ELIOT : Mercredi des cendres (poème, 1930, trad. C. Pagnoulle)

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ELIOT, Thomas Steams (1888-1965). “Avant d’aborder l’œuvre de T.S. Eliot, deux remarques d’ordre bien différent s’imposent. D’une part, et du seul point de vue français, T.S. Eliot est le seul poète anglo-saxon dont l’œuvre, non seulement poétique mais aussi théâtrale et critique, soit presque entièrement traduite en France. D’autre part, il faut savoir que T.S. Eliot appartient autant à la littérature anglaise qu’à la littérature américaine…” [lire la suite sur wallonica.org…]

Trésor dans les trésors de la Gallica (BnF), un enregistrement où le long poème est dit par l’auteur lui-même… Le texte intégral en anglais est disponible ici

 

I. Parce que n’ai espoir de tourner encore

Parce que n’ai espoir de tourner encore
Parce que n’ai espoir
Parce que n’ai espoir de tourner

Désirant le talent de celui-ci la vision de celui-là
Je ne tends plus à tendre vers ces choses
(Pourquoi l’aigle vieilli étirerait-il les ailes ?)
Pourquoi regretterais-je
Le pouvoir disparu du règne d’ici-bas ?

Parce que je n’ai espoir de connaître encore
La gloire infirme de l’heure positive
Parce que je ne pense pas
Parce que je savais que je ne saurai point
Le seul véritable pouvoir transitoire
Parce que je ne peux boire
Là où fleurissent les arbres, où coulent les sources, car il n’y a plus rien

Parce que je sais que le temps est toujours le temps
Et le lieu toujours et seulement le lieu
Et que ce qui est ne l’est que pour un temps
Et seulement pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont et
Je renonce au visage bienheureux
Et renonce à la voix
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Par conséquent je me réjouis, devant me construire de quoi
Me réjouir

Et prie Dieu de prendre pitié de nous
Et prie de pouvoir oublier
Ces questions qu’en moi-même je trop débats
Trop explique
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Que ces mots répondent
De ce qui est fait, n’est plus à faire
Que le jugement ne soit pas trop sévère

Parce que ces ailes ne sont plus ailes pour voler
Rien que vanneaux pour éventer
Un air désormais sec et étriqué
Plus sec et plus étriqué que la volonté
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience.

Priez pour nous pauvres pécheurs maintenant et à l’heure de notre mort
Priez pour nous maintenant et à l’heure de notre mort.

II. Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier

Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier
Dans la fraîcheur du jour, repus
De mes jambes mon cœur mon foie et ce qui était contenu
Dans le creux de mon crâne. Et Dieu dit
Ces os vivront-ils ? faut-il que ces
Os vivent ? Et ce qui était contenu
Dans les os (qui étaient déjà secs) répondit d’une petite voix :
Grâce à la bonté de cette Dame
Et grâce à sa beauté, et parce qu’elle
Honore la Vierge en méditation,
Nous resplendissons. Et moi qui suis ici dispersé
Je voue mes gestes à l’oubli, et mon amour
À la postérité du désert et au fruit de la gourde.
C’est là ce qui reçoit
Mes entrailles l’attache de mes yeux et les portions indigestes
Que rejettent les léopards. La Dame s’est retirée
En robe blanche, en contemplation, en robe blanche.
Que la blancheur des os expient jusqu’à l’oubli.
Il n’y a pas de vie en eux. Comme je suis oublié
Et veux être oublié, de même je veux oublier
Ainsi consacré, concentré dans un but. Et Dieu dit
Prophétise au vent, rien qu’au vent car seul
Le vent écoutera. Et les os chantèrent d’une petite voix
Sous le fardeau de la sauterelle, pour dire

Dame des silences
Calme et désolée
Déchirée et entière
Rose de la mémoire
Rose de l’oubli
Épuisée et généreuse
Soucieuse sereine
La Rose unique
Est désormais le Jardin
Où finissent tous les amours
Se termine le tourment
De l’amour insatisfait
Le tourment plus grand
De l’amour satisfait
Fin de l’infini
Voyage vers nulle fin
Conclusion de tout ce qui ne peut
Se conclure
Parole sans mot et
Mot sans parole
Grâce soit rendue à la Mère
Pour le Jardin
Où finissent tous les amours.

Sous un genévrier les os chantaient, éparpillés et resplendissant
Nous sommes heureux d’être éparpillés, nous ne nous sommes guère entre-aidés,
Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la bénédiction du sable,
S’oubliant eux et les autres, unis
Dans le silence du désert. Voici la terre que vous vous
Partagerez. Et ni division ni unité
N’a d’importance. Voici la terre. Nous avons notre héritage.

III. Au premier coude de la deuxième volée

Au premier coude de la deuxième volée
Je me retourne et vois plus bas
La même forme penchée
Dans la vapeur d’un air vicié
Aux prises avec le diable des escaliers dissimulé
Sous le masque fourbe d’espoir et désespoir.
Au second coude de la deuxième volée

Je les ai laissés s’entre-déchirer ;
Il n’y avait plus de visages, l’escalier était obscur,
Humide, plein de trous, comme la bouche radotante d’un vieillard, irréparable,
Ou la gueule d’un requin sur le retour.

Au premier coude de la troisième volée
Il y avait une fenêtre arrondie comme le fruit du figuier
Et par-delà des fleurs d’aubépine et une scène pastorale
Le personnage bien bâti habillé de bleu et de vert
Enchantait le joli mai d’un air de flûte.
Les cheveux au vent sont doux, cheveux bruns que le vent rabat sur la bouche,
Lilas et cheveux au vent ;
Distraction, musique de flûte, pauses et pas du mental sur la troisième volée,
Qui s’efface, s’efface ; force au-delà d’espoir et désespoir
Escaladant la troisième volée.

Seigneur, je ne suis pas digne
Seigneur, je ne suis pas digne
mais dis seulement un mot.

IV. Qui marchait entre la violette et la violette

Qui marchait entre la violette et la violette
qui marchait entre
Les rangées diverses de verts variés
S’avançant en blanc et bleu, aux couleurs de Marie,
Parlant de banalités
Dans l’ignorance et la connaissance d’une douleur éternelle
Qui se mouvait parmi les autres qui marchaient,
Qui a ravivé les fontaines et renouvelé les sources

Rafraîchi le rocher desséché et affermi le sable
En bleu pied d’alouette, bleu couleur de Marie,
Sovegna vos

Voici les années qui s’interposent, emportent
Flûtes et violons, ramenant
Celle qui arrive à l’heure entre sommeil et veille, enveloppée

De plis de lumière, habillée de ses plis.
Les années nouvelles s’avancent, ramenant
Dans un nuage de larmes, les années, ramenant
D’un nouveau rythme l’ancien refrain. Rachète
Le temps. Rachète
La vision non déchiffrée dans le rêve plus élevé
Tandis que des licornes endiamantées tirent le corbillard doré.

La sœur silencieuse voilée de blanc et bleu
Entre les ifs, derrière le dieu du jardin,
Dont la flûte est sans voix, pencha la tête et soupira mais ne dit rien

Mais la fontaine jaillit et l’oiseau siffla
Rachète le temps, rachète le rêve
Le signe du mot non ouï, non dit

Jusqu’à ce que le vent secoue de l’if un millier de soupirs

Et après, notre exil

V. Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé

Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé
Si le mot non ouï non dit
Est non dit, non ouï ;
Pourtant le mot non dit, le Mot non ouï,
Le Mot sans mot, le Mot au sein
Du monde et pour le monde ;
Et la lumière brillait dans l’obscurité et
Contre le Mot le monde inquiet s’émouvait sans cesse
Autour du centre du Mot silencieux.

Ô mon peuple, que t’ai-je fait.

Où trouver le mot, où le mot
Retentira-t-il ? Pas ici, il n’y a pas assez de silence
Pas sur les mers ni sur les îles, pas
Sur les continents, dans le désert ou les marais,
Pour ceux qui marchent dans l’obscurité
Que ce soit le jour ou la nuit
Ce n’est ni le moment ni le lieu
Pas de lieu de rédemption pour ceux qui se détournent
Pas de moment de réjouissance pour ceux qui marchent dans le bruit et nient la voix

La sœur voilée priera-t-elle pour
Ceux qui marchent dans l’obscurité, qui te choisissent et te combattent,
Ceux qui sont déchirés sur les cornes entre saison et saison, temps et temps, entre
Moment et moment, mot et mot, pouvoir et pouvoir, ceux qui attendent
Dans l’obscurité ? La sœur voilée priera-t-elle
Pour les enfants à la barrière
Qui ne veulent pas s’en aller et ne peuvent prier :
Priez pour ceux qui choisirent et combattirent

Ô mon peuple, que t’ai-je fait.

La sœur voilée entre les ifs frêles
Priera-t-elle pour ceux qui l’ont offensée
Et sont terrifiés et ne peuvent se rendre

Et affirment devant le monde et nient entre les rochers
Dans le dernier désert avant les derniers rochers bleus
Le désert dans le jardin le jardin dans le désert
De sécheresse, recrachant le pépin racorni.

Ô mon peuple.

VI. Même si je n’ai espoir de tourner encore

Même si je n’ai espoir de tourner encore
Même si je n’ai espoir
Même si je n’ai espoir de tourner

Vacillant entre profit et perte
Dans ce bref transit où les rêves se croisent
La pénombre traversée de rêves entre naissance et mort
(Bénissez-moi mon père) même si je ne souhaite pas souhaiter ces choses
De la fenêtre ouverte sur la côte de granit
Les voiles blanches fuient encore vers le large, vers le large fuyant
Leurs ailes pas brisées

Et le cœur perdu se raidit et se réjouit
Du lilas perdu et des voix perdues de la mer
Et l’esprit défaillant se ravive et se rebelle
Pour les verges d’or et l’odeur perdue de la mer
Se ravive et retrouve
Le cri de la caille les voltes du pluvier
Et l’œil aveugle crée
Les formes vides entre les portes d’ivoire
Et l’odorat retrouve la saveur salée de la terre sablonneuse

C’est le temps de la tension entre mourir et naître

Le lieu de solitude où trois rêves se croisent

Entre les rochers bleus

Mais quand les voix secouées de l’if s’en vont à la dérive

Que l’autre if réponde d’une autre secousse.

Sœur bienheureuse, sainte mère, esprit de la fontaine, esprit du jardin,
Ne nous laisse pas nous abrutir d’illusions
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience
Même parmi ses rochers,
Notre paix dans Sa volonté
Et même parmi ces rochers
Sœur, mère
Et esprit du fleuve, esprit de la mer,
Ne me permets pas d’être séparé

Et laisse mon cri monter vers Toi.

T.S. Eliot, Mercredi des cendres (trad. Christine Pagnoulle)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : traduction, édition et iconographie | traductrice : Christine Pagnoulle | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © DR.


Plus de poésie en Wallonie-Bruxelles…

ELIOT : textes

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ELIOT, Thomas Steams (1888-1965). Avant d’aborder l’œuvre de T.S. Eliot, deux remarques d’ordre bien différent s’imposent. D’une part, et du seul point de vue français, T.S. Eliot est le seul poète anglo-saxon dont l’œuvre, non seulement poétique mais aussi théâtrale et critique, soit presque entièrement traduite en France. D’autre part, il faut savoir que T.S. Eliot appartient autant à la littérature anglaise qu’à la littérature américaine.

© express

Ce second point mérite quelque examen. Les Américains ont toujours considéré Eliot comme un des leurs tandis que les Anglais voient non moins justement en lui l’une des grandes figures de leur littérature de ce siècle. Eliot résida la plus grande partie de sa vie en Angleterre où, directeur de la revue The Criterion (1922-1939) et l’un des membres les plus influents de la maison Faber and Faber, il infléchit considérablement le cours de la poésie anglaise : véritable “dictateur du Londres littéraire”, selon l’expression de Hugh Kenner. Mais on ne se débarrasse pas facilement de son pays d’origine : la langue d’Eliot fut, au départ, américaine, c’est ce qui lui permit d’initier la poésie anglo-saxonne à ce ton parlé ; W.C. Williams a montré réciproquement que le poète W.H. Auden, devenu américain, restait, malgré tous ses efforts, un poète anglais et que même ses poèmes en argot américain ne parviennent pas à saisir l’intonation et le rythme que les Quatre Quatuors ont naturellement. Dans les années vingt, on verra Eliot se tourner de plus en plus vers l’Angleterre, au point d’en adopter la nationalité et la religion, mais il ne saurait être question, pour autant, de couper en deux la vie et l’œuvre du poète… [lire la suite sur CAIRN.INFO]


The Love Song of J. Alfred Prufrock (in Prufrock and other Observations, 1917), traduit par Alain Lipietz (​Traduire Prufrock selon Eco, 2007)
La chanson de J. Alfred Prufrock, le mal-aimé

Alors allons-y, toi et moi,
Quand le soir est contre le ciel écartelé
Comme un patient sur une table, anesthésié ;
Allons-y, par certaines rues semi désertes,
Ces murmurantes retraites
Des nuits sans repos dans les auberges tristes,
Et des restaurants à la sciure avec des coquilles d’huîtres :
Rues poursuivant comme une oiseuse discussion
Avec l’insidieuse intention
De te conduire vers une écrasante question…
Oh, ne demande pas, « Laquelle ? »
Allons-y, à notre cocktail.
Dans la pièce, les femmes vont et viennent, échangent
Des propos sur Michel-Ange.
Le brouillard jaune qui frotte son dos contre les vitres,
La fumée jaune qui frotte son museau sur les vitres
A glissé sa langue dans les commissures de la soirée,
Paressé sur les flaques stagnantes des caniveaux,
Laissé couler sur son dos la suie des cheminées,
Glissé par la terrasse, avec un soubresaut,
Et voyant que c’était une douce nuit d’Octobre,
Fait une boucle autour de la maison, et s’est endormie.
Et certes il y aura un temps
Pour la fumée jaune qui glisse le long des rues,
Frottant son dos contre les vitres ;
Il y aura un temps, il y aura un temps,
Pour te composer un visage à la rencontre des visages rencontrés,
Il y aura un temps pour le meurtre et un temps pour créer,
Et un temps pour tous les travaux et les jours de ces mains
Qui soulèvent et laissent tomber une question dans ton assiette ;
Un temps pour toi et un temps pour moi,
Et encore un temps pour cent indécisions,
Et pour cent visions et cent révisions,
Avant d’aller prendre un toast et le thé.
Dans la pièce, les femmes vont et viennent, échangent
Des propos sur Michel-Ange.
Et certes il y aura un temps
Pour se demander, « Oserai-je ? » et, « Oserai-je ? »
Un temps pour s’en retourner et descendre l’escalier,
Avec une tonsure au milieu des cheveux –
[On dira : « Comme ses cheveux s’éclaircissent! » ] Ma jaquette, mon col monté fermement au menton,
Ma cravate riche et modeste mais sertie d’une simple épingle –
[On dira « Mais comme ses bras, ses jambes s’amaigrissent ! »] Oserai-je
Déranger l’univers ?
Dans une minute il y a le temps
Pour des décisions et révisions qu’une minute révoquera.
Car je les ai tous connus déjà, tous connus : –
Connu les soirs et connu les matins, connu les soirées,
Pris la mesure de ma vie avec des cuillères à café,
Connu ces voix assoupies qui meurent et qui déclinent
Derrière la musique d’une pièce lointaine.
Alors comment me permettrais-je ?
Et j’ai connu ces yeux déjà, tous connus —
Ces yeux qui vous toisent d’une phrase formatée,
Et quand je suis formaté, en croix sur une épingle,
Quand je suis épinglé gigotant sur le mur,
Alors comment commencerais-je
À cracher les impasses de mes jours, de mes voies ?
Et comment me permettrais-je ?
Et j’ai connu ces bras déjà, tous connus —
Bras embracelés et blancs et nus
[Mais sous la lampe, assombris d’un léger duvet brun !] C’est un parfum de robe
Qui fait que je me dérobe ?
Bras posés sur une table, ou s’enroulant d’un châle,
Et alors me permettrais-je ?
Et par où commencerais-je ?

Dirai-je, j’ai parcouru au crépuscules des ruelles étroites,
Observé la fumée qui s’élève des pipes
D’hommes solitaires en bras de chemise, penchés aux fenêtres ?…
J’aurais du être une paire de pinces à découper
Me sabordant par les étages des mers silencieuses.

Et l’après-midi, le soir dort si paisiblement !
Lissé par de longs doigts,
Endormi… fatigué… ou alors fait semblant,
Étiré sur le sol, ici, chez toi et moi.
Devrais-je, après le thé, les gâteaux, les sorbets,
Avoir la force de forcer la crise de l’instant ?
Mais quoique j’aie pleuré et jeûné, pleuré et prié,
Quoique j’aie vu ma tête [légèrement tournée chauve] apportée sur un plateau,
Je ne suis pas prophète — et c’est pas grande affaire ;
J’ai vu le temps de ma grandeur vaciller,
Et j’ai vu l’éternel Majordome prendre mon manteau, et ricaner,
Et bref, j’ai eu peur.
Et ç’aurait-il valu la peine, après tout,
Après les tasses, la marmelade, le thé,
Parmi la porcelaine, parmi des phrases de toi et moi,
C’aurait-il valu le coup,
D’avoir craché le morceau, dans un sourire,
D’avoir comprimé l’univers dans une bille
Pour la rouler vers quelque écrasante question,
De dire : « Je suis Lazare, revenu des morts,
Revenu tout vous expliquer, je vais tout vous expliquer» —
Si l’une d’elles, ajustant un coussin sous sa tête,
Devait dire : « Ce n’est pas ce que j’attendais.
Ce n’est pas ça, du tout. »
Et ç’aurait-il valu la peine, après tout,
Ç’aurait-il valu le coup,
Après les soleils couchants, les portes cochères et les rues éclaboussées,
Après les romans, les tasses de thé, après les longues robes traînant sur les planchers,
Après tout ça, et tellement plus ?–
Impossible de dire ce que j’ai juste à dire !
Mais même si une lanterne magique projetait mes nerfs en réseau sur un écran :
Ç’aurait-il valu le coup
Si l’une d’elles, ajustant un coussin ou rejetant son châle,
Et se tournant vers la fenêtre, devait dire :
« Ce n‘est pas ça du tout,
Ce n’est pas ce que j’attendais, du tout »

Non ! je ne suis pas le Prince Hamlet, et n’entendais pas l’être,
Suis chevalier servant, un qui sert
À développer l’action, ouvrir une scène ou deux,
Aviser le prince ; sans doute, un outil facile,
Déférent, heureux d’être utile,
Politique, prudent, et méticuleux,
Plein de hautes sentences, mais un peu creux ;
Parfois, certes, presque ridicule —
Presque, parfois, le Fou.
Je deviens vieux… Je deviens vieux…
Je dois retrousser le bas de mes pantalons.
Vais-je me faire la raie à l’arrière ? Oserai-je manger une pêche ?
Je vais mettre des pantalons de flanelle blanche, et me promener sur la plage.
J’ai entendu chanter les sirènes, l’une à l’autre.
Je ne crois pas qu’elle chantent pour moi.
Je les ai vues chevaucher les vagues vers le large
Peignant les blancs cheveux des vagues gifflées de vent
Quand le vent souffle sur l’océan noir et blanc.
Nous avons langui dans les chambres de la mer
Près d’ondines ourlées d’algues rouges et marron
Quand des voix humaines nous éveillent, et nous sombrons.​


The Hollow Men (in Poem 1909-1925, 1925)
trad. de l’anglais par Pierre Leyris (2006)
Les hommes creux

I. Nous sommes les hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.

Silhouette sans forme, ombre décolorée,
Geste sans mouvement, force paralysée ;

Ceux qui s’en furent
Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous – s’ils en gardent – non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d’hommes creux
D’hommes empaillés.

