PIROTTON, Jacques (né en 1955)

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Jacques Pirotton est né à Xhoris, en 1955. Autodidacte, il débute à l’âge de quinze ans dans des petits orchestres de bal ou de rock, découvre le jazz et suit des cours avec le guitariste américain Bill Frisell au Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège (1979).

Il devient professionnel en 1980 ; la même année, il travaille avec le groupe de jazz-rock Sambal Oelek. En 1981, il se produit au Festival International de la Guitare (Liège) et commence à jouer avec Jacques Pelzer, en quartette et surtout en duo (The two J.P.’s) : nombreux concerts et festivals, tournées au Portugal et en Italie et, en 1984, enregistrement d’un album. Entretemps, Pirotton joue avec la plupart des musiciens liégeois et belges, ainsi qu’en duo avec les guitaristes Serge Lazarevitch et John Thomas, et avec des musiciens aussi différents que Jon Eardley, Garreth List ou Dave Pike.

Il a travaillé également en compagnie de Chet Baker, Michel Graillier, Barney Wilen et Woody Shaw. En 1987, il monte son propre trio (avec Félix Simtaine et Philippe Aerts) et joue dans les formations de Jean-Pierre Gebler et Pirly Zurstrassen. Il forme le quartette de jazz-rock Artline avec Eric Legnini, Benoit Vanderstraeten e1 André Charlier (1 LP). Jacques Pirotton enseigne à l’Académie d’Amay et au Conservatoire de Luxembourg.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jos L. Knaepen   | visiter le site de Jacques Pirotton


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KUNEL : Marcel Remy – Étude biographique (1923)

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[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Critique musical apprécié et redouté pendant plus d’un quart de siècle, Marcel REMY (Bois-de-Breux/Grivegnée 1865, Berlin 09/12/1906) était aussi un “savoureux conteur du terroir“. Il serait tombé complètement dans l’oubli si, en 1923, la maison Bénard et Maurice Kunel n’avaient entrepris de rassembler ses meilleurs textes sous le titre Les ceux de chez nous.

Sa connaissance de la musique était empirique ; dans sa famille – des agriculteurs –, tout le monde jouait d’un instrument. Lui appréciait particulièrement le baryton, mais touchait à tout, en fantaisiste. Dans les années autour de 1883, il était à la tête d’un petit orchestre qui faisait la joie des sorteurs du samedi soir. Il jouait dans un grenier qui servait d’atelier de peinture au poète Henri Simon. Autodidacte doué en musique, Marcel Remy avait bénéficié d’une solide formation scolaire (Athénée et Collège Saint-Servais) qui l’avait conduit à entreprendre des études de philosophie à l’Université de Liège. Il ne les acheva pas. Dilettante, il préférait signer pour son plaisir des articles dans la presse liégeoise jusqu’au jour où L’Express et Le Guide musical s’attachent sérieusement ses services.

Quittant Liège pour Paris au moment où la capitale française est bercée par César Franck, il parvient à devenir collaborateur au journal Le Temps, mais multiplie les petits boulots pour survivre : professeur de piano, répétiteur de chant, musicien de brasserie, etc. Découvreur de talents, annonciateur de nouveaux courants, le Wallon devient une sorte d’oracle dans le milieu musical de son temps. Ses critiques fort attendues étaient autant de sésames pour les meilleurs, et se transformaient en calvaires pour les autres. En 1897, Le Temps l’envoie à Berlin. Mais le correspondant doit s’occuper de la politique allemande, tandis qu’à Paris éclate l’affaire Dreyfus. Marcel Remy n’est pas dans son élément et, dans la capitale prussienne, il continue de donner des leçons, de français auprès de certains professeurs, militaires ou diplomates, de musique ailleurs.

Maîtrisant bien la langue allemande mais éprouvant de fortes réticences à l’égard de la politique prussienne, M. Remy ne perce pas à Berlin. Ses opinions trop affirmées lui ferment de nombreuses portes, même s’il parvient à livrer des billets – ses Lettres de Berlin – au Journal de Liége ou à l’Indépendance belge. De 1901 à 1906, Marcel Remy tient en effet une sorte de chronique dans Le Journal de Liége où il raconte ses souvenirs d’enfance sous divers pseudonymes (Li Houlêhe Mayanne, li Vicomte dè Timps passé, Mamé). L’éloignement et surtout la surdité qui le handicape particulièrement expliquent, en partie, cette forme de nostalgie littéraire, pourtant toujours souriante, où il décrit “ceux de chez nous“, des ruraux du pays wallon qu’il distingue fortement des Flandriens ou des Campinois. La série s’arrête en 1906 avec le décès de son auteur, victime d’une méningite.

En 1916, sous l’occupation allemande, douze des vingt-et-un textes les plus marquants de Marcel Remy sont publiés par l’imprimerie Bénard sous le titre Les ceux de chez nous. Après l’Armistice, Maurice Kunel entreprend de rassembler tous les textes de Marcel Remy et de les publier sous le même titre. C’est donc après la mort de son auteur que cet ensemble de nouvelles s’est imposé comme un petit-chef d’œuvre de littérature régionale, mêlant le français et le wallon.

Sources :

      • Maurice KUNEL, Étude-préface, Marcel Remy. Les Ceux de Chez Nous, Liège, Bénard, [1925] ;
      • Maurice KUNEL, La Vie wallonne, 3e année, XXXIV 15 juin 1923 ;
      • Antoine GREGOIRE, La Vie wallonne, 6e année, LXII, 15 octobre 1925 ;
      • Histoire de la Wallonie (L. GENICOT dir.), Toulouse, 1973 ;
      • La Wallonie. Le Pays et les Hommes. Lettres – arts – culture, t. III.

Paul Delforge, Institut Destrée


Edition commémorative de 1973 © Editions nationale (Liège)
idem

En 1906, à l’âge de quarante et un ans, l’auteur de ce livre, Marcel REMY (1865-1906), mourait à Berlin. Ce décès, frappant un homme jeune encore, parti du pays depuis plus de quinze ans, fut entouré de mystère. La vérité, plus simple, veut que Remy ait succombé aux suites d’une épidémie de méningite infectieuse régnant a cette époque dans la capitale allemande.

Les journaux belges annoncèrent sa fin ; ceux auxquels il collaborait couvrirent de fleurs, comme il convenait, la tombe d’un compatriote mort à l’étranger.

Pour les bonnes gens de la cité de Liège, Remy n’était rien de moins qu’un exilé, qu’un bohème dont la figure d’étudiant s’était effacée du souvenir depuis qu’il pélerinait en pays de France et d’outre-Rhin. Mais pour les dilettantes épris de musique, les passionnés de chant et de lyre, c’était un oracle, un des prophètes écoutés, officiant du haut de la chaire, dans le temple de la critique. Ceux-là le tenaient pour un esthète, un guide sûr, un des annonciateurs signalant, dans le courant du monde sonore, les auteurs de talent et les œuvres méritoires.

Musicien avant d’être musicologue, sensible plus encore qu’érudit, son savoir se doublait d’un instinct divinatoire de “la bonne musique”. Son sceptre, sous l’intuition d’un don intérieur, se courbait, pareil au coudre magique des sourciers, quand, du chœur des symphonies, il lui semblait reconnaître la limpide beauté des harmonies naturelles.

Toutefois, ce rameau, arc flexible, savait se redresser rigide comme lance pour châtier croque-notes, musiqueux, compositeurs à recettes et à formules. Portant haut l’audace, il fustigeait, sans égard ni pardon, les génies à décorations officielles comme les gloires séniles usurpées.

Cependant, tout implacable qu’il fût, ce juge fit preuve d’impartialité et rarement se trompa. S’il aida a renverser les fausses statues, il plaida avec chaleur les saintes causes, et sa voix se haussa souvent jusqu’à l’enthousiasme pour annoncer, comme un héraut, du haut de la tribune, l’entrée en lice d’un nouveau champion de l’art.

Né à Bois-de-Breux en 1865, Remy était issu, aux portes de Liège, d’une terre où les semis des traditions avaient fait éclore nombre d’instrumentistes, et que des artistes célèbres, Léonard et Vieuxtemps, avaient illustrée.

A Verviers, à Bellaire, dans toutes les localités riveraines de la Meuse, la musique, art d’agrément, se maintient, dans l’instinct populaire. Ouvriers, apprentis s’y égayent d’un crincrin ou d’un flageolet et, sans connaitre la gamme, se fiant à leur mémoire comme à leur oreille, modulent à l’envi les airs du jour. Tziganes de la terre wallonne, ils font chanter les violons, soupirer les flûtes, claironner les pistons, soufflant dans les cuivres, dans les bois, raclant de l’archet, jouant de tout à l’aise sans se connaître en rien.

Chez les Remy, chacun des fils avait son instrument préféré : l’accordéon et le tuba troublaient irrévérencieusement l’étude austère du notaire. Le futur critique, adolescent, couvrait d’un amour particulier un trombone dont il barytonnait du rez-de-chaussée aux étages, assourdissant toute la maisonnée.

Fantasque, il l’était, à la façon des artistes. Avant qu’un fol désir de conquête et d’aventure l’emportât du pays, il avait formé dans sa ville un orchestre qui fit, vers 1883, la joie d’une bande de lurons. Il est resté fameux. Ses répétitions avaient lieu rue Saint-Jean, dans un grenier servant d’atelier au poète wallon Henri Simon, alors artiste-peintre. La trappe qui donnait accès à cet étrange local valut au cercle sa pittoresque dénomination de “Tap-cou Club“.

Ils étaient une dizaine, amateurs pour la plupart, à suivre les séances qu’abritaient ces combles. Chaque samedi, jour de réception, on grimpait à cette salle à lucarnes, porteur de son faux Amati ou de sa clarinette de rencontre. Il y avait là, au pupitre des premiers violons, un certain Nicolet, du Conservatoire et un étudiant es lettres, H. Schoofs, qui devint professeur de rhétorique ; Théo Strivay, un compositeur doublé d’un baryton, y jouait de la clarinette ; Devosse, autre instrumentiste, tenait la partie de hautbois ; Henri Simon et Clochereux étaient préposés aux seconds violons ; un grand diable de Flamand y raclait du violoncelle et parmi d’autres Liégeois, Hubert Goossens s’occupait des batteries. Bref, phalange unique ou peintres, rapins, universitaires, trompettaient, violonaient, musiquaient.

Remy en était le maestro. Juché sur un vieil escabeau, feuilles pèle-même [sic] devant lui, bâton a la main, il dirigeait sa troupe d’illuminés, qui lançait vers le ciel Typhus-Polka ou quelque Cochonnerie pour clarinette de son cru. Boute-en-train, il n’avait pas son pareil. jongleur plein d’esprit, improvisateur de talent, il composait d’hilarantes fantaisies où il présentait Mireille à la façon de Berlioz et Guillaume Tell réécrit par Wagner ! Il connaissait tous les instruments d’orchestre, savait en jouer, et ce n’était pas rare de lui voir entamer au violon ou à la clarinette tel air qu’il achevait sur la flûte ou sur l’alto. Il n’est jusqu’au chant qui ne le tentât. Déguisé en chevalier du Saint-Graal, casqué du heaume, une barbe noble au menton, il entonnait ce chant de Lohengrin qui, sur ses lèvres de jeune homme insouciant, prenait l’accent d’une interrogation fatidique : “Et maintenant, je veux savoir quel sort m’attend ?”

Il ne faudrait pas, de ces divertissements estudiantins, exubérances d’une nature artiste, sous-estimer l’intelligence et l’âme réellement musicienne de cet original. L’un de ses professeurs, M. Emile Dethier, nous évoqua un jour, d’une verve libre et enjouée, la figure de son extravagant disciple : “Ce sacré gamin, spontané, impulsif, était un élève extraordinaire, mais fort inégal. Certains jours, quelque lune dans le cerveau, il brouillait tout ; on n’en pouvait tirer une gamme bien faite ; par contre, d’autres fois, il vous stupéfiait. Au piano, il exécutait de mémoire, avec une aisance de prodige, une partition de Haendel ou quelque œuvre de Borodine, de César Cui, de cette jeune école russe qu’il affectionnait. N’eût été la technique de l’instrument qui parfois l’embarrassait, il était de taille à tout connaitre par lui- même. Rien ne lui apparaissait nébuleux ; il pénétrait chaque nouvelle étude avec une lucidité et un gout parfaits. Il y voyait d’un coup et seul ; ses interprétations ne laissaient rien à reprendre. Plus tard, en amis, nous jouâmes des morceaux à quatre mains. je me souviens d’avoir déchiffré avec lui les parties d’un quartette qu’il avait composé. Garçon de talent, irrégulier, fantaisiste a l’excès, il lui arrivait, dans son amour inassouvi de musique, de frapper chez moi vers les onze heures du soir et d’y rester jusqu’au matin à lire au piano la partition de Judas Macchabée !

Marcel Remy est un cerveau indépendant qui doit s’épanouir sans entraves : le moindre joug lui pèse. Il n’est pas fait pour vivre en volière ni recevoir l’enseignement des bonzes. Toujours il montrera les dents aux gens d’Institut et aux magisters. Seul, il étudiera l’harmonie, moins dans les traités que sur les œuvres. Les grands concerts achèveront de nourrir son esprit, ému par tout élan de haute et véritable inspiration. Dès lors, il voguera clans un monde suprasensible, dans ce domaine de l’âme sonore où sa fibre éolienne vibre a l’unisson de ce qui est musique et poésie. Musicien, par goût plutôt que par état, Remy fait, dans la critique, son entrée en dilettante. Ses premières armes de journaliste, il les essaye en de petits hebdomadaires, jusqu’au jour ou l’Express, puis le Guide Musical le sacrent leur censeur attitré.

Les diatribes qu’il signa dans le premier sont mémorables. Hercule chargé de nettoyer les écuries d’Augias, il frotta rudement de son balai les institutions officielles et mit à mal maintes divinités jusqu’alors invulnérables.

Dans le Guide surtout, d’une tenue plus sévère, dont la clientèle était uniquement de musiciens, Remy se posa en maitre-critique. Ses chroniques, d’un intérêt croissant, étaient impatiemment attendues. Leur lecture en était facile, spirituelle et vivante. Était-ce un compte-rendu de concert ? Il piquait au vif du programme, donnait la dominante et la densité des œuvres entendues. Parlait-il d’un artiste ? Ses jugements, passés au crible de sa conscience, s’énonçaient avec une force persuasive, souvent même sous la forme impérative d’un verdict. Quelquefois, le peu de valeur du sujet mettait sa plume en joie et lui faisait tirer une pièce d’artifice, où il semait, en bouquets de fleurs et d’étoiles, l’éblouissante ironie de sa verve.

Montmartre autour de 1900 © Insolite & secret

A vingt-six ans, il va tenter la fortune à Paris. Seulement, le Paris du dix-neuvième siècle n’est plus celui de Rousseau “où un jeune homme avec une figure passable et qui s’annonce par des talents est sûr d’être accueilli.” C’est par milliers aujourd’hui qu’ils débarquent dans la ville-lumière “avec quinze louis d’argent comptant, une comédie ou un projet de musique sous le bras.” De temps en temps, un de ces exilés y fait sa trouée ; les autres parviennent tout au plus à y vivre jusqu’au jour où, ayant mangé leur ultime denier, ils meurent à l’hôpital ou rentrent, enfants prodigues, au foyer champêtre, qu’ils n’auraient jamais dû quitter.

Remy fut, pendant cinq ans, de ceux qui s’accrochèrent à cette Babylone de l’art. Dans les marées de l’existence, sa barque, sans cesse cahotée, maintes fois, faillit échouer. Sans atteindre les hauteurs d’une mer étale et sereine, elle tint l’eau et son nautonier resta debout à la barre.

Critique toujours, il envoyait des “Correspondances de Paris” au Guide Musical. Arrivé en pleine période Franckiste, à l’aube de la renaissance musicale illustrée par les d’Indy, les Chabrier, les Debussy, il trouva matière à chroniques. Ses articles, farcis de judicieux aperçus, reflétèrent, avec une pénétrante sagacité, la troublante production de l’époque, et dressèrent sur le pavois de jeunes personnalités, entrées aujourd’hui dans l’ère du triomphe.

Degré par degré, il se hissa jusqu’à la grande presse et devint collaborateur du Temps.

A moins que d’être rédacteur attitré d’un grand quotidien, le chroniqueur n’a que des revenus précaires. Remy, pour vivre, est contraint de faire appel aux subsides paternels et d’accepter de petits emplois : professeur de piano, violoniste “de brasserie”, secrétaire particulier, répétiteur de chant, second chef d’orchestre ; besognes absorbantes, fatigantes, auxquelles s’agrippent ceux qu’un rêve de liberté a bercés de lents ou de faux espoirs. Tous ces fils du Grand Errant, Julien Sorel ou Jean-Jacques, qui s’aventurent dans le vaste monde, deviennent laquais, bonisseur ou trucheman, tantôt exhibant au public des jeux de fontaine ou accompagnant Monseigneur l’archimandrite de Jérusalem. Mais la fontaine cassée et Monseigneur mort, il faut aller plus loin et… recommencer sa vie.

© fotostrasse

En 1897, il est à Berlin, toujours au service du Temps pour l’envoi de correspondances relatives à la politique allemande. La politique est un art scabreux. Elle exige de l’expérience, du tact, de la prudence et un flair exceptionnel, surtout quand elle concerne deux pays qui ont entre eux des rapports difficiles. On était bientôt en 1898, en pleine affaire Dreyfus. Sa plume fut-elle trop libre ?… Il retomba, comme avant, dans l’incertain.

Si j’avais une position assurée, écrit-il, je n’aurais que faire de personne. Mais les journaux ne sont jamais sûrs. Avec cette affaire Dreyfus dont les gazettes de Paris remplissent leurs colonnes, on m’a déjà refusé plusieurs articles. Ensuite, une fois les sessions politiques closes, mon rôle sera fini ici. C’est pourquoi, dès maintenant, je cherche des leçons… En ce moment, je donne le cours de perfectionnement et de littérature à des professeurs allemands qui devront plus tard enseigner le français dans les athénées. ]e dois aussi faire des conférences à un cercle subsidié par la Ville. On est très économe ici et les salaires sont très bas.

Et le voici usant de l’influence de son père pour obtenir des recommandations de hauts personnages. Elles lui sont indispensables “pour des leçons dans les ambassades, auprès des jeunes attaches qui ont toujours le désir d’être promus à Paris et qui ont besoin de connaitre la langue purement. Cela servirait aussi pour entrer à l’état-major de l’Académie militaire dont tous les officiers, en prévision d’une guerre, doivent savoir le français. Si Monsieur de X… était bien disposé, il me donnerait, par votre entremise, un billet disant qu’il me connait, ainsi que ma famille, et qu’il se fait un plaisir de me présenter au personnel des ambassades berlinoises. Avec ça, j’irais directement aux légations turque, japonaise, russe, etc… où j’espère trouver du travail à bon prix. J’ai taché d’y aller, mais inutilement, car on se méfie ici des étrangers.

Remy s’illusionne. Jamais il n’aurait pu entrer à l’Ecole de Guerre (Kriegsakademie), pour la simple raison que les cours y sont donnés par des Allemands ou par des Français agréés de l’Etat. Quant aux consulats et aux ambassades, il est assez naturel qu’on doive y montrer patte blanche. Malgré sa parfaite connaissance de l’allemand, il ne put jamais franchir le seuil des hautes sphères diplomatiques. Si reconnaissant qu’il fût à la Germanie de son généreux foyer musical, où il puisait des jouissances précieuses, on savait qu’il n’approuvait guère tout ce qui se faisait dans l’Empire. Dans ces Lettres de Berlin au Journal de Liège et à l’Indépendance Belge, il réprouvait les abus du système allemand, ce qui lui valut maintes fois des descentes domiciliaires et des répliques dans les feuilles germanophiles. Suspect, les cercles lui restèrent fermés.

A Charlottenburg, d’ailleurs, ses journées étaient celles d’un Parisien. Misanthrope, vivant en marge de la population, il n’avait guère de relations que dans le cercle des musiciens internationaux. Il menait une existence d’artiste. Levé vers quatre heures de l’après-midi, il travaillait quelque peu dans ses papiers, puis fréquentait jusqu’au lendemain les cafés, surtout ceux à musique tzigane. Il adorait la bière (allemande, naturellement) et rentrait parfois après en avoir trop bu, ayant passé une partie de la nuit a la table d’une brasserie en compagnie d’amis de passage. Il prenait ses repas dans de petits restaurants. Il n’était pas bien riche, mais payait régulièrement son loyer, rue Holzendorff, 19, où il habitait un appartement dit “français”. Au demeurant, un garçon sympathique, obligeant ; parfois, avec ses amis, d’une fantaisie étourdissante, allant jusqu’à faire monter chez lui une tonne de “Munich” pour les régaler les jours de fête ! Il conserva toute sa vie des mœurs d’étudiant. Est-il étonnant que la chance lui échappe quand il “brigue un petit coin dans l’entourage du consulat” ou sollicite du gouvernement belge “la rédaction de quelque mémoire sur une question industrielle, ou sur l’enseignement de certains cours musicaux qui se donnent dans les Universités et Conservatoires allemand” ? Il est si peu officiel !

Sa situation n’est guère stable. De cet au jour le jour, il commence à sentir l’insuffisance et l’incertain ; les fondements sur lesquels se bâtit l’édifice de sa vie manquent d’aplomb et de solidité. L’insouciante jeunesse se satisfait de châteaux en Espagne et escompte les richesses à venir ; mais l’âge mûr voit ses palais ruinés par les déboires, par la malchance et la désillusion. L’expérience ramène des rêves a la réalité, fait nos désirs plus humbles, plus pressants et plus humains. Avoir moins d’ambition d’un poste fixe, d’un simple emploi : il sollicite une place de commis à la Compagnie des Chemins de Fer.

Malgré qu’il vînt à résipiscence, la vie ne lui fut pas clémente et se vengea durement d’avoir été narguée. Elle ne lui accorda ni faveur, ni repos et le força, quoique assagi, à chercher des élèves et à doubler ses collaborations. Rancunier et cruel, le mauvais destin ne fit point trêve. Perfidement, insidieusement, il l’atteignit à la tête, trouvant un malin plaisir, une secrète volupté à frapper son adversaire où il devait le plus souffrir : Remy devint sourd.

Qu’on songe aux angoisses perpétuelles d’un homme dont le gagne-pain est de source sensorielle, et qui, de jour en jour, voit se racornir et s’alourdir les fils sonores d’une vibrante sensibilité.

Un artiste créateur, même sourd, continue à s’énoncer et peut encore réaliser de belles pages, son génie étant tout en création intérieure. Mais pour quiconque ne frémit qu’au contact des œuvres d’autrui, sentir se refermer étroitement le cercle des harmonies autour de soi, n’est-ce pas le pire et le plus sombre des présages ? La fatalité, en isolant Remy du monde musical, lui ôta du coup presque toutes les ressources de son existence.

Dépossédé des facultés qui lui avaient valu ses plus grandes joies et ses meilleures extases, sentant de plus en plus se restreindre sa communion d’avec les vivants, il n’eut d’autre recours que de puiser en soi tout le bonheur encore possible.

Un tel choc, auquel eût résisté un être bien trempé, brisa la dernière énergie d’une nature fatiguée, surmenée, d’un neurasthénique qui, depuis longtemps, se raidissait contre l’inévitable.

Cette existence trouble, agitée, tracassée par le souci continuel d’un mieux-être, aigrie par des malheurs et des avatars continuels, aggravée par la nostalgie d’un perpétuel exil, s’acheva lamentablement, loin de toute affection, dans une chambre d’hôtel.

Le 9 décembre 1906, dans cette froide et impersonnelle cité de Berlin, un portier alla déclarer au bureau des sépultures, la mort de Marcel Remy.

Holzendorffstrasse, l’autorité vint apposer les scels ; une table jonchée de papiers ou gisent pèle-mêle des coupures de journaux, des valeurs et des lettres d’amour ; des revues empilées un peu partout ; des partitions éparses restées ouvertes ; un piano démonté dans un coin, attestaient le passage d’une vie désordonnée et réprouvée du sort.

Ils furent deux, arrivés pendant la nuit, de Liège et de Vienne, le frère Albert Remy et la danseuse Gwendoline Allan, qui suivirent sa dépouille mortelle sur cette terre étrangère.

De même que Janus présentait deux visages, l’artiste en Remy avait double figure : le musicien cachait un conteur. Pour expliquer cette autre face de son talent, il sied de rappeler que Remy étudia au Collège Saint-Servais, à l’Athénée et qu’il fréquenta l’Université pour y suivre, un certain temps, des cours de philosophie.

Sans rien mener à bien, il se meubla le cerveau a toutes ces crèches d’instruction et acquit un bagage assez disparate. Sa plume opposa aux vertus classiques, la franche liberté d’un outil travaillant avec l’aisance et les imperfections de la nature.

Cette plume de critique et de journaliste, se haussant jusqu’à la sensation d’art, devint un instrument bien personnel entre ses doigts, quand tout à coup elle se mit à traduire en une forme simpliste, naïve et originale, les remembrances intimes de sa vie d’enfance.

L’affection sans cesse grandissante qui le rendit sourd fut une des causes, si pas la seule, qui le déterminèrent à s’extérioriser dans les rappels charmants de sa prime jeunesse.

Jusque-là, il avait vécu, s’éparpillant, l’âme expansive attirée par des goûts divers, par des affections nombreuses ; retenu par les mille choses du dehors, il s’oubliait lui-même. L’adversité le força à un complet retour sur soi.

Maintenant qu’un mal inéluctable l’isole de ses semblables, il en est réduit à exister en marge du monde, à remâcher ses pensées, à se complaire dans sa solitude. Impuissant à échafauder une nouvelle vie, le cœur vieilli, il se met, bien avant l’âge, à revivre au souvenir heureux des heures passées.

A une petite lieue de Liège, sur la cote montagneuse du pays de Herve, le long de la grand-route bordée d’ormes qui conduit par Beyne et Fléron vers Aix-la-Chapelle, est sis le hameau de Bois-de-Breux.

L’été, par leurs portes ouvertes, de petits cafés de village y montrent leur paisible comptoir et leur innocent jeu de flèches ; des maisonnettes y reposent fermées et sérieuses comme de braves gens qui font la sieste ; des poules picorent sans hâte dans des avant-cours, au seuil des granges ; et plus loin, passé la voie ferrée, viennent quelques fermes espacées d’apparence cossue, et l’église, qui déverse sur la chaussée ses patronages d’enfants, son flot de vieilles bigotes et de jeunes laitières aux joues cramoisies.

Pays de Herve © rtbf.be

La ferme où Remy vit le jour est retirée au milieu des prairies et des vergers. Elle apparaît tout en gris clair : le corps de logis avec son perron de pierre regarde de ses nombreuses croisées vers la route ; devant, le jardin étale ses rosiers rouges et ses magnolias en fleurs. Entre deux faux acacias, la barrière ouvre sa grille sur un passage qui longe la grange, mène aux étables, à la basse-cour et aux vergers, dont on aperçoit les pommiers chaulés à travers le polis vert du clos. Patrimoine auguste des grands-parents, asile bienheureux de son espiègle et folle enfance !

Le cœur lui battait à la mémoire des jours vécus auprès de tant d’âmes simples. Le grand-père et la grand-mère, braves gens, recelaient, sous leur écorce un peu rude de fermiers villageois, des trésors inavoués de profonde tendresse. Auprès d’eux, Trinette, une vieille fille, au service depuis toujours, avait fini par être de la maison. Il y avait aussi Vieuxjean, le varlet, et Thomas, le vacher.

Non loin de là, demeurait tante Dolphine, qui parlait français avec tout le monde et plus bas [ferme du Tombay, près de Péville-Grivegnée], c’était “chez parrain”, un grogneur n’aimant pas à délier sa bourse. Puis, venaient ceux du village : le riche monsieur Lamburquin avec qui ses grands-parents jouaient aux cartes ; Pierre Lurtay, le tueur de cochons ; le gros Baiwir, la sotte Garitte Légipont, la grosse “croleye” Gomel, “les ceux de chez Mohette”, les filles de chez Matriche, chez Djor, chez Hamainde, chez Bannire, chez Lorimiel…

Ainsi la pensée le retransportait vers les décors et les visages que connut sa jeunesse. Après plus d’un quart de siècle, son imagination les lui rendait aussi familiers, aussi vivants qu’alors. Charmant leurre, qui lui restituait son âme d’enfance et peuplait ses rêves de tout ce qu’il avait le plus aimé. A cette illusion, son cœur s’était rénové, son esprit rajeuni ; ses yeux même, trompés par ce mirage, revoyaient fictivement dans le passé. Il réincarnait vraiment son premier être. Dans l’atmosphère présente recréée, il vivait les mêmes scènes qu’autrefois, il frémissait des mêmes sensations, souffrant et jouissant tour à tour des sentiments qui l’avaient affecté ou transporté jadis. Le voici chassant les poules sur la lessive, se barbouillant au tonneau de sirop, lâchant des hannetons dans la sacristie et jouant aux barres avec les filles. Puis c’est le jour de la première communion avec sa tournée aux pièces de cent sous, et celui où, avec Vieux-]ean, il va boire du “france” à une “batte de coqs”, et toutes ces heures de fête où il s’amuse à pousser au “tourniquet da Mareye !”

Tout cela fut revécu. La plume n’y eut que faire. Passive et fidèle, elle transcrivit, avec une simplicité volontairement maladroite et touchante, ces tableaux parlants que publia, de 1901 à 1906, dans le Journal de Liège, sous les pseudonymes de Li Houleye Mayanne, Li Vicomte de timps passé et de Mamé, le très original auteur Marcel Remy.

EAN9782804012298

Les Ceux de chez nous ce sont ceux de la race : les paysans terrés dans leurs clos comme des sangliers dans leur bauge, les autochtones, les casaniers, tous ceux qui, né sur la terre Wallonne, y meurent en perpétuant les traditions, les mœurs et les coutumes du pays.

Les Ceux de chez nous, ce sont les villageois, les rudes campagnards dont la vie, moulée sur celle des ancêtres, reflète le faisceau des vertus foncières et les préjugés du peuple.

Loin des rustres bestiaux des kermesses, des âpres et cupides flandriens, des miséreux fouisseurs qui sèment dans les terres caillouteuses de Campine, autour de misérables cabanes, les nôtres, moins frustes que les Kees Doorik, moins pauvres que les gens de Tiest, représentent en ces pages, les types communs de Wallonie.

