THONART : Auprès de quelle cour Salman Rushdie pouvait-il déposer les conclusions suivantes, pour que justice soit faite ? (1994)

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Dossier Rushdie vs. Khomeiny
Conclusions (paru en 1994)

Article publié dans le catalogue de l’exposition “Le vent de la Liberté” (1994, Welkenraedt, BE)

ENTRE
Monsieur Salman Rushdie, romancier anglais d’origine indienne, auteur des Versets Sataniques (Paris, Christian Bourgois, 1989 ; publié auparavant sous la forme d’un livre-journal par l’Idiot International, la même année),
partie demanderesse,
ayant pour conseil lui-même en sa qualité de citoyen britannique, d’artiste et d’homme libre (sous protection), d’une part,

ET
Monsieur Rouhollah Khomeiny, ayatollah iranien cumulant les fonctions de chef d’Etat avec celle de chef religieux chiite,
partie défenderesse,
ayant pour conseil lui-même en sa qualité de Guide de la révolution iranienne, habilité à interpréter les textes sacrés dans son pays, d’autre part,

EXPOSE DES FAITS

Attendu que la partie demanderesse a publié en Grande-Bretagne un roman intitulé The Satanic Verses et ce, le 26 septembre 1988, malgré les manifestations populaires en Inde, en Thaïlande et dans d’autres pays à haute densité musulmane intégriste, réclamant le retrait de la publication du susdit roman ;

Attendu qu’il a été établi que lesdites manifestations constituaient une réaction à des extraits du roman faxés quelques jours auparavant (vraisemblablement au départ de l’Angleterre) afin de susciter de tels troubles “anti-Versets” ;

Attendu que, dans les mois qui ont suivi, l’oeuvre dont question a été mise à l’index dans divers pays musulmans (Inde, Afrique du Sud, Arabie Saoudite, Egypte, Pakistan, Iran…), ainsi que par la Ligue Arabe et les pays de l’OCI (Organisation de la Conférence Islamique) ;

Attendu que des copies du roman ont été brûlées publiquement en Grande-Bretagne, à Bradford, le 14 janvier 1989 ;

Attendu que, à l’occasion du dixième anniversaire de la révolution iranienne et six mois après la défaite de l’Iran dans sa guerre contre l’Irak (et donc, de nombreux mois après la première publication du roman), la partie défenderesse a condamné à mort la partie demanderesse sans que celle-ci n’ait à comparaître devant une Cour quelconque ; ladite condamnation a été identifiée comme une fatwah ;

Attendu que le mot fatwah ne signifie pas “condamnation à mort” mais bien “sentence rendue sur la base d’une interprétation de la Loi coranique” et que, en sa qualité de “Mufti” (nous dirions “Docteur de l’Eglise”), l’Imam Khomeiny n’était que religieusement habilité à rendre ladite sentence ;

Attendu que la partie défenderesse a déclaré que ladite fatwah était exécutable urbi et orbi par n’importe quel musulman considérant la condamnation valide et qu’une récompense a été proposée par des ‘organisations charitables’ à ‘l’exécuteur’ virtuel (à savoir, initialement 3.000.000 $ s’il est Iranien ou 1.000.000 $ s’il ne l’est pas) ;

Attendu que la partie demanderesse a été condamnée à titre religieux à une peine capitale qui, à notre époque, ne devrait être prononcée, le cas échéant, que par une cour non-religieuse ;

Attendu que, de par la nature religieuse de la sentence, la partie défenderesse estime que l’étendue géographique de son applicabilité dépasse les frontières nationales iraniennes pour s’étendre au monde entier et ce, au mépris du droit international et de toutes les conventions internationales.