II. Les yeux que je n’ose pas rencontrer dans les rêves
Au royaume de rêve de la mort
Eux, n’apparaissent pas :
Là, les yeux sont
Du soleil sur un fût de colonne brisé
Là, un arbre se balance
Et les voix sont
Dans le vent qui chante
Plus lointaines, plus solennelles
Qu’une étoile pâlissante.

Que je ne sois pas plus proche
Au royaume de rêve de la mort
Qu’encore je porte
Pareils francs déguisements : robe de rat,
Peau de corbeau, bâtons en croix
Dans un champ
Me comportant selon le vent
Pas plus proche –

Pas cette rencontre finale
Au royaume crépusculaire.

III. C’est ici la terre morte
Une terre à cactus
Ici les images de pierre
Sont dressées, ici elles reçoivent
La supplication d’une main de mort
Sous le clignotement d’une étoile pâlissante.

Est-ce ainsi
Dans l’autre royaume de la mort :
Veillant seuls
A l’heure où nous sommes
Tremblants de tendresse
Les lèvres qui voudraient baiser
Esquissent des prières à la pierre brisée.

IV. Les yeux ne sont pas ici
Il n’y a pas d’yeux ici
Dans cette vallée d’étoiles mourantes
Dans cette vallée creuse
Cette mâchoire brisée de nos royaumes perdus

En cet ultime lieu de rencontre
Nous tâtonnons ensemble
Évitant de parler
Rassemblés là sur cette plage du fleuve enflé

Sans regard, à moins que
Les yeux ne reparaissent
Telle l’étoile perpétuelle
La rose aux maints pétales
Du royaume crépusculaire de la mort
Le seul espoir
D’hommes vides.

V. Tournons autour du figuier
De Barbarie, de Barbarie
Tournons autour du figuier
Avant qu’le jour se soit levé.

Entre l’idée
Et la réalité
Entre le mouvement
Et l’acte
Tombe l’Ombre

Car Tien est le Royaume

Entre la conception
Et la création
Entre l’émotion
Et la réponse
Tombe l’Ombre

La vie est très longue

Entre le désir
Et le spasme
Entre la puissance
Et l’existence
Entre l’essence
Et la descente
Tombe l’Ombre

Car Tien est le Royaume

Car Tien est
La vie est
Car Tien est

C’est ainsi que finit le monde
C’est ainsi que finit le monde
C’est ainsi que finit le monde
Pas sur un Boum, sur un murmure.


Haruki Murakami © fnac.com

“… Tel que tu me vois, j’ai été victime de discriminations diverses dans ma vie, poursuit-il. Seuls ceux qui en ont subi eux-mêmes savent à quel point cela peut blesser. Chacun souffre à sa façon et ses cicatrices lui sont personnelles. Je pense que j’ai soif d’égalité et de justice autant que n’importe qui. Mais je déteste par-dessus tout les gens qui manquent d’imagination. Ceux que T.S. Eliot appelait “les hommes vides“. Ils bouchent leur vide avec des brins de paille qu’ils ne sentent pas, et ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Et, avec leurs mots creux, ils essaient d’imposer leur propre insensibilité aux autres…

MURAKAMI Haruki, Kafka sur le rivage (2003)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et iconographie | sources : cairn.info ; youtube.com ; poeme.co | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart  | crédits illustrations : © DP.


Citez-en d’autres…

BOURY : l’ombre lumineuse des écrivains d’Islande

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Eric BOURY est traducteur. De l’islandais. D’Arnaldur Indriðason à Jón Kalman Stefánsson, en passant par Stefán Máni ou Árni Thórarinsson, une grande partie de la littérature contemporaine islandaise (policière ou non), passe entre ses mots, entre son cœur et son corps tout entier. A l’occasion de la sortie d’Illska, un livre absolument insolite et passionnant du jeune auteur Eiríkur Örn Norðdahl, Eric Boury raconte sa passion de traducteur.

Comment ce livre absolument étonnant est-il arrivé jusqu’à vous ? Connaissiez-vous l’auteur avant de lire ce roman ?

C’est un auteur que je ne connaissais pas du tout, je l’ai découvert presque par hasard sur internet en consultant des médias d’informations islandais. J’ai lu des critiques absolument magnifiques. J’en ai parlé tout de suite à Anne-Marie Métailié qui m’a alors demandé de lui proposer une fiche de lecture. Suite à cette fiche, avec son habituel enthousiasme, elle m’a demandé de le traduire.

Ce roman très dense et d’une lecture exigeante possède une structure narrative ambitieuse et assez inhabituelle. A-t-elle été difficile à traduire ? Vous a-t-elle déroutée parfois comme elle a pu dérouter le lecteur ?

De toute façon, toute œuvre est difficile à traduire. Si le texte est bon, il suffit de le suivre. C’est lui qui nous guide. S’il est mauvais, là c’est vraiment l’enfer. Or en l’occurrence, il est absolument excellent.

Effectivement, il y a tout un jeu de voix narratives ; on a l’impression que celui qui dit “je” n’est jamais le même. La construction est sans doute très déconcertante mais quand on traduit un livre, on est en même temps en train de le réécrire, ce qui ne veut pas dire qu’il soit mal écrit, pas du tout : simplement, il est écrit dans une autre langue, on peut véritablement affirmer qu’un traducteur digère les œuvres sur lesquelles il travaille.

La traduction est un peu une sorte de filtre à travers lequel un texte passe. Et quand le traducteur sent le texte passer à travers lui (600 pages, ça veut dire environ trois mois de travail acharné), évidemment au final, il intègre tout et il comprend tout.

S’il y a quelque chose qu’il ne comprend pas du tout, soit il est idiot et là il ne faut pas être traducteur soit le texte quelque part a des failles, des manques et là, c’est beaucoup plus gênant. Mais ce texte-là, ayant fini de le traduire, je n’avais plus aucune question qui restait en suspens.

Ne faut-il être un peu historien ou spécialiste pour traduire un tel livre, saisir toutes ses nuances ? Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?

Je ne pense pas qu’il faille être spécialiste pour traduire un livre comme celui-là mais il est évident que de bonnes connaissances en Histoire sont un atout. Heureusement, aujourd’hui on dispose d’un outil merveilleux qui s’appelle internet et cette traduction a nécessité que je fasse énormément de recherches justement sur l’Histoire, la politique, les chiffres, et quantité d’autres choses qui sont mentionnées dans le texte et que je ne connaissais pas ou que je souhaitais vérifier.

Ce qui est fantastique en tant que traducteur, c’est qu’avec ce texte, j’ai appris énormément. Tout livre nécessite qu’on fasse des recherches car personne n’est omniscient. Il importe de bien faire son travail et de le rendre intéressant pour soi-même aussi, de vérifier ce qu’on ne savait pas et là, dans le livre d’Eiríkur, par exemple, s’agissant des épisodes qui se déroulent à Jurbarkas en Lituanie, j’ai passé des heures sur internet. Pas uniquement à vérifier des choses : je supposais, de toute façon, que ce qu’Eiríkur avançait, il l’avançait non sans raison, mais également par intérêt et par curiosité personnelle.

Evidemment, je me suis documenté sur le rôle des Einsatzgruppen ou de la droite nationaliste lituanienne pendant la seconde guerre mondiale quand les Allemands ont envahi la Lituanie en 1941. Par exemple, le moment où la synagogue de Jurbarkas a été détruite par les Nazis qui ont forcé les Juifs à la démolir eux-mêmes, ce sont des choses que l’on ne sait pas d’emblée, mais qui montrent bien la perversité absolue du nazisme et de tous les extrémismes.

Ce livre-là m’a véritablement subjugué, d’abord par sa structure qui peut être effectivement déroutante pour certains lecteurs, mais ce qui m’a passionné aussi, c’était vraiment toutes ces choses que j’ai apprises sur la seconde guerre mondiale, sur les nationalismes et les fascismes actuels en Europe.

© Philippe Vienne

Avez-vous craint, un moment, que ce roman puisse être intraduisible en français ? Vous a-t-il fait peur ou, au contraire, stimulé ?

Je n’ai jamais craint qu’il puisse être intraduisible. Dès que j’ai commencé à le lire (c’est un signe pour moi) dès que j’ai ouvert la première page, je n’ai pas pu m’arrêter, j’ai été totalement emporté et la question de la traduction ne se posait même pas. De toute façon, un traducteur est là, entre autres choses, pour résoudre les problèmes de traduction.

Un livre complètement intraduisible en fait, ce serait un livre (j’en ai découvert un il n’y a pas longtemps et celui-là je ne veux surtout pas le traduire) dont la structure même serait basée sur des jeux de langue, des jeux de mots qui feraient qu’en français ou dans une autre langue que celle dans laquelle il a été écrite, le texte risquerait de tomber complètement à plat à moins de reconstruire le tout, sachant que ce serait uniquement alors un jeu d’esprit et donc, plus du tout le même livre en français.

Il y a dans Illska des choses qui sont à la limite du traduisible, tout simplement parce que c’est un livre islandais et que l’Islande n’est pas la France, ce n’est pas la même langue, la même culture, la même alimentation, ce n’est pas la même réalité. Ce doit être le 36ème livre que je traduis et celui-là ne présente pas de difficultés particulières pour le traducteur, simplement parce qu’il est très bien écrit, très bien conçu, très bien construit.

La construction, même si, encore une fois, certains lecteurs peuvent être déroutés, est tout bonnement impeccable, et ce, sur plus de 600 pages… Quand on traduit un livre de 300 pages, on est content d’arriver à la fin, de pouvoir souffler et ne plus rester 10-15h par jour devant l’ordinateur. Très souvent, on a des moments de lassitude – tout simplement parce qu’on veut sortir et quitter son écran, ce qui ne signifie pas que le livre soit mauvais ou lassant ! Or Illska m’a fait vibrer de bout en bout, je ne suis jamais ennuyé, je peux aller jusqu’à dire qu’il a véritablement porté son traducteur. Quelquefois, bien sûr, je me disais: “Ah, nom de Dieu, ce passage-là va être difficile” mais ça ne voulait pas dire que ça ne m’intéressait pas, cela ne voulait surtout pas dire que cela me rendait malheureux sous prétexte que c’était difficile. C’est justement dans la difficulté qu’on teste ses limites en tant que traducteur et “ré-écrivain”.

La traduction m’a demandé beaucoup, beaucoup de travail mais elle m’a donné encore plus de plaisir. Un plaisir qui consistait à voir le texte naître en français, un texte fondé sur l’Histoire, la politique, la philosophie. J’entrais dans un univers nouveau pour moi. Je n’avais jamais traduit un texte aussi politique. J’avais l’impression de recevoir une grande paire de claques qui me réveillait, me disait : “voilà, cela aussi, ça existe alors, fais-le“. Quand Anne-Marie Métailié a reçu la traduction, elle était absolument ravie. J’ai été également enchanté de traduire le livre car je voyais que cela fonctionnait aussi en français. Il fallait que cet auteur-là existe en français et soit lu par les Francophones.

A-t-il d’ailleurs été traduit en d’autres langues ?

Je ne sais pas exactement dans combien de langues il a été traduit, mais il existe une version en suédois et une en allemand. L’islandais est une langue à petite diffusion. Si une œuvre est traduite en suédois, qui est une langue moins confidentielle, il y a des chances qu’elle soit ensuite traduite en danois ou en allemand car un certain nombre d’Allemands lettrés savent lire une des langues scandinaves et quand on en lit une, on peut lire les trois (suédois, danois, norvégien). Quand un livre est traduit dans une langue à plus grande diffusion (français, anglais, allemand), cela ouvre la possibilité qu’il soit ensuite publié dans d’autres langues (espagnol, italien, portugais, roumain, arabe, japonais, chinois…). Ainsi, par exemple, Jón Kalman Stefánsson a été traduit en roumain mais depuis la traduction française car, si j’ai bien compris, l’éditeur roumain n’a réussi à trouver aucun traducteur de l’islandais vers le roumain.

Pourquoi, selon vous, il faut lire ce livre ?

D’abord parce qu’il faut lire, LIRE tout le temps. Il faut lire lllska parce que nous traversons une période où on observe une résurgence de ce que certains appellent la bête immonde, une résurgence de tous les fascismes, de tous les populismes. Nous observons la montée d’extrémismes religieux, des événements se produisent dans toutes les sociétés européennes et ailleurs dans le monde. Nous sommes confrontés à l’horreur, et à la mise en scène de cette horreur. Et même si ce livre ne donne pas de réponses, en tout cas pas de réponses définitives ni de leçons, il interroge beaucoup et nous amène à réfléchir. En cela, il est essentiel, incontournable.

Mais c’est également une œuvre très divertissante dans le sens où le lecteur vit des scènes où il va presque pleurer d’émotion, des scènes où il va rire aux éclats tellement certaines situations sont loufoques, relèvent de la pure comédie. C’est un divertissement intelligent. Un divertissement instructif aussi. Et pour cela, il faut lire Illska.

Pourquoi est-ce qu’on devient traducteur de l’islandais ?

Parce qu’on aime les langues, parce qu’on aime sa propre langue, parce qu’il y a très peu de traducteurs de l’islandais.

Je suis devenu traducteur non par choix au départ mais presque contraint et forcé. Ensuite, bien sûr, c’est devenu mon choix. J’étais prof d’anglais, j’avais mes enfants, ma petite vie tranquille et je me suis dit un jour que je reprendrais bien des études de langues nordiques. Je donnais des cours d’islandais à l’université de Caen en tant que vacataire et là, sur les conseils de Jean Renaud, alors directeur du département nordique de l’Université de Caen, je suis allé rencontrer à Paris le professeur Régis Boyer qui m’a accepté parmi ses étudiants de DEA et avec qui j’ai donc fait un mémoire. Dans ce mémoire, j’avais traduit quelques extraits d’œuvres islandaises et Régis Boyer m’a dit : “Mais vous traduisez très bien, il faut que vous traduisiez car l’on manque de traducteurs“. A ce moment-là, je n’en avais pas envie mais il m’a un peu forcé la main pour une traduction que j’ai finalement réalisée et j’y ai pris goût. Il a œuvré pour mon bien et m’a beaucoup soutenu à l’époque, il croyait en moi, bien plus que moi-même et je lui suis très reconnaissant.

C’est donc ainsi que je suis devenu traducteur et aujourd’hui, c’est mon métier à plein-temps. J’ai été prof d’anglais pendant plus de 20 ans. Pour faire bref, j’ai commencé à traduire de l’islandais à 33 ans et commencé à l’apprendre à 17 ans en arrivant à l’université de Caen. A l’aide de dictionnaires, j’avais déjà acquis quelques notions de suédois parce que je voulais aller vivre en Scandinavie et si j’ai appris l’islandais précisément c’est parce que c’est la langue la plus difficile de toutes les langues scandinaves. C’est celle qui est restée très proche de l’origine des autres langues nordiques et cela me passionnait.

Parler l’islandais c’est un peu comme si on parlait le latin. Bien sûr, ce pays me fascinait et me faisait rêver depuis l’âge de 14-15 ans. Je m’intéressais aussi à la Suède et à la Norvège mais ce sont deux pays que je connais moins car j’y ai vécu moins longtemps. J’ai passé plus de trois ans en Islande, un an en Suède et en Norvège, tout au plus. L’islandais s’est imposé à moi comme une évidence. A 19 ans, après ma 2ème année de fac, je suis parti travailler et étudier en Islande pendant deux ans.

© Philippe Vienne

Combien de livres traduits à ce jour ?

Je crois que je suis en train de commencer le 40ème. J’ai commencé en 2002 mais réellement, je traduis beaucoup depuis 2005. En 10 ans, j’ai donc traduit à peu près 35-40 livres. La liste précise est sur mon blog.

Celui qui compte le plus pour vous.

Mon dieu ! C’est Le Choix de Sophie ! On ne peut pas choisir parmi “ses enfants”. Tous les livres ont compté. Ceux qui m’ont le plus impressionné ne sont pas forcément ceux que j’ai découverts par moi-même. Le plus souvent ce sont ceux que les éditeurs m’ont proposé qui m’ont le plus époustouflé (exception faite d’Illska).

La Cité des jarres m’a véritablement bouleversé. C’était ma troisième traduction. Anne-Marie Métailié avait découvert ce livre et me demandait de le traduire. Pour moi, qui lisais surtout de la poésie, le roman policier n’existait même pas ! Anne-Marie m’a rassuré, je parviendrais bien à traduire ce texte et de toute façon, il serait relu par elle et son équipe. En le traduisant, j’ai compris à quel point Arnaldur Indriðason était capable de saisir parfaitement et de transmettre, non seulement l’atmosphère climatique de son pays, mais son aspect social, mental, historique – j’ai compris qu’il écrivait l’âme de l’Islande : et c’était de la littérature. C’est ainsi que nous avons commencé à travailler ensemble avec Anne-Marie Métailié et à vivre ce qui est pour moi une belle aventure.

Un autre livre très important a été “Entre ciel et terre” de Jón Kalman Stefánsson car outre, là aussi, une perception remarquable de l’atmosphère de son pays, il avait également une maîtrise de la langue poétique, un lyrisme qui m’ont parlé très profondément. Le lyrisme, on peut en dire ce qu’on en veut, mais dans la vie, il n’y a que ça qui compte finalement ! Cette capacité à transformer le monde en quelque chose de beau, par les mots.