Ils ont gardé une simplicité de vie élémentaire : leur existence journalière rappelle, dans ses gestes quelque chose de l’humanité patriarcale ; et leur âme, qui toujours porta en elle un peu d’extase naïve, s’étonne et s’émerveille aux contemplations des choses inconnues, comme aux récits feuilletonesques. Leur candide ignorance entretient les vieilles croyances ancrées à la terre et que, de bouche en bouche, de fils en fils, on transplante dans le limon du cœur, prêtes à fructifier à chaque génération. Chez tous, les mêmes événements se retrouvent avec la même force de signification : un baptême, une première communion y conservent une valeur d’actes primordiaux et se fêtent dans le rituel des pascalités religieuses et des bombances païennes.

On les revoit, dans ces contes, tels qu’ils sont, ni meilleurs, ni pires, avec leurs instincts brutaux, leurs paroles bourrues, leurs idées étroites, mais pleins de cette gaieté luronne, de ce rire jovial et franc qui témoignent de la robuste et insouciante philosophie dont ils savent nimber la vie.

A ce mérite, l’œuvre en joint un autre : celui d’avoir mis à nu, dans toute sa complexité déroutante, une âme enfantine.

La psychologie de l’enfant fut une note nouvelle dans la littérature contemporaine. Personne ne songeait, il y a un demi-siècle, à étudier ce petit être agissant dans l’orbe d’une existence factice, irréelle. Des écrivains nous firent récemment voir dans les limbes inexplorés de cette jeune âme. Maintes de ses souffrances nous furent révélées par Poil de Carotte et contées dans les romans de Frapié. L’enfant, depuis toujours, avait peuplé les fictions des auteurs, mais il n’y avait joué qu’un rôle de figurant pour les besoins de l’histoire. Avec ses derniers analystes, le gosse est passé acteur, nous le voyons, l’écoutons, le jugeons dans les multiples rôles de sa vie illusoire.

Être imparfait, transitoire, il ne sait du monde que la représentation sensible de ses apparences ; en dehors, tout lui apparaît inconnu et mystère. L’esprit, ou la raison n’a pas encore racine, le laisse ignorant des vertus et l’abandonne aux instincts de sa nature. Mais né sensible, il vibre extraordinairement. Son petit être réceptif s’ouvre et se ferme au moindre frôlement ; il frémit, tel un roseau souple, aux souffles d’une vie qu’il aborde.

L’auteur de ce livre, après trente ans, a retrouvé en ses intimes méditations l’état d’âme de sa prime enfance. Son affectivité de poète l’a reconduit vers les dons et les faiblesses des tout petits, naturellement gourmands, têtus, curieux, égoïstes, autoritaires, mais aussi combien naïfs, craintifs, amusants à force d’ingénuité et d’émerveillement facile. Cerveaux légers, fols et fantasques ! Leurs réflexions sur une vision de la vie, qui nous fut dévolue et que nous avons oubliée, nous paraissent inattendues et parfois déconcertantes, tant elles désarçonnent notre vieil esprit logique. Cette tête distraite de l’enfant qui parle et répond à cent choses à la fois, cette pensée fugace qu’un vol de mouche emporte, sont des traits admirables de l’insouciance juvénile.

Mamé, le pseudonyme dont Remy signa ses contes, peint à lui seul la mentalité du gosse de chez nous. Mamé, dans le langage familier, se dit du chérubin docile qu’on gâte et choie, mais aussi, malignement, des gamins tracassiers, espiègles et taquins. Et de fait, il y a des deux, dans le petit diable qui raconte ces histoires : bon cœur par nature, libre par instinct, folâtre par fantaisie, esprit vif, oubliant vite, s’amusant d’un rien, c’est l’image frappante du gavroche malicieux, de l’enfant terrible qui, chaque jour, musardant à sa guise, suit ses désirs, accomplit ses volontés, se permet tout, dût-il en rendre compte, le soir venu, devant la verge de correction.

Retrouver les émotions d’enfance, les ressusciter, les ramener au jour, c’était un art ; c’en était un autre de les exprimer avec force et vérité. Nées chez un enfant élevé dans la petite bourgeoisie des villes et l’entourage de gros fermiers suburbains, ces impressions tiraient leur richesse du milieu même et ne pouvaient être rendues sans participer de cette culture mi-paysanne, mi-citadine.

Pour conserver à ses récits toute la succulence du terroir, Remy recourut au langage des gens de chez nous qui jargonnent, sous le nom de français, une langue hybride à travers laquelle transsude une origine patoisante. Dans cet idiome original, franco-wallon, il fixa le pittoresque, la saveur, le parfum qui s’échappent des expressions populaires, tel le fumet qui monte des ragoûts familiers. Son style épousa jusque dans sa forme, primitive et simple, la tournure particulière au dialecte du pays de Liège. Si les aspects originaux, divertissants et folâtres de l’œuvre se détachent donc avec autant de relief, cela tient, d’un cote, à la subjectivité de la plume donnant aux récits une vitalité de scènes prises sur le vif et, d’autre part, à la justesse d’observation, et à l’exactitude des images.

La beauté de tels contes réside moins dans l’imprévu des histoires que dans leur facture. Toute en rehauts, en petites touches, éparpillée dans les détails, c’est elle qui donne la couleur et l’originalité au texte.

Œuvre d’humour, assurément, et d’humour bien wallon, où la morale s’érige en paradoxe et où les personnages sont en charge. Parfois, les êtres y rappellent les fantoches de théâtres populaires et les scènes font penser aux guignols des champs de foire. Mais le rire n’y étale pas qu’une grosse joie bouffonne d’essence plus précieuse, il naît des accouplements d’idées les plus étranges et des trouvailles de mots les plus imprévues.

Tout cela est l’expression d’une sensibilité et d’une observation rares, au service d’une plume qui fit de ces contes, une œuvre humoristique, charmante et délicieusement originale.

Notons que Les Ceux de chez nous attira non seulement la curiosité de nombreux lecteurs, mais retint l’attention des philologues. L’un de nos plus érudits professeurs, M. Antoine Grégoire, n’hésita pas, en chaire universitaire, à mettre en relief la valeur spécifique de ces contes, dont le “langage offre un spécimen fidèle et non surfait de la langue composite, matinée de français et de wallon, qu’on pouvait entendre à Bois-de-Breux, vers la fin du XIXe siècle, quand les gens de là-bas s’avisaient de s’exprimer en français“.

Dans son étude très poussée, qu’il publia dans La Vie Wallonne, il fait, au point de vue du style, une analyse complète de cette langue, à la fois patoisante et savante ; il en relève les mots purement wallons, ceux accoutrés à la française, les techniques, les pittoresques, les formes conjuguées des verbes, l’emploi des prépositions, des possessifs, bref toutes les erreurs morphologiques et les constructions syntaxiques inattendues de cet amusant parler. Dans ces combinaisons étonnantes autant que savoureuses, Remy procède avec art. Ses dons d’observation animent les scènes descriptives où se mêle, aux gens et aux animaux, la personnalité du petit Marcel, gamin naïf, ingénu, malicieux, parfois méchant, qui, sous la plume de Remy, se double d’un artiste, d’un peintre, d’un chasseur d’images. “Après le souci de la vérité des faits, dit encore le critique, Remy a recherché, dans l’expression, tout le naturel possible ; cette fois, c’est le styliste qui s’est imposé des limites, tout comme l’auteur se dissimulait derrière le personnage ressuscité de la cendre de ses souvenirs.

Le dimanche 10 mai 1953, au n°362 de la rue de Herve, à Bois-de-Breux (Liège), dans la métairie où il passa sa jeunesse, a été inaugurée une plaque commémorative en souvenir de :

MARCEL REMY
Musicien, Journaliste, Conteur
Auteur de Les Ceux de chez nous

L’initiative en revient à M. Georges Remy, journaliste et conseiller communal, et sa mise en exécution at M. Demoitelle, député, bourgmestre de la commune de Grivegnée. Les représentants de la famille Remy, l’édilité de Grivegnée, le public – venu de Bois-de-Breux et de Liège – étaient présents dans la cour d’entrée, faisant cercle autour de Georges Remy qui leur expliqua, d’un ton bonhomme et amusé, les raisons qui avaient déterminé l’apposition d’une plaque à cette ferme dont l’histoire est retracée dans Habie, on tue le cochon ! et Pour les Voleurs.

M. Maurice Kunel, qui s’est fait historiographe de l’auteur, retraça les grandes phases de sa vie dont il évoqua, tantôt avec humour, tantôt avec gravité, les jours clairs et sombres d’une existence bohème, aventureuse et pathétique. A M. Olympe Gilbart était réservé de parler plus particulièrement de l’esprit de ce Wallon, pétri d’intelligence, chez qui “la verdeur de sa conversation ne fait pas apparaître tout de suite le sentiment de pudeur, qu’il garde jalousement en lui, et l’esprit de finesse, qui le caractérise“. On en eut la preuve lorsque M. Georges Remy lut, avec le ton semi-badin qui convient, le conte intitulé : Apprenez bien à l’école.

En réunissant ces histoires colorées et savoureuses, des fervents, fidèles à la mémoire de Marcel Remy, ont voulu rendre un pieux hommage à une vieille amitié perdue et sauver de l’oubli des pages qui, fortement imprégnées de la terre et de la race, firent, et font encore les délices de bien des lecteurs.

Maurice KUNEL


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : Les ceux de chez nous (édition de 1973) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Herve AOP ; © Insolite & secret ; © fotostrasse ; © Editions nationales (Liège) ; © rtbf.be.


Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

PUCCIO et WILKIN : Le bombardement du dépôt des archives de l’État à Liège en décembre 1944 et ses conséquences (CHiCC, 2023)

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Le fonctionnement des Archives de l’État à Liège en 1940-1945 reste relativement mal connu. Jusqu’ici, les chercheurs se sont contentés d’évoquer rapidement le bombardement du 24 décembre 1944 durant lequel de nombreux documents d’Ancien Régime ont été détruits. Les grandes étapes de l’histoire de l’institution durant l’occupation et à la libération, la vie quotidienne de son personnel ou encore son mode de fonctionnement, sont restés dans l’ombre pendant plus de 75 ans. Pourtant, de nombreuses questions restent en suspens. Quelles ont été les difficultés rencontrées par la direction, le personnel scientifique et administratif ? Quelle a été la position de l’institution face aux demandes de l’occupant, notamment dans le cadre des enquêtes d’aryanité ? Des mesures spécifiques ont-elles été prises pour protéger les documents de destructions éventuelles ? Comment les Archives de l’État se sont-elles organisées à la suite des bombardements de 1944-1945 pour protéger les fonds endommagés ? Malgré la perte partielle des documents administratifs dans l’incendie qui a ravagé le dépôt en 1944, les documents conservés aux Archives de l’État à Liège et aux Archives générales du Royaume, les “archives des archives”, permettent de lever le voile sur de nombreuses interrogations.

Aujourd’hui encore, près de 80 ans après les faits, les successeurs de ces hommes et femmes continuent d’œuvrer patiemment à la restauration et à la réhabilitation de ce patrimoine exceptionnel. Les moyens financiers et en personnel font défaut et ce sont principalement des mécènes privés qui aident à la restauration de ces documents papiers. Parmi les 13 fonds d’archives endommagés, un seul a fait l’objet d’un traitement digne de ce nom. Lorsqu’est lancé entre 2007 et 2011 un vaste projet autour des institutions de la principauté de Liège, les Archives de l’État décident d’aller plus loin avec un argument qui saura convaincre : plus que l’histoire de la principauté de Liège, les archives du Tribunal de la Chambre impériale concernent l’histoire du Saint Empire germanique. Si ces précieux procès avaient été délaissés par les archivistes liégeois au lendemain du bombardement, soucieux d’abord de s’intéresser aux institutions centrales de la principauté de Liège, c’est pourtant cette collection qui va connaître, entre 2012 et 2019, le sort le plus enviable.

Laetizia PUCCIO et Bernard WILKIN

Bibliographie 

Puccio L. (dir.), Trésors de procédure : Les dossiers du tribunal de la chambre impériale conservés aux archives de l’état en Belgique (1495-1806), Liège, 2019.

Wilkin B., “Le dépôt des Archives de l’État à Liège face à la Seconde Guerre mondiale”, RHLg 1, 2020, p. 129-140.

  • illustration en tête de l’article : © Archives de l’État à Liège

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Laetizia PUCCIO et Bernard WILKIN a fait l’objet d’une conférence organisée par la CHiCC, en octobre 2023 : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez le programme annuel de la CHiCC

Plus de CHiCC ?

AILLAUD, Gilles (1928-2005)

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Lions, girafes, phoques… Gilles AILLAUD, disparu en 2005, a beaucoup peint les animaux, souvent en captivité. Pourtant ses toiles, contemporaines des premières œuvres Pop et de leur fascination pour les produits de la consommation, n’ont rien d’exotique. Laissant croire qu’il représentait des animaux, c’est notre relation à la nature qui s’impose pourtant comme son seul et véritable sujet.

Interrogé sur son choix de ne peindre presque exclusivement que des animaux, Gilles Aillaud répondait : “parce que je les aime”. Contemporaines des premières œuvres Pop, de leur fascination, plus ou moins distante, pour les produits de la consommation, de la communication de masse, le sujet de Gilles Aillaud pouvait apparaître comme exotique. Les interrogations que notre époque adresse à notre relation au vivant rendent son iconographie moins incongrue et montrent l’importance de cette rétrospective. Attendue, cette exposition [au centre Pompidou] permet de (re)découvrir l’œuvre de Gilles Aillaud comme récemment ceux de Georgia O’Keeffe ou Germaine Richier. L’objectivité manifeste de son art fait de lui, le père putatif d’une nouvelle génération d’artistes que fascine un réalisme emprunté aux technologies modernes de l’image. C’est faute d’avoir pu être philosophe, que Gilles Aillaud est devenu peintre. De sa première formation, sa peinture a hérité une nature hybride, l’équivalent de ce que la tradition chinoise nommait : une Peinture lettrée.

Que ses représentations des parcs zoologiques soient contemporaines de Surveiller et punir (de Michel Foucault) et de La société du spectacle (de Guy Debord) en lesquels se résumaient les questions que sa génération adressait aux formes du pouvoir et à l’artificialisation du monde ne saurait être insignifiant. Plutôt toutefois que de peindre une philosophie, Gilles Aillaud s’est appliqué à “peindre philosophiquement”.

Laissant croire qu’il représentait des animaux, c’est notre relation à la nature qui s’impose comme son seul et véritable sujet. Loin des villes et de leur “jungle” de béton, il a retrouvé en Afrique une nature dont les animaux dupliquent couleurs et contours jusqu’à disparaître en elle. Avec les moyens de son art, Gilles Aillaud a voulu atteindre un tel “effacement”. Son “humilité” technique donne forme au songe d’une réconciliation, loin de tout projet de “maîtrise” et de “possession” du monde.

d’après CENTREPOMPIDOU.FR


Gilles Aillaud, “La Bataille du riz” (1968) © Guy Boyer

Impossible de cantonner Gilles Aillaud dans les seules représentations d’animaux en cage. Proche des peintres Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati, il est l’un des représentants de la Figuration narrative qui a su s’engager en politique, réalisant des affiches et des slogans pour Mai 68. Dans l’exposition [au centre Pompidou] figure cette Bataille du riz, qui souligne son opposition à l’impérialisme américain. Elle a été présentée dans la salle rouge du 19e Salon de la jeune peinture en 1968, exposition censurée puis transférée au musée d’Art moderne de Paris et aux usines Berliet de Bourg-en-Bresse. Un peu plus loin est accrochée la superbe représentation des gueules noires de Fourquières-lès-Lens.

Comme le rappelle le commissaire de l’exposition Gilles Aillaud. Animal politique, l’artiste est contemporain de la publication du livre Surveiller et punir de Michel Foucault (1975) et de La Société du spectacle de Guy Debord (1967). Les toiles de Gilles Aillaud, montrant des animaux enfermés dans leur jungle de béton, sans visiteur ni soigneur, parlent de cette artificialisation du monde qui se développe dans la seconde moitié du XXe siècle.

“Lorsque je représente des animaux toujours enfermés ou déplacés, ce n’est pas directement la condition humaine que je peins, explique Gilles Aillaud. L’homme n’est pas dans la cage sous la forme du singe mais le singe a été mis dans la cage par l’homme. C’est l’ambiguïté de cette relation qui m’occupe et l’étrangeté des lieux où s’opère cette séquestration silencieuse et impunie”.

Avec l’éditeur Franck Bordas, Gilles Aillaud se lance en 1988 dans un vaste projet d’encyclopédie de tous les animaux en hommage au comte de Buffon, auteur d’une Histoire naturelle, générale et particulière en 1749-1789. Un animal par jour, tel est l’ambition de Gilles Aillaud qui les dessine au Jardin des plantes aussi bien qu’en Afrique. Du harfang à la genette, l’ensemble est publié en trois recueils sur trois ans avec un texte de Jean-Christophe Bailly pour chaque gravure.

Au Kenya, Gilles Aillaud découvre les ibis, les girafes et les éléphants dans leur cadre naturel.  “Les animaux et le paysage dans une unité que le trait du dessin puis, plus tard, le pinceau, vont devoir rejoindre”, écrit Jean-Christophe Bailly. Les animaux se fondent dans leur environnement en un mimétisme étonnant et forment un tout avec la nature. La touche devient plus légère. Gilles Aillaud se réconcilie avec notre monde.

d’après  CONNAISSANCEDESARTS.COM


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Fonds Gilles Aillaud ; © Guy Boyer


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

RENAULT, Jean-Christophe (né en 1960)

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Jean-Christophe Renault est né à Liège, en 1960. Après des études de piano classique, dès 1976, il s’initie au jazz avec le pianiste américian Ron Wilson. Il forme le groupe Solaire (avec Pierre Vaiana, André Klenes et Michel Debrulle) qui joue une musique avant-gardiste tendant vers le free (1976-1978). Il poursuit sa formation à Paris (I.A.C.P.), continue de travailler le jazz et la musique classique, en particulier la composition avec Frédéric Rzewsky au Conservatoire de Liège, et participe à des stages avec Alan Silva et Steve Lacy. Il étudie également au Conservatoire de Maastricht.

En 1979, il se produit en duo avec Pierre Vaiana, puis entre dans l’Open Sky Unit de Jacques Pelzer (1980-1982). A partir de ce moment, il ne se produit pour ainsi dire plus en sideman et se consacre à ses orchestres et ses compositions. Il enregistre son premier album en 1981 (avec Pelzer et Houben). En 1982, il forme le groupe Ganga (duo avec le percussionniste Chris Joris, puis en quintette). Il se produit également en piano solo. D’abord inspiré par Dollar Brand et Randy Weston entre autres, il se crée petit à petit un langage personnel, à mi-chemin entre le jazz et la musique classique enrichi de certains accents empruntés aux musiques latino-américaines. Jazz de Chambre en 1985 avec Steve Houben et Véronique Gillet. L’année suivante, il monte un ensemble de dix musiciens, Charmant de Sable. Il a donné lui-même des concerts au Brésil (avec Véronique Gillet) et au Venezuela (1987), ainsi que sur les scènes d’Allemagne, de France et d’Italie.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  © bazarmagazin.com


More Jazz…

 

PEIRE : Sans titre (1987, Artothèque, Lg)

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PEIRE Luc, Sans titre 
(sérigraphie, 62 x 52 cm, 1987)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

luc.peire
Luc Peire © SABAM

Luc PEIRE (1916-1994) est parti de l’expressionnisme pour évoluer vers une réduction et une stylisation personnelle de la figure humaine (dans les années 50), puis une représentation de l’être humain en tant qu’être spirituel symbolisé par le mouvement vertical et situé dans un espace équilibré. L’univers de Peire est pureté : pureté de la couleur, pureté de la forme, pureté du rythme. Le désir de Peire de collaborer avec d’autres artistes, architectes et urbanistes a conduit à de nombreux projets d’intégration en Belgique et en France. (d’après LUCPEIRE.COM)

Sérigraphie issue d’un recueil collectif intitulé Sept abstraits construits rassemblant des estampes de Marcel-Louis Baugniet, Jo Delahaut, Jean-Pierre Husquinet, Jean-Pierre Maury, Victor Noël, Luc Peire et Léon Wuidar (imprimeur et éditeur : Heads & Legs, Liège). Lors de sa parution, en novembre 1987, le recueil complet fut présenté à la Galerie Excentric à Liège dans le cadre d’une exposition intitulée Constructivistes Belges. (d’après CENTREDELAGRAVURE.BE)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Luc Peire ; SABAM | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

BLAVIER, André (1922-2001)

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[OBJECTIFPLUMES.BE] Né dans un milieu ouvrier, il accomplit des humanités modernes avant de se spécialiser dans la gestion des bibliothèques. Avec la guerre, il est déporté comme ouvrier en Allemagne et, à son retour (1942), il occupe une fonction de bibliothécaire à Verviers. Il s’éprend rapidement et accidentellement de l’oeuvre de Raymond Queneau (Chiendent et Les Enfants du Limon), avec lequel il entre en contact. André Blavier décide d’en faire la biographie… et écrit à Queneau. Les deux hommes se lient d’amitié. Entre eux, une véritable osmose s’installe. Après la mort de Queneau (1976), Blavier crée un Centre de documentation Raymond Queneau, à Verviers, et organise tous les deux ans un colloque international en son honneur. Écrivain, poète, co-fondateur, avec Jane Graverol, du groupe Temps-Mêlés (1952), il organise des conférences (Andrée Sodenkamp, les exposés de Blavier sur les fous littéraires), des expositions (Magritte en 1953, Maurice Pirenne…), du théâtre, du cinéma, de la musique (Froidebise). En décembre 1952, sort le premier numéro de la revue Temps Mêlés. Pataphysicien, André Blavier adhère au Collège de Pataphysique (1950) et crée la Fondation de l’Institut luxembourgeois des Hautes Etudes pataphysiques (1965). Il décède en 2001.


Bibliographie [MAISONDELAPOESIE.BE]

      • Les Fous littéraires, H. Veyrier, Paris, 1982 ;
      • Cinémas de quartier, suivi de La Cantilène de la Mal-baisée avec les remembrances du vieux barde idiot, et d’une Conclusion provisoire, Plein chant, Bassac, 1985 ;
      • Le mal du pays ou Les travaux for(ce)nés, Ed. Yellow Now, Liège, 1986 ;
      • Lettres croisées, 1949-1976 André Blavier, Raymond Queneau, correspondance présentée et annotée par Jean-Marie Klinkenberg, Labor, Bruxelles, 1988 ;
      • Occupe-toi d’homelies : fiction policière et éducative, préface de Jacques Bens, lecture de Claude Debon, Labor, Bruxelles 1991 ;
      • Un bibliographe au pays des fous, Choix de textes, entretien et postface de Rony Demaeseneer, Espace Nord, 2023.

Un Blavier, sinon rien !

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET] Le terme de “bibliographie” entre dans le Dictionnaire de l’Académie française aux environs de 1760, mais on considère généralement le savant Gabriel Naudé (1600-1653) comme le premier bibliographe français en tant que tel. Et comment définissait-on Naudé en son temps ? Par sa fonction de bibliothécaire (notamment pour Mazarin), sa haute érudition, ses qualités de lettré, et son inscription personnelle dans le mouvement des penseurs libertins. Lui-même rédigea une Bibliographia politica, réunissant un vaste corpus de références et de textes consacrés à la chose politique.

André Blavier (1922-2001) aimait à citer, au gré d’une conversation, cette “révérence” à Naudé, en qui il voyait un aïeul pas si lointain. Et, poursuivant dans la singulière logique académicienne du Collège de Pataphysique (celle de “la totale sérénité”), il pouvait exceptionnellement ne pas jeter au bac cette remarque d’un autre académicien, Jean d’Ormesson, à l’opposé pourtant de ses convictions : “Je suis de ceux qui pensent qu’un romancier, un écrivain, n’a pas de biographie, il a une bibliographie“. C’est entre ces deux bornes apparemment antithétiques, Naudé et d’Ormesson, que l’on peut situer l’œuvre encyclopédique d’André Blavier.

Lui qui ne se désignait pas comme écrivain (“à peine écrivaillon, écriveron”), qui ne s’abandonna au roman qu’une seule fois (Occupe-toi d’homélies, 1976, hommage à Queneau, réédité en Espace Nord en 1991), qui composa nombre de poèmes dont l’un, Le mal du pays (La Pierre d’Alun, 1983) rivalisait en longueur avec La chanson de Roland, n’a connu les trompettes de la renommée (modeste) qu’avec trois opus majeurs de l’édition : sa gigantesque encyclopédie Les fous littéraires (Veyrier, 1982, rééditée aux Éditions des Cendres en 2000), son ouvrage de recension des Écrits complets de René Magritte (indispensable référence, Flammarion, 1979, rééditions 2001 et 2016), et la revue internationale quoique verviétoise, temps mêlés (par son titre, et ses contenus, nouvel hommage à Queneau), branche de la Belgique sauvage, dont il fut en 1952 le fondateur avec la peintre surréaliste Jane Graverol.

Derrière ces massifs de sable titillant la voûte céleste quand on la regarde depuis Ostende, Blavier “bibliothécaire-bibliographe (et “-mane” et “-phage” et “-phile”)“, ainsi salué par son ami Pierre Ziegelmeyer (Éd. Plein Chant, 1985) a usé une bonne partie de son existence à triturer la langue, à décomposer, inventer, et recomposer lexiques divers et syntaxes, au fil d’une quantité d’articles, pré- et postfaces, contributions à des revues, notes et errata, qui en définitive ont constitué une galaxie littéraire difficilement réductible à des tiroirs (académiques) strictement clos. Aussi ne peut-on que se réjouir de voir paraître, sous la houlette d’un autre bibliothécaire de formation, Rony Demaeseneer, extrêmement au fait des règles bibliographiques, cette anthologie qui paraît chez Espace Nord, sous le titre avisé de Un bibliographe au pays des fous.

EAN 9782875685858

Les textes que l’on y lira s’échelonnent entre 1938 (un premier texte scolaire, bof, mais où s’énoncent déjà des tournures syntaxiques particulières), et 2001, une préface pour l’Ubu Dieu de Robert Florkin (son complice liégeois en Pataphysique), extrêmement allusive et dans le goût des hétéroclites qu’il portait à un degré extrême. Les écrits blaviériens, d’envergure, de taille et de thématique fort diversifiés, sont néanmoins répartis par Demaeseneer en plusieurs sections : les fous littéraires et apparentés ; l’aventure de la revue temps mêlés, ni surréaliste, ni dadaïste, ni lettriste, mais ouverte aux un.e.s et aux autres, et qui après 150 numéros et la mort de l’auteur du Chiendent se transforme en 1978 en temps mêlés-Documents Queneau ; Alfred Jarry et la ‘Pataphysique, incluant ses dimensions régionalistes avec la création de l’Institut Limbourgeois des Hautes Études Pataphysiques (1965) ; le surréalisme, Magritte, la peinture et quelques-unes de ses figures appréciées, comme le Verviétois Maurice Pirenne (frère de l’autre, historien belgicain vite bouté dehors) ; et un ensemble de textes divers, qui sont autant de coups de chapeau que, parfois, de coups de griffes.

Blavier réagit aux circonstances et créations littéraires qui pouvaient susciter de sa part une introduction, un commentaire, et surtout – caractéristique majeure de l’auteur comme de l’homme – des précisions et errata, rectifications, retours en arrière et nouveaux ajouts, qui se traduisaient systématiquement par la pratique absolument essentielle de la note de bas de page, elle-même parfois réajustée par une autre notule quelques pages plus loin. Il faut aborder cette anthologie – où n’apparaissent que peu l’Oulipo, ou la descente en flammes de Michel Foucault qui n’avait rien saisi au Ceci n’est pas une pipe de Magritte –, comme si l’on abordait par une autre face l’un de ces massifs déjà relevés. On y découvrira des textes qui, sur le 2e demi-siècle du 20e, balisent de manière inventive et subtilement subversive l’histoire culturelle de ces temps mêlés, par la plume d’un esprit encyclopédique comme il y en eut peu.

Alain Delaunois


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : objectifplumes.be ; maisondelapoesie.be ;  le-carnet-et-les-instants.net| contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © D.R. ; © Espace Nord.


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POETICA : Vous avez le droit de lire des poèmes…

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poetica.wallonica.org est désormais le portail de la poésie de wallonica.org. Vitrine intégrée dans notre archipel encyclo (encyclopédie, documenta, topoguide et boutique), la poetica est a priori dédiée aux textes des poétesses et poètes issus de Wallonie-Bruxelles, ainsi qu’à leurs recueils. Vous n’y trouverez d’ailleurs que ces deux types d’articles : des poèmes ou des références liées à la poésie (recueils, événements, initiatives…).

Pour éditer ce florilège permanent, choisir les textes, renifler les tendances, identifier les recueils, construire une iconographie qui vous touche et relier les différents poèmes et recueils aux autres contenus de wallonica.org (entre autres, proposer dans la boutique des recueils indisponibles en librairie), les deux piliers de l’équipe de wallonica.org (Patrick Thonart et Philippe Vienne) ont été rejoints par un vieux briscard de la poésie francophone belge et lui-même poète : Karel Logist. Bienvenue à bord, Karel !

Visiter notre poetica, c’est donc courir le risque de découvrir :

      • des poèmes composés (en français ou en wallon) par des auteurs, hommes et femmes, originaires de Wallonie, de Bruxelles, ou actifs en Belgique francophone (liste en cours, ici…) ;
      • des poèmes venus de plus loin dans la Francophonie (liste en cours, ici…) ;
      • des traductions de poèmes effectuées par des passeurs actifs en Wallonie-Bruxelles (liste en cours, ici…) ;
      • des incontournables de la poésie francophone ou traduite que nous ne pouvions vous cacher (liste en cours, ici…) ;
      • des compilations effectuées par l’équipe poetica ou des références de recueils dont des poèmes figurent sur le site (liste en cours, ici…) ;
      • des articles sur des sites ou des initiatives qui offrent de la visibilité à la création poétique dans notre Région ;
      • un agenda d’événements centrés sur ce thème (agenda en cours, ici…).

