, en voici les acteurs : Colas, le fermier (“sincî”) ; Houbert, son fils ; Rokèe (Jules Crehay attribue à son personnage, qui ne dédaigne pas la bouteille, un nom désignant une petite mesure de genièvre – une rokèye), le “ricrèou makrai” ; Madame Picolet, bourgeoise de Liège, au sujet de laquelle Jules Crehay précise que “ce rôle doit être tenu par un homme” ; Ludwige, sa fille ; Trinette, la servante de la ferme.

Colas accourt, au lever de rideau, effrayé et en colère. Il appelle Houbert et Trinette pour leur annoncer que la “makrale” lui a encore volé six œufs. Elle s’était déjà manifestée à son encontre, la veille. Trinette propose à Colas de marier son fils pour conjurer le mauvais sort: “Ki n’marièf’ Houbert ? Vos savez k’tant k’Houbert serè jône homme les makrales habit’ront l’since…” En fait, Trinette et Houbert se marieraient volontiers, mais Colas voit d’un mauvais œil son fils, héritier de la ferme, épouser une fille sans dot. Il compte plutôt sur Rokèe pour maîtriser la “makrale”.

En effet, il attend la visite d’une amie d’enfance, Madame Picolet, à qui son époux, en mourant, a légué une belle fortune et qui a une fille de l’âge de Houbert. Appelé par Trinette, Rokèe vient proposer ses services et part à la chasse aux “makrales” avec Colas. Après leur départ, Trinette confesse au public que c’est elle qui fait la “makrale” : elle vole les oeufs et les donne à Rokèe ; en échange, celui-ci soutient à Colas que le seul moyen d’en finir est de marier Houbert. L’arrivée de Madame Picolet risque de compromettre son plan, mais Trinette n’est pas disposée à se laisser faire.

De· retour, Colas explique à Houbert ses projets de mariage le concernant, puis il part à la rencontre de la diligence venant de Liège et revient avec Madame Picolet et sa fille, Ludwige. Celle-ci est le seul personnage de la pièce à s’exprimer en français, ainsi que le fait remarquer Colas :  “Elle jas, Mme Picolet, comme ine avocat, voss’demoiselle. Ji sèreus kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet po l responte !” Mme Picolet: “Awet, Colas, elle ni pous s’habituer à jaser l’wallon. I fât l’excuser. Es d’ine ôte costé, c’est meyeu po ses cours…” Colas est abasourdi d’apprendre qu’elle étudie la médecine à l’Université (“Est-ce qui les feumes fiè l’docteur astheur !”) et fait remarquer qu’il doit être bien agréable de se faire soigner à Liège.

Trinette entre dans la pièce, sous un faux prétexte, pour voir les nouvelles arrivantes. Ludwige l’interroge et la traite avec condescendance. Trinette se met en valeur, rabaissant Colas et Houbert, avant de dévoiler l’existence de la “makrale” : espérant effrayer les visiteuses. Au contraire, Ludwige s’en réjouit (“Oh ! délicieux ! adorable ! la naïveté villageoise existe donc encore ?”). Elle demande plus de détails à Trinette qui l’invite à questionner Houbert. Ce dernier arrive précisément avec son père. Colas présente les jeunes gens l’un à l’autre et, sous prétexte de faire visiter la ferme à Madame Picolet, les laisse seuls. Houbert entreprend sa cour et, impressionné, essaye de parler français, mélangeant pitoyablement les deux langues : “Ma foi jè troufe què vous avez un trop malahî nom à dire.”

Trinette entr’ouvre la porte pour les observer et entend Houbert déclarer sa flamme à Ludwige qui joue le jeu. Trinette est bien décidée à se venger ; sur ces entrefaites, Colas et Madame Picolet reviennent. Ludwige supplie Colas de lui raconter l’histoire de la “makrale”. Embêté, celui-ci promet de le faire durant le souper. Les deux invitées regagnent leur chambre pour se préparer à une promenade. A sept heures et demie du soir, Trinette a dressé la table pour le souper, mais les promeneurs ne sont pas encore revenus. Elle en profite pour échafauder un plan avec Rokèe, destiné à faire fuir les intruses.