Jean Mattern, le directeur de la collection “Du monde entier”, avait acheté les droits de cette œuvre. Il m’a contacté en me demandant si ça m’intéressait, je lui ai dit que je voulais bien lire cet ouvrage avant de lui donner une réponse en ajoutant que j’étais débordé. J’ai reçu le livre, j’ai lu quelques pages et j’ai très vite appelé Jean pour lui dire que je voulais absolument traduire cette merveille…

Illska est une traduction dont je suis fier et très heureux. J’ai pris beaucoup de plaisir. Je me sens honoré de pouvoir, par ma connaissance de l’islandais et ma maîtrise du français, traduire une des grandes voix de la littérature islandaise et donc de la littérature mondiale.

Car il ne s’agit pas seulement de littérature islandaise. Jón Kalman Stefánsson est un grand écrivain dans la littérature mondiale tout comme Arnaldur Indriðason même s’il écrit des romans policiers. Car, avec des moyens complètement différents de ceux de Jón Kalman, il sonde les profondeurs de l’âme humaine. Or, c’est ça, la Littérature, n’est-ce pas ?

Avez-vous une préférence à traduire tel auteur plutôt qu’un autre ? Un que vous ne pourriez abandonner ?

J’aime tous les auteurs que je traduis pour des raisons différentes. Par exemple, outre Arnaldur et Jón Kalman, je pourrais aussi parler d’Árni Thórarinsson, qui est devenu un très grand ami dont j’ai traduit cinq livres. C’est un immense plaisir, chaque fois, et ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait pas plus de succès en France. Beaucoup de gens considèrent qu’il est plus complexe qu’Arnaldur, mais il est aussi très littéraire et très islandais. C’est un auteur qui me transporte complètement en Islande. Il fait partie des gens qui déconstruisent le mythe de la société islandaise parfaitement apaisée et lisse, où tout se passe bien, où tout le monde est heureux au pays des geysers, de l’eau cristalline, de l’air pur et du fichu Lagon bleu. Árni pousse loin le détail, notamment en matière de politique islandaise. C’est peut-être ça, d’ailleurs, qui, pour certains lecteurs français, est assez rebutant. Mais pour moi, comme pour Anne-Marie Métailié, c’est ce qui rend cet écrivain si intéressant. Il montre clairement les rouages du jeu politique en Islande et ailleurs.

Il y en a un autre auteur que j’aime beaucoup, c’est Sjón. Il écrit des textes magnifiques, ciselés, poétiques, pleins d’humour, mais jusqu’à présent, il a eu très peu de succès (ou un succès confidentiel) en France et je ne comprends pas pourquoi. Il devrait pourtant se vendre à 50 000 exemplaires…

Choisissez-vous ce que vous traduisez ou répondez-vous à des commandes ?

En général, je choisis. Un éditeur ne peut pas m’imposer une traduction. De toute façon, s’il veut que la traduction soit bonne, il sait qu’il faut que le traducteur aime le livre. Si je découvre un livre et le suggère à l’éditeur, s’il sent mon enthousiasme, évidemment, il va s’y intéresser. Je travaille beaucoup avec Anne-Marie Métailié et ensemble, nous suivons nos auteurs. Par exemple, je viens de traduire le 11ème livre de la série Erlendur.

Avez-vous un regret en matière de traduction ?

J’ai eu un regret pendant assez longtemps. J’avais découvert Lovestar en islandais d’Andri Snær Magnason en 2002 et je l’avais adoré. J’avais réalisé un petit bout de traduction et prospecté un peu auprès d’éditeurs, puis j’ai laissé tomber et suis passé à d’autres choses car j’étais très sollicité à ce moment-là. Il y a maintenant plus d’un, j’ai de nouveau suggéré ce livre et l’ai présenté à Laure Leroy des Editions Zulma. Séduite elle-aussi par la fraîcheur, l’inventivité, la loufoquerie, les questions philosophiques et politiques, et l’imagination fertile qui traversent ce roman, elle l’a publié dans ma traduction. Donc, je n’ai plus de regrets grâce à Laure Leroy.

Un autre regret, j’ai traduit pour les éditions Gaïa deux livres d’Einar Már Guðmundsson et deux romans policiers de très bonne facture écrits par Jón Hallur Stefánsson, ces quatre livres n’ont pas eu le succès qu’ils méritent et c’est dommage. Cela ne m’empêche pas de continuer de travailler pour Gaïa car évidemment, un éditeur ne saurait être tenu responsable de l’absence de succès d’un livre…

En France, la connaissance de la littérature islandaise contemporaine passe essentiellement par vous ? Que ressentez-vous à être l’Ambassadeur des Lettres islandaises en France ?

Attention, je ne suis pas tout seul. Il y a de très bons traducteurs de l’islandais, Catherine Eyjólfsson, Jean-Christophe Salaün, pour n’en citer que deux. On ne traduit pas les mêmes choses, on se complète, nos goûts sont différents et l’on s’entend très bien. Il y a aussi Régis Boyer qui est toujours le grand spécialiste français de la littérature médiévale islandaise.

En fait, je continue à traduire Arnaldur Indriðason et je pense, que plus que moi, c’est lui qui est l’ambassadeur des lettres islandaises et Anne-Marie Métailié, d’une certaine manière aussi. Ou alors tous les trois. Avec Indriðason, d’un seul coup effectivement, il y a eu un intérêt grandissant pour la littérature de ce pays.

En 2005, il y a eu d’abord La cité des jarres puis en 2006, La femme en vert couronné par de nombreux prix et à partir de ce moment-là, j’ai été extrêmement sollicité par des éditeurs: “Conseillez-nous, que voulez-vous faire pour nous, etc.” , ce qui est un luxe absolu car d’ordinaire les traducteurs doivent plutôt se battre pour essayer de convaincre l’éditeur de publier un livre qu’ils ont découvert et aimé. Pour ma part, c’était plutôt moi qui demandais aux éditeurs d’attendre…

Oui, je me sens un peu ambassadeur des lettres islandaises en France mais je ne suis pas le seul, encore une fois. Il n’y a pas de livre sans auteur, pas plus qu’il n’existe de traduction sans traducteur. Cela dit, si aucun éditeur n’acceptait de publier un texte islandais, il n’y aurait pas de livres islandais publiés en France : les véritables ambassadeurs des lettres islandaises sont donc pour moi les éditeurs qui prennent ce risque. Et moi, je suis heureux, vraiment heureux de permettre au public francophone d’avoir accès à ces livres. Mon travail est une passion.

Avez-vous le temps de lire autre chose que la littérature islandaise ?

Non. Je lis les critiques de livres français, rien d’autre ou presque. Ce n’est pas frustrant. Je lis un peu de poésie en français – enfin, pas mal de poésie, en fait.

Quelle est la place des écrivains français en Islande ?

En Islande, il y a peu de traducteurs du français. Les traductions d’œuvres francophones sont donc peu nombreuses simplement parce que les Islandais ne sont que 330 000.

Le lectorat est tellement petit que pour qu’un livre français se vende, il faut qu’il ait eu un succès retentissant en France. Beaucoup d’Islandais vont lire en anglais. Par exemple, Jón Kalman Stefánsson adore JMG Le Clézio mais il le lit en anglais. Néanmoins il est en cours de traduction en islandais par un grand écrivain, Pétur Gunnarsson qui a d’ailleurs traduit également Proust. Ceci dit, Modiano n’est encore pas traduit. Nos prix Nobel ne sont pas forcément traduits. Camus, par exemple, l’est en partie seulement.

Peut-on dire que la langue islandaise connaît une mutation ?

L’anglais est en train de prendre une énorme part de marché en Islande, surtout chez les jeunes à l’oral. Les anglicismes sont nombreux. Certains linguistes annoncent la disparition de l’islandais d’ici 100 ans. Je n’en suis pas sûr. Pour moi, contrairement à ce qu’en dit Eiríkur avec beaucoup d’humour dans Illska, la pureté de la langue en Islande n’est pas une question de nationalisme, c’est une question d’intelligibilité. En Islande, on crée des mots à partir de racines anciennes, des termes dont le sens est plus ou moins transparent. Par exemple, le mot “hélicoptère” a été créé à partir d’un verbe qui signifie “tourner très vite”. La langue islandaise est homogène et utilise toujours d’anciennes racines nordiques, en ce sens, elle est plus “pure” que les autres langues nordiques mais les choses changent et les emprunts à d’autres langues sont de plus en plus nombreux aujourd’hui, surtout à l’oral.

Quelque chose à ajouter ?

Pour finir, je souhaiterais parler de la transmission, tellement essentielle. Régis Boyer, Philippe Bouquet, mes profs d’anglais au collège ou au lycée sont autant de personnes qui m’ont accompagné sur un chemin qui m’a conduit jusqu’à la traduction littéraire. Philippe a été mon prof de suédois à l’université et il a beaucoup compté pour moi, je le connais depuis que j’ai dix-sept ans. Il a toujours été là comme un père bienveillant. C’est un grand traducteur, il m’a appris à traduire le suédois quand j’étais à l’université de Caen où, avec Eric Eydoux, j’ai aussi traduit pas mal de norvégien mais concernant l’islandais, j’ai un peu l’impression d’avoir appris le métier tout seul – et avec l’aide de mes éditeurs et éditrices. (d’après ACTUALITTE.COM)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © letelegramme.fr ; Philippe Vienne


Traduire ? Trahir ?

TOLKIEN : Le Silmarillion (nouvelle traduction)

Temps de lecture : 12 minutes >

Nous connaissons tous certain lecteur lettré qui, lorsqu’on lui parle de TOLKIEN, n’est ni méprisant ni hautain envers cet auteur un peu étrange dont il reconnaît volontiers la qualité sans pareille ; il est possible et même probable qu’il ait un vague souvenir un peu aimable du Seigneur des Anneaux ou du Hobbit, qu’il a dû lire, peut-être en ses jeunes années ; mais il s’est sans doute arrêté là, peut-être parce que son goût a délaissé ses rivages au fur et à mesure qu’il s’est formé, et si le souvenir aimable et distant persiste, il n’a pas relu Tolkien ni découvert le reste de son œuvre, et ne compte pas le relire davantage : il a d’autres chats à fouetter, d’autres livres à découvrir, d’autres œuvres à arpenter. Que ce lecteur-là soit détrompé, qu’il soit même dédouané de toute culpabilité de ne pas l’avoir lu s’il a la curiosité de s’y plonger aujourd’hui ; car disons ensemble à ce lecteur – il va écarquiller les yeux et crier peut-être à l’imposture, peut-être, mais prenons le risque – que le Silmarillion est une œuvre aussi importante que La Recherche du temps perdu (ce n’est peut-être pas un hasard si le spécialiste français de Tolkien, Vincent Ferré, a d’abord travaillé sur Proust).

“Si le Seigneur des Anneaux est sans contexte un des grands romans du XXe, qui vient sortir le romanesque de l’impasse dans lequel il s’était trouvé par une énorme bouffée d’imaginaire — « Avec Le Seigneur des anneaux, de Tolkien, la vertu romanesque ressurgit intacte et neuve dans un domaine complètement inattendu » disait Gracq —, Le Silmarillion est un des grands textes de la littérature mondiale, toutes époques et genres confondus : la puissance de son acte créatif ne trouve d’échos que dans des entreprises mythologiques (l’Iliade et l’Odyssée, les Métamorphoses, la matière de Bretagne, l’Edda, le Kalevala) qui ne sont pas l’apanage d’un seul créateur. Car chez Tolkien, si l’écriture ne saurait être négligée, c’est bien la force proliférante de son inventivité qui impressionne et saisit : s’il importe peu de savoir si Tolkien crée ou non la fantasy, c’est parce qu’aucun des auteurs de fantasy qui l’ont précédé ou l’ont suivi n’ont jamais pu approcher sa capacité subcréative  – la subcréation ou création secondaire étant pour Tolkien l’enjeu de la littérature. Ce que Tolkien donne à la littérature et à l’imaginaire humain ne s’appréhende pas dans les termes habituels que la littérature propose : il est peut-être le premier, par son ampleur, à nous dire que la littérature peut dire son importance par sa capacité d’invention fictionnelle — d’où la méprise et le mépris dont on a pu faire preuve à son encontre, quand on n’a pas su le lire ni comprendre son intérêt. Ce que Tolkien apporte, c’est une matière entièrement neuve, entièrement saisissable et préhensible : matière certes recomposée par des lectures (mythes, folklores et contes innervent son monde) mais qui nous apparaît dans un surgissement auto-générateur qui se passe très vite de ses sources pour s’autoalimenter dans un geste toujours fertile, et qui n’a aucun égal à ce jour.

Contextes du Silmarillion : origine et nature

Commençons donc l’approche de ce massif par un point de contextualisation sur ce qu’est le Silmarillion. Tolkien, de son vivant, a publié principalement deux grands livres : le Hobbit (1937) et ce qui devait être sa suite, Le Seigneur des Anneaux (1954-1955). Mais ce Tolkien-là, auteur de romans de fantasy, cache la vraie figure de son œuvre : l’élaboration d’un monde fictionnel et d’une mythologie subséquente. Car le Hobbit n’est pas le premier texte de Tolkien, pas plus qu’il ne s’inscrivait au départ dans son monde secondaire. La matrice de l’œuvre tient en effet dans le Livre des Contes Perdus, entamé en 1916-1917, qui présente l’essentiel des récits à venir sous une forme embryonnaire : work in progress inachevé mais d’un intérêt considérable (contenant en substance des choses seulement esquissées par la suite), il contient la première forme du Silmarillion.

© Ted Nasmith / éditions Bourgois

Qu’est-ce, donc que le Silmarillion pour J.R.R. Tolkien ? Un récit qui retrace l’histoire du monde secondaire, depuis sa création jusqu’à certainement sa destruction ou disparition – nous y reviendrons. Soit un ensemble de récits, de légendes, mais écrits selon des formes diverses et qui n’ont cessé d’évoluer : poèmes, chroniques, récits brefs, annales, mythes. Un ensemble hétérogène, et qui de plus n’a cessé d’être repris et récrit par Tolkien tout au long de sa vie ; ce qui fait que malgré ses désirs de le publier, le Silmarillion à sa mort était toujours inachevé. Qu’est-ce, donc, alors, que le Silmarillion publié, et que nous lisons aujourd’hui ? C’est l’œuvre du père mise en forme par le fils, Christopher Tolkien, à qui on doit la découverte du continent de ces textes soudainement émergés. Pour publier ce livre selon le souhait de son père, Christopher Tolkien a assemblé un ensemble de récits qu’il a publié sous le titre de Silmarillion, mais qui contient en réalité quatre gros morceaux : l’Ainulindalë (la genèse de ce monde) et le Valaquenta (la présentations des Valar, les dieux), le Quenta Silmarillion (l’histoire de la guerre des elfes contre Melkor, dieu mauvais), l’Akallabêth (la Chute de Númenor, l’île des Hommes) et Les Anneaux de Pouvoir (la lutte des Hommes et des Elfes contre Sauron, disciple de Melkor).

Le Silmarillion que nous tenons donc dans nos mains est un ouvrage hybride. Hybride par sa forme (des récits d’origine diverse) et par sa nature (les récits du père suturé par le liant opéré par le fils). C’est évidemment un paradoxe que ce livre si important ne soit pas tout à fait une œuvre achevée, ne soit pas tout à fait l’œuvre de Tolkien père, puisque son fils en est presque le coauteur, faisant œuvre de conjointure pour reprendre le terme de Chrétien de Troyes. Origine paradoxale, qui peut remettre un instant en cause la question de l’auteur (qu’on se rassure, tous les textes sont de Tolkien père), mais qui en fait renseigne là aussi sur le genre de texte et le genre de parenté qu’il dessine : le parallèle à faire n’est peut-être pas tellement avec le monde arthurien, bien que les porosités soient évidentes, mais avec des ouvrages sommes comme le Kalevala, dont Tolkien s’inspire, mais aussi, faisant écho à l’aube de l’humanité, avec Homère. Et l’Iliade et l’Odyssée, selon une des hypothèses probables, ne sont que la somme rassemblée et écrite d’un grand nombre de récits oraux précédents ; ne sont que deux pièces rapportées et survivantes du Cycle Troyen ; ne sont que la somme d’une culture plus large, plus grande, la culture d’une langue et d’un peuple qui dépasse le seul concept d’auteur. Que le fils ait participé à l’œuvre du père, par le Silmarillion mais également les Contes et Légendes Inachevés et l’Histoire de la Terre du Milieu, n’est donc en rien contradictoire et renseigne plutôt sur la dimension totale de l’entreprise.

Retraduire c’est relire

Les éditions Bourgois publient en ce mois d’octobre une retraduction bienheureuse du Silmarillion qui permet qu’une nouvelle lumière vienne éclairer cette œuvre unique. Daniel Lauzon poursuit son travail de retraduction et prend la suite de Pierre Alien, à qui l’on doit la première version française du Silmarillion : rendons grâce un bref moment à Alien, dont on dit qu’il a détesté Tolkien, ce qui ne l’a pas empêché de livrer globalement une traduction de bonne qualité malgré de réelles coquilles et erreurs. Nul doute que la retraduction de Lauzon fera couler moins d’encre que celle du Seigneur des Anneaux : car si dans ce livre certains noms et toponymes pouvaient se traduire différemment en français (Bilbo Baggins : Bilbon Sacquet/ Bilbo Bessac) parce qu’ils étaient des créations dans la langue des hommes et qu’ils faisaient sens au sein de l’univers romanesque), la chose est différente pour le Silmarillion dont les protagonistes sont essentiellement non humains, et leurs noms aussi – démontrant l’autre pan de la création du monde secondaire de Tolkien, philologue de formation qui a accompagné le mouvement de subcréation par l’élaboration de langues fictionnelles. Cette crispation évacuée, et malgré quelques vieilleries évitables ( « ores, icelles », archaïsant sans besoin le texte), on verra que cette nouvelle traduction permet de corriger les nombreuses coquilles dont était émaillée la traduction de Pierre Alien, non exempt aussi de contresens (parlant par exemple d’Elfes Verts là où le texte anglais dit « Grey-elves »). On pourra dès lors aborder le récit et les Terres du Beleriand en pleine confiance.