Tout ça, rien que pour vous ! Alors, si vous voulez lire un poème à voix haute, découvrir une image qui ouvre une fenêtre sur le monde, lire la musique des mots, entraîner votre mémoire, reconnaître la voix d’une femme d’ici ou d’un homme de là-bas, qui a su mettre en forme l’indicible : cliquez sur le nouveau bandeau mauve (colonne de droite), dans le menu des portails ou, simplement, ci-dessous…

Le chantier est énorme et nous y travaillons tous les jours mais si vous avez des propositions de textes à publier, de recueils en mal de visibilité ou que vous êtes tellement enthousiastes que vous voulez absolument nous le dire : contactez-nous…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Mary Evans – SIPA. 


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

PETERKEN, Jean-Marie (1929-2015)

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Né à Liège en 1929, Jean-Marie Peterken se passionne très tôt pour la musique. Il obtient un diplôme de musicologie et entre dans le monde de l’édition. C’est à ce moment qu’il découvre le jazz. En 1947, sans un sou en poche, il monte un concert à Jupille avec un orchestre qui s’appelle The Canal Street Band. Il fait la connaissance des grands “propagateurs” de l’époque (Carlos de Radzitsky, etc.) et devient président de la section liégeoise du Hot Club de Belgique. Un président qui a à son actif de nombreuses réalisations (conférences, séances de films-jazz, organisation de concerts, jams, Piano-Parades, tournois, etc.).

En 1955, on peut lire dans L’actualité Musicale ces quelques lignes qui résument ainsi son apport à la vie jazzique belge : “(…) Jean-Marie Peterken, le dévoué président de la section liégeoise du Hot Club et ses collaborateurs méritent bien d’être cités à l’ordre du jour : ils ne manquent en effet jamais une occasion de servir la cause des musiciens belges…“. Véritables missionnaires, Peterken et son alter ego Nicolas Dor se démènent en effet pour la musique qu’ils aiment : en 1955, tous deux passent leurs samedis après midi à présenter les nouveautés du disque, et bien souvent, le dimanche matin, une activité est organisée par le Hot Club de Belgique.

Jean-Marie Peterken et Nicolas Dor (1961) © RTBF/Sonuma / Jean-Marie Peterken, Nicolas Dor

Tandis qu’il travaille, professionnellement, comme attaché aux relations publiques du Grand Bazar de Liège, il organise des concerts de prestige à Liège : Stan Kenton, Duke Ellington, Louis Armstrong, Lionel Hampton, Modern Jazz Quartet, etc. Mais entretemps, il a formé avec Nicolas Dor un tandem qui allait marquer l’histoire du jazz belge : en 1956, démarre en effet à l’INR de Liège l’émission aujourd’hui mythique Jazz Pour Tous (qui deviendra télévisuelle en 1959). C’est encore avec Nicolas Dor qu’il s’associe à l’imprésario Joe Napoli pour monter le Festival de Comblain-la-Tour, qui restera comme l’un des plus grands rassemblements jazziques au monde.

De plus en plus intéressé par l’univers radiophonique, Jean-Marie Peterken aborde petit à petit d’autres émissions que celles qui traitent du jazz, lequel, Jazz Pour Tous excepté, n’est guère représenté sur les ondes pendant les années 60. Disques demandés, Radio-guidage, Chronique Sportive – avec le populaire Luc Varenne, Peterken touche aux domaines les plus variés avant d’être nommé responsable de l’information régionale au centre de Liège de la RTB. Il finira par succéder à Robert Stéphane à la tête de la direction liégeoise de la RTBF.

Ces différentes responsabilités l’ont éloigné pour un temps de la musique. En 1985, pourtant, il offre la collaboration de la RTBF à l’édition et à la diffusion du livre Histoire du Jazz à Liège (Jean-Pol Schroeder) ; petit à petit, il réintroduit le jazz dans sa vie et dans sa profession. Après une série de projets non aboutis, il créera l’événement en 1989 en réinventant un type d’émission absent des ondes belges depuis des décennies : le concert de jazz, diffusé en direct, les concerts se donnent au Palais des Congrès, la section rythmique est dirigée par Michel Herr, et parmi les invités ayant déjà défilé dans cette émission, on peut citer Jon Eardley, Jacques Pelzer, Jacques Pirotton, Steve Houben, Jean-Pierre Gebler, etc. D’autres projets et non des moindres raniment aujourd’hui l’enthousiasme d’un des personnages-clés de la diffusion du jazz…

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © RTBF.be


More Jazz…

 

NOEL : Sans titre (1987, Artothèque, Lg)

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NOËL Victor, Sans titre 
(sérigraphie, 52 x 62 cm, 1987)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

noelvictorserigraphie

Après des études à l’Académie des Beaux-Arts de Mons, Victor NOËL (1957-2006) devient professeur de peinture décorative et de dessin publicitaire à l’Académie des Beaux-Arts de Tournai, jusqu’en 1976. Grand admirateur du Bauhaus, il s’engage dans l’abstraction géométrique vers 1954. Il fut membre des groupes Formes, D4, Géoforme, et Art concret en Hainaut. Il était aussi co-fondateur de la revue Mesures Art International en 1988. (d’après CENTREDELAGRAVURE.BE)

Sérigraphie issue d’un recueil collectif intitulé Sept abstraits construits rassemblant des estampes de Marcel-Louis Baugniet, Jo Delahaut, Jean-Pierre Husquinet, Jean-Pierre Maury, Victor Noël, Luc Peire et Léon Wuidar (imprimeur et éditeur : Heads & Legs, Liège). Lors de sa parution, en novembre 1987, le recueil complet fut présenté à la Galerie Excentric à Liège dans le cadre d’une exposition intitulée Constructivistes Belges. (d’après CENTREDELAGRAVURE.BE)

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Victor Noël | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

PECASSE, Jean-Pierre (1949-2023)

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[GRIGNOUX.BE, mai 2023] Jean-Pierre Pécasse s’est éteint ce jeudi 11 mai 2023. Il était de la bande des cinq fondateurs des Grignoux et avait tout particulièrement pris en charge la conception du journal (L’Inédit, devenu le journal des Grignoux) et le Parc Distribution, tout en étant une figure marquante de l’animation de soirées… Homme de conviction, il possédait aussi un humour à froid ravageur, et sa discrétion, sa modestie cachaient une volonté de fer. Face à un deuil frappant les Grignoux, il aurait été le premier à se relever, discrètement, et à reprendre son travail en silence. Nous allons donc suivre son exemple. Mais c’est le cœur bien lourd que nous allons continuer comme il l’aurait fait…

Jean-Pierre Pécasse était de la bande des cinq fondateurs des Grignoux. ll l’avait rejointe à la fin des années 1970, rue Hocheporte. ou il organisait des activités théâtrales avec la troupe Pour un autre printemps. On le retrouve également dans l’opposition aux dépenses pharaoniques de la Ville et de la Province de Liège avec l’action Cré vint djû qué Millénaire ! dont Jean-Pierre sera l’un des principaux meneurs et dans bien d’autres activités militantes… Collages sauvages, campagnes en deux temps, c’est dans ces luttes qu’il commence à s’intéresser et prendre goût à la communication.

A cette époque, Jean-Pierre est aussi un assidu du festival de théâtre d’Avignon ; il y passe une partie de ses étés, souvent en compagnie de Dany Habran. C’est de là-bas qu’ils reviennent éblouis par le travail réalisé par nos amis des cinémas Utopia, qui deviennent une source d’inspiration pour les Grignoux, alors jeunes acteurs culturels.

C’est en 1979 qu’une semaine de cinéma social et politique, organisée au Parc avec une dizaine d’associations membres des Grignoux, nous fait prendre la mesure de l’impact du cinéma sur la réflexion sociétale. C’est l’élément déclencheur de toute l’épopée des Grignoux telle que vous la connaissez aujourd’hui.

Au début, tout se fait en commun : la programmation, les contacts avec les distributeurs de films, les articles de présentation, l’animation des soirées, la caisse, le nettoyage de la salle…

© grignoux.be

Grace au public qui nous a toujours suivis, notre association s’agrandit, nous créons des emplois, nous développons et étendons notre activité. Et ce développement exige une organisation plus structurée. C’est a partir de la que Jean-Pierre prend en charge le secteur de la communication, tout en étant acteur de la globalité du projet via le collège de responsables de notre association autogérée. Au fil du temps, Jean-Pierre sera la cheville ouvrière du Festival de la comédie italienne, du Festival Anima, du Festival lmagésanté, de la Nuit du cinéma fantastique. du ciné-club Imago – à une époque où présenter à un large public des films traitant de l’homosexualité n’est pas une évidence – et, bien sûr, de la création et du développement de notre petite structure de distribution de films : Le Parc Distribution. Il avait tout particulièrement  pris la responsabilité de la conception du journal (L’Inédit, devenu Le journal des Grignoux) tout en étant une figure marquante de l’animation de soirées. C’est grâce a lui que les petits ont pu découvrir dans nos salles Les Trois Brigands ou Le Bonhomme de neige, par exemple. C’est lui qui a fait entrer aux Grignoux les anime du studio Ghibli notamment. Sa curiosité insatiable lui a permis de faire découvrir plus d’une pépite a nos spectateurs.

Amoureux des arts. c’est aussi lui qui lance la salle d’expo au café le Parc dès son ouverture en 1990, où l’on peut depuis lors découvrir des artistes de la région, et qui sera par la suite gérée par notre ami Aziz Saidi.

© grignoux.be

Homme de conviction. il possédait aussi un humour à froid ravageur, et sa discrétion. sa modestie cachaient une volonté de fer. C’était aussi un homme prudent, toujours loyal, fidèle, compétent, précis. Face a un deuil frappant les Grignoux, il aurait été le premier à se relever, discrètement, et à reprendre son travail en silence. Nous avons donc suivi son exemple. Mais c’est le cœur bien lourd que nous continuons a avancer comme il l’aurait fait…

L’équipe des Grignoux


Plus d’infos sur grignoux.be…

Les Grignoux présentent les GRIGNOUX

“Entreprise culturelle d’économie sociale, notre asbl, créée il y a plus de 40 ans, gère aujourd’hui 13 salles de cinéma sur trois sites liégeois et un site namurois : Le Parc, le Churchill, le Sauvenière et le Caméo (Namur). Elle propose également au public 3 espaces horeca : le café le Parc, la brasserie Sauvenière et le Caféo.

Nos cinémas valorisent les meilleurs films récents en version originale sous-titrée (avant-premières avec réalisateurs et équipes du film, soirées spéciales, conférences-débats avec le monde associatif, etc.). Les Grignoux développent un vaste programme de matinées scolaires sur l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles : Ecran large sur Tableau noir. Ils organisent également une cinquantaine de concerts par an et accueillent trois galeries d’art en leurs murs. Enfin, grâce au Parc distribution, Les Grignoux distribuent plus d’une dizaine de films par an sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Les objectifs généraux du travail de l’asbl sont d’offrir une alternative à la culture dominante et de permettre au public le plus large possible de découvrir des films de qualité dans des conditions optimales (d’accessibilité financière, d’accueil, de projection, d’information, etc.) Occupant plus de 150 travailleurs, l’association fonctionne en autogestion et accueille environ deux mille personnes par jour, toutes activités confondues.” [GRIGNOUX.BE]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : grignoux.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © grignoux.be | L’aventure des Grignoux est également évoquée dans l’article de Jean-Marie KLINKENBERG : du Cadran aux Grignoux


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

POLIET, Lucien (1921-1986)

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Lucien Poliet est né à Ixelles en 1921 et mort à Spa en 1986. Sensibilisé à la musique par André Souris, il entreprend des études de composition. Il découvre le jazz et apprend les premiers rudiments de batterie avec Josse Aerts (1937). Il fait ses débuts en Hollande (Scheveningen) puis au littoral belge aux côtés du bassiste américain Wilson Myers, référence qui lui vaut une intégration rapide au milieu du jazz bruxellois.

Passé professionnel dès 1939, il travaille avec Robert de Kers puis dans l’orchestre de Jean Omer au Boeuf sur le Toit (où il accompagne Coleman Hawkins) lors de son passage à Bruxelles. En août 1942, il remplace Buddy Heyninck au sein du Rector’s Club au Grand Jeu (Liège) ; il y restera jusqu’en juin 1944, travaillant et enregistrant parallèlement avec Jack Demany, Jean Omer, Gene Dersin etc., et en 1943 aux côtés de Raoul Faisant et René Thomas dans l’orchestre de l’accordéoniste Hubert Simplisse. Il compose pour différents orchestres (notamment Stan Brenders).

Après la guerre, il découvrira assez tôt le be-bop. Intéressé par la musique de Kenton pendant les années 50, il écrira différentes compositions de jazz symphonique. Il travaillera encore avec Léo Souris, Benny Courroyer, etc. puis, vers 1960 il délaissera le métier de musicien qui ne lui permettait plus guère de jouer du jazz. Il restera néanmoins jusqu’au bout un amateur passionné et un collectionneur avisé.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Ebay.fr


More Jazz…

 

EYEN : Sans titre (Personnages) (s.d., Artothèque, Lg)

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EYEN Luc, Sans titre (Personnages)
(pointe sèche, 20 x 36 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

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Luc Eyen © creahm.be

Luc EYEN est né en 1973. C’est un artiste actif dans les ateliers du CREAHM de Liège, ainsi qu’au Cejiel. Camper hardiment dans le métal un animal ou un personnage n’a pas de secret pour lui, ses multiples portraits témoignent d’une belle “santé” plastique. Sa vie quotidienne alimentant intensément son expression artistique, il aime à représenter obligeamment tous ses amis. Le plus souvent, en marge de ces représentations anecdotiques, il prend soin de noter très méticuleusement tout un univers de prénoms, de dates de naissance, de multiples messages affectifs, comme autant de références à la “réalité” de l’instant qu’il voulut fixer. (d’après BEAUXARTSLIEGE.BE)

Cette pointe sèche très brute évoque l’art primitif. Les silhouettes hiératiques semblent nous observer de leurs yeux d’un blanc éclatant.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Luc Eyen ; creahm.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

05. MAISON DU JAZZ : cours en ligne de 85 épisodes !

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[RTC.BE, 1 septembre 2022, l’article original propose plusieurs vidéos intéressantes] Créée en 1994, la Maison du Jazz a constitué au fil des ans une collection riche de 75 000 vinyles, CD, livres, magazines, … Elle propose aussi toute une série d’activités relancées pour la rentrée dès le 15 septembre. Durant le confinement, elle a maintenu le lien avec ses membres notamment en mettant en ligne le cours d’histoire et de compréhension du jazz donné habituellement dans ses locaux par Jean-Pol Schroeder.

Sur sa lancée, il a enregistré 85 épisodes de deux heures partant des origines du jazz en Afrique au 17ème siècle jusqu’à nos jours ce qui est assez rare car les histoires du jazz s’arrêtent généralement aux années 60 ou 70. Ainsi, le dernier numéro traite d’Avishaï Cohen, d’Ibrahim Maalouf et de Gregory Porter.

Ce cours raconte évidemment les grands musiciens et compositeurs, les sorties d’album mais il parle aussi de l’histoire en général car le jazz est une musique liée à une vision du monde, vision de liberté et de solidarité. Même si le cours explique certaines notions comme l’improvisation ou le swing, il ne s’agit pas d’un cours de musicologie et il ne nécessite aucun pré-requis.

Ces 170 heures de cours seront relancées sur Viméo dès la mi-septembre, à raison d’un épisode tous les jeudis durant deux ans. L’inscription se fait auprès de la Maison du Jazz (lamaisondujazz@gmail.com) et peut avoir lieu à tout moment. Pour y accéder, il suffit de devenir “membre passionné” de la Maison du Jazz, une inscription de 50 euros par an.

La Maison du Jazz reprend aussi toutes ses activités dès la mi-septembre : le cours thématique du jeudi qui portera cette année sur le jazz à la télévision, les ateliers du vendredi où chacun peut partager ses coups de cœur, les soirées vidéo, les Blue Noon qui sont des sessions d’écoute avec des musiciens, des concerts en différents lieux et avec différents partenaires.

La Maison du Jazz est installée 11 rue Sur les Foulons à 4000 Liège. Elle est ouverte les lundis, mardis et jeudis de 10 à 17h00, les mercredis de 14 à 17h00 et sur rendez-vous.

Françoise Bonivert, RTC Liège

Pour en savoir plus sur le site de la Maison du Jazz


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : rtc.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © rtbf.be | Jean-Pol Schroeder, le grand’homme !, nous a permis de publier les articles et bios qu’il avait rédigés pour le Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Mardaga, 1991). Retrouvez-les ici ou ci-dessous…


Plus de jazz en Wallonie-Bruxelles…

SHINODA, Toko (1913-2021)

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Née en 1913 en Mandchourie et dans une famille de sept enfants, Toko Shinoda grandit au Japon, où elle apprend dès ses 6 ans la calligraphie. Le travail de son oncle, qui grave des sceaux pour la famille impériale, va l’inspirer et lui révéler sa vocation très tôt. Dans une atmosphère érudite, j’ai grandi en sachant que je voulais faire ces choses, devenir une artiste”, confie-t-elle à l’agence de presse américaine United Press International, en 1980. Dès l’adolescence, Toko Shinoda ressent le besoin de s’extraire des carcans réducteurs de cet art millénaire très codifié pour expérimenter une nouvelle forme d’art. Malgré les remontrances de son père, elle cherche de nouveaux motifs en travaillant toujours avec l’encre et le papier traditionnel japonais en poussant la calligraphie jusqu’à ses limites.

Après avoir exposé à Tokyo en 1940, la calligraphe passe deux ans à New York, où elle rencontre les maîtres de l’expressionnisme abstrait étasunien, notamment Mark Rothko et Jackson Pollock, qui font prendre à son art un tournant décisif. S’inspirant de ce courant, elle crée des formes longilignes en camaïeux de noirs, qu’elle rehausse parfois d’un sépia ou d’un bleu. Utilisant la technique pluricentenaire de l’encre solide sumi, produite à partir de suie de façon artisanale et s’utilisant en frottant un bloc contre une pierre mouillée, Toko Shinoda développe une œuvre extrêmement réfléchie et planifiée. L’encre sumi a en effet la particularité d’être très rapidement absorbée par le papier, ce qui rend impossible tout travail postérieur une fois que le trait est tiré. Avec ses traits minutieux et asymétriques, elle cherche à capturer le fugace et l’évanescent inhérents au quotidien.

La vie de Toko Shinoda a été émaillée de reconnaissance, ce qui n’était pas couru d’avance pour une femme dans le Japon du XXe siècle. Elle a très tôt été distinguée comme l’une des plus grandes calligraphes de son époque à son installation à Tokyo lorsqu’elle était jeune adulte, dans les années 1930. Un grand honneur, habituellement réservé aux hommes, dans une société où les rôles de genre sont très marqués et segmentés. Son œuvre est exposé au Museum of Modern Art (MoMA) dès 1954, lors d’une exposition consacrée à la calligraphie japonaise. Par la suite, il entre dans les collections du Metropolitan Museum (Met) à New York, du MoMA, de la famille impériale japonaise et du British Museum de Londres, entre autres. Toko Shinoda réalise également des gravures et des peintures murales, notamment pour le temple bouddhiste Zojo-Ji de Tokyo. Aujourd’hui, ce sont ses œuvres qu’elle laisse derrière elle : Je ne me suis jamais mariée et je n’ai pas d’enfants », a-t-elle déclaré au Japan Times en 2017, et je suppose que cela semble étrange de penser que mes peintures sont à leur place – bien sûr, ce n’est pas du tout la même chose. Mais je le dis, lorsque des peintures que j’ai faites il y a des années reviennent dans ma conscience, on dirait qu’un vieil ami, ou même une partie de moi, est revenu me voir“.

d’après CONNAISSANCEDESARTS


De la calligraphie aux lithographies

Formée à la calligraphie depuis l’âge de 6 ans, Tôkô SHINODA a grandi au sein d’une famille d’artistes qui comptait parmi ses membres un ancien calligraphe de l’Empereur Meiji. Elle s’éloignera progressivement de la calligraphie traditionnelle et de ses conventions pour chercher son mode d’expression propre. Elle continue cependant d’utiliser de l’encre, le sumi d’origine chinoise, pour tracer au pinceau d’élégantes lignes qu’elle imprimera ensuite par lithographie… Lithographies auxquelles elle appose souvent une touche finale de couleur, le plus souvent à l’encre rouge. Son œuvre est le plus souvent, et assez unanimement, caractérisée comme la fusion réussie de la calligraphie traditionnelle et de l’expressionnisme abstrait. Une qualification judicieuse mais trop peu explicitée. Tâchons ici d’en préciser un peu les contours.

L’esprit libre et l’aventure de l’expressionnisme

Son itinéraire artistique la mène de la calligraphie à l’expressionnisme ; de Tôkyô au New York effervescent des années 1950, où elle croisera le chemin de certains des membres de l’école de New York : Mark RothkoRobert Motherwell… Elle trouve dans leurs questionnements communs une inspiration qui ne la quittera plus.

D’un côté, elle rejoint le rejet marqué de la figuration qui caractérise ce courant, qui marche alors sur les traces de Kandinsky ou de Gorky. De l’autre, elle est séduite par la primauté donnée aux émotions et à la libre exploration des moyens permettant de les exprimer. Lui est donnée l’occasion de participer à cette grande aventure, cette quête existentielle de la peinture qui se cherche en-dehors de la figuration et de la représentation. La matière, la forme et la couleur sont en train de prendre le devant d’une scène bouillonnante où les débats et les désaccords sont fréquents. Clement Greenberg, critique engagé dans le mouvement depuis ses prémices, tentera d’analyser cette époque dans un célèbre essai de 1982 intitulé Modernist painting dans lequel il explique que l’art se développe en faisant sa propre critique, en éliminant tout ce qui ne relève pas directement de l’art (comme l’imitation de la Nature qui caractérisait la peinture occidentale prémoderne).

C’est dans ce contexte que Shinoda s’inscrit : si j’ai une idée bien définie pourquoi la peindrais-je ?” déclare-t-elle dans une interview en 1980. Je vivais en quelque sorte dans une excitation quotidienne indescriptible. Les artistes étaient libres de faire tout ce qu’ils voulaient”. Elle se passionne alors pour une forme particulière qu’elle ne cessera de mettre et remettre sur l’ouvrage : le trait. En même temps, elle renoue définitivement avec l’encre de Chine qu’elle choisit parce qu’elle offre la plus grande variété de couleurs et de variations”. Le souci de la matière et de ses possibilités est plus fort que jamais.

Cette quête l’aura menée loin de la calligraphie traditionnelle et de ses règles d’airain dont elle ne voulait plus depuis longtemps, au grand dam de son père. Pourtant Shinoda ne s’est jamais vraiment coupé de toute influence japonaise, bien au contraire. Sa proximité avec les traditions de pensée japonaise fera même hésiter les critiques sur l’épithète à lui attribuer : le Time en 1983 lui consacre un article intitulé Une conservatrice renégate, une libérale traditionaliste.

Une sagesse iconoclaste

Commençons par le bouddhisme. Son influence sur la peinture et la calligraphie sino-japonaise est indiscutable. Il n’est donc pas incongru de l’y retrouver sous le pinceau, ni sous la plume, de Tôkô Shinoda qui a également beaucoup écrit. Il est impossible de décrire mon évolution artistique avec des mots […] En fait je pense que mes œuvres n’expriment rien. Mais même si elles n’expriment rien on aime parfois à les regarder”. Le rien dont Shinoda parle n’est pas le néant occidental mais la “vacuité” bouddhiste.

Un autre thème qui imprègne son œuvre et sa vie est celui de l’impermanence, présent à la fois dans le bouddhisme et dans la sensibilité traditionnelle. Ma vie est en quelque sorte un rêve. Peindre une ligne est comme un rêve” déclare-t-elle à 102 ans, filant une métaphore courante qui traverse l’histoire du Japon et qui rappelle celle du “monde flottant” des estampes. Comme pour le haïku (elle en écrit d’ailleurs), elle conçoit ses œuvres comme des tentatives de refléter son émotion (kokoro) à l’instant où elle peint. Une phrase qu’elle aime citer et qui a donné son titre à un livre, la vie est (d’)un seul trait, peut également s’interpréter à cette aune.

Bien que nourrie de tradition japonaise, la personnalité de Tôkô Shinoda détonnait souvent avec le reste de la société de son temps. Plutôt solitaire (elle ne s’est jamais mariée) et pas conformiste pour deux sous, sa liberté d’esprit et de réflexion l’ont parfois amenée à des positions iconoclastes.

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[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © sinartsgallery.com ; © letemps.ch


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

 

PUTSAGE, André (né en 1924)

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André Putsage est né à Liège en 1924. Considéré comme le premier batteur bop en Belgique, il découvre le jazz en même temps que Bobby Jaspar et commence à étudier la batterie, avec pour modèles Zutty Singleton, Cozy Cole, Jo Jones, Gene Krupa, etc. Il prend quelques leçons auprès du batteur belge Jean Galère. Avec Jaspar et le guitariste Pierre Robben, Putsage est un des fondateurs du Swingtet Pont d’Avroy, d’où sortiront les célèbres Bob-Shots.

A la Libération, il effectue quelques remplacements au sein de la Session d’une Heure et dans les orchestres d’Ernst Van’t Hof, Pol Baud et Armand Gramme. En 1945, il participe à l’essor des Bob-Shots. qui deviennent bientôt l’orchestre-phare de la région. En 1947, il découvre la musique de Parker et Gillespie et est avec Jacques Pelzer un des premiers musiciens belges et européens à s’attaquer au be-bop. Par son jeu désormais marqué du sceau de Kenny Clarke et Max Roach, Putsage donne aux Bob-Shots une couleur moderne.

A la dislocation de l’orchestre, il travaille, en Allemagne surtout, dans la formation de Vicky Thunus et dans diverses autre phalanges commerciales dont les concessions de plus en plus contraignantes ont tôt fait de le décourager. Au moment où Jaspar et Sadi partent pour Paris, Putsage décide de mettre un terme à sa carrière et rentre à Liège. Il travaillera encore épisodiquement avec René Thomas, mais le cœur n’y est plus. Bientôt, il revend sa batterie au drummer français Jean-Louis Viale, et liquide sa collection de disques, coupant consciemment les ponts avec le monde de la musique, un monde qu’il ne réintégrera jamais.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Otto Dix, GroBstadt (détail) © lankaart.org


More Jazz…

 

PELZER, Micheline (1950-2014)

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Micheline Pelzer est née à Liège en 1950 et décédée à Paris en 2014.  Fille de Jacques Pelzer, imprégnée de jazz dès son enfance, elle s’essaye très tôt à la batterie, en autodidacte. Ses débuts sont marqués par l’esthétique free. En 1969, elle participe, à Rome, au Big Band monté par Steve Lacy. Elle part ensuite pour les Etats-Unis : elle étudie avec Jack De Johnette et s’intègre au milieu du jazz new- yorkais. Sous le pseudonyme involontaire (erreur d’impression sur la pochette !) de “Michelin Prell”, elle enregistre avec Wayne Shorter l’album Moto Grosso Feio (sur lequel on retrouve des géants comme Chick Corea, John Mc Laughlin, Ron Carter et Dave Holland !).

De retour en Europe, Micheline Pelzer fait partie du groupe Moshi aux côtés de Barney Wilen et de Michel Graillier (1971-1972), puis joue dans l’Open Sky Unit de Jacques Pelzer (avec Steve Houben et le pianiste U.S. Ron Wilson). Depuis lors, elle fait la navette entre Liège et Paris, joue dans le big-band féminin formé par Jacques Helian (musique du film La Banquière), dans le quartette tout aussi féminin de la guitariste française Marie-Ange Martin (Ladies First) (1983-1986) et en trio avec Michel Graillier et Hélène Labarrière (1987).

Jean-Pol SCHROEDER


ISBN 978-2870094686

Cette notice est extraite du Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie publié sous l’égide du Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique en 1991, chez Pierre Mardaga Editeur. Quelques contributeurs : Marianne Klaric (éditeur scientifique), Emile Henceval et Marc Danval (directeurs de publication, rédacteurs en chef) et les auteurs : Michel Derudder, Bernard Legros, Robert Pernet, Robert Sacré, Jean-Pol Schroeder.

L’ouvrage est aujourd’hui quasiment introuvable : Jean-Pol Schroeder nous a gracieusement autorisés à publier dans wallonica.org l’ensemble des notices auxquelles il avait contribué. C’est toujours ça de sauvé !

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[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © amazon.com


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PIRENNE : Georges Le Brun (1873-1914) – Sa vie de peintre (1920)

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[ACADEMIA.EDU, Catalogue de l’exposition Georges Le Brun. Maître de l’intime, présentée au musée Félicien Rops, Province de Namur, du 24 octobre 2015 au 6 mars 2016 ] Conférence prononcée par Maurice Pirenne à l’occasion de la première exposition personnelle consacrée à Georges Le Brun, à la salle de la Société des beaux-arts, Verviers, en 1920.

C’est de la vie de peintre, c’est de l’art de Georges Le Brun qu’il va s’agir ici, or, quoique de caractère très différent, je crois avoir été mêlé à son intimité, à son intimité artistique, plus que personne, du moins d’une façon aussi continue. Voilà pourquoi c’est moi, ce n’est que moi, hélas !, qui vais essayer d’en donner une idée.

J’ai écrit ceci d’un seul jet en me servant exclusivement de ma mémoire ; après coup, au moyen de dates, de certains faits oubliés ou ignorés de moi que l’on m’a rappelés ou appris j’ai vérifié mon travail. J’ai constaté qu’à prendre la chose du point de vue rigoureux, historique, certaines parties auraient dû être remaniées.

Le ferai-je ? – Non – Je me suis contenté d’intercaler quelques dates. Je n’ai pas voulu faire une biographie méticuleuse, je ne cherche pas ici la précision, la vérité matérielle, extérieure ; non, ayant eu la chance d’assister au développement de la vie d’un vrai artiste, j’ai rappelé mes souvenirs, je les ai transcrits comme je les voyais et ainsi c’est le temps qui, m’ayant fait perdre de vue les détails inutiles, a créé naturellement cette synthèse.

C’est un même goût, une même passion pour la peinture qui nous a réunis. Nous étions encore en classe, à l’Athénée. Le Brun devait avoir dans les 17 ans. Monsieur Constant Simon, professeur de dessin à l’Athénée lui avait donné quelques leçons d’aquarelle. De suite Le Brun s’y mit avec ardeur. Son père lui avait acheté le traité de peinture à l’aquarelle de Cassagne et consciencieusement le jeune peintre le bûchait. Ce livre ne le quittait plus ; il en citait de longs morceaux de mémoire, il devait en rêver. Intelligent comme il était, il en profita d’une façon étonnante ; ses progrès étaient surprenants.