Attendu qu’une sentence religieuse ne peut impliquer de peine temporelle, le fait religieux étant un fait privé et non de nature publique ;

Attendu que la sentence a, depuis, été rituellement confirmée chaque année par le parlement iranien, semblerait-il afin de ne pas trahir l’héritage spirituel de son auteur, aujourd’hui décédé ;

Attendu que ladite fatwah a été étendue aux éditeurs et à tous les traducteurs des Versets Sataniques et qu’il peut être décemment considéré qu’elle est à l’origine de la liste non-exhaustive des méfaits repris ci-après :

      • février à juin 1989 (France et Italie) – les éditeurs français (Christian Bourgois Editeur) et italien (Mondadori) qui détiennent les droits de traduction déclarent officiellement renoncer à la publication de l’ouvrage pour préserver la sécurité de leur personne ; révolté par cette attitude, un groupe d’intellectuels francophones laïques organise la traduction et la publication ‘pirate’ de ce qui sera la première traduction française des Versets Sataniques ; ce document sera distribué devant l’ambassade d’Iran à Paris (FR) en juin de la même année et l’éditeur Christian Bourgois, faisant valoir ses droits, obtiendra une décision en référé frappant d’astreinte toute diffusion complémentaire ;
      • février 1989 (France) – un cardinal catholique établit un parallèle conciliant entre la fatwah et la réaction (violente) de ‘croyants blessés dans leur foi‘ par la sortie du film de Martin Scorcese La dernière tentation du Christ ;
      • février 1989 – l’OCI s’en remet officiellement au verdict des tribunaux islamiques en la matière ;
      • mars 1989 (Belgique) – un chef de file musulman, saoudien modéré, est assassiné, ainsi que son bibliothécaire : il avait déclaré ne pas avoir été choqué par les Versets Sataniques ;
      • juillet 1989 (France) – Christian Bourgois publie la version française, qu’il a fait traduire en secret malgré ses déclarations antérieures, probablement pressé par la distribution d’une traduction pirate (cfr. supra) ; en toute humilité, le traducteur de l’ouvrage signe son travail A. Nasier (Alcofribas Nasier est l’anagramme de François Rabelais, utilisé comme tel par ce dernier) ;
      • février 1990 (Japon) – l’éditeur du roman est molesté au cours d’une conférence de presse ;
      • avril 1990 (Pakistan) – un film pakistanais montre, avec moult trucages (faut-il le préciser ?), la partie demanderesse punie ‘par la main de dieu‘ ;
      • juillet 1990 (Italie) – le traducteur italien est poignardé ;
      • juillet 1990 (Japon) – le traducteur japonais est assassiné ;
      • juillet 1990 (Turquie) – un hôtel abritant une rencontre littéraire est incendié (bilan : 36 morts) : un des journalistes participants avait publié des extraits du roman dans son périodique ;
      • etc.

Attendu que, depuis quelques années, la partie demanderesse a pu bénéficier, au nom des Droits de l’homme en général comme en sa qualité d’artiste, de multiples encouragements, à savoir notamment :

      • février 1989 (Grande-Bretagne) – l’éditeur anglais confirme son soutien en publiant la version en format poche des Versets Sataniques ;
      • février 1989 (USA) – manifestation de soutien d’intellectuels américains ;
      • juillet 1989 (France) – le Ministère de la culture soutient officiellement la publication du livre ;
      • février 1991 (Grande-Bretagne) – Salman Rushdie rencontre (enfin) officiellement le Gouvernement britannique ;
      • novembre 1991 (Grande-Bretagne) – à l’occasion du 1000e jour de la fatwah, un collectif d’intellectuels anglais soutient Rushdie et mandate le dramaturge Tom Stoppard pour le faire savoir au 10 Downing Street ;
      • décembre 1991 (USA) – Rushdie est reçu à l’Université de Columbia ;
      • mars 1992 (France) – Jack Lang reçoit Salman Rushdie au nom du Gouvernement français ;
      • juillet 1993 – un groupe d’intellectuels réclame la création d’un Parlement international des écrivains ;
      • août 1993 (Grande-Bretagne) – au cours d’un concert de U2 à Wembley, le chanteur, portant un masque de diable, demande à Salman Rushdie d’apparaître “s’il n’a pas peur” et l’auteur monte sur scène en déclarant : “Je n’ai pas peur de vous : les vrais diables n’ont pas de cornes !” ;
      • septembre 1994 (Portugal) – le Parlement du Conseil mondial des écrivains se réunit pour la première fois à Lisbonne ;