Mais de quoi parle donc le Silmarillion ? Le récit se noue quand Melkor, lors de la création du monde, choisit l’emprise du pouvoir et se met au ban des autres déités. S’en suivront de longues querelles entre Melkor et les autres Valar, puis entre Melkor et les Elfes autour des Silmarils : joyaux d’une beauté absolue, contenant la première lumière du monde, créés par l’Elfe Fëanor et dérobés par Melkor-Morgoth. Le serment de Fëanor et de ses sept fils (ne pas connaître la paix tant qu’ils n’auront pas repris les joyaux au dieu rebelle) constitue l’architecture de l’essentiel des récits du Quenta Silmarillion. La lutte entre Sauron, lieutenant de Melkor, et les Hommes aidés des Elfes ne sera qu’une des conséquences de cette fracture initiale à l’aube du monde. Ce résumé forcément elliptique ne dit rien, bien entendu, de l’extrême inventivité des récits multiples du Silmarillion, il en fixe seulement les contours, les grandes lignes pour les lecteurs non encore initiés. Le plaisir du récit n’en est que peu entamé, que l’on se rassure, car sa matière reste vierge autant qu’une forêt tropicale après ce trop rapide survol.

Que cela, néanmoins, ne provoque aucune peur au lecteur néophyte : la réputation de difficulté qui entoure le Silmarillion est davantage un mythe qu’une réalité. Cette prétendue difficulté est inhérente aux sommets dont on repousse sans cesse l’ascension ; mais il est beaucoup plus facile de lire le Silmarillion que disons, La Recherche, Ulysse ou L’Homme sans qualités. Pour au moins deux raisons : une raison de taille (c’est un livre beaucoup plus court) et une raison romanesque (c’est le récit d’un monde imaginaire, raconté sans affect). Les difficultés potentielles sont liées essentiellement à la découverte et la compréhension du monde ; et il est sûr que si l’on ne fait pas cet effort d’immersion dans la langue de Tolkien, ces rivages nous seront refusés. Le Silmarillion présente un très grand nombre de personnages, qu’ils soient divins ou elfiques, mais également un grand nombre de toponymes. Heureusement, pour vous repérer dans cette ensemble, l’édition s’avance avec une carte du Beleriand (traduite pour cette nouvelle édition), lieu essentiel des aventures du Silmarillion, et cinq arbres généalogiques permettant de resituer les protagonistes.

Ce qui frappe d’abord dans le Silmarillion et ce qui le met au firmament des lettres parmi d’autres astres tout aussi glorieux, c’est sa puissance d’invention. Le Silmarillion est une cosmogonie, l’invention d’un monde, dès l’Ainulindalë, qui est une genèse en même temps qu’une théogonie, mais cette cosmogonie est en fait un principe de l’œuvre : Tolkien ne cesse d’inventer des ramifications, d’ajouter des embranchements et de nouveaux récits à son monde. C’est un principe créateur, qui fait que Tolkien n’est romancier que par accident. Il est avant tout un conteur (ce qui se sent dans le Hobbit, dans certains morceaux du Seigneur des Anneaux) mais aussi un forgeur, un Héphaïstos modelant sur son enclume les morceaux d’une œuvre inachevable que son fils, Frankenstein dévoué, réunira. Il ne s’agit pas d’enlever à Tolkien de réelles qualités romanesques, comme l’a noté Gracq, mais de mettre l’accent sur que le Silmarillion nous permet de mieux comprendre. Tolkien, qui a écrit sur la mythopoïese (la forge des mythes) est avant tout un cosmogone, un inventeur de mondes. Et ce que postule le Silmarillion, c’est que toute cosmogonie est d’abord une affaire d’ordonnancement du monde — ordonner le monde c’est chercher à lui donner un sens.

Le mythe explique la forme du monde, mais il est aussi une réflexion sur la création : ses conditions, ses limites, et son fonctionnement métaphorique. Le Silmarillion est un pur récit fictionnel, hypertrophiant et hypostasant le sel le plus fin de l’invention, mais il n’est pas que cela. Par sa fiction il réfléchit l’acte même, les conditions et les raisons de l’art. La cosmogonie (l’Ainulindalë) est une autre Genèse, qui se tisse selon un thème musical, avec l’affrontement de mélodies concurrentes qui changent la face du monde. Le monde, Arda, est né du chant des Valar, modifié par ces mêmes chants, et la vie des Elfes, des Hommes, vient de la puissance de suscitation de ce chant. Il en va de même pour la création déviée et imparfaite des nains par Aulë, qui rejoue l’épisode d’Abraham sacrifiant Isaac. Les textes du Silmarillion ne cessent de réfléchir sur ce que signifie la création d’une œuvre d’art, ne serait-ce que par la question centrale des Silmarils, artefacts enviés pour leur beauté mais aussi pour ce ce qu’ils symbolisent. Tolkien l’écrit dans une lettre : « Les Elfes sont là dans mon récit pour marquer la différence. Leur ″magie″ est l’Art, délivré de beaucoup de ses limites humaines : plus aisé, plus rapide, plus achevé. Et son objet est l’Art, non le Pouvoir, la subcréation, non la domination et la déformation tyrannique de la Création. »

© Ted Nasmith / éditions Bourgois

Toute cette invention fictionnelle, cette création d’un monde fictionnel secondaire, n’était pas aussi autonome au départ de l’aventure : Tolkien avait pour projet de donner à l’Angleterre une mythologie propre. « J’ai très tôt été attristé par la pauvreté de mon propre pays bien-aimé : il n’avait aucune histoire propre (étroitement liée à sa langue et à son sol). Il y avait les [légendes] grecques, les celtes, et les romanes, les germaniques, les scandinaves et les finnoises, mais rien d’anglais. Bien sûr il y avait le monde arthurien [mais] son côté ″féérique″ est trop extravagant, fantastique, incohérent, répétitif, […] et surtout il fait partie intégrante de la religion chrétienne. » D’où germe ensuite l’idée du projet : « Il fut une époque où j’avais dans l’idée de créer un ensemble de légendes plus ou moins reliées, allant du grandiose et cosmogonique au conte de fées des Romantiques, que je pourrais dédier : à l’Angleterre, à mon pays. ». Les aventures du Beleriand et de la Terre du Milieu étaient au départ un passé historique imaginaire de notre terre. On le voit notamment dans le Livre des Contes Perdus, qui explique la disparition progressive des elfes par le fait que les hommes ont peu à peu cessé de croire aux choses magiques ; on le retrouve aussi dans la géniale invention des hobbits, qui incarnent peu ou prou l’image fantasmée des campagnes anglaises.

Mais ce parti-pris n’a pas été tenu jusqu’au bout, en raison de l’inachèvement peut-être, ou peut-être d’un infléchissement du projet. Le monde de Tolkien, de fait, n’est pas borné : il s’arrête au Seigneur des Anneaux et à sa suite inachevé (quelques pages décrivant le règne d’un descendant d’Aragorn) mais il ne connait pas sa fin du monde, son Ragnarök, qui aurait certainement été cette perte en la croyance magique du monde et la disparition progressive des êtres imaginaires laissant place au règne des Hommes. Mais ce n’est qu’une supposition puisque la fin n’est pas racontée, la création secondaire n’est pas reliée à la création première et de fait, peu à peu, les rivages d’Arda se sont éloignés de notre réalité pour devenir un monde autonome, l’œuvre de high fantasy la plus conséquente jamais créée. Et c’est ce qui fait la force de ce monde, que le Silmarillion résume mieux que toute œuvre de Tolkien : c’est une fiction sui generis, qui s’autogénère et se justifie elle-même par sa constante inventivité.

Ce prisme mythologique, tant projet oeuvral que forme de récit, est aussi ce qui fait l’importance décisive de Tolkien en termes littéraires : à la différence de ses prédécesseurs, de ses suiveurs comme de ses concurrents dans d’autres domaines (Frank Herbert, Isaac Asimov), Tolkien n’est romancier que par défaut. Sa forme première est le conte et la légende : des formes narratives certes, mais d’approches et techniques différentes de celles du pur roman. Et l’on pourrait presque dire que, dans le Silmarillion, Tolkien a inventé le texte fictionnel ultime. C’est une chanson de geste, une cosmogonie, une épopée, une légende, un recueil de contes. Et si le Silmarillion en lui-même est un texte qui montre cette composition diverse, l’histoire des Silmarils (le Quenta Silmarillion), elle, mélange toutes ses dimensions sans distinction, dans un feu d’artifice grandiose et d’une réussite sans égale. Et à la différence des épopées ou des chansons de geste ou des cosmogonies du passé, Tolkien épure sa création de discours eschatologiques, religieux, nationaux ; il donne tout à la fiction. Le Silmarillion contient peut-être la plus pure pensée de la fiction de la littérature mondiale. La fiction y est parfaite au sens où elle ne trouve d’autre justification qu’elle-même. Seul demeure le plaisir de créer, d’imaginer, d’inventer — mais poussé à un point si impressionnant que l’œuvre d’art devient un monde secondaire. Si depuis les mondes secondaires sont devenus légions, aucun n’a réussi le tour de force créatif de Tolkien dans son œuvre, et particulièrement dans le Silmarillion qui est sans conteste son plus grand livre, parce que la rencontre entre le projet (l’invention d’un monde) et la forme y est totale — plus que la forme, le choix narratif. Ce qui fait la faiblesse du Silmarillion (aux yeux de certains lecteurs) est aussi paradoxalement sa force : le fait de ne pas être un roman. Le legendarium (selon le mot de Tolkien, qui désigne là l’ensemble de ses récits portant sur le monde secondaire) devient de fait une forme narrative en soi dans le Silmarillion, qu’on pourrait nommer le légendaire, via la modalité narrative du sommaire – ainsi l’a-t-on vu avec George R.R. Martin et son Feu et Sang, descendants de Tolkien.

Ce choix du récit pseudo-historique (au niveau de sa focale et son rythme) pourra aussi séduire ceux qui ont de Tolkien une image d’auteur pour adolescents. Un reproche qu’on fait souvent à Tolkien tient à sa manière un peu naïve de dépeindre les personnages : ils sont très prudes, très policés, ils s’émerveillent d’un rien, ils sont un peu guindés — malgré une malice qui casse parfois ce vernis. Et cette naïveté se justifie mieux dans le Hobbit, plus proche du conte, que dans le Seigneur des Anneaux, à mi-chemin entre le récit pour enfant et la découverte de nouveaux territoires pour adultes. Dans la manière, cela donne un résultat médian parfois étrange, et on se dit que le livre aurait beaucoup gagné à éviter cette naïveté. Or le Silmarillion est résolument son texte le plus adulte, le plus dur aussi. Ceux qui font de Tolkien un auteur manichéen feraient bien de lire les aventures de Fëanor et de ses fils.

Lire le Silmarillion, c’est aussi tordre le coup à des clichés, prendre la pleine mesure de l’ampleur du travail de Tolkien, mais aussi réaliser quels étaient le sens de son œuvre, les enjeux de son ambition folle. Que ce travail reste inachevé est presque logique : l’invention d’un monde ne finit jamais, le désir de raconter des histoires n’a pas de fin. Mais qu’on se rassure, cet inachèvement n’enlève rien à sa qualité, extrême, totale, unique. Que je puisse sembler partisan est une supposition possible pourtant mes mots ne rendent pas justice à l’immensité de l’œuvre, pas plus qu’ils ne remplacent, heureusement, sa découverte. Heureux les lecteurs néophytes du Silmarillion, heureux les futurs arpenteurs de Valinor et du Beleriand, heureux ceux qui sauront apprécier cette œuvre pour ce qu’elle est : un don très rare.”

Yann Etienne


Lire encore…

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, III. Litanie dans mon sommeil (2018, traduit par Christine Pagnoulle)

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Nicosie © AG Leventis

Quatre femmes de Trikomo m’ont croisé dans la ruelle
Et des rayons d’or pur luisaient des ceintures à leur taille

Distique de la tradition orale chypriote

Qu’est-ce que cette vie ? Une illusion
Une ombre, une fiction

Calderón de la Barca, La vie est un songe (dans le monologue de Sigismond) 

Et cette île : qui la connaît ?
J’ai passé ma vie à entendre des noms que je n’avais jamais entendus

Georges Seferis, Hélène

J’ai échappé à la guerre de 1974 par un curieux hasard du sort. Je n’habitais plus l’île depuis 1957, l’année où Démosthène m’a subtilisé et voilà que pour la première fois depuis lors, Démosthène a suggéré que nous allions visiter l’île ensemble. « Nous irons passer un bon moment à Trikomo, disait-il. Nous habiterons chez Elengou. » Je ne me tenais plus de joie. Démosthène savait que je lui en voulais de m’avoir arraché à l’île dans  la Mer du Milieu sans un mot d’explication, de m’avoir ravi à l’amor matris sans promesse de retour. Je n’étais retourné sur l’île que deux fois dans les années 60, quand j’étais adolescent. Katerina m’avait acheté les billets. Il avait été saisi de panique quand j’avais reçu les billets la première fois et nous nous étions disputés parce qu’il ne voulait pas que je parte. La deuxième fois, Katerina était venue me chercher. Nous nous étions retrouvés à Londres pour voyager ensemble. Elle avait voulu que je me fasse couper les cheveux et m’avait acheté de nouveaux habits pour que je ne me fasse pas trop vite traiter d’Anglais en entrant au village. « Tu parles grec comme un Turc, et je ne peux pas t’emmener voir ta grand-mère habillé comme un Anglais. » Démosthène restait perturbé par mon désir de retourner sur l’île et avait l’air de considérer comme une menace mon attachement obstiné à mes souvenirs d’enfance. C’était comme si mon retour avait été un parricide. Il sous-estimait la force de l’étreinte dans laquelle l’île m’avait tenu et se disait que j’aurais dû oublier tout ça. La famille de Katerina racontait toujours l’histoire de Démosthène m’emmenant dans l’île dans la mer du nord comme une forme de pedomazema  ou de devşirme, comme disait sa mère Milia, qui disait à Katerina : « Va me chercher l’enfant. Je veux le revoir avant de mourir. Chrisostomos est mort le cœur brisé parce qu’il ne l’a jamais revu. » À la fin de ma deuxième visite, elle a pleuré en disant qu’elle ne me reverrait pas. Elle est morte dix jours après notre départ.

Démosthène s’énervait quand il entendait cette histoire de kidnapping. Il expliquait qu’il était mon père, pas un janissaire, et qu’il avait le droit de m’emmener où il voulait. Je me souvenais du moment où il m’avait emprisonné dans une maison humide mal chauffée par un poêle à charbon dans l’obscurité de Manchester comme si j’étais une sorte de Sigismond et qu’il me fallait apprendre que la vie est un songe et que les songes sont seulement les songes de songes. Il m’avait largué à Manchester chez Nona, Nina et Tantine Noreen et était retourné seul à Bristol. Theios Georgios pouvait me parler dans ma langue, mais je ne l’ai jamais vu dans la maison. Il était toujours dans un endroit appelé Didsbury où il était propriétaire d’un hôtel appelé ‘El Morocco’. « Comment est-ce que je peux leur parler ? », avais-je demandé à Démosthène, au désespoir. « Tu devras apprendre l’anglais ! », avait-il répondu sur un ton péremptoire. Voulait-il m’empêcher d’hériter de l’île dans la Mer du Milieu ? Pourquoi est-ce que ça le tracassait ? Si c’était son royaume, il l’avait abandonné. Qu’avait-il fait pour être écorché par le vent et la déesse Isis ? Pourquoi m’avait-il arraché au monde qui était le mien pour prendre la mer avec lui ?    

Peu après notre arrivée à Douvres et notre entrée sur l’île par un tunnel qui était comme la bouche d’une baleine, je me suis mis à faire de la résistance. Je refusais de m’intégrer dans la vie de cette autre île pour y rester, ce qui semblait bien être l’intention de Démosthène. Il ne savait comment s’y prendre. Il n’avait pas la sagesse des sibylles. Son savoir était différent. Je comprenais les mystères  à la façon dont les sibylles me les avaient enseignés, mais Démosthène, je le comprenais maintenant, était devenu imprévisible. En tout cas pour moi. Je ne sais pas à quand remontait l’intention de Démosthène de m’abandonner à Manchester. Je ne connaissais rien de ses intentions. Avait-il préparé mon exil à Manchester ? Les Anglais avaient exilé Monseigneur Makarios eux Seychelles parce qu’il menaçait de prendre le pouvoir à leur place. Mais pourquoi Démosthène m’avait-il envoyé à Manchester ? Je n’étais pas archevêque, je n’étais qu’un enfant. Tout ce que j’avais fait c‘était refuser de parler anglais. À Chypre, ils voulaient interdire l’anglais dans les écoles. Pourquoi fallait-il que je l’apprenne et pourquoi fallait-il que je reste ici ? Et où était Katerina et quand est-ce que j’allais la revoir ? Croyait-il que j’étais dangereux parce que j’avais lancé du vinaigre sur le portrait de la Reine à l’école où il m’avait placé les quelques semaines que j’ai passées à Bristol ? C’était lui qui m’avait dit que la Reine était allemande, tout comme celle de Grèce, alors pourquoi réclamer l’enosis quand nous pourrions être indépendants ? Là il me disait que maintenant nous étions chez eux et que nous devions respecter leur reine. Il m’a emmené à Manchester après le solstice d’hiver au moment le plus sombre de l’année quand les kallikanjaroi sont très occupés à jouer des tours aux gens. Les sibylles auraient préparé des lokmades pour les attirer sur le toit la nuit avant l’épiphanie et les empêcher de rentrer dans la maison. Elles me gardaient quelques lokmades à manger dans la maison et le lendemain elles demandaient au prêtre de venir bénir la maison en l’aspergeant avec une branche de basilic consacré, qui d’après Elengou avait été importé d’Inde par Ayia Eleni, la mère de l’Empereur Constantin. Ici il n’y avait pas de toit en terrasse et tantine Noreen ne savait pas faire les lokmades¸ alors je devais dormir dans une maison toute noire et toute froide habitée par des Kallikanjaroi et des gens qui ne parlaient qu’anglais, et un prêtre ne viendrait pas bénir la maison le jour de l’épiphanie. Démosthène avait dit que je devais apprendre l’adresse par cœur parce que si je me perdais personne ne saurait où j’habitais si je leur donnais seulement le nom de mon oncle et de mon grand-père. J’avais donc appris à réciter 97 Egerton Road North, Walley Range avec un accent qui pourrait être compris par les habitants de Manchester. Rona est devenue mon Ariane sur cette île, elle m’a appris à suivre le bord du trottoir pour arriver à l’école de l’Oswald Road quand le brouillard était si dense que je n’y voyais rien. Et au fil du temps, comme Roumi, j’ai compris que l’obscurité peut aussi être ma bougie. Les visionnaires et les poètes anglais que j’allais lire à l’école, John Milton et Gerard Manley Hopkins, m’apprendraient que l’obscur pense la lumière quand je m’éveille et me cognent les coups du noir, Noir, noir, noir dans l’éclat du midi’, et un jour je voudrais devenir un « poeta de la noche » comme Lorca.