Durant le repas, Trinette cherche à dégoûter les deux femmes, tandis que Rokèe, légèrement éméché, jette de l’huile sur le feu. Les invitées se retirent dans leur chambre. Rokèe fait alors observer à Colas que l’on est la nuit du jeudi au vendredi (“Komprindéf, verdi, li jou des makrales !”). Colas s’inquiète aussitôt de ce que les “makrales” puissent tourmenter ses invitées. Rokèe se propose de rester là toute la nuit pour monter la garde. Il met un plan au point : lorsqu’il sifflera, Houbert et Colas devront arriver avec leurs cannes de néflier (“mespli”) et frapper de toutes leurs forces sur la “makrale” qu’il aura préalablement domptée avec sa formule magique.

Resté seul, Rokèe se déguise en “makrale” et attend que les femmes se relèvent, chose qui ne saurait tarder car Trinette a placé des fourmis dans leur literie. En effet, Madame Picolet entre dans la pièce ; elle trébuche contre une chaise, tombe. Rokèe en profite pour l’affubler de la coiffe de “makrale”, donne le coup de sifflet convenu et s’enfuit par la fenêtre. Colas et Houbert accourent aussitôt avec leurs cannes et rouent Madame Picolet de coups, croyant s’en prendre à la “makrale”. Ludwige arrive et leur enjoint d’arrêter, ayant reconnu sa mère. Madame Picolet écume de rage et injurie ses hôtes: “(…) vos estez deux fîs sots… deux sots, ko pu sots k’les sots k’on mine à Lierneux !” Elles s’en vont aussitôt, malgré les suppliques de Houbert et Colas. Rokèe revient innocemment. Colas et Houbert lui racontent leur tragique méprise, mais Rokèe, astucieusement, l’explique comme étant un mauvais tour joué par la “makrale”. Il insiste sur la nécessité de marier Houbert au plus vite pour mettre fin à ses agissements, avant qu’elle ne devienne encore plus agressive. Colas consent alors au mariage de Houbert et Trinette, dans sa générosité, il cède même la ferme à son fils et l’histoire finit par une chanson.

Si l’on note, à la lecture de ces deux pièces, une différence de qualité, on constate également des variantes dans l’orthographe des mots (“comèdèe / comèdeie ; tchants / chants”…). C’est la preuve, si besoin en était, que la vocation de la langue est avant tout d’être parlée, mais également que ces œuvres ont été rédigées avant la généralisation du système de transcription du wallon, proposé par Jules Feller en 1900. Tout comme pour la peinture, ces deux œuvres ne fournissent vraisemblablement qu’une connaissance lacunaire de la production de Jules Crehay auquel on attribue également l’écriture de poésies.

L’œuvre de Jules Crehay n’est pas celle d’un grand auteur, pas plus qu’elle n’est celle d’un grand peintre. Elle est néanmoins intéressante dans la mesure où elle constitue le témoignage d’une époque en un lieu donné. Sortir de l’oubli l’œuvre dialectale de Jules Crehay, c’est aussi contribuer à garder vivante la mémoire du wallon et former le vœu que plus personne ne prononce la réplique de Colas : “Ji sèrous kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet.”

Philippe Vienne


[INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : rédaction | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne | cet article est une version remaniée et augmentée d’un article publié dans Histoire & Archéologie spadoises n°75 (1993), où l’on trouvera les notes et références bibliographiques.


Plus de littérature…

PIER : Scandale (2022)

Temps de lecture : 3 minutes >

[RTBF.BE, 3 février 2023] Laurence Vielle lit le poème Scandale de Camille Pier, extrait d’un recueil paru aux éditions l’Arbre de Diane en octobre 2022. Camille Pier n’aime pas les cases ni les normes dans lesquelles il se sent à l’étroit. Souvent perçu et décrit comme poète, il préfère le mot “artiste” qui permet d’englober les multiples facettes de son œuvre, à la croisée de la poésie, de l’humour, de la danse et de la militance queer.