Attendu que lesdits encouragements ont également été exprimés par différents Etats et par la Communauté européenne (même si, par exemple, la suppression par certains pays d’accords culturels avec l’Iran a constitué la seule mesure répressive en l’espèce, les relations commerciales restant, quant à elles, inchangées) ;

PAR CES MOTIFS,
PLAISE AU TRIBUNAL,

Dire la fatwah irrecevable en ce qu’elle a été prononcée, soit

      1. à titre religieux et, de ce fait, ne peut déboucher sur une peine temporelle,
      2. unilatéralement par un chef d’Etat prévoyant son exécution à l’extérieur de ses frontières nationales, ce qui est contraire au Droit international ;

Dire la fatwah non-fondée parce que motivée par une interprétation individuelle de textes sacrés, ladite interprétation ne tenant aucun compte de la liberté (et du devoir) d’expression de tout homme en général et des artistes en particulier ;

Subsidiairement condamner la partie défenderesse aux dépens (en vies humaines, notamment).

Patrick Thonart

Le texte original est en PDF-OCR dans notre DOCUMENTA…

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[INFOS QUALITE] statut : mis à jour | mode d’édition : rédaction, compilation et iconographie | source : collection privée | commanditaire : wallonica.org | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © lepoint.fr ; ©  Centre culturel de Welkenraedt (BE) | remerciements à Paul Delforge.


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L’Idiot international

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Une du premier numéro de l’Idiot International, en 2014 (c) Libération

“Gauchiste au lendemain de Mai 68, l’Idiot international réapparaît en plein pouvoir socialiste pour foutre le bordel. Jean-Edern HALLIER a-t-il surtout dénoncé ou suscité des dérapages ? Nous avons sauté les deux pieds en avant dans le marécage et fait le décompte. Il existe actuellement un hebdo inoffensif qui provoque quelques remous : Marianne, que certaines âmes sensibles trouvent révoltant. Pourtant, Marianne, par rapport à l’Idiot international, c’est Gala, un plat de nouilles sans saveur. Et Michel Houellebecq, Mère Teresa, comparé à Jean-Edern Hallier. Le 4 octobre 1989, le “monarque absolu” de l’Idiot note : « A la différence des autres journaux, notre grand cru d’absolu se bonifiera en vieillissant, parce que je vais vous le dire : tout journal de la veille, de la semaine précédente, ou du mois d’avant est un tissu de conneries. » Des conneries, on en relève beaucoup dans l’Idiot. Mais puisque Boris Vian affirmait « Dire des idioties, de nos jours où tout le monde réfléchit profondément, c’est le seul moyen de prouver qu’on a une pensée libre et indépendante », examinons l’Idiot de près.

Fondateur de la revue Tel Quel en 1960 avec Philippe Sollers, Jean-Edern Hallier publie deux romans avant mai 68. Au lendemain des événements, avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, il crée un organe qui proteste : l’Idiot International première mouture sera un vrai mensuel gauchiste. Edito du n° 4, mars 1970 : « Le mouvement révolutionnaire (…) n’a encore bien souvent d’autres armes que sa révolte contre la dictature bourgeoise et sa capacité propagandiste de dénoncer partout les multiples facettes d’un même scandale : celui de l’exploitation de l’homme par l’homme. » Suivent des articles intitulés Comment se défendre des abus de l’ordre, Briser le règne des syndicats, La censure bourgeoise au cinéma

Stop ou encore ?