Quand, au début du printemps 1974 Démosthène a suggéré que nous retournions ensemble à Trikomo, j’ai senti que ça marquait une nouvelle étape dans notre relation. Et Elengou, le seul grand-parent encore en vie, avait eu quatre-vingts ans l’été précédent. Elle voulait nous revoir avant de mourir. Quand j’étais enfant, c’était elle qui ordonnait le monde, m’apprenait les rites de la nature, les cycles e la vie, les généalogies et histoires familiales. Mais voilà que le 25 avril 1974 a eu lieu la révolution des œillets au Portugal. J’étais très excité. Les deux étés précédents j’étais allé à Lisbonne, et m’étais imaginé le voyage de la seconde Odyssée et des continents au-delà de l’océan plus loin que les Hespérides. Pratiquement tous les étudiants de la résidence universitaire où je logeais venaient de provinces d’outre-mer – c’était ainsi que les Portugais appelaient leur colonies – et se désespéraient de la guerre coloniale.

Ils attendaient la chute du régime dans une impatience inquiète et me disaient à qui parler et devant qui se taire car il y avait des espions dans la résidence. Il fallait que je retourne à Lisbonne pour participer à la fête de la révolution. J’utiliserais une partie de ma bourse de recherche à étudier la poésie portugaise aux archives de Lisbonne pendant quelques semaines en été. « Allons plutôt à Chypre en septembre », avais-je dit à Démosthène. Je voulais aller à Lisbonne mais en même temps j’attendais dans une impatience fébrile le début septembre et mon retour à Trikomo. Démosthène a accepté, donc début juillet à la fin de l’année universitaire, je suis parti pour Lisbonne et pas pour Trikomo.

La première fois que je m’étais rendu dans la péninsule ibérique, c’était quatre ans auparavant, et les mers les oranges l’odeur de l’huile d’olives avaient adouci ma nostalgie pour une enfance perdue. Mon rêve était d’embrasser toute la Méditerranée, de l’Andalousie à Istanbul, de Tanger à Alexandrie, Beyrouth, Damas. Il me fallait d’abord trouver le jardin des Hespérides et voir quelles routes se dessinaient au-delà. Les auteurs de l’Antiquité situaient le Jardin des Hespérides en Ibérie et j’ai décidé que j’allais le découvrir. Il me fallait trouver le fruit doré. Je me demandais quel genre de fruit j’allais trouver et de quelle couleur. Serait-ce une orange ou une grenade ? Un vieil instituteur m’avait raconté que les portokali avaient  atteint les Ottomans à partir de Portogalia et que c’est pour ça que nous les appelons portokali. Mais après j’ai appris que les Portugais avaient ramené ce fruit d’Asie et que les oranges n’étaient pas connues des peuples de la Méditerranée à l’Antiquité. Le fruit doré pourrait-il être la grenade ? Les sibylles en mélangeaient les grains avec des graines de sésame, des amandes blanchies et de la semoule de blé bouilli pour fabriquer les kolypha à manger lors de la fête de la commémoration des morts. Un fruit pour un requiem, pour le deuil et le renouveau. Elengou me racontait que Stephanos vendait des grenades aux marchands arabes qui accostaient à Famagusta. Il aimait leur parler dans leur langue de la vie dans sa ville d’Alexandrie. Ils utilisaient les grenades pour faire de la mélasse, comme nous avec la caroube ou le raisin. J’ai aussi appris qu’à Malte on appelle la grenade Fruit de l’Éclair parce que quand elle est mûre et qu’elle éclate, les marques sur la peau de la grenade ressemblent à des éclairs. Et en espagnol, elle porte le même nom que la ville de Grenade. Orange ou grenade, le fruit doré devait se révéler à moi au moment où je m’y attendais le moins, comme le monde révèle ses secrets. Il mettra la lumière dans l’ombre et la lumière brillera dans les ténèbres. Il ouvrira de la densité dans l’espace et de nouvelles voies pour l’esprit. Des gens de partout m’ont emmené dans différentes parties du monde pour y trouver le fruit doré. Au début du printemps, Isa m’a fait rêver  du fruit mystérieux à filer entre Tyana en Capadocce et Tiana en Catalogne. Je suis allé à Valence en auto-stop avec Javier de Blas et nous avons dormi sous les orangers.  La nuit, j’y grelottais même dans mon sac de couchage. J’ai appris que la couleur des oranges était une réaction au froid des hivers en Méditerranée alors que sous les Tropiques elles restent vertes. En avril, j’ai fait un interminable trajet en train pour aller voir fleurir les orangers dans les patios de Séville. Les guitares et les battements de main s’associaient à leur parfum. Mais Lluísa Marí pensait que le meilleur moment pour voir le Jardin des Hespérides, c’était janvier, sur l’île de Majorque. Alors nous avons pris le bateau de nuit pour la ville de Soller. Nous mangions des ensaimadas avec le café du petit déjeuner et escaladions un sentier de montagne pour voir les fruits dorés miroiter là en bas dans la lumière hivernale, jusqu’à la mer.

J’avais passé les années soixante à voyager entre trois îles, qui étaient comme trois fragments de moi-même dont je n’arrivais pas à faire un tout. Ma vie semblait complètement incohérente. J’avais étendu le sens de mon identité et de mon appartenance d’une seule île dans ma petite enfance à trois îles dans mon adolescence. C’est ainsi que je suis devenu Solo Trismegistus. Je partageais l’héritage d’Hermès Trismégiste, qui venait d’Alexandrie comme mon grand-père. Je serais donc Seul et trois fois puissant. C’était mieux que d’être seul une seule fois. Dans une multiplicité de solitudes, vous n’êtes jamais vraiment seul. Trois voix solitaires qui parlaient en moi cherchaient de nouvelles voix. La voix de chaque île me rapprochait de moi-même d’une façon différente, et là le Jardin des Hespérides ouvrait de nouvelles voies et de nouvelles promesses. Mais je portais toujours le deuil de l’île dans  la Mer du Milieu et je ne voulais pas que sa beauté et sa sensualité s’effacent de ma mémoire. Et Katerina régnait toujours telle la Reine Maya sur l’Ilha Formosa dans la Mer de Chine. J’y passais mes étés près d’elle et m’y suis initié au bouddhisme et au monde dans le monde. Avec le temps, je me suis attaché à l’île dans  la mer du nord, quand dans les années 60 elle s’est mise à déployer une flamboyante sensualité. Adolescent, je me suis épanoui avec l’époque, sans jamais oublier l’île que j’avais d’abord perçue dans un voile d’obscurité embrouillardée qui enveloppait des rangées de maisons glaciales. Mais j’y avais trouvé des dieux et des muses et des poètes. Par les longs soirs d’été je me baladais à travers champs et par des chemins de campagne, à manger des baies sauvages, boire à ses ruisseaux et dormir dans les prairies. Parfois, à pied ou à vélo, j’allais à Oldland Common par les champs pour y retrouver Sally près de sa ferme. Nous nous embrassions derrière les écuries où se trouvaient ses chevaux. Elle était la première au cours de littérature et aimait parler  de livres et parfois elle nous achetait des billets pour un spectacle au Bristol Old Vic. Je lui ai dit qu’elle me rappelait Helen Schlegel dans Howards End. Elle m’a répondu que j’aimerais encore mieux Passage to India. D’autant que je venais d’une colonie. Elle avait raison pour la qualité des romans, mais elle ne ressemblait en rien à Adela Quested. Son père avait été officier de l’Armée britannique et avait été en poste sur l’île dans la Mer du Milieu dans les années ’50. Nous nous demandions ce qui se serait passé si nous nous étions rencontrés quand nous étions enfants.

Chacune des îles m’a causé son lot de chagrin et m’a procuré de grands moments de joie. Je les portais en moi comme un agrégat de karmas qui attendait d’être libérés. Chaque île me disait les secrets du monde autrement. Si je voulais en savoir davantage, il me fallait briser le triangle des îles. Quand je me sentais mélancolique ou nostalgique, cela ne me réduisait pas à l’inertie. Au contraire, ça me mettait en mouvement, et sans bien comprendre mon objectif, je partais en sac à dos dans un excès de libido, je m’étendais n’importe où sur le sol, me rendais poreux et vulnérable aux doigts du monde, me laissant dériver dans le désir de mon âme.

Si j’écris « âme » et non « cœur », c’est que j’entends la voix de ma grand-mère qui me parlait dans sa langue : oti i psyche sou lachtara, tout ce que ton âme désire. Psyché, prononcé psi chi, signifie âme dans le dialecte de l’île. Quand je demandais aux sibylles « qu’allons-nous faire maintenant ? », elles prononçaient parfois cette phrase comme incantation magique qui éveillait de multiples possibles dans mon imagination et ouvrait un dilemme de désirs et de choix impossibles. D’où venait ma psi chi ? C’était la mienne, mais comment est-ce que je le savais et comment me décider ? Ou était-ce mon esprit qui décidait ? L’écho  de psi chi psi chi  c’était comme murmurer des secrets dans un chuchotement de voix imprégné du désir de se déployer en une mer d’espérance. Comment cela se passait-il et pourquoi ? Parfois elle vous emmenait dans un sens et parfois dans un autre. Le monde entier est un secret caché en nous, qui se révèle quand nous nous y attendons le moins ; plus la révélation est grande, plus puissant est l’élan, comme les acacias devant la fenêtre qui montent et descendent la colline tout secoués de jaune et de vert. Ou comme courir dans la mer encore chaude en octobre sous l’église d’Ayios Filon et la sentir sur la peau douce comme le miel de la ruche de Tatlou ou la soie tissée par Alisavou du fil de vers nourris aux feuilles de ses mûriers. Quand elle nous enveloppe, c’est comme l’étreinte d’une déesse et votre psi chi s’en va flottant là où elle veut. Mais la psi chi peut aussi rester prisonnière du corps et changer de couleur. J’avais observé le caméléon – le lion de la terre – passer du brun au vert en montant dans l’arbre de la cour d’Elengou et je me roulais sur le sol en terre qui venait d’être aspergé d’eau pour voir si ma peau allait changer de couleur.

C’était une coïncidence significative que ce soit au début septembre 1974 que Démosthène et moi allions retourner à Trikomo. C’était au même moment de l’année que nous étions allés au village pour la dernière fois en 1957, avant qu’il ne m’arrache à l’île. Août était terminé et l’été aussi, mais je n’avais pas l’impression que l’été était fini. Les gens en sentaient la fin parce qu’ils devaient reprendre le travail ou l’école. Moi je résistais à ce sentiment de fin dans l’attente d’un commencement sans la moindre idée de ce qu’il serait, car je voulais toujours vivre dans un état d’heureuse incertitude, ondoyante et sans fin. Nous roulions vers Trikomo, vers un commencement ou une fin ou un carrefour d’éternel retour. Les champs avaient changé de couleur. Quand nous étions partis au printemps ils étaient verts tachetés du rouge des coquelicots, du jaune des pissenlits, du bleu-mauve des iris sauvages. Je me demandais quelles couleurs flottaient sur mon école, rouge, blanc et bleu ou bleu et blanc, si les Anglais avaient imposé le couvre-feu et si l’école serait ouverte ou fermée. Démosthène n’avait pas parlé d’école. Il s’informait du déroulement de la lutte et recevait des informations sur ceux que les Anglais avaient arrêtés et ceux qu’ils avaient tués. Il parlait beaucoup au kafeneio pendant qu’il jouait au backgammon mais il ne m’avait quasi rien dit de ses conversations. Et je ne m’étais pas soucié d’école. Je préférais pas. Pas d’urgence. Je n’étais en rien impatient de rentrer dans une école où qu’elle soit. Il me dirait bien un jour ce qu’il avait en tête. Là comme nous roulions vers Trikomo, il m’a fait regarder le vol des hirondelles et la plongée du soleil, le vouttiman iliou, comme il disait en citant un vers de Lipertis, un des poètes qui écrivaient dans le dialecte de l’île. Je n’avais aucune idée de ses plans ou de ses rêves, ni qu’il avait déjà  tracé sa propre migration quand il m’a dit de regarder le ciel où s’amoncelaient les nuages de septembre. Les hirondelles se rassemblaient pour partir vers le sud. Si j’avais su que Démosthène préparait aussi une migration – vers le nord pas le sud – je lui aurais dit qu’il prenait la mauvaise direction. Ou d’ailleurs pourquoi partir du tout ? Les journées étaient encore chaudes et il n’y avait pas de raison de déjà partir. Où nous étions c’était parfait.  Sur la route de la côte, en venant de Salamis, j’ai passé la tête par la fenêtre ouverte pour sentir les vagues des journées changeantes s’étendre sur les champs jaunissants, se dérouler devant moi et en moi sous le soleil mûr et rouge qui sombrait entre les montagnes, s’embrasait joyeusement aux braises du crépuscule comme en un dernier instant d’illumination ou d’hallucination. Je me posais la question : pourquoi le soleil plongeait-il en silence ? Ou peut-être produisait-il un bruit là-bas très loin que je n’entendais pas ? Quel bruit produirait-il en embrasant les montagnes ou en éteignant ses propres feux dans les flots ? Le soleil pouvait-il être réduit au silence ? Mes oreilles étaient bouchées d’eau de mer et c’était peut-être pour ça que je n’entendais pas. Les sibylles savaient comment déboucher les oreilles avec des mots d’huile d’olives soufflés bien chaud dans l’oreille, comme la magie de leur langue. J’ai sorti la tête par la fenêtre ouverte pour saisir la sensualité de mes pensées dans la douceur poussiéreuse qui me léchait comme une langue de mer et d’air chaud, s’accrochant jusqu’à – jusqu’aussi loin aussi longtemps que je pouvais étendre les limites de mon été pieds nus – jusqu’aussi loin, aussi longtemps… Démosthène m’a dit sèchement de rentrer la tête avant de la perdre tout en obliquant vers la gauche de l’asphalte brûlante pour laisser passer une voiture arrivant en sens inverse, puis il a quitté la route, soulevé des nuages de poussière sur la piste qui menait au village par des champs de blé bruissant. J’ai rentré la tête dans l’habitacle, désormais recouverte d’une membrane de paille et particules de poussière. Heureux d’avoir une couche de crasse par-dessus le sel et le sable qui me couvraient la peau. Mon corps exsudait le nectar de la mer. J’ai replié les jambes sur le cuir craquelé, brûlant du siège et ai dirigé mon attention vers la plante de mes pieds, calleuse et durcie, contemplant les secrets qu’ils avaient absorbés tout au long de l’été au contact de la peau de la terre inégale qui crissait dans l’euphorie de la chaleur. Je savais que la chaleur allait persister jusqu’à la chape poisseuse d’octobre et la fête d’Ainakoufos – Démosthène l’appelait Ayios Iakovos – mais je ne voulais dire que Ainakoufos parce que c’est ainsi que je l’entendais appeler par les gens de Trikomo. Il guérissait les problème d’ouïe, alors si vous étiez sourd, koufos, ou aviez mal à l’oreille, vous alliez faire une offrande ou une prière à l’église et vous receviez des gouttes d’huile d’olive chaude dans l’oreille et écoutiez alors les bruits du monde et même disait-on, la musique des sphères si vous priiez les yeux fermés. Sa fête tombait le 23 octobre. Le jour après mon anniversaire. Lalla aux pieds ailés, qui était présente le jour de ma naissance dans la maison au balcon vert, juste à côté de l’église d’Ayios Iakovos, disait que j’étais venu au monde accompagné des odeurs et des sons de pana’yri qui montaient de la place. On entendait crépiter les raisins quand leur peau éclatait de joie et les coques d’amandes cassées et les odeurs intoxicantes de loukoumades frits, dégoulinants de miel, les amandes rôties, les raisins mûris de douceur concentrée métamorphosée dans toutes les formes imaginables, epsima, petimezi, palouze, sucré et puis crémeux, et puis les soujouko sur leur fil, et les pana’yrkotes qui faisaient danser les cœurs dans la plénitude des sons du luth et du violon, les pieds qui sautillaient et les tailles qui virevoltaient dans les vapeurs du zivania versé dans des petits verres. Mon nez s’approchait du bord d’un de ces petits verres, dans l’attente du moment où je pourrais pénétrer dans cet ordre d’intoxication clandestine qui m’était encore interdit. Dans quelques années, je pourrais siroter du vin doux dilué avec de l’eau. Le monde adulte m’était transmis sous forme diluée, et je ne savais pas que ce retour à Trikomo était un adieu pour Démosthène. Et pour moi aussi d’ailleurs, même s’il ne m’en avait rien dit. Le mois suivant, je serais sous un ciel nuageux et je ne retrouverais pas l’opulence d’octobre dans la Mer du Milieu avant bien des années.

C’est peut-être pour cela que Démosthène voulait que notre entrée au village soit discrète. Il avait dit que la voiture ne pourrait pas passer dans la foule des promeneurs du dimanche sur la route bordée d’acacias et d’eucalyptus, ni par la piste du bord de mer qui traversait les vergers de figuiers. Si nous avions poursuivi sur la route venant de Famagusta, nous serions arrivés à la petite église d’Ayios Iakovos en face du cinéma « Hellas » et du kafeneio de l’association « Anagenesis ». C’est là que Démosthène retrouvait ses copains, pour bavarder et apprendre qui les Anglais avaient attrapés, tués ou jetés en prison, les résultats de son équipe de football, qui avait quitté le village ou l’île. Si nous prenions cette route, nous arriverions au milieu de l’animation de l’après-midi. Quand les gens avaient fini leur promenade, ils allaient au cinéma « Hellas » ou ils rentraient chez eux en s’arrêtant pour parler à quiconque ils rencontraient en chemin.

Je connaissais toutes les entrées et les sorties du village selon le mode de transport, à pied, à dos d’âne ou à bicyclette. Il y avait des sentiers rocailleux dans les champs alentour, des chemins de terre dans des vergers et des bosquets. Si vous vouliez une route asphaltée, il n’y en avait que deux. Je m’étais déplacé de toutes les façons imaginables, mais le plus souvent à pied, sauf si j’allais plus loin que les limites du village. Je suivais Elengou à pied partout, au cimetière, à la petite église en pierre d’Ayia Anastasia qui s’élevait solitaire sur un promontoire au milieu d’un champ ou chez sa sœur Tlallou pour aller chercher du miel, à l’enclos à moutons de Lefkou pour du lait, halloumi, anari.