Il y a quelque chose de l’ordre de l’assignation dans le fait de dire que je suis poète car j’utilise plusieurs modes d’expression, la poésie ne passe pas uniquement par le langage verbal” défend-il au micro de Pascale Seys en décembre 2022.

Camille Pier a grandi dans un environnement friand de mots. À l’issue de ses études universitaires, Camille effectue une formation d’un an de théâtre corporel à Bruxelles. À cette époque, il performe déjà dans des cabarets queers. “Je travaillais la nuit, j’arrivais en cours avec des restes de vernis et de paillettes quand on devait porter du noir qui était perçu comme la norme. Dans cette école on étudiait le jeu masqué. Le masque dit ‘neutre’ étaient déclinés par genre : masque neutre pour femme ou pour homme. Je me suis vite senti à l’étroit“, confie-t-il.

En 2016 il sortait déjà aux éditions de l’Arbre de Diane un livre intitulé La Nature contre-nature coécrit avec Leonor Palmeira. C’est au micro de Pascale Seys que Camille Pier discutait également de son deuxième recueil Scandale publié en 2022 dans la même maison d’édition.

Laurence Vielle

© dikave studio

Tout ce que je suis c’est un mot
et c’est mon préféré
Scandale !

Je suis un scandale
un scandale vivant
un scandale fier comme un paon
un scandale en sandales

Je suis une fête que je suis censé avoir organisée
mais qui m’échappe total
et c’est là que ça commence à être marrant
Quel scandale !

Je suis une fête
une soirée secrète
un événement fétiche sur une péniche
Je suis le festival des carnavals sans autorisation de la poliche
Je suis un club où toutes les peaux finissent toujours à poil

Dans les dark rooms de mon cœur
j’allume et j’éteins la lumière quand je veux
et j’ai même une petite télécommande pour tamiser l’intensité
avec effets feux de cheminée
effets néons rouges de vieux peep-show
effets phares de camions

Je suis un scandale
et je marche la tête haute
C’est pas une auréole que j’ai là-haut non
c’est pas une couronne même
c’est un trône !
Je marche la tête haute
et je peux aller m’asseoir en haut de ma tête
pour voir le monde d’encore plus haut

J’ai des vertiges de plaisir
qui ne sont jamais jamais des descentes
Ma vie n’a rien d’une vie décente
je suis un scandale

Tout ce que je suis c’est tout ce que tu hais
Tout ce que je réussis
c’est tout ce que tu essayais

Quand je me souviens jusqu’à quel point
l’ennui des autres a réussi à me faire me détester
Tellement j’ai voulu être aimé alors
tellement j’ai voulu être normal
et tellement je me suis détesté
d’être ce marqueur qui dépasse les lignes de coloriage
parce que y avait pas de gommes pour les marqueurs

Je me détestais de ne pas être aimé
par cette frise régulière de gens qui s’emmerdent dans la vie
je tamisais mon intensité avec cette petite télécommande
pour pas trop être visible
pour pas trop déranger
pour pas trop me mettre en danger
en danger de ces personnes
qui pensent que n’être personne
c’est ça la décence

Tout ce que je suis c’est tout ce que tu hais
Tout ce que je réussis
c’est tout ce que tu essayais

Si j’avais été considéré comme normal
j’aurais gagné un temps de dingue
à ne pas devoir guérir tous les jours de cette guerre
qu’on a déclarée dans ma tête
comme un incendie
Dans ma tête
il y a une fête où j’ai pas le contrôle
à tout moment elle peut glisser vers la guerre civile
et moi de mon trône

Scandale !

J’ai pas choisi l’étiquette
qu’on m’a collée autour du cou

Scandale !

Tout ce que je suis
c’est tout ce que j’ai fait
et tout ce que j’ai réussi
c’est tout ce que j’ai

Scandale (2022)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : rtbf.be ; | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Camille Pier en Pierre Rococo © Samir Sam’Touch & Anne-Flore Mary ; © dikave-studio.


Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

RACINE : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

 

PHÈDRE : Je le vis : je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais pas parler ;
Je sentis tout mon corps transir et brûler…
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée […]

Racine, Phèdre


© tv5 monde

Jean RACINE (1639-1699) est né peu avant Noël 1639 à La Ferté-Milon (Aisne), Jean RACINE est baptisé le 22 décembre. Ses grands-parents et parents sont des « officiers » locaux chargés de l’impôt auprès du Grenier à sel de la ville. En janvier 1641, sa mère lui donne une petite sœur, Marie, mais meurt presque aussitôt. Son père se remarie, mais disparaît à son tour. Dès février 1643, les deux enfants sont orphelins et sont recueillis par les quatre grands-parents.

Jean, élevé chez sa grand-mère paternelle Marie Desmoulins, reçoit une éducation simple, à laquelle le curé du lieu ajoute une formation religieuse et une initiation à la poésie latine. La famille, marquée par la rigueur janséniste, est proche de Port-Royal-des Champs, un lieu d’enseignement réputé, où Jean et sa grand-mère se réfugient en 1651 pour échapper aux horreurs de la Fronde. Jean y reçoit des « Messieurs » une formation intellectuelle et spirituelle solide, qu’il complète au collège de la ville de Beauvais. Il s’en souviendra toute sa vie.

Obéissant à une vocation littéraire, il fréquente Boileau, La Fontaine et Molière à Paris, compose plusieurs pièces mineures, puis s’oriente vers le théâtre. En 1667, Andromaque attire l’attention sur lui. Suivront une comédie particulière (les Plaideurs), ainsi que six tragédies majeures (Britannicus, Bérénice, Bajazet, Mithridate, Iphigénie, Phèdre) qui lui valent la consécration publique jusqu’à la Cour de Versailles.

Élu à l’Académie Française en 1672 (il a 33 ans), il reçoit en 1677 la charge d’historiographe du Roi, partagée avec Boileau. La même année, il épouse Catherine de Romanet, dont il aura deux garçons et cinq filles. Comme gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, il aura libre accès jusqu’auprès du souverain. C’est donc là que Mme de Maintenon, devenue épouse morganatique du Roi-Soleil, lui confiera l’écriture de deux tragédies à thème biblique, destinées aux Demoiselles de Saint-Cyr : Esther (1689), puis Athalie (1691).

Vers la fin de sa vie, Racine se rapproche des Jansénistes, pour qui il écrit des Cantiques Spirituels ainsi que divers textes relatifs à Port-Royal. Lorsqu’il meurt le 21 avril 1699, il demande d’ailleurs à y être inhumé. Lors de l’expulsion des Solitaires et des religieuses (1711), son corps est transféré à l’église St-Etienne-du-Mont, auprès de celui de Pascal.

Alain ARNAUD, Président de l’association Jean Racine et son terroir


[RTBF.BE, 23 septembre 2021] Monument du répertoire classique, Phèdre, la tragédie en vers de Jean Racine est revisitée par la metteuse en scène belge Pauline d’Ollone. Autant prévenir, les amoureux des alexandrins déclamés avec emphase seront déçus. La mise en scène de ce nouveau spectacle sort les personnages de leurs costumes amidonnés.

Petit rappel du drame ; Phèdre est amoureuse d’Hippolyte qui est le fils de son époux (le roi Thésée). Quant à Hippolyte, il aime en secret Aricie, la princesse d’un clan ennemi. Phèdre, Hippolyte et Aricie forment notre célèbre triangle amoureux. Et puisque chaque amour est impossible, les personnages de l’œuvre sont en proie aux luttes intérieures.

Phèdre(s)

© GAEL MALEUX

C’est au milieu d’un plateau dépouillé et sur un tapis de jujitsu qu’apparaît notre pauvre Hippolyte, bien décidé à quitter le royaume pour fuir l’amour illégitime qu’il porte à Aricie. A quelques mètres de là, Phèdre prend de la hauteur dans une longue robe d’un blanc immaculé et confie avec désespoir son amour pour Hippolyte.