Son père, Monsieur Léon Le Brun, ingénieur, à l’esprit savant et original, inventeur, s’intéressait naturellement beaucoup aux essais de son fils. Taquin, il s’amusait à contredire ses  opinions, à discuter ses admirations et surtout, à relever ironiquement dans ses études, les moindres fautes de dessin. Ces critiques le piquaient, aussi dès le début Le Brun s’acharna-t-il à dessiner juste ; c’est pourquoi ses aquarelles des premiers temps avaient déjà tant de tenue et de sérieux.

Toutes les heures libres que laissait la classe, elle était devenue l’accessoire, étaient consacrées au seul travail important, peindre. Opiniâtre et robuste rien ne le rebutait, ni le froid, ni le chaud. L’hiver il mettait de l’alcool dans son eau pour qu’elle ne gelât pas et grimpait au Husquet, il habitait alors Dison, laver des effets de neige.

C’est de ce temps-là que l’été, on allait peindre à Maison-Bois. Pendant les vacances nous y passions la journée entière. Isidore Meyers, en villégiature chez Joseph Deru, venait y brosser des sous-bois, dans une pâte riche et claire qui était une révélation pour nous. On se retrouvait autour de la chefnée [sic] à la ferme Bonhomme, pour dîner. Maison-Bois était alors le rendez-vous des artistes et des esthètes verviétois : Smaelen, Debatisse, Henrard, Deru qui suivait les jeunes de son œil bienveillant et narquois… Aujourd’hui, tous ceux-là sont morts et l’on a coupé tous nos arbres.

Binjé, Staquet et Uijtterschaut étaient les trois aquarellistes belges les plus connus alors. Comme il a, aux Salons de peintures, étudié les œuvres, comme il les a discutées, comparées, jugées ! Un jour il écrivit à Staquet pour lui demander de pouvoir lui montrer ses études. Le fin aquarelliste, bonhomme, le reçut plusieurs fois avec la meilleure grâce, fut étonné des rares qualités que montraient les essais du jeune peintre, lui donna d’excellents conseils. Plus tard il ira voir Meunier sans autre recommandation que lui-même. Comme l’aquarelliste le grand statuaire reçut son jeune admirateur avec une parfaite bienveillance et un sincère intérêt pour ses travaux.

Mais la rhétorique est finie, enfin ! Il est bien entendu qu’il sera peintre ; il part pour Bruxelles (1895). Il s’y fait inscrire à l’Académie. Il entre dans la classe de Portaels. Il y resta huit jours…

L’Académie, non, décidément, pas ça ! L’Académie, l’enseignement officiel, le dressage artistique ; l’Académie, horreur ! N’est-elle pas l’éteignoir de tout feu sacré, de toute spontanéité, de toute originalité, de toute hardiesse, de toute vie : l’Académie c’est la mort. Toutes les jeunes revues le proclament, tous les artistes originaux le déclarent ; c’est d’ailleurs une chose qu’on ne discute pas, un article de foi. Ô belle foi dangereuse, ô belle foi juvénile !

S’il va à Bruxelles c’est pour apprendre certes, mais comme il l’entend, en étudiant les maîtres qu’il a choisis, librement, ce n’est pas pour rentrer à l’école, subir la règle. Pour dessiner d’après le modèle vivant, il se fait recevoir membre du cercle La Patte de Dindon réunion de peintres qui travaillent en commun le soir dans les combles de la maison des corporations sur la place de l’Hôtel de ville.

C’est là qu’il connut Laermans. L’art prenant, la note neuve qu’apportait Laermans, qui exposait alors pour la première fois, lui plut extraordinairement. Ils devinrent grands amis. Le Brun en subit quelque temps l’influence. Mais il se dégagea. Il finit par trouver l’art tumultueux du sourd génial trop criant, trop extérieur, gâté, pour lui, comme d’un souci, d’une préoccupation du public. Ça ne satisfaisait plus complètement son goût ; il était devenu difficile. Il avait étudié les maîtres il s’était imprégné du sérieux des grands peintres belges d’après 1830, de ces forts, de ces graves et honnêtes artistes : Leijs, De Groux, de Braekeleer, Stobbaerts, Mellery

Mais au musée ancien l’inégalable XVe siècle l’avait pris : Van Eyck, Memling, Roger de la Pasture, les autres. Puis leur unique continuateur, le vieux Breughel, le seul qui, réfractaire à la mode, à la toute puissante influence de l’Italie évolua dans la tradition nationale. Breughel, il eut toute sa vie, pour lui, un vrai culte ; cet art archaïque et pourtant si vivant avait avec le sien de singulières analogies.

D’avoir contemplé tant d’exemples magnifiques, il était pris d’une grande exaltation. À force d’admirer les vieux maîtres, il était dégoûté de la peinture moderne. En effet, l’art de notre pays au XVe siècle est le sommet dans l’art de peindre ; d’un tel point de vue, les œuvres contemporaines paraissent bien vagues. Aussi ne fut-il pas distrait par l’art de mode ; l’art habile et creux, pour la chasse au succès ; son esprit était ailleurs, il ignorait tout ça.

Cependant il voulait produire. Il aspirait à travailler à sa guise, sans influence, en pleine liberté ; maintenant qu’il sait bien ce qu’il veut, il n’a plus besoin que de la nature. Et voilà qu’il se rappelle être un jour passé, au cours d’une excursion en Ardenne, à travers un village perdu en pleine Fagne. Il le revit, maisons de moellons, toits de chaume, hautes haies de hêtres, frustes et gris, avec tout autour la Fagne, jusqu’à l’horizon.

Il ira habiter là.
Il part pour Xhoffraix, tout seul.

Qu’on ne se trompe pas, il ne part pas en dégoûté de la vie, parce qu’il n’a pas su s’adapter : il ne part pas triste, plein d’amertume, en neurasthénique ; jamais la neurasthénie ne l’effleura, non, il part content, il va réaliser son idée, il en est tout joyeux. Et il resta là, plusieurs années, sept ou huit ans, hiver et été, presque continuellement. Ce furent de fameuses années !

Il logeait dans une auberge plus que rustique située à la bifurcation de la  route de la Baraque et de celle de Hoquai, chez Charlier, petite auberge isolée, un peu en dehors du village. Toute la journée il s’acharnait à sa peinture et le soir, il lisait ; Flaubert surtout, religieusement. Il avait fini par savoir Madame Bovary par cœur ; dans l’austère chef-d’œuvre, il puisait comme une direction morale.

Bientôt il connut tous les habitants de l’endroit. Il les interpellait par leur prénom, avait ses entrées chez tous, s’installait au coin du feu, dans la marmaille ; avec hommes et femmes il fraternisait. Il avait vite appris à parler couramment leur wallon, il rendait des services, il donnait des conseils, il se disputait ; plusieurs fois il s’est battu. Il faisait partie du village.

D’habitude, il revenait à Verviers du samedi au lundi. Quand il rapportait des travaux finis, c’était un événement pour moi. J’allais vite les voir et nous les discutions avec sincérité.

Il me montra d’abord de grandes aquarelles d’un faire large et simple, peintes sur un dessin scrupuleux. Les meilleures d’entre ces aquarelles sont des modèles dans le procédé. S’il avait uniquement visé le succès, il n’aurait jamais abandonné ce genre difficile où il avait acquis une vraie maîtrise dans une note bien à lui.

Mais la peinture à l’eau n’est pas faite pour le travail repris, complété, le travail en profondeur. La peinture à l’huile s’y prête mieux. Il l’aborda.

Il a peint à l’huile de nombreux intérieurs. Parfois sans personnage – c’est l’âme des choses qui parle – mais souvent avec l’habitant. On le voit, entre les murs, en bas lambrissés de chêne, en haut blanchis à la chaux, sous le plafond à grosses poutres, sur le rude plancher ou les larges dalles inégales, vaquer aux besognes quotidiennes. Il est assorti à sa demeure faite de matériaux francs, solides, naturels, à ses meubles de chêne qui sont là sans doute aux mêmes places depuis combien de générations monotones.

L’homme qui passe (1900-1903) © Musées de Verviers

Le Brun à toutes les époques de sa vie a peint des intérieurs. Ceux de cette première manière sont des peintures lourdes, appuyées, sombres, d’une sobre intimité. Il a peint aussi à l’huile des têtes de paysans ; ce sont des portraits peints sans artifice, d’une vérité profonde. En même temps que ces peintures, souvent comme études pour elles, il faisait des dessins au fusain. Têtes âprement individualisées, surprenantes de vie, intérieurs grandement, profondément sentis.

De cette époque aussi date cette série de dessins : personnages et animaux au travail. Ils sont le produit d’inlassables notations prises sur le vif ; des heures durant, butant dans les mottes. Il suivait, croquant leur mouvement, les bœufs à la charrue. Ce qu’il y a dans ces dessins, comprimés dans le simple trait qui les cerne, de vérité, de vie !

Comme tout çà [sic] sent la Fagne !

Ces études ont servi à composer des tableaux où l’on voit le naturel du pays avec ses bêtes à la besogne en plein air.

Le plus important de ces tableaux est le triptyque : L’Automne à Xhoffraix : au centre Le Labour, à droite Le Berger, à gauche La Récolte de pommes de terre.

C’est un grand poème rustique peint au pastel ; il est composé d’une façon géniale, je dis le mot, il est juste. Le peintre dit ce qu’il veut dire avec force, avec clarté, avec noblesse, avec originalité. Et c’est grand, ça déborde le cadre, c’est grand comme la terre. Il a créé ce tableau dans la solitude, en 1899, il avait 25 ans.

Cette composition d’art si élevé, ce résultat de tant de labeur, jamais il ne l’a exposé. Il ne le trouvait pas suffisamment réalisé.

Que de nobles choses d’ailleurs parmi celles dont je viens de parler, non seulement ne furent jamais exposées ; presqu’aucune [sic] ne l’a été ; mais ont été détruites par lui. Où sont les aquarelles du début ? Où sont tant de tableaux, de dessins ? Je me rappelle entre autres de magnifiques portraits d’arbres centenaires perdus dans la Fagne, de vieilles haies tordues, de rudes chemins ; je crains bien que la plupart n’existent plus. Il les a laissés se perdre. Que j’aurais voulu revoir tous ces témoignages d’une période de conviction si ardente. Il fut injuste envers ces œuvres, envers lui-même ; il fut trop modeste ou trop orgueilleux ; il était difficilement satisfait ; on aurait trouvé cela bien peut-être, qu’est-ce que cela pouvait lui faire si lui, il voulait mieux.

D’entre les gens bien doués pour les arts il y en a de deux sortes : premièrement, ceux qui, étant donnés [sic] leurs dons, s’en servent pour arriver à obtenir par eux le plus de notoriété et, pardon de devoir prononcer dans un tel entourage le mot ignoble, de l’argent, le plus d’argent possible ; deuxièmement, ceux qui se servent de leurs dons pour arriver à faire le mieux qu’ils peuvent selon l’idée qu’ils se font de la beauté, qui s’efforcent d’approcher le plus près possible de leur idéal ; quant à la répercussion du résultat de leurs efforts sur le public, que celui-ci admire, qu’il se moque, qu’il grogne ou manifeste une parfaite indifférence la chose n’a pour eux aucune importance. De ces deux buts, Le Brun avait choisi le second.

Il y a dans son œuvre plusieurs choses exagérées, frappantes, qui prêtent à la discussion ; un autre les aurait exposées, aurait encore même forcé la note afin d’attirer l’attention, de faire parler de lui. Le Brun, lui, les jugeait, il les trouvait incomplètes et ne les montrait pas.

Heureusement, cependant, beaucoup de ces œuvres nous restent ; dans toutes perce la recherche du caractère, elles sont impressionnantes, elles arrêtent ; c’est précisément cette recherche visible du caractère qui les lui fit renier. Il y trouvait quelque chose d’exagéré, d’extérieur, de déjà vu croyait-il peut-être. Et certes dans ces œuvres fougueuses on sent passer le souffle épique déchaîné par Meunier ; mais comme il y est bien lui-même.

Quand ce ne serait que par une sorte de sécheresse, de gaucherie (que l’on trouve d’ailleurs dans les œuvres qui suivront) qui, à côté de tant de hardiesse, donnent à ces dessins, à ces peintures je ne sais quelle saveur de fraîcheur et d’honnêteté ; car cette sécheresse et cette gaucherie inconscientes attestent une soumission aimante devant la nature admirable.

Par la suite, à force de s’oublier toujours plus dans l’étude de la nature il se trouva plus intimement ; il la rendit avec plus de finesse et d’intimité.

Le procédé du dessin rehaussé de pastel ou d’aquarelle lui plaisait. Il l’a beaucoup pratiqué. C’est dans ce procédé que l’on trouve surtout, venant après ses travaux de la première période à Xhoffraix, une suite de tableaux où son ardeur s’est retenue. Œuvres tranquilles, où le procédé cède s’oublie, où l’aspect matériel, le trait voulu, décoratif, s’effacent pour laisser le sentiment se communiquer sans mélange. Ces œuvres-là, il les a toujours aimées.

Voyez par exemple, L’Homme qui s’en retourne et je cite aussi le délicieux paysage, Les Nuages roses qui est dans ce genre, une œuvre exquise. La recherche de l’effet, de l’heure, est précisée, les nuances y sont, l’œuvre est toute attendrie.

La grande charmille | Les nuages roses, Longfaye (1903) © Musées de Verviers

Ce tableau et plusieurs autres d’entre les plus remarquables de Le Brun étaient la propriété d’Émile Peltzer. Le Brun et lui furent de bons amis ; et je m’arrêterai un moment ici pour rendre hommage à Émile Peltzer. Tout jeune encore il se révéla comme un esthète au goût sûr, délicat, personnel, indépendant ; rien du snob qui suit les modes. Il ne la suivait sûr [sic] pas quand en 1902, il achetait des tableaux à Le Brun. Poussé par son goût pour les arts il s’y laissait aller généreusement et son flair de jeune connaisseur le guidait bien. Émile Peltzer allait venir se fixer à Verviers ; il eût été sûrement le mécène intelligent dont l’art ici avait besoin ; et voilà qu’après avoir échappé au danger de la guerre, car lui aussi s’était engagé, il meurt à 35 ans. C’est pour Verviers une perte sans doute irréparable.

Plus le séjour de Le Brun à Xhoffraix se prolonge, plus sa manière de voir, de peindre, s’affine. Ce qu’il fait est toujours construit, achevé, avec la même conscience, mais il pousse dans des voies nouvelles.

Il s’est mis à étudier, enveloppant les choses, la lumière diffuse. Cette étude devient souvent dominatrice ; elle est caractérisée par plusieurs charmants tableaux dont les titres même qu’il leur donna indiquent la tendance : Symphonie en bleu, Le Soleil qui fuse.

D’autres fois il stylise le dessin, la couleur, avec grande discrétion d’ailleurs, comme dans ce paisible tableau : La Matinée sereine. Et dans certaines toiles même ; parfois, par exemple dans : Le Bouquet de roses, perce une sorte de préciosité.

J’aurais voulu, comme il convient, décrire plus de tableaux et montrer ainsi les tendances, les recherches multiples qui dans toutes ces œuvres qui nous entourent et qui sont si bien parentes indiquent les phases diverses de l’activité intellectuelle de celui qui les a créées. J’ai essayé. Quand j’ai relu ce que j’avais écrit, je n’ai trouvé, pour exprimer les nuances d’une variété originale que lourde monotonie et répétition de mots banaux et usés. Je suis confus, je suis attristé pour Le Brun, de constater si rudement qu’il aurait fallu ici quelqu’un connaissant les secrets de l’art d’écrire.

Les œuvres de la dernière période à Xhoffraix malgré beaucoup d’intentions subtiles et littéraires restent rustiques et fortes ; mais le charme ambigu qui s’en dégage est très différent de celui des premières œuvres. Les dernières sentent moins la Fagne ; arrivé à ce moment l’artiste est poussé par le nouvel élan d’une inspiration plus intime, plus subjective. Dès lors, Xhoffraix ne lui est plus nécessaire, il l’a, si je puis dire, vidé… provisoirement.

Après cette longue réclusion laborieuse il est temps de s’évader, d’aller voir du nouveau, de se rafraîchir les yeux, le cœur, l’esprit ; il est temps de se replonger dans la vie.

Il quitta son village et rentra dans le monde.

Je puis moins intimement suivre cette partie, cette dernière partie de son existence ; mais si par intervalles l’intimité de son esprit m’échappa, du moins j’ai suivi la naissance de toutes ces œuvres.

D’abord il fit un voyage en Italie (3 à 4 mois). Il a laissé une copieuse correspondance et de nombreuses pages où il a décrit cet inoubliable pèlerinage et ses impressions d’art ; d’entre elles, deux lui restèrent palpitantes : la fresque de Benozzo Gozzoli, l’ineffable conteur et le temple de Pæstum ; sa majesté l’avait écrasé.

Puis un séjour de quelques mois à Paris. Il y peint deux curieux tableaux, clairs comme ceux des impressionnistes, mais stylisés : une Vue de Notre-Dame de Paris et Le Pont de la Concorde ; puis enfin, il revient à Bruxelles. Il y travaille dans l’atelier de Blanc-Garin ; académie libre où il se remet à l’étude du dessin. Il se fait des amis, artistes, écrivains, musiciens ; il va dans le monde. Mais voilà qu’un jour, on apprend qu’il fait une retraite à Thimister, dans le pays de Herve.

Il y a peint plusieurs tableaux très poussés où il a mis toute sa persévérance à rendre les objets dans leur réalité. Le détail est représenté à fond, chaque pavé, chaque brique, chaque feuille presque est montrés [sic]. De ce scrupuleux travail où, par la force de sa volonté l’artiste s’absorbe dans son modèle émane une saine impression de calme. Voir : La Ferme au pays de Herve et La Ferme-château (Musée d’Ixelles, salle Maus). À Thimister, il fit aussi de nombreux dessins, rehaussés ou non de couleurs ; personnages et intérieurs ; ils sont très simples et très complets.

Après avoir passé, pendant un an ou deux, la plus grande partie de son temps à Thimister, il rentre à Bruxelles et, grand événement, il se marie (en 1904). Je ne m’occupe pas ici de la vie intime de Le Brun. Il faut cependant dire que sa femme, sa vaillante femme, sentait profondément les arts, qu’elle aimait l’art de son mari, elle le comprenait, elle en était fière. L’harmonie dans le ménage fut toujours parfaite.

Après un séjour de quelques mois à Limburg a/d Lahn, ils vinrent se fixer à Theux. Deux enfants y naissent : un garçon et une fille. L’été le ménage allait souvent faire de longs séjours à Sancourt, près de Cambrai, chez des tantes de Madame Le Brun.

Des voyages, des aventures, des amitiés nouvelles, se marier, avoir des enfants ; il vit, il a des distractions parfois, mais jamais l’art ne l’a lâché.

Le cercle de ses admirations s’est élargi. Il a vu des œuvres nouvelles ; il admire ; il se passionne. Les impressionnistes l’avaient séduit. Il adorait Renoir, comment résister à ce frais Amour de la vie ? Mais Leys, Renoir, quel contraste ? Il s’agit de concilier ces contrastes, et tant d’autres. C’est la crise
que doivent subir tous les artistes d’aujourd’hui. Il en sort d’ailleurs allègrement ; le jugement assoupli ; peignant plus clair ; mais il reste bien lui-même et si les œuvres peintes après son séjour à Xhoffraix sont différentes entre elles ; c’est d’une différence qui n’est que superficielle, qui tient à ce qu’elles furent peintes dans des lieux différents, Limburg, Sancourt, Thimister, Theux, mais par le profond elles sont semblables, et si, sans doute, le degré d’inspiration n’est pas toujours le même, elles sont bien toutes de la même main volontaire. Elle les a toutes réalisées à fond sans jamais rien y laisser de vague ou de hasardeux.

À Theux dans sa maison il a peint ou dessiné une série d’intérieurs animés de personnages : sa femme et ses enfants ; ces œuvres sont remplies d’intimité, de distinction et de subtilité ; il a peint aussi à Theux des paysages dans la ville et aux environs. Citons le Grand Vinâve, c’est le portrait de sa maison et Le Potager de la Bouxherie d’un charme mystérieux.

Puis il va travailler à Lierneux, Francorchamps, etc. De cette époque date Le Village dans la vallée (Hébronval) d’un style très pur, plein de sentiment, d’une éloquence mesurée. C’est beau, c’est très beau : Le Printemps à [Moulin du] Ruy, fraîche idylle, et des intérieurs d’un métier raffiné, où par exception dans son œuvre, il s’amuse à noter les couleurs pour elles-mêmes. Elles sont observées avec science dans l’aquarelle : La Ferme de la Haase, le ton des lointains bleus est rendu magnifiquement.

La salle à manger, Theux (1906) © Musée d’Ixelles

Toutes ces œuvres ont pour sujet le village de la pleine Ardenne ; elles représentent des motifs analogues à ceux qu’il peignait à Xhoffraix. En effet peu à peu il s’était rapproché de la Fagne : Xhoffraix l’attirait. En le quittant il ne lui avait pas dit un adieu définitif ; il devait y revenir. Car après tout c’est là qu’il est vraiment bien pour travailler ; c’est là, plein de mâles souvenirs, son chez lui intellectuel. Il y retourne, il s’y retrouve, mûri, plus conscient, mais le même. Il va reprendre la tâche interrompue, la compléter, la clôturer ; une œuvre suprême ; où il se mit tout entier, la couronne.

Au Salon de Liège du printemps de 1914, il exposait un grand tableau : La Haute Fagne, l’infini de la morne plaine, les fermes entourées de la charmille sans feuille, la bruyère, le genévrier, le ciel gris d’hiver plein de pluie froide, le départ symbolique de deux routes… L’œuvre fit sensation. En effet l’impression qui s’en dégage est prenante. L’artiste a synthétisé là des impressions diverses du pays, ses admirations. Il a représenté la Fagne comme il l’a vue, aimée, rêvée ; la Fagne selon son cœur, sa Fagne. C’est son chef-d’œuvre ; c’est un chef-d’œuvre. On dirait qu’averti mystérieusement de sa fin prochaine (l’œuvre datée de 1914) il ait voulu, grave adieu, exprimer, en une fois toute son âme. Ce triptyque émouvant est exécuté avec calme et patience. Sur une préparation à l’aquarelle, il est travaillé au pastel et au crayon. De longues études minutieuses l’ont précédé. L’œuvre est savant. La grande ligne est émue ; mais voulue, consciente. Les détails, l’un après l’autre ont été dessinés sertis. Beaucoup d’ingéniosité, de recherches, d’intentions, et pourtant une rude impression de force et de grandeur.

Cette grandeur est subtile, cette rudesse est ingénieuse. Grandeur, subtilité, alliance rare ; chez Le Brun elle est fréquente ; c’est la note caractéristique de son talent. Car Le Brun, son art le crie, ne fut pas un homme aux goûts simples, je parle des goûts de son esprit, comme sa vie à Xhoffraix, sa fraternisation avec les rustres, son insouciance pour tout confort pourraient le laisser croire.

Ce garçon aux nerfs solides, ce blagueur incorrigible, ce nageur émérite, ce boxeur fameux était tout le contraire d’un réaliste ; un romantique plutôt, un idéaliste. Mais ne pataugeons pas dans ces mots vagues qui pour chacun de nous ont sans doute un sens différent. Le certain c’est qu’il aime le rare, le compliqué, il fuit le terre à terre, l’ordinaire, le bourgeois. Moralement et physiquement il se plaît hors de la vie courante ; il lui faut un cadre d’art, mais qui n’ait pas servi.

S’il a aimé Xhoffraix, c’est qu’il a trouvé là un ensemble de gens et de choses qui, depuis des ans et des ans n’avaient pas changé. C’était les mêmes mœurs, les mêmes habitations, les mêmes métiers, les mêmes outils, qu’il y avait des siècles. Dans ce milieu pittoresque, il vivait une vie fruste, brutale parfois, délicieusement rude, hors de la banalité de la vie ordinaire, hors du siècle.

Et si, marié, il a choisi Theux pour résidence, ce fut en grande partie pour habiter dans cette belle maison ancienne dont la façade évocatrice arrête tous les gens sensibles qui traversent la place de la petite ville.

Et comme il a soigné l’intérieur de sa maison ! Comme il l’a complétée, la meublant exclusivement de meubles et d’objets anciens ; bahuts, coffres gothiques, meubles Louis XVI, faïences, étains ! Ce sont les vieilleries habituelles, mais ici choisies par un artiste, présentées d’une façon moderne si personnelle, toutes une à une et dénichées par lui chez le paysan et acquises, avec quelles ruses ! Déjà, au commencement de son séjour à Xhoffraix, quand de retour de Verviers il m’avait montré ses nouvelles peintures, il allait me chercher, par exemple, un vieux plat de faïence dont il me détaillait son admiration pour le dessin, le ton, la matière.

En tout cas, dans ses tableaux on trouve le fini minutieux, le détail rare et la stylisation, un goût pour l’archaïque et la symétrie, le précieux, le naïf, l’ingénieux, mais on trouve aussi la grandeur et la force.

Ce sont des éléments contradictoires pris à part, sans doute, mais leur mélange imprègne ses travaux d’une singulière saveur. À la fois il voyait compliqué et grand et c’est je le répète le piquant de son art. Le Brun n’était pas un sensuel. Sa peinture se goûte avec l’esprit ; elle est bien d’un Wallon d’Ardenne ; elle est bien le produit de la fréquentation depuis l’enfance de notre paysage. Et notre paysage offre aux peintres peu de ressources, semble-t-il ; du moins, c’est un pauvre pays pour un amateur de couleurs, d’effets à grands spectacles.

Sa lumière est sèche, sa couleur monotone est souvent dure.

C’est le dessin qui domine ; c’est lui qui parle surtout. Tous les aspects du pays ont quelque chose de construit ; même quand le rocher n’affleure pas on sent toujours que le sol s’appuie sur sa solidité énergétique. Cette rude assise supporte toute la souple fantaisie de la végétation.

La couleur chez nous, n’a ni rutilance, ni langueur : dans les saisons froides, des gris grêles, d’une variété subtile et qui se contentent modestement de rehausser le dessin, de le compléter, le mot couleur est bien lourd pour désigner cette coloration toute spirituelle, l’été, du vert partout, prairies, haies, collines boisées, vert de plantes vivantes, sans fadeur, plutôt aigre, noir même parfois. Dans les sites resserrés, le détail joue un grand rôle, les fleurs, les fruits sauvages, les pierres, toutes les différentes pierres. Et ses aspects sont variés ; brusquement, à tout bout de champ, ils changent, souvent contradictoires tenant ainsi toujours la sensibilité, l’esprit en activité.

Ce pays est très difficile à peindre. Beaucoup y renoncent. Il n’y a rien à peindre ici, disent-ils, et ils vont à Venise, en Flandre, en Espagne, en Provence, retrouver dans la nature les sujets consacrés. Comme il est difficile à peindre ! Pourtant il a son charme ; personne ne le nie. Sans hausser la voix il nous dit des paroles fraternelles. Ce charme est inédit, il n’a pas encore été formulé, il est trop complexe, sans doute, pour l’être. Pour le fixer un peu il faut l’avoir senti soi-même, car ici, aucune formule, aucun modèle à imiter. Il faut l’extraire ce charme de la nature, avec son cœur et son esprit. Le Brun avait l’amour, la finesse, la volonté, le désintéressement qu’il faut pour y arriver.

Quant à son métier, il est toujours curieux et personnel, comme tout métier appris seul. Il travaille d’une manière patiente et ingénieuse car il n’a garde de confondre l’expression de la force avec la force de l’expression ; je veux dire qu’il sait bien que ce n’est pas une facture primesautière, agitée, heurtée qui exprime la force, qui en communique l’impression ; ce débraillé est une faiblesse, comment pourrait-il traduire la force profonde que l’artiste sent, qu’il voit dans la nature. Pour y arriver il faut de persévérants,
de méthodiques efforts vers un but bien défini, de la lenteur et ne rien négliger. La puissance du miraculeux Van Eyck peut se regarder à la loupe. Aussi le métier de Le Brun n’est pas celui où s’affiche la facture, le coup de brosse ou le coup de crayon. Sa fougue ne l’entraîne pas, il la domine, même dans ses œuvres de jeunesse. Méthodiquement son travail est mené à bien. Il prépare des dessous et petit à petit, par couches successives il arrive à la réalisation. Séance après séance il reprend son ouvrage, il y vit, il s’y plaît, il est triste quand fini, il faut l’abandonner. Si c’est nécessaire, il attendra un an, le retour de la tache de soleil, à la bonne place dans la chambre. Et toujours il pense à son tableau, le vit, le rêve.

Il le rêve, mais l’étude de la nature est toujours là scrupuleuse ; à tout ce qu’il a produit elle sert d’assise ; c’est la base saine, le rocher solide sur lequel son œuvre est construit.

Le Brun ne tenait pas à montrer le produit de son travail au public. Le public et lui ne s’aimaient guère. On a vu de ses tableaux à divers Salons triennaux ; mais il n’a pas participé à tous. Il envoyait sans goût à ces exhibitions hétéroclites.

En 1903, Octave Maus l’a invité à participer au Salon de La Libre Esthétique ; il y envoya quelques tableaux ; et, dans le courant de sa carrière il a fait à Verviers, Liège et Bruxelles quelques expositions particulières. Ces expositions particulières il les a toujours faites avec d’autres artistes. Il fallait le solliciter pour qu’il se joigne à nous, il acceptait, mais à condition
de n’avoir pas à s’occuper d’autre chose que d’envoyer ses tableaux. Jamais il n’a exposé seul, les embarras que procure l’organisation d’une exposition lui semblaient disproportionnés avec le désir qu’il avait de montrer ses tableaux.

Cette exposition-ci est la première où ses œuvres sont réunies. Pour la première fois l’on peut se rendre compte de son art, quoique nous n’ayons malheureusement pas pu obtenir certaines œuvres intéressantes appartenant à des particuliers.

Chaque fois qu’il a montré ses peintures, elles intéressèrent beaucoup ceux qui comprennent l’art de peindre. Leur charme spécial séduisit un groupe de personnes au goût subtil et même certains critiques d’art les comprirent, les aimèrent, en parlèrent dans les journaux. Dans les journaux, pourtant, son nom n’a pas beaucoup traîné. Il s’occupait peu de ça, il ne faisait vraiment rien pour ça, au contraire. En effet, aimer les grandes époques, ne tenir aucun compte de la mode, vivre de longues années dans la solitude, c’est un bien mauvais moyen pour arriver, rapidement, à la notoriété.