Si je n’accompagnais pas Elengou, je partais dans les oliveraies avec des grands quand ils passaient devant chez Milia et Chrisostomos où j’habitais. Je criais « Attendez ! Attendez ! Je viens avec vous. » Milia se tenait à la porte et nous criait dessus, son arthrite l’empêchant de courir derrière moi, qui échappais au plus vite à sa voix et faisais semblant de ne pas l’entendre quand elle me demandait de rentrer. Les champs menaient à la mer et je savais que si nous marchions assez loin, nous sentirions l’odeur de sel. Milia criait aux garçons de veiller sur moi : « Prenez garde aux serpents ! Ne le laissez pas marcher pieds nus ! Ne le perdez pas ! Ramenez-le- moi – entier ! » Les grands m’ont expliqué pour les serpents. Le serpent noir, il ne fallait pas en avoir peur, il n’était pas venimeux. Pappou Ksharis en attirait un avec du lait pour qu’il empêche les rats de manger son blé. Par contre, le koufi  était venimeux. Et il était sourd. C’est pour ça qu’on l’appelait koufi. Ça ne servait à rien de crier pour lui faire peur. Je me suis trouvé un grand bâton comme les autres gamins et nous en battions le sol en marchant par les sentiers pour que les vibrations fassent fuir les vipères.

Quand nous sommes entrés au village ce jour-là début septembre 1957, j’étais parti depuis la fin du printemps et j’étais tout excité de revoir la foule qui s’adonnait à la promenade dominicale, allait au cinéma ou au café. Je voulais courir partout, apprendre ce qui s’était passé au village, raconter mes voyages partout dans l’île. Les gens marchaient en rangées de trois, quatre ou plus, se tenant par le bras, s’arrêtaient et bavardaient et faisaient demi-tour au bout de la rue, et j’adorais les accompagner en sautant comme une sauterelle, saisissant la main de l’un ou de l’autre et marchant avec un groupe avant de courir en rejoindre un autre. Mais je n’ai pas émis d’objection à l’entrée discrète qu’avait choisi Démosthène. Elle était pourtant plus forte l’attraction exercée par le bout de rue où je courais librement entre les maisons, entrant et sortant de porches et de passages couverts, de cours ouvertes avec des enclos pour des poules, des lapins, des chèvres. Yaya Elengou et Yaya Milia, telles des piliers de sagesse minés par l’âge et des vigies fatiguées, étaient mes pierres angulaires dans ce morceau de rue qui était mon berceau – le cocon de ma chrysalide. J’appelais thkeia toutes les voisines dans les maisons entre celles de mes grands-mères, non qu’elles aient été de véritables tantes, mais à cause de la parenté que créait le voisinage. Chaque fois que je revenais, je voulais que toute la rue le sache. J’entrais sans vergogne dans les maisons en criant « Thkeia ! » aussi fort que possible – il y avait thkeia Maritsou, thkeia Rikkou tou Koutoumba, thkeia Niki tou pappou Kshari. Aujourd’hui je vais crier en entrant « Thkeia. C’est moi. Je suis là. Je suis revenu. »

Elengou avait été prévenue de notre arrivée imminente par le garçon au kafeneio envoyé par le chauffeur de bus que nous avions rencontré sur la route près de Salamis la veille et à qui nous avions demandé de lui annoncer notre venue. Je l’imaginais en train de m’attendre, comme toujours, avec un seau d’eau du puits et une tasse en aluminium prête à me laver en me déversant l’eau sur la tête, ce qui me faisait frissonner jusqu’à ce que la chaleur de ses mains, telles du bois aromatique, fasse à nouveau courir le sang dans mes veines. Elle m’enlevait des incrustations marines de la plante des pieds, me décapant comme un bateau, et moi je brillais comme un navire tout neuf prêt à prendre la mer. J’apercevais des souvenirs pas encore écoutés dans ses cheveux fragiles sous la kouroukla, nouée pour les travaux ménagers sans la skoufoma qu’elle portait pour cacher la moindre mèche quand elle partait plus loin que les maisons avoisinantes, faire des courses ou rendre visite dans une autre partie du village. Elle gardait le foulard le plus sombre pour les veillées et les enterrements, et moi je la suivais telle une étoile présidant aux rites nocturnes et aux rêves de parents, d’ancêtres, de sœurs et de saints évoqués dans un murmure de voix rocailleuses comme le sol en terre battue des maisons. La voix d’Elengou gardait la trace inéluctable de la pénombre couverte de rosée adoucissant les contours de ce paradis austère et épineux, sage comme Pherepapha qui touchait tout ce qui se meut, transformant la douleur en délice par l’exubérance du chant. Ses enfants me racontaient que quand elle était jeune sa voix dégageait les mondes souterrains quand la pleine lune de Pâques passait au zénith, craquant la coquille du monde dans l’élan du printemps et la mélancolie des fleurs d’oranger.

« Tu veux bien encore chanter, yaya ? », lui avais-je demandé quand elle me séchait. Alors elle avait lancé quelques vers. « Ton regard m’a transpercé, mais je le soutiens fièrement, si des jours passent sans le revoir, je pleure amèrement. »

Τα μάτια σου μέ  καψανε
μά έγώ  τά καμαρώνο
Σάν κάνω μέρες νά τά δω
Κλαίω καί δέν μερώνω.

Et puis elle s’est interrompue brusquement et m’a dit « va jouer » et moi je répétais joyeusement la rime kamarono-merono, en filant aussi vite qu’un lézard de septembre détalant dans la douceur dorée d’un été débordant vers le refuge de mon enfance. Ma maison c’était chez Chrisostomos et Milia. J’y dormais toujours dans mon lit à courtines en cuivre sous une moustiquaire qui me protégeait comme une tente. Ils m’attendraient, tout doux comme le crépuscule quand avait faibli l’intensité de la lumière du jour. Chrisostomos montait sur le toit par l’échelle branlante et y accueillait le magma en fusion de sa tribu d’étoiles. Il n’y resterait pas toute la nuit comme au mois d’août mais redescendrait dans les ombres de la nuit, apparition fugitive à la lueur incertaine de la lampe à paraffine dans un ravissement hésitant, pendant que l’effervescence de la vie glissait dans le rêve et les noms des sibylles se faisaient litanie dans mon sommeil : « elengou, marikkou, stassou, ttallou, koullou, lefkou, rikkou, maritsou » jusqu’à ce que le ou devienne oummm, et que je tombe dans ce sommeil sans rêve qui survient au moment de la nuit où le rossignol cesse de chanter, quand un voile épais de ténèbres scelle la mémoire derrière des volets clos et des portes fermées. L’aube allait à nouveau briser les sceaux avec l’aide du bruit des balais dans la rue. Chrisostomos se livrait à ses ablutions matinales sur une bassine d’aluminium dans la cour, cherchant la mélodie en lui pour respirer la lumière :

ni pa vou ga di ke zo ni
doxasi to deixanti to phos
pa di pa ni pa
terirem terirem

J’aimais écouter la litanie de la nuit à l’église de Panayia. Si les psaltes étaient bons, ils capturaient le mystère des anges et des rossignols et le terirem vous faisait tourner la tête comme un derviche.

Nous n’étions à Trikomo que depuis quelques jours quand Démosthène a annoncé qu’il m’emmenait à Engomi, un village à l’ouest de la capitale, où j’habiterais chez mon oncle Pheidias et sa famille, et que je pourrais aller à l’école là-bas pour un temps. Je n’imaginais pas que ce ne serait que pour trois semaines et qu’après, nous quitterions les rives de l’île. Chrisostomos et Milia étaient au bord des larmes quand j’ai empaqueté mes vêtements. Ils ne connaissaient pas les plans de Démosthène, mais il est certain qu’ils comprenaient que c’était la fin de ma vie chez eux. J’étais leur premier petit-fils et ils s’étaient occupé de moi depuis que j’étais tout petit quand Katerina et Démosthène s’étaient séparés. J’ai affirmé que je serais bientôt de retour. « Je ne veux rater les pan’yri d’Ainakoufos pour rien au monde. »

Le dernier jour, Elengou m’a emmené chez Chrysanthi, sa vieille institutrice. Elle avait quinze ans de plus qu’elle. Elle avait été la première institutrice désignée pour la première école de filles du village, fondée à la fin du 19e siècle. Chrysanthi était arrivée de la capitale et elle avait épousé Alexandros, l’oncle de Chrisostomos, le propriétaire du Han. La plus ancienne photo de famille que j’ai trouvée est une photo d’école, de Chrysanthi et sa classe, dont Elengou à dix ans. Chrysanthi vivait au premier étage. Au rez-de-chaussée il y avait les écuries pour les chameaux, les chevaux, les ânes et les mules. J’étais fasciné par les chameaux, comme s’ils étaient des sages et des saints aux genoux calleux. Ils étaient agenouillés en méditation tels Ainakoufos, à attendre patiemment d’entendre les sons d’un monde invisible à venir. Je suis monté quatre à quatre de la cour à la cuisine pour dire à Elengou et Chrysanthi que je voulais de l’anari rapé sur une moitié des macaronis et de la saltsa sur l’autre, mais pas d’anari par-dessus la saltsa. J’aimais les goûter séparément. Après le repas, Chrysanthi m’a donné un loukoumi et une gorgée de café pour pouvoir lire le marc comme elle aimait le faire pour Elengou et toutes ses anciennes élèves quand elles lui rendaient visite. Elle ne portait pas de fichu comme les autres femmes du village alors qu’elle était veuve. Ses cheveux étaient noués en tresses ou en chignon. Elle m’a regardé dans les yeux en me parlant, ne jetant qu’à l’occasion un regard dans la tasse où elle voyait une belle dame, encore plus belle que Rita Hayworth, qui me donnerait de nouveaux habits et peut-être un nouveau jouet. Jusque-là c’était évident. Rien d’exceptionnel. Katerina me donnait quelque chose de nouveau chaque fois que nous nous voyions. Si elle hésitait entre deux chemises, elle les achetait toutes les deux. Après, il y avait une grand-route et des voyages dans des endroits où je n’étais pas encore allé. Elle voyait un train. Je n’avais jamais pris le train. Le réseau de chemins de fer sur l’île était à l’arrêt.

***

 Donc en 1974 mon élan révolutionnaire m’a emmené à Olissibona, mais Trikomo et Elengou étaient toujours présents dans mes pensées. Nous avions tellement parlé de révolution et voilà qu’une se produisait par surprise ; il fallait que j’aille voir comment ça se passait. J’avais cru que Franco mourrait d’abord et que ça induirait un changement au Portugal et aussi, en croisant les doigts, la fin de la dictature en Grèce. Mais il n’en avait pas été ainsi. Peu après mon arrivée au Portugal, mon île du Levant s’est retrouvée en première page. L’archevêque Makarios, le président, avait été renversé par un coup d’état organisé par le mouvement d’extrême-droite EOKA B soutenu par la junte au pouvoir à Athènes. En réaction, la Turquie avait envahi et occupé une partie du territoire de l’île autour de Kyrenia sur la côte nord. L’Archevêque avait disparu et était supposé mort mais il avait réapparu, comme Raspoutine. Il a dit qu’il avait lu sa notice nécrologique dans le Daily Telegraph. Il avait été emmené par un hélicoptère britannique et a été rétabli dans ses fonctions quelques jours après le coup d’état. Je ne savais pas trop ce que tout cela signifiait pour l’île. Il y avait eu des affrontements violents en 63, 64, 67 ; les casques bleus étaient intervenus en 64, et maintenant, depuis 67, il y avait l’ombre de la junte militaire grecque qui menaçait l’Archevêque d’autant qu’il avait formé une coalition avec la gauche. Je communiquais par cartes postales à l’époque, donc j’ai écrit à Démosthène en lui promettant de téléphoner dès que je trouverais un moment pour aller à la telefónica pour passer un appel international et qu’il pourrait me donner son avis sur la situation. Je n’ai jamais passé cet appel et j’ai reçu une réponse laconique et assez pessimiste qui conseillait d’attendre pour voir comment les choses allaient évoluer. Les jours passaient et je ne recevais pas de nouvelles. Le matin j’étais absorbé par les recherches dans les archives et l’après-midi et le soir je prenais le pouls  de la ville. Je rejoignais parfois des rassemblements politiques animés de discours révolutionnaires et puis je partais à la recherche de poésie et de chansons, buvant du vinho verde et mangeant des sardines grillées en chemin. J’étais souvent en compagnie d’un ami gallois nommé Richard Rees, que j’appelais Ricardo Reis, du nom d’un des hétéronymes de Fernando Pessoa, dont nous suivions les traces dans Lisbonne. Il avait suggéré que je m’invente trois hétéronymes pour raconter mes trois identités sur les trois îles. Il y avait aussi des amis de pays colonisés par le Portugal, dont Linda De Souza, née à Goa, et Alvaro Araújo, un journaliste et professeur de littérature originaire de la province de Para, au Brésil. Il arborait un grand sourire, de longs cheveux noirs et brillants et des pommettes saillantes. Quand je l’ai rencontré, je lui ai demandé s’il était Tupí et il avait répondu : « Tupí or not Tupí. That is the question. » Je n’avais qu’en partie compris la plaisanterie littéraire à l’époque et plus tard il m’a offert le Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade, où l’expression est utilisée. Nous nous rendions au barrio alto pour écouter du fado  et parler de saudade. Un Andalou dans notre groupe nous disait que c’était la même chose que la solea, un nom qui vient de soledad. Je leur ai parlé des amanes d’Asie mineure et voulais leur chanter Ah, Aman Aman, mais je ne sais plus chanter comme quand j’étais enfant. Alvaro m’a appris les paroles de la chanson Chega de saudade (ça suffit la tristesse) se ela voltar, se ela voltar, que coisa linda, que coisa louca, si elle revenait si elle revenait, comme ce serait doux, comme ce serait fou, la tristesse se dissolvant dans le rythme et le verbe du retour, qui en portugais est au subjonctif futur. Peut-être que le futur devrait toujours être au subjonctif.  

C’était le lendemain du 15 août que nous sommes allés sur la plage rejoindre une foule de Brésiliens qui équipés de leurs instruments chantaient, dansaient et buvaient leurs caiperinhas. Quand je suis arrivé, l’un d’eux m’a demandé « O meu Cipriota, voce liu as noticias? » Sais-tu ce qui se passe dans ton île ? Il m’a montré le journal. Depuis la première occupation en juillet dans la région de Kyrenia, l’armée turque avait effectué une nouvelle avancée. Le journal montrait une carte avec une ligne tracée à travers qui montrait où était arrivée l’armée turque. L’île était coupée en deux. Avant de m’abîmer dans le silence de la tristesse, j’ai quitté le groupe pour prendre un train et appeler Démosthène pour obtenir des détails. Mon séjour à Lisbonne se terminait et il me fallait régler deux ou trois choses avant de partir. Mes amis m’ont réservé un adieu chaleureux en me souhaitant de pouvoir retourner dans mon île dans la Mer du Milieu à la fin de guerre, et que quand je serai prêt pour une autre Odyssée, ils seraient heureux de m’accueillir au Brésil. Je suis retourné à Bristol pour passer quelques jours avec Démosthène.

Je voulais toujours retourner sur l’île en septembre et il s’est moqué de ma naïveté. J’étais fou ou quoi ? « Pour faire quoi ? Qu’est-ce que tu crois que tu peux faire ? Combattre les Turcs ? » Il terminait toutes ses phrases par « Écoute, fils. Utilise ta bourse, termine ta thèse et le monde est à toi. Trikomo c’est fini. L’île est maudite. » Démosthène parlait comme si les évènements justifiaient la façon dont il m’avait arraché à l’île quand j’étais enfant. Si j’étais resté, je risquais fort d’être parmi les morts ou les disparus ou prisonnier en Turquie. Mais je voulais revoir Elengou, même si Trikomo était dans la zone d’occupation turque et que nous ne pouvions pas franchir la ligne de cessez-le-feu. « Elengou ne se souvient sans doute même pas de toi. Elle vit dans les années 30 et elle croira que tu es ton grand-père Stephanos qui arive d’Alexandrie. » Je ne voulais pas croire qu’elle ne se souviendrait pas de moi. Elle était devenue sénile et ne se rappelait même pas qu’il y avait une guerre et que l’île était divisée. Elle habitait chez theia Pheidias au village d’Engomi où ils l’avaient emmenée après le coup d’état de juillet. Quand elle était seule, elle essayait de retourner à Trikomo à pied jusqu’à ce que la police le ramène à Engomi. Pheidias lui avait aussi raconté que leur sœur Maroulla avait quitté Trikomo en marchant à travers champs, emportant tout ce qu’elle avait pu dans un baluchon pour fuir l’avancée turque, qu’elle était arrivée à Larnaca et avait pris un bateau pour le Pirée. Nous nous disions qu’elle était sans doute chez sa fille aînée Elli qui était professeure de musique à Athènes, où elle habitait avec son mari, un Grec qui était musicien rock.

J’étais désespéré en rentrant à Cardiff et j’ai essayé de m’absorber dans la rédaction de ma thèse. Il me fallait d’abord écrire un rapport sur les recherches effectuées à Lisbonne, à remettre à Alexandre Pinheiro Torres, mais je n’avançais pas. Il en fallait peu pour me distraire. Je me suis pris d’amitié pour Roberto d’Amico, un acteur et metteur en scène argentin, qui m’a fait jouer dans ses pièces au théâre universitaire, et je passais finalement plus de temps à apprendre de longs monologues qu’à travailler à ma thèse. Il y avait tout le temps des gens qui passaient, en route vers ici ou là, et qui dormaient par terre dans leur sac de couchage. Eugeni Navarro a partagé un logement avec moi pendant quelques temps et c’était une autre source de distraction. Il venait de Gran Canaria ; comme moi il habitait l’île du nord depuis qu’il avait huit ans et il était impatient de partir. Nous chantions ensemble la chanson de Bob Dylan There must be some way out of here.

En mars 1975, j’ai appris avec surprise qu’Henry Kissinger allait venir à Cardiff. Pourquoi diable à Cardiff ? Il venait rencontrer son ami et homologue anglais James Callaghan, ministre des Affaires étrangères et originaire de Cardiff. J’ai été entraîné dans l’action par un certain Mike, un trotskiste convaincu. Nous prenions parfois un verre à la cafèt’ de la Student Union et il essayait de me faire participer à leurs réunions, que je trouvais ennuyeuses et pleines de suffisance. Je sais qu’ils pensaient que j’étais trop bohême ou lumpen pour me consacrer entièrement à la lutte révolutionnaire et que je m’intéressais sans doute davantage à la relation de Trotski avec Frieda Kahlo qu’à la portée de la 4e Internationale. Pourtant, chaque fois qu’ils organisaient un déplacement gratuit pour une manifestation à Londres, je m’inscrivais ; j’étais toujours prêt à aller manifester, surtout si quelqu’un comme Tariq Ali était parmi les orateurs. Cette fois-ci, Mike voulait que je les aide à mobiliser les victimes de la politique étrangère des États-Unis dans le bassin méditerranéen oriental ; il s’agissait d’organiser une manifestation de protestation. Il me demandait de rassembler les réfugiés arrivés de mon île. Je lui ai dit que ma compatriote Aydin Mehmet Ali ferait ça beaucoup mieux que moi – elle était la Pasionaria ou une Rosa Luxemburg de la Mer du Levant. Mais elle devait avoir quitté Cardiff car ça faisait des années que je ne la voyais plus. Mike se souvenait d’elle quand elle avait été candidate au poste de président du syndicat étudiant au début des années 70. Il trouvait qu’elle avait un genre Vanessa Redgrave. Il se fait que Vanessa était une de mes actrices préférées, mais pour Mike c’était un commentaire désobligeant vu son affiliation au Workers Revolutionary Party, un groupe trotskiste rival. Je me suis donc porté volontaire pour aider comme je pourrais, réaliser des affiches, distribuer des tracts, bref, essayer d’impliquer les gens.