La mise en scène s’ouvre à la danse. Les personnages centraux sont accompagnés par plusieurs partenaires de jeu qui les retiennent, les repoussent ou les entravent dans leurs mouvements. Au milieu d’un décor d’une noirceur glaciale, les alexandrins d’hier résonnent avec violence dans la salle. Tandis que sur le plateau, l’eau monte et contraint les acteurs à patauger dans le drame qui est en cours. Pauline d’Ollone au micro de François Caudron : “C’est un texte puissant. Je voulais éviter l’écueil du très psychologique ou de l’introspectif. Mon travail est d’éviter que ce texte ne devienne un long tunnel de paroles.

François Caudron, rtbf.be


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, correction et iconographie | sources : museejeanracine.neopse-site.fr ; rtbf.be ; | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Dominique Blanc dans Phèdre, mis en scène par Patrick Chéreau @ festival-avignon.com ; © tv5-monde.


Pus d’arts de la scène en Wallonie-Bruxelles…

VIENNE : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

Articles, notices, recensions

      • Flor O’Squarr, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 56, 1988, pp 157-165. (notice)
      • Révision de la carte de l’Europe, dans Lettres françaises de Belgique. Dictionnaire des Oeuvres, tome III, Louvain-la-Neuve, 1989, p. 432  (notice)
      • Naser ed-Din, un persan à Spa, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 66, 1991, pp 67-73.
      • De Spa à Honolulu : l’étrange destin du Bois de Spa, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 68, 1991, pp 176-179.
      • Un artiste “hannonyme” à Spa : Théodore Hannon, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 70, 1992, pp 64-69
      • Le Hula, splendeur et misère de la danse à Hawaii, dans Art & Fact, n° 11, 1992, pp 135-137.
      • Les Crehay, peintres spadois, dans Art & Fact, n° 11, 1992, p. 155 (notice)
      • Jacques Van den Seylberg et Spa, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 73, 1993, pp 5-12.
      • Jules Crehay, auteur wallon, dans Histoire et Archéologie spadoises, n° 75, 1993, pp 102-110.
      • Crehay, dans Nouvelle Biographie Nationale, tome 3, Bruxelles, 1994, pp 94-96. (notice)
      • Les Crehay, quatre générations d’artistes et d’artisans à Spa, dans 4e congrès de l’Association des Cercles francophones d’histoire et d’archéologie de Belgique, Actes, tome III, Liège, 1995, pp 213-218. (résumé de texte de conférence)
      • Van den Seylberg, dans Nouvelle Biographie Nationale, tome 4, Bruxelles, 1997, pp 381-382. (notice)

ET Dans wallonica.org…

Nouvelles / fictions

Cliquez ici pour visualiser le Fonds Vienne dans la DOCUMENTA…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | sources : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne & Patrick Thonart | crédits illustrations : “Bulles d’espoir” (2016) © Philippe Vienne.


Par où commencer ? Qui ne sait choisir laisse la main au hasard…

YEATS : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

 

Wine comes in at the mouth
And love comes in at the eye;
That’s all we shall know for truth
Before we grow old and die.
I lift the glass to my mouth,
I look at you, and I sigh.

A Drinking Song (1910)

Par la bouche, on boit le vin
Et par les yeux, on boit l’amour ;
C’est là tout ce que nous apprendrons,
Avant de vieillir, avant de mourir.
Je porte le verre à ma bouche,
Je te regarde… et je soupire.

Chanson à boire (1910, trad. Patrick Thonart)

Un clic sur le bandeau ? Ce poème est également dans notre POETICA…

[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE] William Butler Yeats, poète et dramaturge irlandais (1865-1923) ; il écrit en anglais mais pense en Irlandais. Toute sa vie sera habitée par cette déchirure, toute son œuvre sera articulée autour de la question du peuple, son art, son langage. L’écriture de Yeats est complexe, labyrinthique, T. S. Eliot dira de lui qu’il était le dernier des grands lyriques anglais. Yeats fut fasciné par l’occultisme et l’ésotérisme, il fut lié aux avatars de l’ordre de la Rose-Croix, on lui prêtera des sympathies pour l’Italie fasciste… En 1923, il reçoit le prix Nobel de littérature.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : traduction, compilation et iconographie | traducteur & contributeur : Patrick Thonart | sources : poetryfoundation.org ; france-culture | crédits illustrations : © radiofrance.fr.


Lire encore en Wallonie et à Bruxelles…