Et puis l’amour propre de Le Brun était énorme. Il était sûr de sa valeur. Il aurait comme un autre accepté le succès : mais s’abaisser, pour l’obtenir il n’aurait pas pu. Il ne s’occupait pas de ça d’ailleurs, je l’ai déjà dit, il s’agissait pour lui de peindre le mieux qu’il pouvait. Le reste était sans importance.

N’était-ce pas ainsi que Leys, de Brackeleer, De Groux et tous les autres qu’il a tant admirés, ont travaillé ? D’entre eux, plusieurs, de leur vivant, ne furent pas plus connus du bourgeois que lui…

Il avait la tête pleine de projets de tableaux, il en avait en train ; bien portant, tranquille, il y travaillait, toujours optimiste, quand la guerre éclata. Il abandonne tout. Il court mettre sa santé, son énergie, au service du pays.

Carabinier volontaire, il a été tué aux premières lignes, à Stuijvekenskerque, le 26 octobre 1914. Il avait 41 ans, il était parti sans calcul ni hésitation, plein d’enthousiasme. Tout le temps de sa courte campagne il s’est conduit comme un jeune brave. Jeune brave, oui, jeune ; à son âge, il n’avait rien perdu dans les hasards de la vie, de la foi, de l’exaltation, du joyeux courage, des mépris, du gaillard de 17 ans qui voulut, mordicus, se faire peintre.

Le quadragénaire était resté digne du jeune homme ; il avait jusqu’au bout vécu son idéal. Selon cet idéal il a fini héroïquement sa vie ; et il aura trouvé çà [sic] bien. Mais nous, regretterons-nous jamais assez une telle vie fauchée dans sa vigueur ?
Mais son œuvre hautaine reste, et son exemple.

Maurice Pirenne (1920)

Ce texte a été publié dans le catalogue de l’exposition Georges Le Brun.  Maître de l’intime, présentée au musée Félicien Rops, Province de Namur, du 24 octobre 2015 au 6 mars 2016, sous la direction scientifique de Denis Laoureux

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : Province de Namur ; academia.edu | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, La haute fagne © Jacques Spitz ; © Musées de Verviers ; © Musée d’Ixelles.


Plus d’arts visuels en Wallonie-Bruxelles…

GIONO (1895-1970) : textes

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Mon bel enfant,
As-tu trouvé des chimères ? Le marin que tu m’as envoyé m’a dit que tu étais imprudent. Cela m’a rassurée. Sois toujours très imprudent, mon petit, c’est la seule façon d’avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures. […]
J’ai peur que tu ne fasses pas de folies. Cela n’empêche ni la gravité, ni la mélancolie, ni la solitude : ces trois gourmandises de ton caractère. Tu peux être grave et fou, qui empêche ? Tu peux être tout ce que tu veux et fou en surplus, mais il faut être fou, mon enfant. Regarde autour de toi le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux. Outre qu’ils se donnent un ridicule irrémédiable devant les esprits semblables au mien, ils se font une vie dangereusement constipée. Ils sont exactement comme si, à la fois, ils se bourraient de tripes qui “relâchent” et de nèfles du japon qui “resserrent”. Ils gonflent, gonflent, puis ils éclatent et ça sent mauvais pour tout le monde. Je n’ai pas trouvé d’images meilleures que celle-là. D’ailleurs, elle me plaît beaucoup. Il faudrait même y employer trois ou quatre mots de dialecte de façon à la rendre plus ordurière que ce qu’elle est en piémontais. Toi qui connais mon éloignement naturel pour tout ce qui est grossier, cette recherche te montre bien tout le danger que courent les gens qui se prennent au sérieux devant les jugements des esprits originaux. Ne sois jamais une mauvaise odeur pour tout un royaume, mon enfant. Promène-toi comme un jasmin au milieu de tous.

Le Hussard sur le toit (1951)


ISBN 2070368726

GIONO Jean, Le chant du monde (Paris, Gallimard, 1934)
Apparemment la première version du Chant du monde, Jean Giono se l’est fait voler. Fin 1931, durant une absence, sa mère, qui commençait à être aveugle, a fait entrer dans son bureau plusieurs personnes qui voulaient le voir ; à son retour, son manuscrit, gros de trois cents à trois cent cinquante pages d’écriture environ, avait disparu. Pour n’importe qui cela aurait constitué bien sûr un drame ; mais pour Giono, chez qui l’écriture est une sorte de respiration naturelle, ce vol n’a pas eu beaucoup de gravité. Après avoir fouillé toute sa maison, il est passé sans amertume à autre chose. En janvier 1932, voici qu’il travaille au Lait de l’oiseau, c’est-à-dire à Jean le Bleu. Et le 20 juin déjà, il annonce à son vieil ami Lucien Jacques qu’il “refait” Le chant du monde : “Je l’étends en plus large et en plus haut que la conception première, et si je le réussis, les petits copains se casseront le nez cette fois sur quelque chose de grand.” Or, cette deuxième version, elle-aussi, se perd, on ne sait diable pas comment. Le 3 janvier 1933, Giono décide de ne pas récrire les pages perdues et commence un roman tout à fait différent sous le même titre — Le chant du monde lui rappelle sa lecture enthousiaste des Feuilles d’herbes de Walt Whitman. Dès lors, des neuf dix heures par jour, il s’attelle à sa tâche, “lancé là-dedans comme un taureau” [Lire la suite de l’article sur GALLIMARD.FR]

Amaury NAUROY

Il plongea. Dans l’habitude de l’eau, ses épaules étaient devenues comme des épaules de poisson. Elles étaient grasses et rondes, sans bosses ni creux. Elles montaient vers son cou, elles renforçaient le cou. Il entra de son seul élan dans le gluant du courant. Il se dit : “L’eau est épaisse.”

Il donna un coup de jarret. Il avait tapé comme sur du fer. Il ne monta pas. Il avait de longues lianes d’eau ligneuse enroulées autour de son ventre. Il serra les dents. Il donna un coup de pied. Une lanière d’eau serra sa poitrine. Il était emporté par une masse vivante. Il se dit : “Jusqu’au rouge.”

C’était sa limite. Quand il était à bout d’air il entendait un grondement dans ses oreilles, puis le son devenait rouge et remplissait sa tête d’un grondement sanglant à goût de soufre. Il se laissa emporter. Il cherchait la faiblesse de l’eau avec sa tête. Il entendait dans lui : “Rouge, rouge.”

Et puis le ronflement du fleuve, pas le même que celui d’en haut mais ce bruit de râpe que faisait l’eau en charriant son fond de galets. Le sang coula dans ses yeux. Alors, il se tourna un peu en prenant appui sur la force longue du courant ; il replia son genou droit comme pour se pencher vers le fond, il ajusta sa tête bien solide dans son cou et, en même temps qu’il lançait sa jambe droite, il ouvrit les bras. Il émergeait. Il respira. Il revoyait du vert. Ses bras luisaient dans l’écume de l’eau. C’étaient deux beaux bras nus, longs et solides, à peine un peu renflés au-dessus du coude mais tout entourés sous la peau d’une escalade de muscles. Les belles épaules fendaient l’eau. Antonio penchait son visage jusqu’à toucher son épaule. A ce moment l’eau balançait ses longs cheveux comme des algues. Antonio lançait son bras loin là-bas devant, sa main saisissait la force de l’eau. Il la poussait en bas sous lui cependant qu’il cisaillait le courant avec ses fortes cuisses.

“L’eau est lourde”, se dit Antonio. Il y avait dans le fleuve des régions glacées, dures comme du granit, puis de molles ondulations plus tièdes qui tourbillonnaient sournoisement dans la profondeur. “Il pleut en montagne”, pensa Antonio. Il regarda les arbres de la rive. “Je vais aller jusqu’au peuplier.”

Il essaya de couper le courant. Il fut roulé bord sur bord comme un tronc d’arbre. Il plongea. Il passa à côté d’une truite verte et rouge qui se laissa tomber vers les fonds, nageoires repliées comme un oiseau. Le courant était dur et serré. “Pluie de montagne, pensa Antonio. Il faut passer les gorges aujourd’hui.”

Enfin il trouva une petite faille dans le courant. Il s’y jeta dans un grand coup de ses deux cuisses. L’eau emporta ses jambes. Il lutta des épaules et des bras, son dur visage tourné vers l’amont. Il piochait de ses grandes mains ; enfin, il sentit que l’eau glissait sous son ventre dans la bonne direction. Il avançait. Au bout de son effort il entra dans l’eau plate à l’abri de la rive. Il se laissa glisser sur son erre. De petites bulles d’air montaient sous le mouvement de ses pieds. Il saisit à pleines mains une racine qui pendait. Il l’éprouva en tirant doucement puis il se hala sur elle et il sortit de l’eau, penché en avant, au plein du soleil, ruisselant, reluisant. Ses longs bras pendaient de chaque côté de lui souples et heureux. Il avait de bonnes mains aux doigts longs et fins. “Il faut passer les gorges d’aujourd’hui. Il pleut en montagne, l’eau est dure. Le froid va venir. Les truites dorment, le courant est toujours au beau milieu, le fleuve va rester pareil pour deux jours. Il faut passer les gorges d’aujourd’hui.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : gallimard.fr ; youtube.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Giono assis à son bureau. Vogue, 1955) © Getty – Erwin Blumenfeld.


Savoir-lire encore…

OUWERX, Jean dit John (1903-1983)

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Jean (dit John) Ouwerx est né à Nivelles, en 1903, et décédé à Bruxelles en 1983. Il est élevé dans un climat baigné de musique classique. Pendant ses humanités dans un collège de Jésuites à Bruges, il apprend la musique. Au Conservatoire de Gand, il étudiera l’harmonie, le contrepoint et la fugue et se verra décerner un premier prix de piano. En 1918 (il n’a donc que quinze ans !) il compose un premier Concerto pour piano et orchestre en ré mineur. Mais son père ne veut pas entendre parler d’une carrière de musicien et il lui faut provisoirement y renoncer.

Il travaille comme journaliste, comme représentant en chapeaux (!), ouvre une laiterie… Entretemps, avec les soldats américains, les rythmes nouveaux ont fait leur apparition en Belgique et Ouwerx n’y est pas insensible. Ses préférences vont pourtant à l’époque à Debussy, Ravel, Stravinsky, Milhaud. A défaut de faire le métier de musicien, il tient la rubrique musicale dans la Flandre Littéraire. Puis, un jour, stimulé par un ami, il décide de laisser tomber chapeaux et fromages et de se consacrer enfin à sa seule vraie passion : la musique.

En 1923, il s’embarque à bord d’un paquebot de la fameuse Red Star Line, destination New York. Engagé comme pianiste, il est cloué au lit par le mal de mer, et ne pourra guère jouer pendant la traversée. Qu’importe, l’Amérique est au bout du chemin.. Mais il ne suffit pas de débarquer à New York pour trouver du travail comme musicien. Il trouve néanmoins un emploi d’organiste au Strand Palace. C’est là qu’il découvrira pour la première fois le spectacle à l’américaine. John Ouwerx restera quatre mois à New York, quatre mois pendant lesquels la musique de Gershwin et de Paul Whiteman, exercent sur lui une forte impression. De retour en Belgique, il commence à se produire dans différents contextes musicaux : chef d’orchestre au Théâtre du Marais, membre des concerts Pro Arte, etc. C’est à cette époque qu’il expérimente l’étrange orphéal, cet instrument inventé par l’acousticien Georges Cloetens, et qu’il révèle au public.

Ouwerx fréquente les concerts avant-gardistes de la Lanterne sourde tandis qu’il accompagne des cantatrices comme Clara Clairbert, dirige la revue No NO Nanette à l’Hippodrome d’Anvers, joue pour les ballets russes de la compagnie Doline-Nemchinova, trouvant encore le temps de composer pour le cinéma (par exemple pour René Clair, Marc Allégret, Léon Poirier, etc.). Un des épisodes marquants de cette période est évidemment l’exécution le 18 novembre 1927 pour la première fois en Europe, de la Rhapsody in Blue de Gershwin.

Entretemps, il a fait ses premiers pas dans le jazz, au sein d’orchestres amateurs, comme le Bistrouille Amateur Orchestra où jouent David Bee et Peter Packay ; le jazz le passionne à un tel point qu’il est un des premiers à donner des conférences sur le sujet. De 1928 à 1936, il voyage beaucoup (Hollande, Suisse, Italie, Espagne, Egypte) au sein d’orchestres aussi connus que ceux de G. Sykes ou du hongrois Marek Weber. Il se spécialise dans le style, en vogue depuis pas mal de temps aux Etats-Unis mais encore peu connu chez nous. Il commence aussi à fréquenter les studios : c’est ainsi qu’en 1931 déjà, il enregistre aux côtés de Gus Deloof.

Il est tout doucement en train de devenir un pianiste jazz dont on parle et que tous les orchestres se disputent. John Ouwerx travaille, notamment, avec René Compère, Jean Robert, Robert de Kers, et il monte sa propre formation, John Ouwerx and his Hot Music. En 1934, se déroule un épisode tout à fait significatif : Ouwerx est non seulement un excellent pianiste mais aussi un propagateur efficace du jazz. Il parvient à faire accepter au Conservatoire de Bruxelles un Concert de musique noire ! Il s’agit d’un duo de pianos dont les protagonistes sont Ouwerx lui-même et Constant Brenders ; ils commencent sagement leur concert par la Sonatine Transatlantique de Tansman puis, sans crier gare, les voilà qui se lancent dans un Tiger Rag particulièrement musclé. Scandale, indignation, déshonneur pour le Conservatoire. Les “Maîtres du Savoir Musical” sont outrés et bien décidés à empêcher de tels excès de se reproduire !

A partir de 1936, l’ère des grands voyages se termine : John est engagé dans l’orchestre de Stan Brenders. Il y restera jusqu’en 1944, enregistrant un grand nombre de disques sur lesquels il a souvent le loisir de montrer de quoi il est capable. A partir de 1937, il grave plusieurs disques à son nom, en petite formation ou en “piano-duo” (avec le pianiste Johnny Jack notamment). Pour le plaisir, il participe à différents concerts ou jam-sessions ; c’est ainsi qu’on le retrouve aux côtés de Fud Candrix au Sweet and Hot. En 1939, Ouwerx est mobilisé et se retrouve “adjudant de DCA”.

En 1940, à l’issue de la campagne des 18 jours, il refait surface, d’abord chez Jean Omer au Boeuf sur le Toit, puis à nouveau chez Brenders. Et les radios et les enregistrements reprennent. En 1942, il participe à la rencontre entre I’orchestre de Brenders et Django Reinhardt et grave quelques disques avec Hubert Rostaing et Alex Combelle. En 1944, I’orchestre de Brenders est dissous ; John Ouwerx rejoint alors Fud Candrix et participe à différentes petites formations. Mais le jazz est à l’aube d’une vie nouvelle : Ouwerx ne se joindra pas au camp des modernistes et comme beaucoup d’autres professionnels, le voilà confiné dans de fades thés dansants où la musique douce est de rigueur. Son nom s’efface tout doucement de l’histoire du jazz belge. Déçu et quelque peu aigri, Ouwerx à la question “Où va le jazz belge ?“, réponse mi-figue, mi-raisin : “A Steenockerzeel, en brouette !

Pendant les années 50, John Ouwerx fera de fréquents séjours au Congo, d’abord comme participant aux tournées Sabena, ensuite en qualité de directeur artistique d’une maison d’enregistrement. On possède quelques échos discographiques amusants qui témoignent de la rencontre entre la musique africaine et des solistes belges de passage (Candrix, Leclère, et même Jacques Pelzer). De retour en Belgique, il lui arrivera encore de remonter sur une scène aux côtés de Fud Candrix et en 1962, fugitif retour sous les feux de l’actualité, il jouera au festival de Comblain-la-Tour au sein d’un orchestre de “vieilles gloires” réuni pour la circonstance (Candrix, Bobby Naret, etc.). Parenthèse sans lendemain, la mode “rétro” n’ayant pas encore cours à cette époque.

En 1973, pourtant, John qui vient d’atteindre la septantaine, refait surface une dernière fois, en enregistrant avec Roger Van Haverbeke et Robert Pemet un album-souvenir sur lequel, de medley en medley, il fait revivre ces airs qui restent pour lui associés aux plus belles années de sa vie. Reste à espérer qu’un jour les disques enregistrés par John Ouwerx à sa grande époque seront réunis, dans leur forme originale, sur un album qui rendra justice à un de ces fougueux qui ont fait le jazz belge des années “avant le bop”.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © collectiewijzer.be


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MERCINY, Marc alias Marc Mestrez (né en 1935)

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Marc Mestrez fait ses débuts dans les années 50 au sein d’orchestres jazzy, pour la danse essentiellement (New rector’s à Chaudfontaine, Jo Carlier, etc.). En 1959, il devient professionnel et entre dans la formation de Janot Moralès avec lequel il effectue plusieurs tournées. Parallèlement, il participe à différentes jam-sessions, se produit à Comblain avec Léo Souris et participe aux tournées Sabena avec Johnny Dover.

En 1963, il travaille à Bruxelles avec Johnny Renard puis entre dans le Big Band de la RTB (Segers). A la dissolution de cet orchestre, Marc Merciny part pour Beyrouth où il restera jusqu’en 1972. Il effectue. par la suite, différentes tournées avec l’orchestre de Caravelli ainsi qu’avec Shirley Bassey (Japon, Afrique) et accompagne Aretha Franklin à Paris. Vers 1975-1976, il part en tournée avec les musiciens de l’orchestre de Count Basie dirigé par Eddie Lockjaw Davis, en remplacement de Curtis Fuller ! Il entre ensuite au Big Band de la BRT et participe aux tournées des solistes de cet orchestre. A la suite d’un accident, il interrompt ses activités en 1987.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © trombonetips.com


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LAOUREUX : L’art abstrait au prisme de la Wallonie. Un point de vue (2015)

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[PROVINCE.NAMUR.BE, hiver 2015] PEINTURE PARTAGÉE, UNE COLLECTION D’ART ABSTRAIT WALLON – Expo à la Maison de la Culture de Namur (10 janvier 2015 – 8 février 2015)

L’exposition Peinture partagée, met en lumière la passion d’un couple de collectionneurs namurois pour l’art abstrait wallon. Si la Belgique est connue pour être le pays accueillant le plus de collectionneurs par m², on situe généralement les collections privées dans le Nord du pays ou dans la capitale. Mais la vallée mosane abrite également quelques passionnés anonymes.

L’envie de montrer cette collection (rendue publique pour la deuxième fois seulement) s’inscrit dans cette volonté de dessiner la vitalité culturelle au Sud du pays. C’est tout le propos de cette collection qui s’élabore depuis plusieurs dizaines d’années avec comme fil rouge celui de l’abstraction en Wallonie. Ce qui n’était au départ qu’une intuition est rapidement devenu un canevas essentiel : “Nous revendons peu à peu certaines œuvres, notamment figuratives, pour acheter des grands noms de l’art abstrait wallon” expliquent les collectionneurs. Au-delà de la fierté nationale, c’est une manière de circonscrire la passion, lui fixer des limites – financières et esthétiques. C’est une manière aussi de construire une véritable identité à la collection. Le but avoué est aussi de revaloriser le patrimoine . “Beaucoup d’artistes sont partis à Paris car c’est là que cela se passait. Ils se sont naturalisés français mais ils provenaient du Sud de la Belgique. Nous devons en être fiers“, ajoute le collectionneur.La collection s’est ainsi formée en duo et de façon autodidacte. Elle découle d’abord de coups de cœur avant de devenir un exercice plus réfléchi. Elle commence avec l’oeuvre bleutée (sans titre, 1957-58) de Joseph Lacasse, dont le couple est littéralement tombé amoureux. S’ajoutent bientôt d’autres grands noms de l’art abstrait : Pol Bury, Raoul Ubac, Jo Delahaut, Marcel Lempereur-Haut… Il s’agit essentiellement d’oeuvres non-figuratives sans distinction de genre, de style ou d’école (Hard Edge, lyrique, géométrique, cinétique, etc.). On trouve des œuvres très diverses d’Henri Michaux, des dessins mescaliniens – réalisés sous influence – aux encres de Chine, des peintures de Mig Quinet, Françoise Holley-Trasenster ou Gaston Bertrand, etc. La collection se fait aussi plus contemporaine, avec Jacques-Louis Nyst, Jean-Pierre Ransonnet, Gabriel Belgeonne ou Victor Noël. Elle nous réserve aussi des découvertes, tel ce couple d’artistes, Hauror, qui avait participé au Salon des Réalités Nouvelles dans les années 50 mais dont le nom est peu connu aujourd’hui. L’une des deux œuvres de la collection a prêté son titre à l’exposition : Peinture partagée. Aujourd’hui, c’est cette passion de collectionneurs qui est partagée avec le public.

Catalogue : textes de Roger Pierre Turine, critique à La Libre Belgique et Denis Laoureux, historien de l’art (ULB).

Province de Namur


L’art abstrait au prisme de la Wallonie. Un point de vue

[ACADEMIA.EDU] Les tableaux abstraits rassemblés dans la collection qui forme la trame de la présente exposition ont en commun d’avoir été conçus durant la seconde moitié du XXe siècle par des artistes issus de cette partie de la Belgique qu’un de ses ressortissants notoires, André Blavier, se voyant lui-même Wallon et apatride, situait dans un Extrême-Occident imaginaire. Il faut dire que la Wallonie, “curieux pays curieux” contient une diversité culturelle bigarrée et surprenante au regard de l’étroitesse géographique de son territoire. Cet Extrême-Occident est aussi l’angle, forcément partial et partiel, mais assumé comme tel, à travers lequel s’est constitué, au fil d’acquisitions triées sur le volet, le récit visuel de cette “passion privée” pour une Wallonie qui s’expose aux cimaises d’un “musée rêvé” à la croisée de la Sambre et de la Meuse.

Peindre en Wallonie

Sélectionnés avec soin à travers ce prisme à double face que constituent, d’une part, l’abstraction après 1945, et d’autre part, la Wallonie en tant que terre natale des artistes, cet ensemble de tableaux témoigne autant du regard singulier d’un collectionneur qu’il ne donne à voir un pan de l’histoire de l’art en Belgique, et a fortiori de l’épanouissement de l’art abstrait en Europe. Pour un historien de l’art, ceci pose plusieurs questions complexes auxquelles on ne peut se dérober sans toutefois prétendre à les épuiser.

Une première question est celle du lien entre peinture et territoire, et donc entre production artistique et identité régionale. Si on peut admettre assez facilement que l’angle wallon se tient en tant que critère constitutif d’une collection d’art abstrait, peut-il pour autant dicter une lecture des œuvres ? Sans doute pas. En confondant la méthode – l’origine wallonne – avec son objet – la production artistique – on se trouverait en mauvaise posture lorsque, pour expliciter l’entreprise à ceux qui demanderaient à bon droit quelques éclaircissements, on aurait à définir ce qui, sur un plan plastique, serait soi-disant spécifiquement wallon et ce qui, de facto, ne le serait pas.

L’art moderne transgresse les règles du nationalisme. La peinture de Jo Delahaut, dont il sera question plus loin, en est un exemple éloquent. Né en région liégeoise, l’artiste vit à Bruxelles et noue des contacts avec ses confrères des Réalités nouvelles dont il partage pleinement les postulats esthétiques au point d’exposer en leur compagnie de 1948 à 1955.

Oeuvre de Jo Delahaut dans le métro bruxellois © STIB

On peut multiplier les exemples : Ernest Engel-Pak, Paul Franck, Joseph Lacasse, Marcel Lempereur-Haut, Léopold Plomteux, Henri-Georges Closson et Françoise Holley, pour clore ici cette liste non exhaustive, contribuent également aux salons des Réalités nouvelles qui s’organisent à Paris dès 1946. Certains artistes s’installent à Paris, comme Raoul Ubac qui quitte Malmedy en 1932. Il fut précédé par Joseph Lacasse. Né à Tournai en 1894, ce dernier s’établit à Paris en 1925 où il effectuera le reste de sa carrière. Il participe notamment au salon des Réalités nouvelles de 1958. Les tableaux qu’il réalise à ce moment donnent au spectateur l’impression que la couleur est une énergie qui, après avoir effectué une remontée au sein de sa propre profondeur, arrive à l’air libre où elle frémit à l’intérieur de plans géométriques dérivant à fleur de toile avec la lenteur d’un mouvement de tectonique de plaques. La peinture de la Lacasse fonctionne comme un vitrail. Tout se passe comme si une lumière dont la source se trouvait derrière la toile traversait la couleur pour éclairer la peinture et la faire vibrer dans sa masse.

On se gardera donc d’appliquer à la création artistique un droit du sol qui conduirait à la définition d›un art national contraire par nature à la dynamique transfrontalière de la modernité. Mais si on ne se reconnaît pas le droit de définir ce qui serait wallon en termes d’expression artistique, nous ne sommes pas davantage autorisés à anesthésier les singularités en confondant la partie avec le tout. Si on éprouve quelque réticence à voir dans un tableau de Delahaut l’emblème pictural d’une identité régionale, il faut admettre que ce tableau est forcément, comme ont dit, né quelque part. Ne peut-on pas tenter de déceler, sans souscrire au nationalisme qui agite ici et là l’Europe des années 2010, une sensibilité commune qui se sédimente dans des tableaux peints au même endroit et, parfois, au même moment ? Ne peut-on pas, sans être suspect, faire apparaître la dynamique structurelle collective – groupes, manifestes, expositions communes, revues, etc. – qui explique des effets de proximité esthétique unissant les artistes actifs au sein une même aire culturelle ?

Une seconde question se pose. Comment expliquer le découpage chronologique qui fait commencer en 1945 la contribution des artistes né en Wallonie à l’histoire de l’abstraction ? Marquée par un héritage symboliste qui a prolongé la fin-de-siècle jusque 1918, la Belgique n’a pas été un territoire propice à l’épanouissement de l’abstraction qui naît et se développe, au début des années 1910, hors du monde classique. Certes, Vassili Kandinsky expose en 1913 à Bruxelles, à la Galerie Georges Giroux… mais l’événement est sans lendemain : James Ensor, Fernand Khnopff, George Minne, William Degouve de Nuncques sont alors au zénith de leur carrière. Après 1918, l’expressionnisme flamand dominé par Constant Permeke et le surréalisme constitué autour de René Magritte laisseront peu de place à la Plastique pure. Celle-ci constitue la contribution belge au constructivisme international. Mais l’avant-garde ne prend pas et, à partir de 1925 déjà, les peintres arrêtent leur activité ou se réorientent progressivement, comme Marcel-Louis Baugniet, vers le design.

Étude de Marcel-Louis Baugniet (1927) © FRB

La situation des peintres abstraits actifs après 1945 est tellement différente que cette nouvelle et seconde génération ne doit en aucun cas être vue comme le prolongement naturel de la première. Et pour cause : l’abstraction, singulièrement dans sa veine géométrique, fait alors l’objet d’une reconnaissance qui touche autant le monde institutionnel officiel que le public, la critique et les collectionneurs. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles a joué, dans l’institutionnalisation de l’art abstrait, un rôle largement international, qui culmine par ailleurs avec l’Expo’58. Son Directeur général, Pierre Janlet, est lui-même amateur d’art moderne et d’abstraction géométrique en particulier. Janlet est à l’origine de la Galerie Aujourd’hui. Celle-ci succède en 1953 au Séminaire des Arts fondé en 1945 par Luc Haesaerts et Robert Giron. La Galerie Aujourd’hui fut, durant une dizaine
d’années, une plateforme extrêmement dynamique. Cette assise institutionnelle a été accompagnée par des initiatives privées. La Jeune Peinture belge (1945-1949), l’Association pour le progrès intellectuel et artistique en Wallonie – l’APIAW – constituée en 1944 à l’initiative du Liégeois Fernand Graindorge organiseront de nombreuses expositions d’art
abstrait, tout en assurant la diffusion de l’art international. Françoise Holley, par exemple, participe autant aux salons de l’APIAW qu’à ceux des Réalités nouvelles auxquels elle contribue de 1951 à 1954. Après 1945, l’abstraction jouit d’une reconnaissance publique et privée qui crée un horizon d’attente plus que favorable pour la jeune génération d’artistes dont il va question ci-après.

Les années Jeune Peinture belge

La Jeune Peinture belge (1945-1949) est une association sans but lucratif fondée le 4 août 1945. Elle a pour objectif de créer les conditions nécessaires au retour d’un dynamisme artistique miné par les années de guerre. Rassemblant des jeunes peintres qui ne se reconnaissent ni dans l’animisme ni dans le surréalisme, à l’heure où Cobra n’existe pas encore, la Jeune Peinture belge s’est assignée une fonction essentiellement logistique. Elle bénéficie d’un réseau de partenaires institutionnels prestigieux et d’un système de financement issu du monde privé. Un Conseil d’administration est mis sur pied, de même qu’un jury organisant la sélection des œuvres pour les expositions nationales et internationales. Des critiques d’art apportent à l’entreprise le soutien de leur plume. Administrée avec soin et détermination par René Lust, la Jeune Peinture belge n’est pas une avant-garde abstraite, même si elle conduit la plupart de ses membres à l’abstraction. Elle est plutôt un cadre, une structure offrant aux peintres les moyens matériels d’exposer en Belgique et à l’étranger. Ceci explique pourquoi il n’y a pas de manifeste de la Jeune Peinture belge, contrairement à Cobra qui verra le jour en 1948, mais des statuts déposés au Moniteur belge.

DELAHAUT J., Composition 1952 © Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique

C’est dans ce contexte qu’il revient à Jo Delahaut d’avoir présenté à Bruxelles en 1947, et à Oxford l’année suivante, des compositions qui constituent les premiers tableaux abstraits exposés en Belgique après la Seconde Guerre mondiale. Le fait est important, même s’il est passé à peu près inaperçu à l’époque. L’engagement de Delahaut pour l’abstraction géométrique est à la fois immédiat et radical. Il se fonde sur la négation de toute référence à la réalité. L’artiste partage en cela les postulats esthétiques de son ami Auguste Herbin. Dans un premier temps, Delahaut assimile la peinture abstraite à la mise en place d’une architecture visuelle composée de lourdes lignes noires droites. Celles-ci constituent un réseau linéaire qui délimite l’expansion des formes dans une construction picturale dont la stabilité exprime le besoin d’un monde en équilibre. Comme Herbin, Delahaut ne cessera d’explorer les relations multiples entre la forme et la couleur pour ériger la géométrie en rhétorique visuelle caractérisée par l’éloquence, la clarté, la raison.