Alors que nous manifestions en scandant Ki-ssin-ger Mur-de-rer, j’ai avisé quelqu’un qui portait ce qui ressemblait à la longue robe d’un prêtre grec orthodoxe. De loin, je me suis dit que c’était peut-être Theio Panayiotis, mais il me fallait aller voir de plus près. Quelques années plus tôt, Démosthène avait annoncé non sans un certain amusement et son scepticisme habituel à l’égard du clergé que son ami avait été ordonné prêtre sous le nom de papa-Loukas. Je ne l’avais plus vu depuis des années et je me rappelais du jour où je l’avais vu pour la première fois le jour de notre arrivée sur l’île dans la mer du nord. À l’époque, c’était un patriarche imposant, avec de grandes moustaches. Là, avec sa barbe et ses longs cheveux, de loin, il ne se ressemblait guère mais de près, c’était bien lui. D’abord, je ne savais trop que faire – l’appeler theie et l’embrasser sur les deux joues ou l’appeler pater et lui baiser la main comme ma grand-mère m’avait appris à le faire au prêtre qui m’offrait le pain de la communion. J’ai hésité un peu et puis j’ai opté le choix le plus sûr et l’ai embrassé sur les joues comme il s’y serait attendu de la part d’un jeune parent. C’était le choix le plus sûr pour plus d’une raison. Si les camarades avec qui je manifestais me voyaient l’embrasser sur les joues, ça aurait l’air d’un geste entre camarades et que c’était sans doute un prêtre rouge comme en Amérique latine. En revanche, lui baiser la main aurait été manifestement orthodoxe ; d’un autre côté, c’était aussi un geste théâtral, et j’aimais le théâtre. Theio Panayiotis avait aussi un goût certain pour le théâtre dans la liturgie qu’il mettait en scène. Il m’avait fait aimer le rituel de l’église avant d’être ordonné prêtre, quand il était premier psaltis à l’église orthodoxe d’Ashley Road à Bristol. Il m’avait désigné pour lire le Notre Père dans la litanie le dimanche. J’entrais de façon solennelle face à l’assemblée puis je retournais vers l’autel comme si j’allais m’adresser à dieu en personne et commençais Pater imon. Il avait aussi un grand sens du rythme pour mener les processions et le Jeudi Saint il me plaçait à la tête de la procession à porter la croix, d’autres jeunes derrière moi portant d’autres instruments ecclésiastiques, tandis que lui ponctuait le rythme et le sens du théâtre dans la procession avec talent et savoir-faire. Le prêtre disait que j’étais un enfant marqué par la grâce tandis que Démosthène se moquait gentiment. En examinant l’attirail de theio Panayiotis et sa nouvelle identité de prêtre, j’ai eu une soudaine vision de mon enfance perdue. Il me dévisageait lui aussi, jugeant sans doute sans complaisance mes cheveux mal peignés, mes habits certes lavés toutes les semaines mais sans la moindre attention pour les couleurs, la température ou le type de tissu. Mon pull était plein de trous causés par la cendre de cigarettes. Il avait dû se dire que Démosthène m’avait dévoyé vers la gauche, voire l’athéisme, mais Démosthène lui s’habillait toujours avec distinction. Toujours un leventis. Malgré le moment de malaise manifeste dans le langage de nos corps quand nous nous étions reconnus et avions dû nous adapter aux changements dans notre apparence, notre taille, nos vêtements, nous étions très contents de nous revoir et avons parlé d’agona, d’epistrofe et d’anastasi – lutte, retour, résurrection. « Viens à l’église pour Pâques ! Prends soin de ton père, il se fait vieux ! » Nous avons été brusquement séparés quand la voiture de Kissinger approchait et que les manifestants essayaient de passer les cordons de police. Je ne l’ai pas revu avant les funérailles de Katerina vingt-cinq ans plus tard. Nous étions tous les deux revenus vivre sur l’île dans la Mer du milieu. Il m’a embrassé comme un proche parent en disant eonia tis i mnimi, que son souvenir soit éternel.

En quittant la manifestation, je me souvenais de la première fois que je l’avais rencontré le jour de notre arrivée sur l’île dans la mer du nord. Au début, nous dormions dans une chambre au-dessus d’un de ses restaurants. Tout jeune, il avait été formé comme cordonnier et sa voix suave lui avait valu d’être recruté comme psaltis. Il avait émigré en Angleterre au milieu des années 30, avait d’abord habité Cardiff, puis à Southampton et s’était finalement installé à Bristol. Quand nous sommes arrivés, il était déjà un prospère propriétaire de restaurants : il possédait toute une chaîne et faisait venir du personnel pour les cuisines. Il s’agissait souvent de jeunes femmes de Trikomo ou d’autres villages de la Mesorée comme Lefkonoko, Angorou et des hameaux alentours. Il avait ainsi rassemblé tout un clan de gens de la Mésorée et se comportait comme un archontas  et mukhtar à moustaches dans son village. Son archontiko était une grande maison victorienne de plusieurs étages quelque part sur Gloucester Road ou peut-être Cheltenham Road. J’étais d’abord for impressionné par la maison et je courais d’un étage à l’autre. Le terrain était en pente et l’entrée était beaucoup plus haut que la route. Il fallait escalader vingt ou trente marches de ciment pour arriver à la porte d’entrée, où il avait  écrit ‘Trikomo House’ en souvenir de notre village. Il y avait un sous-sol, plusieurs étages et un grenier, et j’aimais l’explorer de haut en bas et de bas en haut et y rencontrer toutes ces femmes de Trikomo qui y habitaient en plus de sa famille. Elles travaillaient nuit et jour et toute la semaine dans les cuisines de ses restaurants et sinon restaient à la maison. Contrairement au personnel de cuisine, le personnel de salle était anglais. Ils appelaient mon oncle ‘le Parrain’, et sinon les Anglais disaient Mr Michael parce que Michaelides c’était trop compliqué. Il n’est devenu pappa-Loukas que quand il a été ordonné prêtre.

Il s’est avéré que même s’il était un ami d’enfance de Démosthène, si nous étions parents c’était par Katerina. Dès notre arrivée, il s’est mis en devoir d’expliquer nos liens familiaux par le menu. Il a mentionné des tas de noms que je n’avais encore jamais entendus. Les Britanniques ont essayé d’imposer des noms de famille, mais avant on appelait les gens par le nom de leur père ou de leur grand-père, ou par un surnom, parfois avec des préfixes comme Hadji ou Papa, s’ils s’étaient rendus en terre sainte ou s’ils étaient devenus prêtres. Il fallait donc connaître la généalogie pour s’y retrouver dans les relations familiales. Son père était le vieil oncle Styllakos, m’a-t-il expliqué, qui avait épousé Aphrodite, la fille d’Euphrosyne, la sœur cadette de la vieille Kakoullou, qui était la fille de Papalouka. Ces digressions généalogiques irritaient Démosthène, qui s’apprêtait à changer le sujet de conversation quand moi j’ai été soudain intrigué par la mention de la vieille Kakoullou, l’arrière-grand-mère de Katerina, qui avait vécu jusque cent-dix ans ou même plus puisqu’on ne connaissait pas son année de naissance. Je savais tout sur elle, alors j’ai relancé la conversation. Les gens attribuaient sa longévité à un petit verre de zivania ou de vin tous les matins au petit déjeuner, ai-je dit. Je savais aussi qu’elle était la fille de notre ancêtre révéré Papaloukas, le prêtre et professeur qui était parti à Smyrne pour apprendre la musique byzantine avec le grand maître Nikolaos, et qui, à son retour, avait parcouru l’île d’église en église pour y enseigner le chant liturgique. Theio Panayiotis m’en a appris davantage sur Papalouka. Il était né à Lefkoniko et c’était pendant qu’il aidait à la moisson à Trikomo qu’il avait rencontré une jeune femme appelée Marikkou, venue battre le grain avec son frère Achileas. Il l’avait courtisée et épousée, et s’était installé au village, où il était devenu Doyen de l’Église et une des figures les plus éminentes du village. Quand l’île était devenue un Protectorat britannique en 1878, il était à la tête d’une délégation qui avait rencontré le nouveau gouverneur de Famagusta, le Lieutenant Swaine. Ils lui avaient demandé de l’aide pour nourrir la population dont les récoltes avaient souffert de la sécheresse. Nous avions donc fièrement retracé notre généalogie, en mentionnant surtout ceux qui étaient prêtres ou professeurs comme s ‘il s’agissait de la famille royale. J’aurais voulu qu’il me parle davantage de Kakoullou, de son mari Menoikos Liasis et de leurs six fils, dont l’un était mon arrière-grand-père Dimitris, mais Démosthène a changé de sujet et ils se sont mis à parler affaires. Il était évident qu’une forme d’allégeance les rapprochait en temps de crise ou de besoin. Cela pouvait sembler bizarre que cet homme qui était un pilier de l’église et un propriétaire de restaurant tende ainsi la main à quelqu’un de gauche, laïque, et très probablement athée. Mais il avait demandé à Démosthène de venir l’aider à tenir sa comptabilité et à s’occuper des autorisations de séjour pour les filles qu’il faisait venir de l’île dans  la Mer du Milieu. Il se sentait dépassé par toutes ces formalités et voulait que ce soit un homme de confiance qui s’en occupe. Démosthène était comme un koumbaro, avait une bonne éducation pour l’époque, parlait bien l’anglais, et avait l’expérience de la comptabilité.  Je ne sais pas lequel avait été au départ de cette allégeance mêlant amitié et affaires. Était-ce Panayiotis qui avait proposé du travail à Démosthène au moment où celui-ci cherchait à quitter l’île dans la Mer du Milieu ? Ou était-ce Démosthène qui avait écrit à Panayiotis au moment où il avait besoin d’aide ? Je ne savais rien des motifs derrière ce voyage. Mais dans les années à venir, j’apprendrais que ce n’était pas la première fois que Démosthène s’en allait sur un coup de tête et que chaque fois Panayiotis avait été là pour l’aider.

Il avait toujours l’air austère et m’intimidait fort, mais quand nous  allions à ‘Trikomo House’ le dimanche j’allais retrouver les filles qui bavardaient et s’amusaient dans la cuisine. Là c’était comme si je me retrouvais au village ; elles parlaient toutes le dialecte local et m’appelaient par mon diminutif comme le faisaient les sibylles. Un dimanche, il m’a fait venir de la cuisine. Je me suis dit que peut-être il voulait me réconforter puisqu’il avait appris que je ne m’adaptais pas à ma nouvelle vie. Il voulait me donner une occasion de montrer mes talents d’orateur et d’acteur, talents qu’il devait savoir que je possédais puisqu’il m’avait inscrit dans la descendance de Papaloukas. Lui-même était, disait-on, un digne représentant de cet héritage grâce à sa belle voix de basse qui le destinait à l’Église. Il avait entendu dire que j’avais du talent pour chanter et réciter des poèmes et m’a demandé si je voulais bien les montrer à la tablée. J’ai d’abord voulu chanter une de mes chansons préférées, du film Stella, ‘O minas exei dekatris’, le treizième jour du mois. Il ne s’attendait pas à ce que je propose une chanson d’amour contrarié. « Peut-être quelque chose de plus patriotique ? » J’avais l’impression que des années plutôt que des semaines s’étaient écoulées depuis que nous étions sur cette autre île, et je ne chantais ni ne récitais des poèmes tous les jours à l’école comme quand j’étais sur l’île dans la Mer du Milieu, alors je me sentais un peu rouillé. Il m’a hissé sur une chaise pour que tout le monde puisse me voir pendant que je déclamais à voix haute et claire, en insistant sur des mots comme andreiomeni pour montrer que je pouvais prononcer des mots compliqués que je comprenais à peine. J’ai récité les deux premières strophes de l’Hymne à la Liberté de Dionysios Solomos, jusqu’à Haire, o haire, Eleftheria  presque sans reprendre mon souffle et bien conscient de chanter le glaive terrible et la terre et les os des Hellènes morts il y a longtemps se relevant et saluant la liberté. Il a applaudi bien fort en criant bravo bravo et m’a serré contre lui en disant que si je m’entrainais à dire le Pater imon avec autant d’éloquence il me le ferait réciter pendant la liturgie le dimanche suivant. « Oui, theie », avais-je acquiescé, impatient de retourner à la cuisine, mais il m’a fait signe de m’asseoir à côté de lui à la table avec les hommes. Je ne savais que j’allais très vite oublier ce poème de l’écrivain national romantique hellène dans cet environnement nouveau, ni que ce soir-là était peut-être la dernière fois que je le récitais ou chantais. Des décennies plus tard, j’ai trouvé une traduction anglaise par Kipling, une version qui prenait pas mal de liberté, ne parlait pas d’Hellènes et ignorait l’émotion romantique qui coulait dans le grec de Solomos.

We knew thee of old, O, divinely restored,
By the klights of thine eyes, And the light of thy Sword.
From the graves of our slain, Shall thy valour prevail,
As we greet thee again, Hail, Liberty, Hail.

[Nous te savions d’antan, O, divinement relevée,
Par la lumière de tes yeux, Par la lumière de ton Épée.
De la tombe de nos martyrs, Prévaudra ton Courage,
Quand à nouveau nous te saluons, Salut, Liberté, Salut.]

Pendant ce temps-là, Démosthène taquinait son ami religieux de plaisanteries anticléricales. Il racontait l’histoire de l’Anglais qui s’adressait à un prêtre de village en prononçant le ai de ha-ire en diphtongue comme il l’avait appris à Oxford. Le prêtre qui ignorait cette prononciation croyait qu’il le traitait d’âne ga’ire ga’ire dans le dialecte de l’île. L’Anglais était-il bête et le prêtre stupide ? Je ne comprenais pas bien. On versa encore du vin et Démosthène déclara que Solomos, ce poète patriotique, parlait italien avant d’apprendre le grec, et que même le poème qui était devenu l’hymne national grec était en fait inspiré par un grand poète anglais appelé Lordos Vyronas. Je ne comprenais pas de quoi il était question puisqu’ils étaient d’accord tous les deux qu’il fallait se débarrasser du joug colonial. Mais Démosthène se demandait qui serait capable de diriger l’île. Je ne comprenais pas que ce qu’il disait c’était que nos prêtres qui voulaient libérer les Hellènes de Chypre en savaient moins sur l’Hellénisme que nos dirigeants britanniques qui avaient étudié les Classiques. Mon oncle restait austère et inébranlable face à ces piques sur les prêtres et le patriotisme ; il se mit à expliquer que les Européens étaient nos amis et que suite à une plainte de la Grèce devant la Cour des droits de l’homme, elle allait enquêter sur des atteintes aux droits de l’homme par les Britanniques qui tuaient et emprisonnaient des jeunes qui combattaient pour la liberté. J’en avais assez de ces discussions politiques. Je m’étais mis à penser à Katerina. Chaque fois que j’entendais le nom de Dionysios Solomos je pensais à Katerina qui se faufilait comme une rivière, traçant son itinéraire de son appartement donnant sur les murailles vénitiennes, par les douves où elle disparaissait pour reparaître de l’autre côté, passant d’un pas léger à côté de la statue de Solomos qui tournait la tête et la saluait Haire, Haire. J’ai dit que j’allais chercher un verre d’eau et me suis éclipsé à la cuisine, où la conversation était bien plus amusante et où je pouvais parler avec les femmes comme si j’étais chez moi au village. Je me souviens de Georgina, Lola, Loulla, Maroulla, Koula, la femme de mon oncle, sa sœur Kyriakou, et sa fille Niki, toutes rassemblées autour de la table et s’amusant beaucoup à l’idée que j’avais voulu chanter ‘O minas exei dekatris’ à theio Panayiotis. Elles m’ont demandé quelles autres chansons de films je connaissais. J’ai proposé ‘Ti einai afto pou to lene agape’ du film Ombres sous la mer. Je l’avais vu au cinéma Hellas, en plein air, l’été précédent. Après l’avoir vu une fois au cinéma, nous l’avions revu tous les soirs du toit de l’un ou de l’autre, trop loin pour bien suivre les dialogues, que de toute façon la plupart d’entre nous ne comprenions pas puisque c’était en anglais. Nous ne pouvions pas non plus lire les sous-titres. Mais nous connaissions l’histoire et nous expliquions ce qui se passait à ceux qui ne l’avait pas vu. Sophia Loren jouait une courageuse paysanne grecque appelée Phèdre, qui gagnait sa vie en plongeant pour aller chercher des éponges. Un vilain collectionneur anglais, joué par Clifton Webb, la payait pour aller chercher la statue d’un garçon sur un dauphin échouée sur le fond marin après un naufrage, mais elle déjouait ses plans et restituait la statue au gouvernement grec, son propriétaire légitime. Un Américain joué par Alan Ladd tombait amoureux d’elle et l’aidait à sauver la statue. Le rôle de l’Américain suscitait des débats enflammés. Certains acceptaient sans plus qu’il aimait la culture grecque. Les communistes disaient que les Américains étaient tout autant des impérialistes que les Anglais. Les nationalistes trouvaient que le rôle du jeune premier aurait dû revenir à un Grec. Mais pas à Giogos Fountas, me récriais-je. C’est lui qui avait tué Stella, et s’il était jaloux, il allait tuer aussi Phèdre. Mais nous étions tous amoureux de Sophia Loren et quand elle se mettait à chanter en grec et que son visage emplissait l’écran, nous cessions de nous disputer, nous nous levions et nous chantions avec elle, portés par la passion, surtout à la répétition du refrain s’agapo, s’agapo, s’agapo.