Dans son livre La Force d’âme, Jean-Edern Hallier s’arrange avec sa mémoire et règle quelques comptes : « L’autre Idiot exista de 1968 à 1973. L’équipe a perdu des hommes en route. François Mitterrand, qui voulait me récupérer – restons irrécupérables – est devenu président de la République, après avoir parfois écrit chez nous. Je m’aperçois que d’autres nous ont quittés. Ou plutôt, ils ont rapetissé, ils sont devenus ministres – de l’étymologie, latine cette fois-ci, minus, mini, petit. Jugez-en : siégeaient à notre conseil de rédaction Michel Rocard, Premier ministre, Jean-Pierre Chevènement – ah celui-là, quelle tarte – Kouchner – lui, il ne pensait qu’au Biafra et il avait encore un peu d’humour – Brice Lalonde – heureusement pour lui qu’il est ministre, sinon il serait clochard. »

Beaucoup d’activistes viendront combattre à l’Idiot avant de faire carrière. Jean-Edern : « Que sont-ils devenus ? Roland Castro, architecte et sombre crapule, Serge July, oublié. Geismar, retraité. Il y avait aussi Gluksmann – quel dommage qu’il écrive toujours aussi mal, sinon il serait des nôtres –, Jean-Luc Godard, Jean-Marc Bouguereau et Marc Kravetz, fondateurs de Libération, dont l’Idiot fut la véritable matrice. Il y avait aussi Guy Hocquengheim… »

A partir du 22 mai 1973, un quotidien gauchiste est vendu en kiosques : Libération, soutenu par Jean-Paul Sartre. L’Idiot s’arrête. Jean-Edern Hallier sort des livres, accumule les pamphlets, gesticule dans tous les sens, jusqu’à l’épisode de son ‘enlèvement’ en 1982, soi-disant perpétré par les « Brigades révolutionnaires françaises ». Copain comme cochon avec Mitterrand, il n’obtient aucun poste en 1981. Le nouveau président de la République devient son ennemi intime. Hallier balance tout dans L’Honneur perdu de François Mitterrand (Mazarine, etc.), mais ne trouve aucun éditeur. Bon prétexte pour réactiver l’Idiot en 1984 avec Philippe Sollers, Jean Baudrillard, Roland Topor… Mais les problèmes de censure reprennent le dessus. Hallier attend un nouveau coup médiatique pour relancer une troisième fois l’Idiot, le 26 avril 1989 : il sort une traduction sauvage des Versets sataniques. Procès du vrai éditeur de Salman Rushdie, pub, scandale, c’est reparti. L’équipe est nouvelle. Critère de recrutement : il faut une plume et des avis qui vomissent le tiède.

Casting impressionnant

« Place des Vosges, Louisa, ma cuisinière, fait des pâtes pour Patrick Besson, Edward Limonov, Jacques Bidalou, Jacques Vergès, Jeanne Folly, Laurent Hallier, Marc-Edouard Nabe, Morgan Sportès, Thierry Pfister, Arrabal, Francis Szpiner et Benoît Duteurtre qui lance ses flèches les plus acérées contre Boulez. Christian Laborde nous appelle de Pau et, le soir, il nous arrive de retrouver Philippe Sollers à la Closerie des Lilas. » Peu de centristes dans l’équipe, étoffée par Thierry Ardisson, Arrabal, Gabriel Matzneff, Serge Quadruppani… Hallier : « Où nous situer politiquement ? D’abord, horriblement catholiques ! Et à la sempiternelle question : êtes-vous de droite ? Ou de gauche ? Voici la réponse : nous sommes un écheveau de trahisons innombrables. Vais-je commettre un impair si j’avoue que nous sommes aux bordures d’un parti communiste de rêve qui, bien sûr, n’existera jamais… ? »

Lire la suite de l’article de Benoit SABATIER sur TECHNIKART.COM (1 mars 2002)

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