Delahaut n’est pas le seul membre de la Jeune Peinture belge à s’engager dans l’art abstrait dans l’immédiat après-guerre. On songe ici à Mig Quinet, plus âgée, il vrai, que la plupart des membres du groupe de la Jeune Peinture belge qu’elle cofonde par ailleurs. Pour diverses raisons, les tableaux abstraits de Quinet ne seront exposés qu’en 1953, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Contrairement à Delahaut, Quinet ne rejette pas le réel. Elle part d’un objet, ou d’une scène qu’elle choisit pour sa qualité cinétique : un cirque, un carrousel, une roue, un trio à cordes… Intériorisé, analysé, déconstruit mentalement, le réel est alors transposé en plans géométriques colorés articulés par un réseau linéaire formant une structure kaléidoscopique. L’objet est ramené à une trame géométrique. Il prend la forme d’une architecture lumineuse virtuellement animée par un mouvement rotatif généré par le motif du cirque, de la roue ou du carrousel. La géométrie prend ainsi une qualité cinétique qui trouvera son plein aboutissement dans le développement ultérieur de l’Optical Art.

Élargir les limites du visible

La conversion immédiate et radicale de Delahaut à une abstraction géométrique Hard Edge est un cas unique. En fait, pour la plupart des peintres, la voie conduisant à l’abstraction résulte d’une lente métamorphose intérieure du monde environnant dont les limites se trouvent ainsi élargies, dilatées, reculées. La nature est transformée par l’imagination avant de s’incarner dans la peinture à travers une configuration plastique conservant le souvenir lointain, imperceptible, de son origine pourtant située dans le réel. Envisager la peinture abstraite non pas comme une négation du visible, mais comme un élargissement poétique de la réalité est une orientation que la plupart des peintres issus de la Jeune Peinture belge vont emprunter.

Mig Quinet, Majorité des bleus (1960) © DR

Ce passage de la ligne, selon la formule utilisée par la critique d’époque pour désigner l’adhésion à l’abstraction, se fait, pour la plupart des peintres, autour de 1950. Le lyrisme de la palette issu du fauvisme se conjugue alors à un sens cubiste de la structure pour détacher progressivement la représentation de ses liens au réel, pour soustraire cette représentation au poids de l’objet dans le but d’assimiler l’image à l’épiphanie d’un mouvement lumineux. Des œuvres comme Plaza Prado (1955) de Gaston Bertrand, mais aussi Les Angles bleus (1954) de Mig Quinet, ou encore Les Voiles (1954) de Paul Franck sont l’expression de ce processus poétique de transformation intérieure du réel où la nature se métamorphose pour prendre corps dans l’image sous la forme d’une structure lumineuse en mouvement.

Le chemin qui conduit ces peintres vers l’abstraction n’a rien de la radicalité d’un Delahaut, ni de la violence formelle qu’on trouve au même moment sous les pinceaux de Georges Mathieu ou de Wols, ni du sens de l’improvisation et de la rapidité d’exécution qui anime un Pierre Soulages. Il s’agit de vivre le monde, d’en ressentir la texture, l’atmosphère, d’en épouser les lignes de force, afin d’en extraire un sentiment qui sera mis en scène picturalement. Ce processus d’élaboration poétique de la peinture consiste à élargir les limites du monde, à métamorphoser le visible en un horizon intérieur. Ceci explique l’importance prise par le paysage dans la dynamique d’expérimentation plastique qui conduit les membres de la Jeune Peinture belge à franchir la ligne de l’abstraction à la in des années 1940. Sur son versant belge, l’abstraction lyrique se présente donc comme une attitude consistant à vivre librement la nature dont l’apparence s’élargit picturalement à la mesure d’une subjectivité d’autant mieux retrouvée et exaltée qu’elle fut étouffée par les années de guerre.

UBAC R., Empreinte grise (env. 1965) © DR

L’œuvre de Raoul Ubac est particulièrement représentative de cette façon de concevoir l’abstraction. Né dans les Ardennes belges en 1910, à un jet de pierre de la frontière allemande, Ubac s’installe à Paris dans les années 1930 où il rejoint le milieu surréaliste auquel il participe comme photographe. “La guerre me libéra du surréalisme” confiera-t-il plus tard. Cette sortie du surréalisme le conduit à la peinture qu’il pratique parallèlement à une recherche sculpturale prenant l’ardoise comme matériau de prédilection. La peinture d’Ubac se nourrit d’un rapport intime aux choses de la nature pour donner forme à un univers introspectif soumis à la législature du monde végétal : arbres, labours, feuilles, mousses, mais aussi lenteur, silence, contemplation, écoute, lux invisible. Une vie secrète palpite sous les écorces, et face au paysage, l’émotion est infinie. Celle-ci est apprivoisée, saisie, intégrée. Ubac peint, en quelque sorte, avec ses souvenirs – il habite Paris et non la France profonde –, qui forment le tissu mouvant d’un imaginaire pictural marqué par deux éléments sédimentés dans son imaginaire : l’arbre et le champ. Ce dernier est une étendue plane. Labourée, retournée vers le ciel, sa surface est lacérée par un réseau de lignes gonflées d’ombre. Les lignes noires, parallèles, dont Ubac fait un élément central de son vocabulaire conservent ainsi le souvenir des sillons de la terre cultivée. La main reprend au soc de charrue son mouvement linéaire qui, des champs ensemencés à la feuille de papier, anime la surface en un jeu de forces témoignant de la relation fusionnelle qui unit l’homme à la nature. Il s’agit d’être “Terre à terre – Face à face” comme l’écrit l’artiste en 1946. Et de confesser dans un entretien : “Un simple champ fraîchement labouré suffit à nourrir ma vision.” À l’espace civilisé du champ cultivé répond l’univers sauvage de la forêt. L’enchevêtrement naturel des branches s’oppose à la surface plane des grands carrés de labour. Ubac tire des ramures de l’arbre le principe d’un réseau linéaire provenant dès lors moins de la tradition cubiste que d’une contemplation de la nature.  L’élan des branches se transforme, sous le regard du peintre, en une frondaison de lignes dont le tracé semble tirer son énergie tranquille du lux de la sève. La palette participe à cette célébration picturale de la nature. Ubac exploite ici les couleurs sourdes de la terre. Il enveloppe ses forêts intérieures d’une lumière de rivière rendue par les modulations d’une gamme bleutée. Les titres eux-mêmes disent cette expérience du paysage et du monde rural : La Forêt après la pluie, Taillis ou encore Pierre écrite.

Le recours au paysage comme un élément dans un processus pictural qui recule les limites du réel s’inscrit par ailleurs durablement dans l’histoire de l’abstraction. La nature est un puissant générateur de sensations que le peintre agence à la surface du tableau. Investie par la mémoire, la sensation du paysage débouche sur un univers sensible qui rejette tout édifice théorique au bénéfice d’une communion avec la matière. L’Usine (1957) de Zéphir Busine et les paysages de Roger Dudant, par exemple, s’inscrivent dans cette orientation qui ouvre les formes pour fusionner les couleurs avec une matière pigmentaire qui vibre à leur de toile. La matière reste toutefois un moyen et non une fin.

RANSONNET JP., sans titre © Collection privée

À partir des années 1980, les propriétés tactiles du tableau sont à nouveau placées au premier plan. En Belgique, plusieurs artistes contribuent au mouvement européen de retour à une peinture expressionniste riche en effet de facture. C’est ici qu’il faut situer 1990 de Zurstrassen. Celui-ci restaure un hédonisme matiériste lié, dans son cas, à une relecture de l’abstraction américaine tandis que, par ailleurs, au même moment, entre l’Ourthe et l’Amblève, Jean-Pierre Ransonnet investit les paysages ardennais dans une approche picturale qui rappelle les forêts de Raoul Ubac et les fagnes de Serge Vandercam. Il s’agit de se fondre au flux de la nature non pour décrire un coin de verdure mais pour en évoquer l’intimité. L’opération est poétique. Elle transpose les formes du paysage par le biais d’un processus de décantation intérieure qui amène le peintre à organiser les couleurs de sorte à donner au spectateur la sensation d’une immersion dans le monde végétal, qu’il s’agisse de l’épaisseur impénétrable de la forêt ou de la masse écrasante d’une colline.

Delahaut and Co

L’approche introspective et lyrique du réel amène la plupart des membres de la Jeune Peinture belge à franchir la ligne de l’abstraction autour de 1950. Les peintres suivent une trajectoire individuelle dont témoigne, par exemple, la carrière que Mig Quinet, Gaston Bertrand, Antoine Mortier, Louis Van Lint ou encore Marc Mendelson poursuivent de manière solitaire durant les années 1950.

Une autre sensibilité se développe dans le même temps. Plus radicale, entièrement gouvernée par un esprit de géométrie, elle rejette tout lien au visible pour se penser comme une autonomie plastique régie par des principes étrangers à la figuration. Elle prend appui sur la notion de forme calibrée à la couleur qui la constitue. Cette approche n’a rien d’une célébration poétique de la nature. Au contraire, elle postule que l’art abstrait est un langage visuel autonome, exonéré de tout devoir de référence au monde visible et disposant de sa logique visuelle propre. Dans ce schéma, la
forme se présente comme un module géométrique que le peintre agence à l’intérieur d’une composition où elle se répète pour former une série dans laquelle des variations de taille et de couleur sont introduites.

Cette option esthétique va largement déborder le cadre de la peinture pour toucher les arts décoratifs et l’esthétisation du cadre urbain : l’abstraction géométrique se répand dans les foyers par le mobilier, la vaisselle, la reliure tout en prenant place dans les stations de métro, les piscines, les écoles, les campus universitaires et autres lieux qui font les espaces commun de la société. Il faut dire que de nombreux collectifs d’artistes se sont formés pour assurer la promotion de l’abstraction géométrique. Cette dynamique collectif tranche avec le caractère individuel des parcours artistiques issus de la Jeune Peinture belge.

COLLIGNON Georges, sans titre © DR

Fondé à Liège en 1949, Réalité-Cobra est premier groupe à voit le jour. Il se donne comme objectif d’unir l’abstraction de tendance géométrique avec les principes issus de Cobra. Pol Bury, Georges Collignon, Paul Frank, Maurice Léonard, Léopold Plomteux et Silvin Bronkart en sont les membres. Ils organisent une première exposition en 1949. On les retrouve à l’APIAW en 1951, mais une première dissension apparaît avec le départ de Paul Frank pour qui la relation à Cobra orientait trop l’esthétique du groupe. Il faut dire que le goût des artistes de Réalité-Cobra pour la géométrie, même si l’apparente froideur des formes est tempérée par la chaleur de la gamme chromatique et par la vibration de la surface, tranche avec la spontanéité irrationnelle sur laquelle Cobra érige une vision de la représentation qui ne se confond pas avec l’abstraction.

Une troisième et dernière exposition est montée en 1952, toujours au sein de l’Apiaw. Cette année-là, le groupe Art abstrait se forme à l’initiative de Delahaut.

Delahaut joue un rôle clé, tant au niveau de l’élaboration de l’abstraction géométrique que de sa promotion à travers une dynamique associative. Plusieurs groupes d’artistes se constituent au fil des années 1950 et 1960. En organisant des expositions, ces associations assurent une visibilité à ceux qui, comme Jean Rets, Kurt Lewy, Mig Quinet, Francine Holley ou Victor Noël, s’engagent dans cet esprit de géométrie que Jo Delahaut cherchera aussi à répandre dans la société à travers l’architecture et l’art décoratif. Delahaut s’impose également comme un théoricien du langage de l’art abstrait qu’il assimile à une rhétorique régie par des lois différentes de celles qui caractérisent la peinture figurative.

Le groupe Art abstrait se constitue en 1952 autour de la peinture et de la personne de Delahaut. Ce dernier fédère une équipe de peintres clairement engagés dans la pratique d’un art ayant rejeté tout lien au réel. Georges Collignon, Georges Carrey, Pol Bury, Léopold Plomteux, Jan Saverys, Jan Burssens et le duo Hauror en font partie. Ils sont rejoints en 1954 par Jean Rets, Francine Holley, Kurt Lewy et Guy Vandenbranden. L’ensemble est actif jusque 1956. En quatre années d’existence, Art abstrait a multiplié les expositions tant en Belgique qu’à l’étranger, avant d’imploser au terme de dissensions internes opposant les tenants d’une stricte géométrie et ceux qui, comme Burssens, s’attachent au lyrisme de la matière.

Avec Maurits Bilcke et Jean Séaux, Delahaut lance en 1956 le groupe Formes qui rassemble Pol Bury, Kurt Lewy, Jean Rets, Georges Collignon, Guy Vandenbranden, Ray Gilles, Francine Holley, Victor Noël, Van der Auwera, Paul Van Hoeydonck et Van Marcke. Plusieurs critiques, tels que Jean Dypréau et Léon-Louis Sosset, apportent le soutien de leur plume à ce groupe dont les activités se limitent, en fait, à deux expositions auxquelles s’ajoute un album de sérigraphies publié en 1956.

En 1960, Formes cède la place à Art construit dont les activités contribuent à la réhabilitation de la Plastique pure des années 1920. Éphémère lui aussi, le groupe Art construit reste en activité jusque 1964. Sa dissolution ménage un espace pour la création du groupe D4. Fondé en 1965, D4 comptait les peintres suivants : Emiel Bergen, Gilbert Decock, Henri Gabriel, Victor Noël et Marcel-Henri Verden. Avec l’arrivée de Delahaut en son sein, D4 devient Geoform qui sera actif jusque 1971.

Rhétorique de la géométrie

Ces formations sont certes éphémères et difficiles à documenter, mais elles structurent et jalonnent néanmoins l’histoire de l’abstraction durant une vingtaine d’années. Les peintres qui y sont actifs érigent la clarté du plan coloré et l’approche sérielle de la forme en alternative à la gestualité de l’abstraction lyrique. Pour eux, la peinture découle moins d’un processus d’élargissement des limites du réel qu’elle ne sert de lieu de recherche formelle sans aucun rapport avec le monde visible. Triangles, croissants de lune, trapèzes constituent des modules géométriques que les artistes agencent pour donner corps à des compositions vives, dynamiques, équilibrées.

Ceci ne signifie pas que la peinture se retranche dans une tour d’ivoire. Au contraire. Nombre de peintres adhérant à l’abstraction géométrique ont plaidé pour une application sociale du langage plastique qu’ils avaient expérimenté picturalement. Les bas-reliefs placés par Delahaut au pied des immeubles de la cité de Droixhe, près de Liège, en sont l’expression.

La peinture abstraite de tendance géométrique s’apparente à une rhétorique visuelle dont le principe fondamental réside dans les combinaisons entre  trois éléments essentiels du vocabulaire plastique dont disposent les peintres : la ligne, la forme et la couleur.

La ligne est un paramètre remplissant diverses fonctions. Courbe, elle joue un rôle dynamogène en provoquant un effet visuel rotatif. Pol Bury et Jean Rets en font largement usage dans leurs compositions des années 1950. Droite, la ligne se fait architecturale en divisant le plan du tableau pour créer des surfaces agencées les unes par rapport aux autres. Comme le montrent les Entrelacs de Françoise Holley, son épaisseur peut varier, de même que sa direction, de sorte à créer des marques sonores et des effets de rythmes donnant à la peinture une dimension musicale rappelant la Sonate que Baugniet avait peint dans les années 1930.

Expo Léon WUIDAR au MACS © Ph. de Gobert

La forme, quant à elle, est vue comme un module conçu pour être répété en vue de constituer une série au sein de laquelle elle évolue en se transformant au gré de variations de couleur, de taille, de position. Delahaut excelle dans la maîtrise de la rythmique formelle qui fait de l’image une surface en mouvement. Une toile comme Rythmes nouveaux peinte en 1956 en est l’expression. Si les cercles et les arrondis ne sont pas évacués, c’est toutefois la forme angulaire qui prédomine et trouve dans la communication graphique de l’Expo’58 sa plus célèbre application. Le triangle est sans doute l’emblème formel de l’abstraction géométrique dans la Belgique des années 1950. “Lumière de l’âme”, selon Delahaut, la couleur est liée à la forme qu’elle incarne. Ce lien entre forme et couleur est primordial dans l’équilibre d’un tableau. Pour les peintres issus du groupe Art Abstrait, l’enjeu pictural consiste à trouver le timbre chromatique correspondant à la forme modulée à l’intérieur d’une suite agencée dans l’espace du tableau.

En explorant les combinaisons infinies permises par les relations entre ces trois paramètres plastiques, les peintres mettent en place un univers visuel caractérisé par une constante mutation : la forme colorée a le statut d’une séquence dans la logique d’une série. Au sortir des années 1950, cette question du mouvement de la forme dans une structure sérielle se pose avec acuité. Les réponses à cette question, toutefois, divergent. Certains peintres évacuent le principe de répétition pour se concentrer sur une seule forme magnifiée en signe immobile. C’est le début du minimalisme dont témoigne un tableau comme Structure n°1 que peint Delahaut en 1964.

D’autres, en revanche, maintiennent le concept d’exploration sérielle de la forme en valorisant le mouvement virtuellement inclus dans la dynamique de la modulation. C’est le cas de Pol Bury. Mettre la forme en action est une option esthétique qui amène ces artistes à envisager de (se) sortir du tableau pictural qui est, forcément, statique.

Dans les années 1980, la peinture de Delahaut constitue le modèle autour duquel se structure une nouvelle génération de peintres engagés dans l’art construit. Cette génération se met en place au fil des six numéros de la revue Mesure Art international qui paraît entre 1988 et 1995. Des vétérans tels que Baugniet et Delahaut participent à ce projet emmené par Jean-Pierre Maury, Pierre Husquinnet, JeanJacques Bauweraerts et Léon Wuidar.

Michaux dans le flux de l’encre

Poète et peintre d’origine belge né à Namur – il prend la nationalité  française en 1955 –, Michaux publie ses premiers textes en 1922. Trois ans plus tard, il entame une recherche graphique totalement émancipée des thèses rationalistes qui guident alors le constructivisme international et plus tard l’abstraction géométrique. À l’inverse de ce que Magritte postule en 1929 dans le onzième énoncé de sa publication Les Mots et les Images, le lisible et le visible ne sont pas, pour Michaux, des éléments de même nature. Au terme d’une recherche marquée par le surréalisme, l’usage d’hallucinogènes – entre 1956 et 1961 – et la pensée extrême-orientale, le dernier Michaux – l’artiste meurt en 1984 – revient, au milieu des années 1970, à la tache d’encre qu’il travaille avec une gestuelle informelle rappelant les travaux de 1960-1961 qui lui avaient valu une reconnaissance internationale. Vers 1974, préparant une exposition prévue à la Fondation Maeght au printemps 1976, Michaux se consacre à une série de grands formats. Ces grandes encres sont réalisées dans une optique picturale proche du jaillissement recherché par Dotremont. Alechinsky rapporte d’ailleurs qu’au cours d’un vernissage, Michaux lui-même confondit les démarches lorsque, trompé par l’obscurité, il prit un logogramme pour une de ses œuvres.

MICHAUX H., Sans titre © Drouot

Après discussion, l’auteur de Plume observe que le fondateur de Cobra est, en fait, un peintre de mots. “Il écrit, lui“, conclut Michaux qui, pour sa part, ne cherche pas vraiment à orientaliser l’écriture. Sur un plan théorique, un recueil comme Émergences-Résurgences (1972) interroge les propriétés respectives de l’image et de l’écriture. “Je peins pour me déconditionner” écrit-il d’entrée de jeu. Se déconditionner, oui, mais de quoi ?

L’image représente, pour Michaux, un lieu de dépassement du verbe. Elle relègue les mots dans l’oubli pour offrir au poète la possibilité de s’abandonner à une gestuelle dont la dimension volontairement hasardeuse, incontrôlée, tranche avec la maîtrise conceptuelle imposée par le langage. Les grandes encres de Michaux ne restaurent aucune écriture, aucun alphabet imaginaire. Elles ne donnent rien à lire. Michaux ne garde de l’écriture que le principe d’inscription sur le support comme mode de rédaction situé en dehors d’un cadre linguistique. Les grandes encres mettent ainsi en scène une poésie sans mot, où la tache noire se substitue à la lettre. Pour opérer cette substitution, Michaux active ce qui, dans l’écriture, connote le rythme : virgule, parenthèse, crochet, point. Il s’agit moins de signifier que de faire signe. Un texte comme Idéogrammes en Chine (1975) en témoigne sur un plan théorique. La ligne est un point d’articulation entre image et écriture.

Associée à l’idée de mouvement, la ligne s’affranchit de sa fonction linguistique pour se faire énergie, spasme, rapidité, vitesse, débordement. Le rapprochement entre écriture et dessin s’appuie sur une équivalence de médiums : même encre, même outil, même support. Spontanéité, rapidité d’exécution et absence de schéma préparatoire sont les principes fondamentaux de cette peinture. La démarche est également proche de l’automatisme surréaliste. Une nuance est cependant nécessaire à cet égard. L’automatisme de Michaux vise moins à faire affleurer les strates obscures du psychisme qu’à favoriser une libération du geste. Celui-ci balaie le papier
pour y répandre des laques d’encre qui s’engendrent les unes les autres. Formant un continuum vital placé sous le signe d’une perpétuelle transformation, les taches conservent pourtant une même densité en termes d’utilisation de l’encre. Michaux ne joue pas sur les modulations tonales rendues possibles par la dilution de l’encre. Celle-ci prend une signification particulière. Là où l’huile, pâteuse et collante, entrave l’immédiateté, l’encre de Chine fluidifie l’écoulement du geste. Tributaire de l’idée de mouvement, la main erre sur le papier en adoptant un rythme saccadé. Elle sature la surface en excluant toute forme de hiérarchie dans la composition. Aucun élément ne prend le pas sur un autre. Il n’y a ni centre ni marges, ni avant-plan ni profondeur, mais un univers en perpétuel devenir.

LAOUREUX Denis, ULB


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : Province de Namur ; academia.edu | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, DELAHAUT J., sans titre (1958) © rtbf.be ; © Province de Namur ; © STIB ; © Fondation Roi Baudouin ; © Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique ; © Ph. de Gobert ; © Drouot.


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CHARLIER : Hommage à Pierre Dac (2017-2018)

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[LABOVERIE.COM, oeuvre du mois, août 2023] Les collections du musée des Beaux-Arts [de Liège, BE] possèdent de nombreuses œuvres de Jacques CHARLIER. En 2022, deux nouvelles acquisitions de l’artiste élargissent ainsi le panel proposé, illustrant l’éclectisme du répertoire de cet artiste inclassable. Un de ces deux achats est un hommage particulier rendu à l’inventeur de l’imaginaire Schmilblick et du  biglotron  : Pierre Dac (1893-1975).

Né à Liège en 1939, Jacques CHARLIER est un autodidacte dont l’intérêt pour l’art naît dès son plus jeune âge. À douze ans seulement, le petit Charlier prend une grande décision : devenir artiste.

Il débute sa carrière artistique dans les années 1960. En parallèle à son travail alimentaire au Service Technique Provincial (STP) de Liège, il développe peu à peu son propre langage artistique, combinant citations d’artistes d’avant-garde, critiques du monde de l’art et, dès lors, diversité de techniques et de styles (peinture, sculpture, texte, collage, photo, vidéo, dessin…). Cette  “ double identité ” le relie, dit-il, à Franz Kafka, dont l’univers alliant administration et art de l’écriture, le marque profondément.

À l’époque du Pop Art et du Nouveau Réalisme, il réalise les Paysages professionnels, documents photographiques collectés sur son lieu de travail, accompagnés d’un certificat signé de sa main et de celle du chef mécanographe, André Bertrand. Il  présente  ces documents issus de sa vie professionnelle au milieu artistique.

Après l’édition de la revue  Total’s, l’édition souterraine liégeoise, les Photographies de vernissage, ou encore les  photos-sketches, Jacques Charlier se lance, toujours en lien avec sa pratique artistique, dans des activités musicales.

Véritable touche-à-tout, il s’adonne à la caricature depuis 1969, ponctuée de citations d’artistes ou de tableaux, à coups de pinceaux, de crayons ou de flashs photographiques. À nouveau, le thème de prédilection est le microcosme de son milieu d’adoption, auquel il offre un reflet fait d’humour et d’ironie, illustrant ses dérives, celles du marketing et de la spéculation. Il se lie d’amitié avec d’autres artistes de son temps, les conceptuels Daniel Buren et Joseph Kosuth, ou encore Marcel Broodthaers.

En 2009, il marque le “ off” de la Biennale de Venise avec son exposition  Cent sexes d’artistes , dont les affiches seront finalement refusées par crainte de revendications en droits de reproduction [sic]. A nouveau, il démontre, s’il le fallait encore, sa connaissance de l’histoire de l’art et du monde qui l’entoure, sa capacité de mimétisme, sous forme de jeu et de dérision. La caricature, le second degré et les références pointues ont donc toujours fait partie de l’œuvre de Jacques Charlier. L’ensemble de toiles nouvellement acquises par le musée en est un bel exemple.

Pierre Dac, humoriste et comédien français, a très vite fait son entrée dans la vie de Jacques Charlier. Son humour absurde et celui de son acolyte Francis Blanche, résonnent sur les ondes de la radio du jeune adolescent et le transportent par grands éclats de rire. Cousin éloigné du dadaïsme, Pierre Dac touche de plein fouet le belge.  Le roi des loufoques  autoproclamé édite dès les années 1930 (et dans les années 1960) le journal  L’Os à moelle. Ce grand père du  Gorafi propose parmi ses pages une section de prime abord classique, les “ petites annonces”. La première donne le ton. “ Offre d’emplois  : On demande cheval sérieux connaissant bien Paris pour faire livraisons tout seul.” Derrière le sérieux apparent, se cache une plume hilarante… digne des futurs Nuls et bien avant les célèbres petites annonces d’Elie Semoun. Ces avis courts ont le meilleur effet sur la morosité et la gravité ambiantes.

Hommage à Pierre Dac, (2017-2018, 31 toiles de formats divers, acrylique sur toiles) © Musées de la Ville de Liège

Parmi le millier de ces punchlines , Charlier en sélectionne trente-et-une pour en faire une série, comme souvent dans sa pratique, qu’il illustre à l’acrylique sur toile. Chaque toile est doublement signée, “ texte P. Dac ” et illustration “ J. Charlier ”. Revenant à un dessin simple et schématisé dans cet univers kafkaïen, l’artiste s’inspire cette fois des réclames publicitaires et des pratiques de la bande dessinée. Un livre, un parapluie, un réveil… les motifs sont souvent seuls, perdus sur un fond monochrome, permettant de centrer l’attention sur eux, directement identifiables. L’art minimal figuratif pour un maximum de clarté, et de rires.

Parmi ces images, l’une attire l’attention, par la surcharge de sa composition et par son sujet. Entre livres, artefact de Buren, verre et bouteille renversée, stigmates d’une soirée arrosée (?), se dressent un urinoir et un hérisson à bouteilles duchampiens. Au mur, deux tableaux à la manière de Picasso et Mondrian. D’autres sont empilés et séparés par des bâtons colorés à la Cadere. Autant de clins d’œil à retrouver, tel un jeu d’énigmes et de références. Le balai posé contre le bar (Robert Filliou  l’aurait-il perdu ?) fait écho à la “ liquidation ” évoquée dans le texte de Dac : “Soldes prix intéressants articles ayant figuré dans grandes expositions internationales. Faire offre !” À nouveau l’esprit de Pierre Dac a frappé, mais accompagné de l’interprétation de Jacques Charlier, toujours critique, drôle et satirique sur ce milieu en perpétuelle évolution, le monde de l’art et son marché.

Cette installation est donc une rencontre entre deux hommes inventifs et critiques, l’un armé de ses pinceaux, l’autre de sa plume, pour le plus grand plaisir d’un fou-rire fulgurant.

Laura Dombret pour laboverie.com


[NADJAVILENNE.COM] Dès l’âge de douze ans, Charlier est sensibilisé, grâce à son père, à l’humour ravageur de Pierre Dac et de Francis Blanche. Faut dire qu’à l’époque, à Ersange, dans le fin fond du Grand Duché du Luxembourg, la radio était une bénédiction.

Pour Charlier, cette manière de donner du sens au non-sens va de pair avec sa constante tentative de désangoisser la réalité. Il découvre la littérature dès l’âge de 9 ans, au travers des contes extraordinaires d’Edgar Poe. De dix-sept à vingt ans, Kafka devient un frère d’arme, vu l’influence de sa profession administrative sur ses écrits. La porte du Service technique provincial de Liège ressemblant étrangement à celle des Assurances générales de Prague.

Plus tard après Teilhard de Chardin et Cioran, viendra son intérêt pour la sociologie et la philosophie qui le conduira à se passionner pour Baudrillard et Bourdieu.

© nadjavilenne.com

Mais périodiquement, en guise d’interlude, il revient toujours vers le grand maître soixante trois de son enfance. Son journal hilarant, ses sketchs, le font inlassablement mourir de rire. Pour lui, le Schmilblick fait bon ménage avec la broyeuse de chocolat de Duchamp, l’art des incohérents, Jules Levy et ses hydropathes, Alphonse Allais, et enfin Picabia son peintre préféré.

C’est ceux là qu’il considère comme sa famille humoristique d’adoption. C’est en s’appuyant sur leur mémoire, qu’il a construit patiemment l’aventure risquée des identités multiples artistiques. Pierre Dac a toute son affection admirative, car grâce à son génie, il a cautérisé ses blessures de guerre et conjuré la noirceur de la vie.

Charlier a longuement hésité avant d’oser imager les petites annonces de l’Os à moelle. Mais l’envie de remettre en lumière leur fulgurance, était plus forte. Comme l’a dit Claes Oldenburg, le rire élargit la vision. Pour Charlier, c’est plus qu’un réflexe, c’est un mode d’emploi.

Sergio Bonati pour nadjavilenne.com


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : laboverie.com ; nadjavilenne.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, l’oeuvre exposée à la Galerie Nadja Vilenne de Liège © nadjavilenne.com ; © laboverie.com.


Plus d’arts visuels en Wallonie-Bruxelles…

DANVAL : Blues pour Robert Pernet (2014)

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Robert Pernet, premier historien du jazz belge

La maladie rapproche les êtres. Robert et moi étions atteints du même mal incurable : la collectionnite aiguë. Il était plus atteint que moi dans la mesure où il poussait les diverses recherches plus loin, allant même jusqu’à collectionner les chasses de cabinet. En l’occurrence, il faut bien admettre que c’était d’une originalité folle. Plusieurs fois par semaine, nous nous téléphonions pour nous informer de nos trouvailles dans le domaine du jazz. Nous demeurions, l’un et l’autre, d’un calme olympien lorsque le rival annonçait une découverte sensationnelle que nous recherchions tous les deux et que l’un de nous ne possédait pas. En dépit de vives crampes d’estomac et de vertiges subits, nous tentions, chacun à notre tour, de minimiser la nature du trésor éventuel. Nous n’étions pas dupes de cette comédie passablement infantile. D’autant plus que notre passion commune suscitait une estime et, mieux, une amitié réciproque. Robert fut le premier et pratiquement le seul à s’intéresser à l’histoire du jazz belge. Son flair prodigieux, cette quasi-obsession de vouloir résoudre une énigme, l’a mené du milieu du XIXe siècle à ce funeste jour du 27 février 2001, à 13 h, où il a plié avec soin son ombrelle, car il était méticuleux.

Dès l’âge de six ans, subjugué par Louis Armstrong et Sidney Bechet qu’il entend à la radio, il s’inscrit au cours de percussion de l’Académie de musique de Schaerbeek et peaufine ses connaissances avec l’excellent batteur Johnny Peret. Très rapidement, il sera confronté à des musiciens de haut vol : Philip Catherine, Lou Bennett, Toots Thielemans, Sadi, René Thomas ou encore Jack Sels. Robert et Philip Catherine enregistrent Stop de Charlie Mingus et Grelots de Philip Catherine en tant que lauréats du tournoi provincial de jazz de 1967. Ce 45 tours, aujourd’hui rarissime, a été produit par le service de la jeunesse de la Province de Brabant. Cet enregistrement est souvent considéré comme étant le premier de Philip Catherine. En réalité, il est précédé d’un 33 tours 25 cm intitulé Finale du Grand Prix de Belgique des Variétés. En mai 1960, Philip y joue le célébrissime Nuages.

Robert Pernet fut le premier, dans notre pays, à considérer la batterie en tant qu’instrument mélodique et, ainsi qu’aiment le dire les aficionados, à jouer léger. Raison pour laquelle il retint l’attention du saxophoniste Babs Robert qu’il accompagnera dans tous les festivals durant une dizaine d’années. A Montreux, il recevra le prix du Meilleur Accompagnateur (1967). A l’instar des musiciens de sa génération, il s’intéressera un court moment au free jazz. Sa sensibilité le poussait à entrer de plain-pied dans l’univers plus constamment créatif du trio de Charles Loos, avec Jean-Louis Rassinfosse à la basse. Cette collaboration lui permit d’appliquer les leçons enseignées par Max Roach et Shelly Manne avant qu’il ne découvre les vertus de sa propre nature créative.

Son rôle de musicien ne lui suffit guère. En 1966, la parution de Jazz in Little Belgium passe quasi inaperçue, sauf pour les amateurs pointus, alors qu’il s’agissait d’un travail capital et sans équivalent en dépit de ses lacunes. Robert Pernet en était conscient. À plusieurs reprises, il m’a fait part avec franchise de sa difficulté à aborder l’écriture. En vérité, son livre était attachant pour ce qu’il contenait de chaleur humaine, d’obstination dans la recherche, d’approche objective du jazz et, surtout, de découvertes discographiques généralement ignorées.

La discographie, voilà la grande affaire de Robert Pernet ; un domaine dans lequel il demeure encore aujourd’hui imbattable. Atteint d’une implacable maladie, il eut le courage de terminer l’œuvre de sa vie, Belgian Jazz Discography, le témoignage le plus exhaustif de tous les enregistrements de jazzmen belges de 1897 à 1999. Depuis, je n’imagine personne en Belgique susceptible d’être capable de poursuivre cette œuvre unique. La discographie est une science. Pernet était le seul à la traiter en grand professionnel. Lorsqu’il est parti rejoindre David Bee, Gus Deloof et Stan Brenders, son épouse Janine a eu la bonne réaction, en souhaitant préserver l’immense collection de son mari sur le jazz belge, de la céder à la Fondation Roi Baudouin. Sauver une telle collection était un devoir sacré. Devenus patrimoine national, ces trésors peuvent être consultés par les chercheurs à la bibliothèque du musée des Instruments de musique (MIM) à Bruxelles. Il va de soi que je n’aurais pu entreprendre cette étude sans avoir accès aux investigations dictées par la ferveur du tout premier historien du jazz belge.

Robert Pernet souhaitait que son existence et son esthétique, dans le dédain des compromissions, soient marquées par une approche de la perfection, ne s’aventurant que dans la discipline de son excellence.

Marc Danval


EAN9782930627304

Ces quelques lignes constituent l’avant-propos de l’Histoire du jazz en Belgique que Marc DANVAL a publié en novembre 2014. En termes de quatrième de couverture, l’ouvrage ne s’en tire pas trop mal : “Mis à part quelques essais fragmentaires et une remarquable Belgian Jazz Discography de Robert Pernet, il n’existait guère une Histoire du Jazz en Belgique, s’échelonnant de la préhistoire de cette musique à nos jours avec la relève des jeunes. Sans chauvinisme hors de propos et armé de rigoureuses preuves à l’appui, Marc Danval révèle l’héritage de l’Afrique (Congo), la découverte du Mississippi par un Belge, le père Hennepin ou encore l’invention du saxophone par le Dinantais Adolphe Sax. La Belgique vit naître, sur le plan mondial, le premier découvreur et historien du jazz, Robert Goffin ; et en Europe, le premier magazine spécialisé Music, le premier big band (The Bistrouille), la naissance de Django Reinhardt en notre Hainaut ou Comblain-la-Tour, le père des festivals européens. Pour la première fois, Marc Danval nous parle de l’existence du premier jazzman belge aux États-Unis, Omer Van Speybroeck, et de la première chanteuse de blues Évelyne Brélia ; deux noms totalement inconnus à ce jour. D’autres découvertes de ce chercheur passionné nous attendent dans cet ouvrage…” Pour les sceptiques, la seule table des matières (ci-après) peut témoigner de la qualité de ce travail rare (et ce n’est pas notre ami Jean-Pol Schroeder qui dira le contraire…) :

      1. L’héritage de l’Afrique
      2. Adolphe Sax, le père du saxophone
      3. Louis Hennepin, un Belge découvreur du Mississippi
      4. La folie du cake-walk
      5. Le ragtime belge
      6. Le jazz s’est révélé en 1910 à l’Exposition universelle de Bruxelles
      7. Le choc des Mitchell’s Jazz Kings
      8. Les premiers jazz bands
      9. Évelyne Brélia, la première interprète de blues en Belgique
      10. Robert Goffin, découvreur du jazz
      11. Omer Van Speybroeck, le premier jazzman belge
      12. Peter Packay et David Bee, précurseurs de l’écriture jazz
      13. Le Magazine Music
      14. Bistrouille Amateurs Dance Orchestra
      15. Ostende : la vague syncopée des années folles
      16. L’extravagant Clément Doucet
      17. Les trois grands : Stan Brenders, Fud Candrix, Jean Omer et l’ère des big bands
      18. Django Reinhardt, de naissance belge
      19. La Rose Noire, la saga d’un club mythique et les lieux de jadis
      20. Les Fous de Jazz : Écrivains – Critiques – Chroniqueurs – Hommes de radio – Conférenciers
      21. Comblain-la-Tour, père des festivals européens
      22. L’école liégeoise
      23. Antwerpen : métropole du jazz
      24. Toots Thielemans, une dimension mondiale
      25. Un abécédaire de mémoire
      26. Les maîtres d’aujourd’hui et la relève des jeunes…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : éditions avant-propos | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : pièces de la collection de Robert Pernet © Fondation Roi Baudouin ; © éditions avant-propos.


More Jazz in Wallonia and Brussels ?

MARTINI, Stéphane (né en 1955)

Temps de lecture : 2 minutes >

Stéphane Martini commence la guitare à l’âge de 13 ans, jouant à la fois du classique (études au Conservatoire de Liège) et du folk (chansons de Dylan, Pete Seeger, etc.) A partir de 1970, il accompagne différents chanteurs et découvre parallèlement le jazz et la bossa. En duo avec André Klenes, il travaille les compositions de Jobim, L. Almeida, etc. et commence à participer aux jam-sessions liégeoises.

Ayant terminé ses études musicales, il enseigne en académie dès 1975 tandis qu’il suit lui-même de nombreux stages de jazz et de musique brésilienne, notamment avec José Barrense Dias. Il effectue son premier voyage au Brésil. Dans un registre plus proche il étudie avec le guitariste américain Bill Frisell. Il écrit et joue ses premières compositions (pour lesquelles il reçoit un prix à Fort-de-France, en Martinique) au sein de ses propres formations, Papagaio et Sao Jao, dans lesquelles défileront des musiciens comme André Klenes ou Michel Hatzigeorgiou, Antoine Cirri ou Mimi Verderame, Lucky Vandevelde, Mustapha ou Toni Reina.

Stéphane Martini se spécialise de plus en plus dans un jazz fortement teinté de musique latine et d’influence afro-cubaine. Il se produit dans différents festivals : Festival de la Guitare à Liège, Gouvy, Ostende, etc. et joue dans le trio de Jean Linsman. En 1986, il enregistre un premier album à son nom. En août 1987, il part pour New York, étudie à l’Université de Brooklyn (où il retrouve Pierre Vaiana et Kris Defoort), participe à différentes jam-sessions et côtoie les frères Gonzales, spécialistes de la salsa. De retour en Belgique en février 1989, il reforme Papagayo avec, en invitée, la flûtiste américaine Ali Ryerson. Il joue également dans un contexte plus intime en duo avec le percussionniste Toni Reina…

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Centre culturel d’Ans-Alleur.


More Jazz…

 

DEHAYBE, Roger (1942-2023)

Temps de lecture : 6 minutes >

Le liégeois Roger Dehaybe (né en 1942 à Saint-Ghislain), ancien n°2 de la francophonie dans le monde, est décédé ce vendredi à l’âge de 81 ans. Durant toute sa vie, ce romaniste liégeois se battit inlassablement pour faire rayonner la langue française dans le monde.

[AGORA-FRANCOPHONE.ORG, 13 avril 2021] Rencontre chaleureuse et éclairante avec Roger Dehaybe qui a tenu les rênes du Commissariat général aux relations internationales de la Communauté française de Belgique avant de prendre celles de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie. Un itinéraire de plus de 20 ans, retracé dans son livre Le choix de la Francophonie, un parcours belge et international paru aux Éditions du Cygne, qu’il évoque, avec nous, en toute franchise.

Nouvelles de Flandre : Parlez-nous de vous…

Roger Dehaybe : Je tiens tout d’abord à vous remercier de m’accueillir dans vos colonnes. Je connais votre association et je sais les efforts que vous développez pour permettre à nos compatriotes francophones de Flandre de, tout simplement, ne pas renoncer à leur culture ! Un Liégeois est bien placé pour comprendre cet attachement à notre langue ! Notre grande fête : le 14 juillet ! Je me suis intéressé très tôt à la langue française et je me destinais à son enseignement ; j’ai donc suivi des études de philologie romane. Durant mes études à l’université de Liège, j’ai fondé avec quelques amis une compagnie théâtrale : le théâtre de la Communauté, toujours actif et initiateur dans notre Communauté française du théâtre action.

N.d.F. : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la Francophonie ?

R.D. : Militant politique, j’ai participé à plusieurs cabinets ministériels. Culture, Éducation, Economie aux cotés de Pierre Falize, de Jacques Hoyaux, de Jean-Maurice Dehousse. Ces fonctions m’ont mis très tôt en contact avec d’autres pays francophones et m’ont fait découvrir la créativité de bien des sociétés en même temps que les difficultés de bon nombre de pays du Sud. J’ai perçu aussi l’intérêt pour les francophones belges de nouer des partenariats avec d’autres peuples francophones et perçu la force du multilatéral fondé sur une communauté linguistique pour apporter des réponses collectives aux grands défis, diversité culturelle, éducation, protection des minorités… J’ai découvert aussi que mon pays, la Belgique, était sans doute le seul pays du monde à considérer la langue française non comme une langue internationale mais comme une langue régionale !

N.d.F. : Quelles sont les principales étapes de votre parcours professionnel ?

R.D. : Après mes études, j’ai travaillé 2 ans à la RTBF Liège et ai contribué à la mise en place de Radio-Télévision Culture (RTC) aux côtés de Robert Stéphane. Ensuite, j’ai occupé des fonctions dans l’administration de l’Université de Liège, notamment celle de directeur de résidence universitaire et responsable des relations extérieures. J’ai été le directeur de cabinet de Jean-Maurice Dehousse, Ministre de la Culture en 1977 et en 1980 à la Présidence du gouvernement de la Région Wallonne. C’est durant cette période que j’ai noué avec Charles-Etienne Lagasse, directeur de Cabinet de François Persoons, des liens très forts qui me permettront de mieux comprendre les problèmes rencontrés par les Francophones de Bruxelles. En janvier 1983, Charles Etienne sera un de mes adjoints pour mettre en place l’instrument de politique extérieure des francophones de Wallonie et de Bruxelles, le CGRI aujourd’hui WBI. En 1997, lors du Sommet francophone de Hanoï, j’ai été nommé administrateur général de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie (aujourd’hui l’OIF) aux côtés successivement des Secrétaires Généraux Boutros-Boutros Ghali et ensuite, le Président Abdou Diouf, jusqu’en 2006, où j’ai été désigné Commissaire de l’année Senghor.

N.d.F. : Quel est votre meilleur souvenir au cours de votre carrière ? Et le pire ?

R.D. : Le meilleur souvenir est, certainement, la participation de la Communauté française de Belgique au premier Sommet de la Francophonie, en février 1986. Une reconnaissance formidable de notre capacité internationale. Avec Lucien Outers, notre premier Délégué général à Paris, nous étions parvenus à convaincre les partenaires, surtout la France pays hôte, de nous accueillir sur un pied d’égalité avec les États. À l’époque, une vraie première et un statut que nous enviaient nos amis québécois. Mon principal regret, sans doute mon incapacité à convaincre les autorités de la Francophonie de réunir au moins une fois les représentants des 32 gouvernements des entités ou pays qui ont la langue française comme une de leurs langues nationales. A mon sens, ils devraient constituer le noyau dur de la Francophonie. Il est donc urgent de faire le point sur leurs difficultés et leurs besoins.

N.d.F. : Lors de nos reportages, plusieurs intervenants ont pointé du doigt le manque de visibilité de la Francophonie. Que leur répondez-vous ?

R.D. : Selon moi, c’est le message confus de la Francophonie qui est la cause de ce manque de visibilité. Comment faire comprendre que cette Francophonie réunit des pays qui, de fait, n’ont aucun rapport à la langue française ? Comment faire prendre au sérieux le discours de la Francophonie sur l’égalité femme-homme alors qu’elle accepte en son sein le Qatar comme associé et comme observateurs la Hongrie, qui refuse de signer la convention d’Istanbul contre la violence faite aux femmes, et la Pologne, qui interdit l’IVG ? Comment convaincre que la Francophonie est un acteur de la démocratie politique quand on voit la situation confuse de tant de pays membres ?

N.d.F. : Dans votre livre, vous expliquez que, suite à la réduction des moyens disponibles, la Francophonie doit cesser de se disperser et s’attacher à des chantiers prioritaires (p. 153). Quels sont ces chantiers prioritaires ?

R.D. : En 2007, le budget disponible pour les programmes de coopération s’élevait à 52 millions d’euros (sans les salaires). En 2021, ce budget n’est plus que de 22,5 millions. Un montant dérisoire quand on connait les besoins des pays membres et le nombre de projets envisagés ! Il est donc plus qu’urgent de resserrer les actions sur des programmes pour lesquels la Francophonie peut apporter effectivement une plus-value. Donc, à mes yeux, principalement tout ce qui touche à la langue française et à la diversité culturelle, à l’éducation…

N.d.F. : Qu’apporte la Francophonie à la Fédération Wallonie Bruxelles et vice versa ?

R.D. : La Francophonie est un espace extraordinaire de coopération pour la Fédération Wallonie-Bruxelles. Des liens étroits ont pu se nouer avec d’autres gouvernements francophones mais aussi, et c’est également important, entre des institutions, des associations, des créateurs. La Fédération est reconnue comme un partenaire prioritaire, non seulement à cause de son apport financier (la FWB est le 3ème bailleur de la Francophonie après la France et le Canada) mais surtout, à cause du haut niveau de ses experts impliqués dans les programmes de l’OIF et des opérateurs. Par exemple, nos universités sont bien actives au sein de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et la RTBF est une des chaines fondatrices de TV5 Monde. Notre participation à la Francophonie aux côtés de grands États constitue également au plan interne, une affirmation politique forte de notre capacité internationale.

N.d.F. : Comment voyez-vous l’avenir de la langue française dans le monde ?

R.D. : Je ne suis pas pessimiste car la démographie peut nous rassurer. L’Afrique francophone connaît une progression aussi rassurante pour la langue qu’interpellante pour le développement. Les chiffres en attestent. C’est, effectivement, la démonstration de l’utilité du français pour le développement de ces pays qui les convaincra de garder cette langue commune en partage. L’avenir de notre langue est donc lié à la place que nous parviendrons à lui garder pour le développement du Sud. Mais la langue française doit aussi apparaître pour l’ensemble du monde, Nord comme Sud, comme porteuse de modernité. Je me réjouis, à cet égard, que le Sommet de 2021 (Tunisie) soit consacré à la question du numérique, de l’accès et des contenus en français. Nous devons aussi tirer les vraies conséquences du Brexit car c’est l’anglais qui se positionne en concurrent de notre langue et je comprends mal pourquoi certains entendent maintenir une place aussi importante à l’anglais dans les échanges européens.

N.d.F. : Que pensez-vous de l’isolement de la minorité francophone en Flandre ?

R.D. : Une situation regrettable et qui devrait davantage mobiliser les francophones. La Francophonie prétend exprimer son soutien aux peuples francophones. Ainsi, les minorités francophones de bien des pays bénéficient de la solidarité active de l’OIF et de ses opérateurs. Par exemple, les 3.000 francophones de Sainte Lucie, les 80.000 du Vanuatu, les 120.000 de Chypre, les 128.000 de Lituanie… Mais qui se préoccupe des 310.000 francophones de Flandre ? Ne peut-on imaginer que la Francophonie apporte son soutien à l’APFF afin que celle-ci puisse aider des associations situées en Flandre pour poursuivre leurs activités en français ? Sans doute, vu notre organisation politique interne, la Fédération Wallonie Bruxelles ne peut intervenir pour des activités qui se situent sur le territoire de l’autre Communauté mais, puisque la Belgique fédérale est membre de la Francophonie elle devrait soutenir une telle démarche !

Anne-Françoise COUNET, Nouvelles de Flandre


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : Agora Francophone | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © BELGA ; © OIF.


Plus de presse en langue française…

NAMUR Y., La nouvelle poésie française de Belgique – Une lecture des poètes nés après mai 68 (2009)

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La poésie et ses demeures possibles

Il y a plus d’une trentaine d’années, le regretté Bernard Delvaille publiait aux éditions Pierre Seghers une volumineuse anthologie intitulée La nouvelle poésie française. Les auteurs présentés avaient, pour les aînés, la quarantaine à peine, quant au plus jeune, il s’appelait Eugène Savitzkaya et il avait à peine vingt ans. Une anthologie qui devait faire date, même si elle fut mal accueillie par les bien-pensants de l’époque et les critiques officiels qui l’avaient prise “pour un panthéon, pour une image définitive de la poésie d’aujourd’hui”.

Ainsi pouvait-on découvrir tout au long de ces quelque six cents pages, les avant-gardes de l’époque dont ces auteurs proches du Manifeste électrique aux paupières de jupes qu’avait signé Michel Bulteau en 1971 (je pense particulièrement ici à Serge Sautreau, Yves Buin ou Alain Jouffroy). Figuraient là aussi les proches des revues TXT comme Christian Prigent ou Jean-Pierre Verheggen, ceux encore qui gravitaient autour de la revue Tel Quel, Marcelyn Pleynet ou Denis Roche. Y apparaissaient aussi les noms de Daniel Biga, Pierre Dhainaut ou Lionel Ray… Un ouvrage visionnaire à plus d’un titre.

Quant aux quelques poètes belges présents dans cette anthologie, ils avaient pour noms Jean-Pierre Otte, Jacques Izoard, Eugène Savitzkaya, Christian Hubin, Jean-Pierre Verheggen, William Cliff, Michel Stavaux ou Daniel Fano

Si aujourd’hui j’ai évoqué cette anthologie, c’est parce qu’il me semblait que je pouvais faire miens les propos de Bernard Delvaille lui-même lorsqu’il présenta à l’époque son travail. C’est que, je l’espère, nos desseins sont assez semblables. “Cette anthologie, écrivait Delvaille, est un livre d’humeur. Elle ne se veut pas consécration, mais ouverture et pari. Elle se voudrait avant tout subversive, car la poésie doit être subversive, voire, terroriste. Dans un univers encore – mais pour combien de temps ? – tout préoccupé de concurrence sociale, de conventions, de hiérarchies et de cette fatuité que donne le confort moral, la parole de Baudelaire se révèle plus vraie que jamais : ‘Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais.’” Qu’ajouter de plus à cette merveilleuse entrée en matière ?

Cette présente anthologie – que tout un temps j’avais pensé intituler, comme le livre de Macédino Fernandez paru chez Corti, Papiers de nouveauvenu et continuation du rien – est une lecture de poètes belges nés après mai 68. Exception faite de Yves Colley, né quelques semaines plus tôt, mais fallait-il l’exclure pour autant ? les plus âgés comme Laurence Vielle, Anne Penders et Théophile de Giraud sont nés aux alentours de ces événements qui marquèrent notre jeunesse à nous. Quant aux plus jeunes, ils n’ont pas encore vingt-cinq ans ou à peine, ils s’appellent Antoine Wauters, Raphaël Micolli, Kathleen Lor, Alexandre Valassidis, Nicolas Grégoire, Damien Spleeters ou encore Coton, et ils nous offrent déjà des pages d’une belle densité.

Quel regard dès lors poser sur ces “poètes d’après mai 68”, quelles constatations s’imposent, quelles leçons tirer de ces lectures ?

Le lecteur attentif aura ses propres réponses comme il aura ses propres sympathies pour tel ou tel autre poète. Mais quelques constantes paraissent déjà se dégager d’un tel travail.

Ainsi suis-je frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux auteurs, s’inscrivant dans la tradition d’un Michaux ou d’un Marcel Lecomte. Les poètes belges, il est vrai, ont souvent été tentés par ce type de forme fixe. Qu’on pense à Fernand Verhesen, Philippe Jones, Michel Lambiotte, André Balthazar ou Gaspard Hons, nos poètes ont souvent travaillé cet espace singulier que représente le poème en prose. Mais ici, plus qu’à d’autres moments, le poème en prose s’impose comme un genre fréquenté par nombre d’entre eux : qu’il s’agisse de Ben Arès, Frédéric Saenen, Laurent Robert, Rachaël Micolli, Antoine Wauters ou un Stéphane Lambert toujours à la frontière des genres.

Autre constatation : l’importance qu’acquiert aujourd’hui l’oralité, l’immédiat d’un discours. La reconnaissance et l’accueil grandissant du slam et des lectures-performances ne sont peut-être pas étrangers à ce phénomène-là. Des auteurs comme Damien Spleeters ou Maxime Coton, dit Coton, s’inscrivent dans cette lignée de poètes qui “montent sur scène”. Un Nicolas Ancion, qui cultive volontiers l’humour et la dérision, leur est également proche. On doit d’ailleurs, autour de cette mouvance, évoquer le rôle d’une maison d’édition comme Maelstrom dont la collection bookleg s’est fait le témoignage des différentes performances. Citons aussi une Laurence Vielle dont le texte dit par elle-même investit à merveille la scène. Il faut être témoin de ses lectures pour mesurer toute l’importance du poème “mis en scène ou en ondes”.

Mais ne gardons pas la langue de bois : le danger est parfois réel dans ces performances. Un texte qui passerait remarquablement la rampe par différents effets de scène ou de voix peut, une fois couché dans un livre, se révéler être de piètre qualité. C’est là me semble-t-il l’un des risques majeurs de telles démarches, mais elles valent la peine d’être tentées.

L’engagement citoyen est aussi présent dans cette poésie d’après mai 68. Peut-être plus que ce qu’il n’était auparavant. Qu’on lise pour s’en convaincre du Laurence Vielle ou Le poète fait son devoir de Nicolas Ancion.

Théophile de Giraud, quant à lui, pousse l’engagement jusqu’à la provocation extrême, voire, l’injure à la vie. Avec peut-être Christophe Abbès et Xavier Forget (qui n’a rien publié à ce jour), il fait partie de ces inclassables qu’André Blavier appelait les “fous littéraires”. Quel scandale suscitera-t-il après le récent badigeonnage de la statue équestre de Léopold II ? Faisons-lui confiance, nous ne sommes pas au bout de nos surprises avec cet émule d’André Stas. Et cela, qu’on le veuille ou non, oxygène un peu notre quotidien.

Parmi les architectes de la langue – disons ceux qui construisent et mettent en scène sur papier, ce qui n’est pas non plus toujours sans risque – il me faut évidemment citer Anne Penders et Gwenaëlle Stubbe. Ces voies-là ont certes été investiguées il y a déjà longtemps avec des auteurs comme Jean Daive et plus récemment Elke De Rijcke, publiée également au Cormier. Cette approche de la poésie eut de nombreux adeptes dans les années septante avec des auteurs comme Anne-Marie Albiach, Joseph Gugluemi ou un Lionel Ray dont on aurait aujourd’hui peine à prétendre qu’il fut pourtant l’auteur de L’interdit est mon opéra (Gallimard, 1973). Les modes littéraires – on se souvient aussi du mouvement minimaliste ou du mouvement électrique – sont, elles aussi, saisonnières.

Un Nicolas Grégoire quant à lui, voisine plutôt du côté d’André du Bouchet ou Jacques Dupin. Une écriture que l’on devine contrôlée, travaillée jusqu’à ne laisser en place qu’un noyau dur. Peut-être marche-t-il aussi aux côtés d’un Christian Hubin dans ce qu’il a de plus lapidaire, et cela nous laisse présager le meilleur qui soit. Alexandre Valassidis, quelque peu plus lyrique, ou Antoine Wauters, comme son aîné Ben Arès, sont résolument attachés à un travail sur la langue et sur le poème lui-même en tant que sujet ; le sentiment et ce que j’appellerais grossièrement ‘l’homme‘ n’ont pas encore trouvé ici de place réelle. Avec Rachaël Micolli un peu dans la même mouvance, voilà de jeunes poètes en qui il faut placer toutes nos espérances. Mais seul demain nous dira s’ils ont répondu à nos attentes.

Quant aux poètes déjà reconnus par leurs aînés, ils affirment de livre en livre leur personnalité spécifique. Marie-Clotilde Roose se confine dans une poésie de la retenue, peut-être est-elle l’une des rares de cette génération à croire que la poésie puisse encore réellement penser. Elle représente aussi – si on me permet de l’exprimer ainsi – l’image d’une poésie féminine, comme il en fut autrefois d’une Marie-Claire d’Orbaix ou d’une Andrée Sodenkamp.

Parmi ces poètes déjà bien installés dans notre paysage littéraire, il faut bien sûr citer Otto Ganz, Pascal Leclercq ou Christophe Van Rossom, surtout connu pour son activité remarquable de critique. Hubert Antoine est quant à lui l’une des grandes figures de ces nouvelles générations. Il fut tôt remarqué par beaucoup d’entre nous. En fait, dès son premier livre publié aux éditions de l’Arbre à paroles, Le berger des nuages, et ses autres publications au Cormier, jusqu’à cette Introduction à tout autre chose, publié chez Gallimard, confirment tout le talent de cet auteur aujourd’hui installé au Mexique. Un Fabien Abrassart, venu plus tard à l’écriture, me semble emprunter les mêmes voies et nous sommes en droit d’attendre beaucoup de lui comme d’un Laurent Fadanni, actuellement en résidence au Canada. Thibaud Binard, lui, n’aura pas eu beaucoup de temps pour s’exprimer, puisqu’il s’est donné la mort à l’âge de vingt-cinq ans, mais la lecture de son livre Diagonal Doce est une révélation et témoigne d’une œuvre déjà mature à bien des égards.

D’autres noms mériteraient d’être cités pour tel ou tel aspect de leur travail, nous laissons au lecteur le soin d’emprunter des chemins de traverse avec des David Besschops, François Monaville, Frédéric Bourgeois, Vincent Daenen et consorts.

Oui, pour paraphraser Yves Bonnefoy, j’aime à répéter à qui veut l’entendre que notre poésie est loin de ses demeures possibles.

Cet ouvrage – en quelque sorte une suite à l’anthologie Poètes aujourd’hui, un travail que j’avais co-signé avec Liliane Wouters – est fragile de par le peu de recul que je me suis donné. Il paraît évident que dans peu de temps, quelques-uns de ces poètes auront sombré corps et âme dans l’oubli, qu’ils auront abandonné le navire pour d’autres vies ou d’autres passions, quelques-uns deviendront nos plus illustres poètes et l’on peut déjà en pressentir l’un ou l’autre, d’autres vont s’affirmer. Quant au meilleur d’entre tous, il est vraisemblable que nous ne l’ayons pas encore lu, plus occupé qu’il soit à écrire qu’à se montrer en public.

Mais une chose est certaine, quels que soient les mouvements ou les écoles, la poésie mérite toujours d’être vécue et expérimentée.

Cette lecture.je n’aurais pu la mener à son terme sans l’existence de revues remarquables, souvent accueillantes pour ces voix nouvelles. Des revues comme Le Fram, Matières à poésie ou Sources, où j’ai abondamment puisé des informations, lu les premiers poèmes des uns et des autres. Que soient ici remerciés Karel Logist, Ben Arès, Eric Brogniet et tous les collaborateurs de ces revues. Sans eux ce travail eut été impossible ou aléatoire. Et il faut souligner combien est capital le rôle de ces revues ouvertes aux nouvelles écritures, c’est souvent là le terreau de demain. Les éditions Tétras Lyre, Le Cormier et Maelström m’ont été aussi d’une très grande utilité de par les collections mêmes qu’ils réservent à ces poètes nouveaux. Les auteurs eux-mêmes me furent d’un grand secours et je les remercie pour tous les inédits qu’ils m’ont aimablement confiés.

Oui, la poésie, comme le disait Pierre Reverdy, sera toujours affaire d’émotion. Puissent ces textes vous émouvoir et éveiller votre curiosité comme ils ont secoué la mienne.

Yves Namur, La nouvelle poésie française de Belgique (2009)


Yves NAMUR, La nouvelle poésie française de Belgique (Taillis Pré, 2009)

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°158] On parle peu des jeunes poètes francophones de Belgique… On croit savoir d’eux qu’ils publient, discrètement, surtout en revue, ou qu’ils performent leurs textes ici et là. Voici qu’ils ont à présent leur anthologie ! Le maître d’œuvre en est Yves Namur, qui n’en est d’ailleurs pas à sa première initiative du genre… En 1996, il avait dirigé un hors série de la revue Sud, (dont faisaient déjà partie les précoces Gwenaëlle Stubbe et Laurent Robert que l’on retrouve ici). Son choix reprenait alors des poètes nés après 1945. Ensuite, avec sa complice Liliane Wouters, il avait publié Le siècle des femmes. Rien d’étonnant donc à ce qu’il s’intéresse aujourd’hui à nos plus jeunes poètes. D’emblée, dans sa préface, il se place sous l’autorité de deux poètes. Tout d’abord de Bernard Delvaille, dont l’anthologie La nouvelle poésie française, parue chez Seghers dans les années septante, lui a servi de modèle. Avec lui, il revendique l’anthologie poétique comme un « livre d’humeur » qui se voudrait avant tout subversif. Et ensuite de Baudelaire, convaincu que « tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie jamais. »

Namur se dit conscient du peu de recul qu’il s’est donné et de la fragilité du projet : réunir une cinquantaine de poètes peu confirmés. Son anthologie s’ouvre avec l’aîné, qui n’avait que trois mois en mai 68, auteur de seulement deux magnifiques livres en dix ans : Yves Colley. Formellement, il semble bien que toutes les tendances cohabitent dans ce fort volume, le vers libre, rarement classique, le poème en prose, le court comme le long. En feuilletant l’ouvrage, on est frappé par l’importance que prend aujourd’hui le poème en prose chez de nombreux poètes – dans la tradition, consciente ou inconsciente ? – de Michaux ou de Lecomte. La place de l’oralité est également à souligner : Vielle, Spleeters, Leclercq ou Coton sont de ceux qui disent et scandent leurs mots. « Certes, un texte résiste parfois bien difficilement à l’épreuve du papier, la scène se sert d’autres artifices», souligne Namur qui ne s’est pas contenté de recenser de jeunes poètes : il nous propose aussi de découvrir la face poétique de l’œuvre d’auteurs qu’on connaît jusqu’à présent mieux comme romanciers : Stéphane Lambert, Luc Baba ou Nicolas Ancion entre autres… Il faut remarquer aussi que peu de jeunes poètes, à l’exception de Nicolas Grégoire, Pierre Dancot ou Christophe Van Rossom font nommément référence à d’autres poètes, comme s’il n’existait que peu ou pas de filiations du tout… L’anthologie fait une place à Thibaut Binard, poète tôt disparu et dont il faudra un jour découvrir l’œuvre. Enfin, notons que la nouvelle poésie est surtout masculine – (seulement sept femmes !) et ne cherchons aucune explication à cela…

On peut se demander où et comment on déniche autant de « jeunes » poètes… Il faut pointer le travail des revues – et l’anthologiste remercie Matières à poésie, Sources ou encore Le Fram – ainsi que celui des petits éditeurs (Le Tétras-Lyre, Maelström et ses bookleg, Le Cormier…). On ajoutera la curiosité des jurés des prix poétiques réservés aux jeunes, le Lockem, le Houssa et le Polak de l’Académie, ou encore des bourses de la Fondations Spes. Une anthologie de près de 600 pages ne peut qu’accréditer l’idée que la poésie, bien que mal connue, se porte bien dans nos contrées. Au hasard de bienvenues notices biobibliographiques, on découvre une foule de micro-éditeurs. Qui connaît – et qui distribue ? – les éditions Le déjeuner sur l’herbe, Galopin ou encore Boumboumtralala ?

Anthologie copieuse, « brique », diront certains, ce travail a le mérite de laisser une large place pour l’expression des poètes choisis. Un petit bémol cependant : l’ouvrage comporte des coquilles. Un projet aussi ambitieux n’aurait-il pas exigé une relecture plus soigneuse ? Yves Namur, anthologiste viscéral, a voulu parier sur la diversité et les richesses de la nouvelle poésie française de Belgique. Un paysage en mouvement, surtout rien qui se veuille image définitive… Il nous donne ainsi à lire un passionnant éventail de talents et de voix. Pari gagné.

Quentin Louis


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : éditions Le Taillis Pré | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, ENSOR J., Du rire aux larmes (1908) © Tous droits réservés.


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MOTTART, Bernadette (née en 1950)

Temps de lecture : < 1 minute >

Bernadette Mottart est née à Liège en 1950. Audodidacte, elle commence à jouer de la guitare dans de petits groupes folk/rock de la région liégeoise au milieu des années 60. En 1970, elle rencontre Milou Struvay qui lui fait découvrir la musique de Miles Davis. Elle travaille aux côtés de jeunes musiciens comme Antoine Cirri, Pierre Vaiana, etc. au sein de petits groupes expérimentaux.

Elle prend des leçons informelles avec René Thomas puis avec le pianiste américain Ron Wilson. Sous leur influence, elle travaille les standards au sein d’un quartette qui a aussi à son répertoire des compositions de Stevie Wonder. A la fin des années 70, Bernadette Mottart fait la rencontre décisive du guitariste Bill Frisell, alors membre de Mauve Traffic. Elle réalise un apprentissage intensif en sa compagnie. En 1978, elle se produit au festival de Gouvy avec Kermit Driscoll et Vinnie Johnson.

Après une interruption due à un accident de voiture, elle se lance dès 1981 dans la composition. Elle pratique depuis lors une musique originale où se recoupent les influences de Weather Report, Miles Davis et Bill Frisell. Elle enregistre un album (avec, pour coéquipier, Steve Houben au saxophone soprano) puis donne quelques concerts notamment avec le pianiste américain Dennis Luxion. Elle disparaît ensuite de la scène et reprend un travail solitaire de composition. Elle s’occupe également de la mise au point d’une méthode originale pour apprendre  la musique aux enfants.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © DP.


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LEFEVERE S., La crevette grise (IRSN, 1960)

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Nous vous parlons d’un temps que les moins de vingt ans… En 1960, le Patrimoine de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique publiait ses Carnets du Service Educatif. Le numéro 11 était consacré à… la crevette grise (à télécharger dans la DOCUMENTA). Son auteur, Sylvain LEFEVERE, était assistant à l’IRSN et a déployé des trésors de pédagogie pour donner goût aux savoirs contenus dans l’opuscule. Jugez-en vous-même ci-dessous…


“Chers amis à terre,
Chacun de vous connaît les crevettes appétissantes, les pittoresques bateaux crevettiers, l’attroupement fébrile lors des ventes aux enchères à la minque [terme employé en Belgique pour désigner la ‘halle à marée’] ainsi que les pêcheurs crevettiers à la peau tannée par le vent et le soleil.

La crevette grise est très prolifique, quelle que soit la plainte répétée par la presse : “Les pêches crevettières ne rapportent plus rien.” Les jeunes femelles portent une ponte de douze à quinze cents œufs ; les plus vieilles crevettes par contre pondent neuf mille à quatorze mille œufs.

Mais, bien plus, des biologistes ont constaté que les crevettes peuvent pondre deux et même trois fois par an en mer du Nord allemande, pour autant que les conditions atmosphériques s’y prêtent. Le climat peut donc expliquer les mauvaises pêches. En outre, une ou plusieurs pontes réussissent parfois médiocrement. Les larves font partie du plancton et vivent donc dans les couches de surface où les changements climatiques sont les plus violents. Des répercussions néfastes ne se remarquent pas avant deux ans, les crevettes atteignant une taille commerciale au courant de la deuxième année. Fort heureusement, la Nature a prévu une grande prolifération.

Permettez-moi de laisser la parole au savant : le nom scientifique de la crevette, Crangon vulgaris signifie : Crevette commune. La crevette est un arthropode et plus particulièrement un crustacé. Tous les arthropodes ont une carapace dont les segments se soudent à la manière d’un soufflet d’accordéon. La croissance des crustacés s’effectue par petites étapes, car la carapace ne grandit pas. Au cours d’une vie de trois ans, la crevette change plus de trente fois de carapace.

Crangon vulgaris © WWF

Comme crustacés à grande queue (Macroures) je citerai, outre les crevettes, le cardinal des mers : le homard (Hontarus gammarus Linné), la langoustine (Nephrops norvegicus Linné), la langouste (Palinurus elephas Fabricius), le palémon variable (Palaemonetes varians Leach) qui est la crevette transparente des eaux saumâtres. Ajoutons : le bernard-l’hermite (Pagurus bernhardus Linné) qui protège son abdomen mou dans une coquille de Buccin ou de Pourpre ; le diogène (Diogenes pugilator Roux), petit bernard-l’hermite dont la pince gauche est plus grande et qui préfère la coquille de Nafica.

Comme brachyoures, crustacés à courte queue, nous connaissons les crabes : le tourteau comestible (Cancer pagurus Linné) ; le crabe enragé (Carcinus maenas Linné) ; le crabe nageur (Pofiunus holsatus Fabricius) et le pinnothère (Pinnotheres pisum Linné) que vous avez probablement déjà vu, car il vit en commensal entre les valves de la moule (Mytilus) ou de la buccarde (Cardium).

Cliquez sur l’image pour accéder au téléchargement…

Après tous ces renseignements scientifiques, je puis encore vous apprendre que la crevette est répandue dans une très grande aire géographique : les côtes est et ouest de l’Amérique et les côtes nord-ouest de I’Europe à partir de la mer Blanche jusqu’à la Méditerranée par la baie de Finlande. Malgré cette énorme étendue géographique, la pêche aux crevettes grises ne se pratique que dans les pays riverains de la mer du Nord (a l’exception de quelques ports français).

En tant que crevettier belge, je contribue annuellement à l’apport de deux mille tonnes de crevettes. Une belle crevette pèse environ 1 à 2 grammes. Il faut compter que le poids commercial représente seulement 30-50 % de la capture. Voilà qui fournit la preuve de la fécondité de la crevette.

Ce m’est un grand plaisir, chers amis, d’avoir écrit une introduction pour ce petit livre concernant la crevette et l’industrie de la crevette.”

Signé : Un crevettier de Zeebrugge


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | source : IRSN | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : pêcheur de crevette à Oostduinkerke © stad Oostduinkerke ; © WWF ; © IRSN.


La Vie encore, en Wallonie-Bruxelles

LEFEVERE S., Le hareng (IRSN, 1960)

Temps de lecture : 5 minutes >

Nous vous parlons d’un temps que les moins de vingt ans… En 1960, le Patrimoine de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique publiait ses Carnets du Service Educatif. Le numéro 9 était consacré au… hareng (à télécharger dans la DOCUMENTA). Son auteur, Sylvain LEFEVERE, était assistant à l’IRSN et a déployé des trésors de pédagogie pour donner goût aux savoirs contenus dans l’opuscule. Jugez-en vous-même ci-dessous…


Un banc de harengs vous écrit :

“Chers amis,

Nous avons la réputation d’être des poissons sociables. En effet, nous passons une grande partie de notre existence réunis en un immense groupe, que I’on appelle un banc de harengs. Ne croyez pas que nous restons toujours groupés sans nous quitter d’une nageoire. Nous aussi, nous aimons batifoler de temps à autre, happant une larve par-ci, pourchassant un copépode par-là. Mais, malheureusement nous avons tellement d’ennemis, que nous sommes obligés de nous réunir en bancs. Dès que nous apercevons un requin, un cabillaud, un colin, un marsouin ou un oiseau, houp, nous voilà rassemblés !

Ensemble, nous nous sentons en sécurité et nous devenons même intrépides. Les grands harengs peuvent s’échapper à une vitesse de 100 mètres à la minute ; mais en bancs nous préférons foncer sur I’ennemi pour le renverser. C’est la raison pour laquelle ces animaux rapaces se gardent de nous attaquer de front. Mais quels dégâts ne provoquent-ils pas dans notre arrière-garde, composée de plus jeunes harengs, moins rapides ! De plus, notre témérité coûte annuellement la vie à des milliers de nos congénères, qui s’accrochent par les ouïes dans les mailles de filets, ou selon I’expression technique “se maillent” dans les filets tendus par vos pêcheurs.

Voilà pourquoi, chaque année, des milliards de harengs passent dans I’estomac des humains. Or, une plus grande quantité encore est broyée en farine pour le bétail. Maints hectolitres d’huile de hareng sont transformés en graisses et, surtout en Allemagne, incorporés dans la margarine comme source de vitamines A et D. Que d’hectolitres d’huile encore sont employés dans les savonneries, les tanneries et les fabriques de linoléum !

Nous sommes des poissons de I’hémisphère septentrional froid. Nous n’aimons pas les courants marins chauds. Le Gulfstream, cet énorme courant chaud en provenance du golfe du Mexique, se ramifie fortement à travers notre aire d’habitation, l’Atlantique Nord et la mer du Nord. Ces transgressions d’eau chaude nous obligent à rester dans d’étroites zones froides, ce qui engendre évidemment la formation de bancs.

L’expérience, acquise par les harengs âgés nous est très précieuse. Comment les jeunes harengs pourraient-ils mieux trouver les plus riches prairies de plancton que sous la conduite des aînés ? Le plancton forme notre plat de résistance : nous apprécions surtout les copépodes, petits crustacés, et les sagittas, menus vermoïdes, encore appelés chétognathes. Comme ce plancton est ballotté et refoulé au gré des courants marins et qu’il se déplace parfois sur des kilomètres de distance, nous sommes forcés d’aller à la recherche de notre menu préféré. De petits groupes de harengs poussés par la faim confluent pour former un banc. Notre banc est parfois obligé de faire de véritables migrations afin de trouver sa nourriture.

Les harengs âgés sont également les meilleurs guides pour nous aider à retrouver les frayères où chaque année tous les harengs d’une même race et
âgés de trois à dix-huit ans se rassemblent pour frayer. Ces migrations vers les lieux de ponte se font par bancs massifs qui mesurent des kilomètres de long. C’est lors de ces rassemblements que les filets et les chaluts de vos pêcheurs ramènent le plus de harengs. Dans la mer du Nord, certaines races pondent au large et d’autres, qui préfèrent frayer dans des eaux moins salées, près de la côte.

© IRSN

L’alose elle, cette originale parente au corps bouffi, choisit son lieu de ponte en eau douce ! Pourtant elle passe bel et bien le reste de sa vie dans I’eau de mer, comme nous. Autrefois, l’alose venait frayer dans l’Escaut jusqu’à Termonde pendant le mois de mai. C’est pourquoi les Flamands la nomment “meivis” ou “poisson de mai”. Mais depuis plusieurs années l’alose ne visite plus ni le Rhin, ni la Meuse, ni l’Escaut, parce que les eaux de ces fleuves sont polluées par les industries riveraines.

Un autre cousin, le pilchard, fraie dans l’Atlantique du nord, où la teneur en sel est toujours plus forte qu’en mer du Nord. Pourtant, les jeunes du pilchard, qui s’appellent sardines, se hasardent parfois dans la partie méridionale de la mer du Nord par le Pas-de-Calais.

En revanche, l’esprot, un autre cousin encore, vient presque annuellement pondre dans vos eaux territoriales entre La Panne et Blankenberge, où l’élément est saumâtre. Qui ne connaît ce menu poisson, qui, délicieusement fumé, prend le nom de sprat ?

Au fait, nous [ne] sommes [pas] peu fiers de notre nom latin : Clupea harengus Linnaeus, 1758. Clupea est le nom latin de l’alose déjà connue au temps des Romains, dans le Pô et la Saône, où elle vient encore frayer annuellement. En 1758, le biologiste suédois LINNÉ latinisa le haut-allemand “harinc”, qui devint “harengus” ; nous nous appelons donc littéralement : alose du type hareng.

De tout temps, la famille des clupéides a eu une grande valeur commerciale. Pourquoi ? Tout bonnement parce que nous avons l’habitude de traîner un certain temps aux frayères où dès lors, on peut nous pêcher en masse. D’ailleurs, au moyen âge, nous constituions déjà une source fort importante
de revenus pour la côte flamande.

Cliquez sur l’image pour accéder au téléchargement…

L’histoire naturelle du hareng est extrêmement intéressante pour le monde scientifique ; notre histoire lointaine est liée à l’origine de tout poisson osseux. Les plus anciens poissons osseux fossiles ressemblent très fort à la larve du hareng. On les a trouvés dans les terrains siluriens d’Ecosse, de Norvège et du Canada, vieux de 300 millions d’années. Les ossements fossiles du hareng, auquel vous vous intéressez, ont été découverts à une époque plus proche dans les terrains crétacés, qui datent de 120 millions d’années.

Après vous avoir écrit tant de curiosités à notre sujet, nous vous souhaitons, chers amis, bonne lecture. Et avant de finir, nous tenons à vous rappeler que
nous constituons pour l’homme une riche source de graisses, d’albumines, de vitamines et d’oligoéléments. Enfin, n’oubliez pas non plus que, pendant la seconde guerre mondiale, nous avons contribué à sauver de la famine une bonne partie du peuple belge.”

Signé : Un banc de harengs de la mer du Nord méridionale


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | source : IRSN | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © ICAF ; © IRSN.


La Vie encore, en Wallonie-Bruxelles

JUARROZ : textes

Temps de lecture : 4 minutes >  

Comment comprendre l’espace
qui me sépare de l’arbre,
si son écorce dessine les lignes
qui manquent à ma pensée.

Comment comprendre la parenthèse
qui va du nuage à mes yeux,
si les figures du vent
délient le temps serré de ma petite histoire ?

Comment comprendre le cri pétrifié
qui gèle toutes les paroles du monde,
si de même qu’il n’est qu’un seul silence
il n’est au fond qu’une seule parole ?

Je ne comprends pas la distance.
L’ultime preuve en est l’espace absurde
qui sépare en deux vies
ton existence et la mienne.

Roberto Juarroz, Poésie verticale (1958, 2021)


[JOSE-CORTI.FR] La notice biographique de Roberto Juarroz (1925-1995) ci-dessous a été établie par Michel Camus et publiée dans Douzième Poésie Verticale (Paris : La Différence, 1993).

Né le 5 octobre 1925 à Coronele Dorrego dans la province de Buenos Aires en Argentine, Roberto JUARROZ a suivi des études de lettres et de philosophie à l’Université de Buenos Aires où il s’est spécialisé dans les sciences de l’information et de la bibliothécologie.

De 1958 à 1965, il a dirigé la revue de création Poesía = Poesia (20 numéros) où il s’est révélé fin découvreur et subtil traducteur de poètes étrangers, notamment Antonin Artaud. Pendant des années, il a collaboré à des dizaines de journaux, revues, et périodiques argentins et étrangers en tant que critique littéraire et cinématographique. Entre 1971 et 1984, il a été directeur du Département de Bibliothécologie et de Documentation à l’Université de Buenos Aires. Contraint à l’exil sous le régime de Peron, il fut pendant quelques années expert de l’Unesco dans une dizaine de pays de l’Amérique latine.

Roberto Juarroz a reçu le “Grand Prix d’Honneur pour la poésie” de la Fundacion Argentina de Buenos Aires. Il a également reçu plusieurs prix étrangers parmi lesquels le Prix Jean Malrieu à Marseille en mai 1992, et le Prix de la Biennale Internationale de Poésie de Liège (Belgique) en septembre 1992.

Toute l’œuvre de Roberto Juarroz porte le même titre : Poésie Verticale, chaque tome étant simplement numéroté pour être distingué des autres. Titre unique suggérant abruptement la verticalité de la transcendance “bien entendu incodifiable”, précise-t-il dans un entretien. Aussi est-il un des rares poètes contemporains à défendre haut et fort une métapoésie par où passe l’infini “bien entendu sans nom”, une vision poétique proche de Novalis pour qui “la poésie est l’absolu réel”, mais témoignant aujourd’hui d’un nouveau sens du sacré “bien entendu sans théologie.” Pour Roberto Juarroz, il n’y a pas de haute poésie sans “méditation transcendentale du langage”. La poésie, dira-t-il, est la vie non fossilisée ou défossilisée du langage.

Aujourd’hui, Roberto Juarroz est traduit en plusieurs langues. Avant que Roger Munier ne devienne en France son traducteur attitré, Fernand Verhesen fut, à Bruxelles, son premier traducteur en français et son premier éditeur (Editions Le Cormier) de 1962 à 1972.

“Le poète argentin, Roberto Juarroz est mort à Buenos Aires à l’âge de soixante-neuf ans. Quand il donnait lecture publique de ses poèmes – ce qui arrivait de plus en plus souvent ces dernières années – Roberto Juarroz ne se privait pas d’entourer sa parole de gestes éloquents, non pour marquer le tempo des mots, mais pour littéralement souligner le sens de tel ou tel vers. Il affirmait ainsi spontanément, la main s’alliant à l’esprit avec parfois quelque ironie, combien l’effort d’élucidation était au cœur de sa poésie jusqu’à en constituer le mouvement même.

D’emblée, Juarroz avait engagé son œuvre dans ce qu’il faut bien nommer un chemin d’éveil. Son pari initial n’étant nullement le fruit d’un raisonnement, mais l’expression d’un élan irrépressible, l’intuition aussi d’un questionnement qui trouverait toujours en sa propre puissance de dévoilement le sursaut de sa renaissance. Le titre unique, qui dès 1958 engageait tous les livres à venir, avait valeur d’injonction : Poésie verticale.

Trente-sept années durant, Juarroz a gardé le cap sans jamais dévier de la trajectoire qu’il s’était assigné. Pour lui, la relation décisive, à la fois problématique et féconde, confrontait l’espace de la poésie et l’esprit de la réalité. “La poésie, affirmait-il, est une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible qui parfois semble aussi l’espace de l’indicible“. C’est cet “impossible“, c’est cet “indicible“qui ont orienté la quête de Roberto Juarroz, celle-ci étant vécue comme une pérégrination de son propre destin à travers le langage.

Poème après poème, recueil après recueil (les volumes successifs se distinguant par leur seul numéro), le défi prenait forme et contrait la malédiction commune. “L’homme a été obstinément trompé et divisé, constatait-il. Sa capacité d’imaginer, son pouvoir de vision, sa force de contemplation ont été relégués dans la marge du décoratif et de l’inutile. La poésie et la philosophie se sont séparées à certaines moments catastrophiques de l’histoire de la pensée. Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le sentiment, l’imagination, l’amour, la création. Et cela comme forme de vie et comme voie d’accès au poème, qui doit façonner cette unité.

À l’évidence, la poésie se trouve ici dotée d’une vertu d’assomption, mais cette élévation, voire cet arrachement, n’a pas le ciel pour but, plutôt la réalité cachée, le supplément de réalité que le poème ajoute au réel. Ou, pour citer Octavio Paz, le supplément d’”instants absolus“. Car la voix de Juarroz est porteuse d’une plénitude fragile. On dirait qu’il a fait de la pensée la musique de ses poèmes et que ses questions découvrent des harmonies secrètes, des dissonances recluses et d’infinis silences.

Seule la musique
peut occuper le lieu de la pensée
Ou son non-lieu
son propre espace,
son vide plein.
La pensée est une autre musique.

Vouées à l’abrupt, issues du vertige et y retournant comme s’il s’agissait d’une source intense et lucide, les improvisations rigoureusement maîtrisées de Juarroz ont fonction d’effraction : elles dérangent, déroutent, détonnent. Surtout, elles ne se satisfont ni de lueurs ni d’éclats, c’est la lumière dans son entier qu’elles entendent rejoindre. Car l’obscurité n’est pas fatale, car l’énigme est à pénétrer, car la poésie est un mystère qui doit être éveillé.

Entre effroi et révélation, Roberto Juarroz s’est doté d’un destin exemplaire, jusqu’à entrer dans la fraternité de l’inconnu.”

Extrait de VELTER A., Roberto Juarroz, La Poésie comme élévation
(Le Monde, 4 avril 1995)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | source : jose-corti.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP | remerciements : Jean-Philippe de Tonnac.


Plus de poésie en Wallonie-Bruxelles…

LIÉGEOIS, Tony (1940-2014)

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Tony Liégeois est né à Liège en 1940, dans une famille d’amateurs de jazz. Il se met, dès l’âge de dix ans, à l’étude de la batterie (en autodidacte essentiellement). En 1957, il rencontre le pianiste Maurice Simon et le bassiste Georges Leclercq avec lequel il commence à se produire en Belgique et en Allemagne.

Au début des années 60, il fait partie des Daltoniens de José Bedeur, puis du Trio Troisfontaine qui en émerge. Il effectue des tournées avec le trio et des prestations aux festivals de Comblain, Antibes, Prague… ainsi qu’au Jazzland de Paris. Il joue également dans le quartette Grahame-Busnello. Devenu professionnel, il travaille parallèlement dans le commercial, notamment à l’Eden (Liège).

De plus en plus introduit dans le milieu jazz international par René Thomas et Busnello, il rencontre les plus grands batteurs américains : Elvin Jones, Jack De Johnette, Art Taylor et perfectionne son jeu à leur contact. À la dissolution du trio (1967), Tony Liégeois arrête la musique jusqu’en 1970. Il accompagne alors occasionnellement des musiciens comme Chet Baker, J. R. Monterose, Dusko Goykovich, René Thomas, etc. et joue dans les groupes Karma (Jazz-rock), Marry-Go-round (avec Steve Houben et Guy Cabay), etc.

Il part ensuite pour la France. Après son retour, il travaille en dilettante avec ses anciens compagnons (Troisfontaine, Linsman, Grahame etc) ou avec la jeune génération.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jimmy Van der Plus.


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LERUSSE, Jean (1939-2013)

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Jean Lerusse découvre le jazz dans les années 50. Il étudie la trompette et monte un sextette de type hard-bop où l’on trouve entre autres le guitariste Robert Grahame et le batteur Félix Simtaine ; il passe à la contrebasse et joue en trio avec Jean-Marie Troisfontaine et Willy Doni. En 1962, il entre dans le trio Fléchet qui se produit au Festival de Comblain plusieurs années consécutives. Il joue dans le quartette de Robert Jeanne jusqu’en 1969 (nombreux concerts à l’étranger dans le cadre de la Fédération Européenne des Orchestres de jazz amateurs).

Entretemps, Lerusse est devenu un des principaux bassistes liégeois, accompagnant aussi bien René Thomas ou Jacques Pelzer que des musiciens américains de passage. En 1975, reprise du quartette Jeanne ; il travaille aussi avec le guitariste John Thomas et monte en 1978 le groupe éphémère Pirogue, orienté vers la bossanova (avec, parmi d’autres, Robert Jeanne et le guitariste Paul Helias). Par la suite, sa vie professionnelle lui prenant de plus en plus de temps, il finit par cesser complètement toute activité musicale. En 1986, il réapparaît soudain en jam, non plus à la basse mais au bugle et à la trompette qui avaient été ses premiers instruments (…).

Jean-Pol SCHROEDER


Jean Lerusse s’est éteint le 9 août 2013 des suites d’une “grave” maladie. Il était né à Liège en 1939. Parallèlement à des études en médecine et un cursus en solfège, il apprend la trompette. A la fin des années 50, il monte un premier groupe qui se produit dans les cercles universitaires. Il a 20 ans lorsque débutent le festival de Comblain-la-Tour et les jam sessions liégeoises autour de Jacques Pelzer et René Thomas. En 1960, autour des stars principautaires, les débutants et les amateurs se côtoient, s’accompagnent, échangent leurs idées.

Jean Lerusse à la basse, aux côtés de René Thomas © jazzhot.net

Les contrebassistes ne sont pas légion au Pays de Liège. Nécessité faisant loi, Jean passe à la contrebasse, un instrument qu’il maîtrise vite et bien. Avec Léo Fléchet et Félix Simtaine, il forme le home band du festival des bords de l’Ourthe. Alors qu’il suit une spécialisation en gynécologie-obstétrique, il intègre le quartet de Robert Jeanne en 1962, ossature du futur quintet de René Thomas qui tournera en Champagne-Ardenne et en Lorraine dans les années 65-69. Il n’est pas rare à cette époque de le voir quitter Reims ou Metz en 2CV, après un concert, la volute de la contrebasse dépassant gaillardement par l’ouverture de la capote. Il aura cette formule d’anthologie : “Je suis contrebassiste amateur et gynécologue professionnel, mais j’aurais tellement voulu faire le contraire !”

Au cours des années 70, avec Léo Fléchet ou Michel Herr et Félix Simtaine, il accompagne les nombreux solistes de passage en Belgique (Barney Wilen, JR Monterose, Lennart Johnson, Jon Eardley, Eddie Lockjaw Davis, Slide Hampton, Art Taylor, Jon Thomas, Lou McConnell…). Absorbé par ses obligations professionnelles, il s’éloigne des scènes pour réapparaître, sûr de lui mais au bugle et à la trompette (à valves), à l’occasion de deux festivals Jazz à Liège (1986).

A ma connaissance, Jean Lerusse n’a jamais enregistré. Dans sa Belgian Jazz Discography, Robert Pernet épingle néanmoins la présence de Jean lors d’une session avec René Thomas (Liège, 10 octobre 1968, AMC 16001).

En 2010, Jean Lerusse avait rédigé Le Jazz Pour Tous, une œuvre didactique destinée à faire comprendre les canons du jazz aux jeunes musiciens. Ce testament n’a malheureusement jamais trouvé d’éditeur. Pour le jazz en Belgique, c’est à nouveau une grande figure du jazz qui s’en va. Il était, pour moi, le compagnon de cinquante années de passions. See You, My Friend !

Jean-Marie HACQUIER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | sources : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) ; HACQUIER Jean-Marie, jazznet.com | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Maison du jazz de Liège ; © jazzhot.net .


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