***

Je crois que c’est au moment de la manifestation contre Kissinger que Toni Rumbau et sa femme Mariona Masgrau m’ont rendu visite. Ils avaient quitté Copenhague pour rejoindre Lisbonne. Le Danemark avait accordé l’asile politique à Mariona pour échapper aux poursuites pour avoir distribué de la propagande illégale dans l’Espagne de Franco. Maintenant que le Portugal était une démocratie, ils se rendaient à Lisbonne et attendraient la mort de Franco pour rentrer en Espagne. Ils avaient l’intention de créer un théâtre de marionnettes. Elle fabriquerait les marionnettes et lui écrirait les histoires. J’étais en train de lire Le château des destins croisés, d’Italo Calvino, où les personnages racontent leur histoire avec les cartes du Tarot. Toni est allé acheter un jeu de Tarot pour que nous puissions nous raconter des histoires. Il espérait trouver de l’inspiration pour les aventures de son personnage Malic qui allait voyager partout en Méditerranée et dans le monde. Nous nous demandions quelles histoires les cartes racontaient à notre sujet. Mariona voyait Eugenio chevaucher un cheval dans une nudité innocente, illuminé de soleil, alors qu’elle me voyait entouré des ombres trompeuses de la lune, et percevait la figure d’un ermite qui s’avançait avec une lanterne dans l’espoir d’une révélation pour trouver par où aller. Il faudrait que je prenne patience et le moment de la libération viendrait, me disais-je. Depuis la guerre, le village hantait mon imagination. Le monde m’attirait toujours, mais où aller dans le vaste monde ? Peut-être au-delà des Hespérides. Je pouvais bien sûr être pratique et appliqué : terminer ma thèse et aller là où il y aurait un poste universitaire, comme l’espéraient Démosthène et mon directeur de thèse. 

En octobre de cette année-là, Lluisa Mari est arrivée de Barcelone. Elle voulait accoucher à Londres pour ne pas devoir déclarer un père sur le certificat de naissance de sa fille, comme ça aurait été le cas dans l’Espagne de Franco. Eugenio et moi l’avons ramenée de l’hôpital londonien à Cardiff où elle est restée un moment avec sa fille. Lluisa nous a nommés parrains même s’il n’était pas question de père. Nous avons inventé un rituel et avons baigné la petite dans un grand plat en céramique que j’avais dans ma chambre. Je leur ai dit que dans mon île le parrain devait laver les langes pendant au moins trois jours pour sceller son engagement, et nous l’avons fait. Nous sommes ainsi devenus koumbaroi. Lluisa est retournée à Barcelone et quelques semaines plus tard, en novembre, Franco a fini par mourir.

Peu après, Eugenio a décidé d’aller voir comment ça se passait à Barcelone. La ville débordait de vie nouvelle. Il est parti en donnant à peu près un jour de préavis et en laissant, comme d’habitude, une ribambelle d’engagements non tenus, me laissant répondre comme je pouvais aux gens qui le cherchaient. Le lendemain quelqu’un est venu s’enquérir de lui, un violon dans une main et une raquette de squash dans l’autre. Je lui ai dit qu’il était parti à Barcelone la veille. Il m’a regardé d’un air incrédule. « Mais nous avions convenu de jouer au squash à la Students’ Union il y a trois jours. »  « C’est un Canari impétueux, ai-je répondu. Si la porte de la cage reste ouverte, il s’envole. Et lui vient de Gran Canaria. » « Vous les connaissez bien, vous, les Canaris ? Vous en êtes un ? » « Non, moi, je suis d’une autre île dans  la Mer du Milieu. C’est triste, mais là-bas, ils mangent les oiseaux chanteurs. Je n’y vis plus depuis des années. Et vous, de quelle île venez-vous ? », ai-je demandé, car j’avais perçu à son intonation qu’il venait de la Caraïbe. « Du Guyana, dit-il, et ce n’est pas une île. » « vous n’êtes pas de la Caraïbe ? » Si, je suis Caribéen d’Amérique du Sud. » J’ai essayé de lui faire expliquer comment la Caraïbe se retrouvait en Amérique du Sud, mais lui voulait juste jouer au squash. « Je ne peux pas vous aider. Je n’y ai jamais joué. » « Et quand Eugenio va-t-il revenir ? » « Probablement la semaine prochaine, mais peut-être jamais. On ne sait jamais avec les Canaris. Ils ne retrouvent pas toujours leur chemin. » Il ne savait que penser, étais-je sérieux ? Est-ce que je le menais en bateau ? En fait, je faisais juste de l’humour facile, impatient de devoir sans cesse expliquer les décisions imprévisibles d’Eugenio à des amis et des amantes qui espéraient le trouver. Mais j’étais curieux moi aussi. Je n’avais jamais rencontré de Guyanais. J’ai posé une question sur son violon et ainsi appris qu’il étudiait au département de musique, mais il n’avait pas envie de poursuivre la conversation. Il paraissait agacé, peut-être par les remarques frivoles ou parce qu’Eugenio lui avait posé un lapin ou parce qu’il avait envie de jouer au squash.

Il s’est avéré que j’avais raison quand j’ai dit qu’Eugenio ne reviendrait peut-être pas. Ses décisions avaient toujours été imprévisibles. J’ai reçu une carte postale où il me disait qu’il ne reviendrait pas. Je n’étais pas vraiment surpris, même si j’étais sans voix devant la soudaineté et l’irrévocabilité de la décision. Il avait rejoint nos amis Toni et Mariona et ils avaient fondé une troupe de théâtre de marionnettes appelée ‘La Fanfarra’. Ils avaient beaucoup de succès dans les rues de Barcelone et étaient fort demandés. Il avait décidé que sa vocation était d’être titiritero – une sorte de karagkiozliki catalan, me disais-je. Il allait écrire à l’université pour signaler qu’il mettait fin à ses études. Il me demandait d’empaqueter ses affaires et de les garder jusqu’à ce qu’il puisse venir les chercher. Je pouvais garder son sommier et son matelas si je voulais. Il savait que j’en avais toujours eu envie. C’était un immense matelas sur un sommier en bois près du sol, comme un radeau sur une mare d’eau sale qui serait le tapis bleu-gris tout usé et maculé de taches de vin et de café. Quand nous nous sommes appelés au téléphone, j’ai pris un ton paternaliste pour lui reprocher l’abandon de ses études, comme si j’étais un frère aîné qui essayait de lui faire comprendre son erreur. J’étais plus âgé de quelques années et un assistant. Je lui avais déjà donné des séminaires alors je lui parlais comme un enseignant. « Tu seras diplômé dans un an et demi. Pourquoi ne termines-tu pas et tu pourras partir après ? » Peine perdue. C’était le moment, il ne pouvait pas le rater. Il avait pris sa décision et il était sûr que c’était la bonne. J’étais secrètement envieux de l’audace effrontée dans cette expression de liberté et d’indépendance. J’essayais de ne pas le montrer. Milia m’avait enseigné à faire attention à l’envie des autres et à ne pas permettre que mon envie touche ceux que j’aime. Alors je lui ai souhaité le meilleur. Mashallah ai-je dit pour conjurer le mauvais sort et pour me mettre du bon côté avec le divin, comme me l’avait appris Milia. J’ai scellé le pacte du signe de croix de droite à gauche à la façon orthodoxe. Milia disait toujours « si tu te signes en invoquant Allah, tu es protégé côté chrétien et côté musulman ». Elle avait appris ça de parents dans le village d’Ayios Sozomenos, où Chrétiens et Musulmans se côtoyaient. Je ne voulais pas jeter un regard d’envie sur mon ami. J’attendrais le moment opportun pour suivre l’appel quand il se ferait entendre en moi. Ce sont des choses qui arrivent quand on ne s’y attend pas, me disais-je, j’essayais donc de ne pas l’attendre. Mais j’étais très sensible à la moindre suggestion.

Quelques semaines plus tard, je crois que c’était toujours l’hiver, des étudiants hellènes m’ont soudain contacté à la Student Union. J’étais fort surpris – je ne savais pas d’où ils sortaient – et inquiet de la façon dont j’allais m’en tirer en grec. Leur débit était rapide et fluide, ponctué de re malaka. Moi je parlais à l’occasion le grec chypriote dans les cuisines de Bristol, me rappelais des chants et des prières du temps où gamin je me produisais à l’église, et j’avais quelques notions de grec classique que m’avait inculquées Mr Sykes, mon professeur de latin en 6e année. Il m’avait dit, « puisque tu es hellène et que tu veux étudier la littérature à l’université, tu devrais apprendre à lire Platon et Homère dans leur langue ». Mais je n’avais entendu parler kalamaristika – comme nous disions sur l’île – que dans les films que je regardais enfant. En fait, eux ne s’intéressaient guère à ma façon de parler. Mike, de l’IMG, leur avait dit que j’étais un Hellène aux idées progressistes qui parlait anglais comme si c’était ma langue maternelle. L’un d’eux se rappelait m’avoir vu embrasser un prêtre à la manifestation contre Kissinger. Ils voulaient que je rejoigne le conseil d’administration de l’Hellenic Society. Ma maîtrise de l’anglais me permettrait de les représenter à la Student Union. J’hésitais. Encore une distraction. Je n’allais jamais finir cette thèse, ni quitter cette île dans la mer du nord, me disais-je. Mais leur énergie était contagieuse et j’aimais bien l’idée de devenir une sorte de dragoman, de truchement et d’apprendre à imiter leur rhétorique et leur façon de parler. Je pourrais toujours parler à Elengou si je la revoyais, mais il me faudrait lire Gramsci en grec pour débattre avec ces camarades. Avant de m’en être bien rendu compte, je me suis retrouvé entraîné dans un maelstrom d’activités – à débattre interminablement de positions politiques, cuisiner, manger, danser, chanter. La plupart n’étaient là que pour un an ; ils terminaient leur Master avant de retourner en Grèce. Vassilis, un fervent partisan du parti communiste, mais un peu fêlé, tout à fait charmant, très beau gosse avec de longs cheveux de rock-star, avait acheté une Land Rover qu’il avait l’intention de ramener à Athènes. Ils étaient quatre et il y avait place pour un cinquième. « Viens avec nous, re malaka. Tu peux loger chez mes vieux tout l’été. Tu aimes la poésie et nous arriverons à temps pour écouter Ritsos réciter ses poèmes au festival du Parti communiste. » J’ai dit que j’allais y réfléchir. J’y ai réfléchi. C’était tout réfléchi. Quelques jours plus tard, je leur ai dit que je les accompagnais. Et je ne reviendrai pas, ai-je ajouté. Je vais me trouver du travail là-bas. Vassilis m’a regardé avec étonnement et admiration pour ma détermination. Il m’a dit de n’emporter que le strict nécessaire. J’ai pris un sac à dos avec mes vêtements, une boîte où j’avais rangé des fiches de références pour ma thèse, une machine à écrire et quelques livres et microsillons. Le matelas-radeau que j’avais hérité d’Eugenio entrait tout juste à l’arrière de la voiture pour nous y installer à trois. Le reste, je l’ai laissé dans le garage de Démosthène. Il était abasourdi par ma décision soudaine, comme d’ailleurs aussi mon directeur de thèse. Si je ne déposais pas de thèse, je devrais rembourser ma bourse. « Pas de souci. La thèse est toute prête dans ma tête. » « Il nous la faut tapée sur papier A4, pas juste dans ta tête. » « Je l’aurais écrite d’ici un an », ai-je affirmé avec aplomb sous son regard incrédule. Je me suis assis à l’arrière de la voiture et j’ai regardé la route qui filait derrière nous, comme je le faisais enfant quand j’étais assis sur un char à bœufs qui nous emmenait vers les champs de pommes de terre près de la mer. J’allais bientôt aussi traverser la mer et revoir Elengou, pensais-je. Mais peu après mon arrivée à Athènes, j’ai appris qu’elle était morte un peu après son quatre-vingt-troisième anniversaire. Je ne l’ai jamais revue, mais sa voix continue de m’accompagner.

Je ne suis jamais retourné vivre sur l’île dans  la mer du nord, et j’allais passer des années en une autre Odyssée dans les Amériques avant de retourner sur l’île dans la Mer du Milieu. Et il faudrait encore bien des années pour que j’aille revoir Trikomo, que ses nouveaux habitants appelaient Yeni Iskele. Au printemps de 2003, le 23 avril, deux jours avant le 29e anniversaire de la révolution des œillets, les checkpoints sur la ligne qui divisait l’île ont été ouverts pour la première fois. Personne ne savait pour combien de temps, ni si cette ouverture présageait une réunification. Des milliers de personnes sont passés du sud au nord et du nord au sud. Je n’ai jamais pu croire qu’Elengou était morte. Elle était devenue toute petite et invisible comme la sibylle de Cumes. Je l’entends me parler quand elle caresse les feuilles de mes plantes de basilic lorsque je les arrose. Elle chante et me raconte des histoires. Parfois elle me parle des quatre femmes de Trikomo en distiques rimés. Elle s’arrête après le premier vers « Tessiris Trikomitisses mes sto stenon me kopsan » et elle attend de voir si je me souviens du second. Je me demande si elle va me rappeler le vers manquant quand j’arriverai à sa maison à Trikomo. Sa maison sera-t-elle encore là ?               


Demeure

Nunc fluens facit tempus, nunc
stans facit aeternitateum

Boethius

Un coq chante
Le matin avance doucement
Un néflier
Se presse de secouer
Ses fruits une lourde rosée

Calme de midi
Un bourdonnement inquiet
Une attente de nectar
Rien que le bourdon

Silence le guetteur
Du temps bariolé,
D’un tour de main
Libère des papillons jaunes

La cour à la charmille de pierre
Murmure nunc fluens nunc stans
Grince et secoue
Dans un tremblement d’ailes
Un murmure d’étourneaux
Sillonne l’air

Cloches des Vêpres
Soir en deuil
Dans la lumière endormie
Soudain
Un chien aboie

Des milliers d’yeux
Au ciel brillent sur
La nuit qui cascade
Dans la vallée
Un âne brait.

(Lefkara, 2016)


Rêve de notes de terrain

Comme tu aimes la terre brûlée
j’ai fait de mon cœur une terre brûlée
que la Déesse des Ténèbres
qui vit parmi les morts
puisse toujours y danser

Ramprasad Sen

Ici nous te faisons place.
La lune agite les nuages et moi
je prends des notes dans la lumière pâle.
Est-ce que j’écris ma passion comme j’imagine la tienne ?
Je nettoie la page
l’efface avec du colorant et j’allume le camphre.
Ce lieu est-il sacré ?
Ma plume ouvre comme ta machette  divise
Le temps, la noix de coco, le coq, la chèvre, nous.
Mais le feu brûle encore et
Cris et bêlements parviennent par les interstices.
Me faut-il aussi apporter de l’eau pour apaiser la fureur de ton histoire
      et de la mienne ?
Que l’eau coule.
L’eau avec du neem et du safran adoucit l’encre
Démêle les tournures ampoulées
Ta langue comme une page blanche
Est purifiée par le feu du camphre avant de me parler
Ainsi ensemble nous pouvons réécrire nos morts
Notre chair se tord et se dissout dans les eaux boueuses.
Nous nous reformons réimaginons.
Cette nuit est rouge et noire.
À l’aube nous nous baignons dans l’eau du fossé
Demain de nouveaux esprits apparaissent dans la lumière, brûlants, brillants.
Stephanides demande : si tu es la mayin
Donnes-tu corps par le rêve à ces notes de terrain ?

(Berbice, Guyana, années 1980)


Lune sur le champ de cannes I

Une lune pleine sur le champ de cannes baratte les nuages
les ciels, le toit du temple, fracture
Dans mon hamac je rumine des visions
J’ai exclu le sel et la viande
pour laisser entrer les rêves
Noirs bleus reptiliens simiesques
Odorants spongieux bruns humides
Si je t’imite dans la vénération
Mes dieux redeviendront-ils mouillés et vibrants de chaleur
Mes pieds nus touchent la terre
peau endurcie et assombrie
Mamoo dit
Dionysos sur la panthère est un frère de Durga
Le temple est ton cœur
Les voix de la mère et des frères me disent
partout où tu iras tu l’emporteras avec toi
Les contours de la chèvre et du coq sont fracturés
tandis que la pluie nettoie le sang
pour que prospère le sang nouveau
alors que l’observateur de lune monte entre
lune nouvelle et lune débordante

Nous parlerons d’un nouveau feu et d’une histoire nouvelle avant que la lune ne devienne à nouveau sombre

(Berbice, Guyana, années 1980)


Lune sur le champ de cannes II : le ciel du cœur

Tu es le matériau premier (praktri) de tout, te manifeste dans la triade, des fils qui se nouent,
La nuit de la destruction, la grande nuit, et la nuit terrible de l’illusion.

Tiré de Devi-Mahatmya

Pleine lune sur champ de cannes qui baratte des nuages rouges
Esprit des morts laissant leur linceul
Remuant de la passion morte dans la nuit noire
Observateur de lune dans sa lueur pâle

Homme brun brisé par le temps dénude la machette
Mène la chèvre bêlante au sacrifice
Machette d’acier brillant dans la nuit noire
Tes yeux en feu observe la nuit rouge

Esprit vibrant cherche le feu
Cœur du fidèle cherche le ciel
Furie des morts déchirant leur linceul
Ballots de linceul lavés dans ton feu

O Grande Kali, ma douleur devient ta victoire
Ciel du Cœur
Laurier au bord du fleuve
Qui m’observe à jamais

(Berbice, Guyana, années 1980)


Le lotus des marais

C’est pour toi, bhai. Frère Stef

Vénère-là en secret que nul ne sache
Quel est ton gain d’images en métal, pierre ou terre ?
Fabrique ses images dans la matière de l’esprit
Et place-là sur le trône-lotus de ton cœur.

Ramprasad Sen

 

me débattant dans mon chagrin
incertain
furieux et impatient contre le monde
sans savoir si victime d’un choix ou du destin

je me demande si je suis condamné à brûler
dans le déchirement du crépuscule
tandis que j’erre misérable
marchant de par le monde
cherchant forme pour ma passion

un jour révolutionnaire
un jour rasta
un jour mystique
un jour personne
aujourd’hui perdu

mais je te célèbre encore bhai
toi dont les ancêtres pions d’un rêve de planteur
tombèrent des entrailles d’un navire
dans l’arrière-cour de cet étrange pays

au coucher du soleil
tes enfants ramènent encore les chèvres le long du canal
et toi mon frère
le dos brûlé dans le champ de cannes
le cœur serré par l’histoire
reste inflexible dans la mémoire de toi-même
fermement enraciné dans l’univers tel une étoile
tu t’abandonnes à la Mère du Temps
qui transforme la sueur de ton front en lait parfumé
et te fait fleurir comme un lotus sur ces marécages

et ceux qui cherchent ta sagesse par-delà la mort
oncles et tantes
frères et sœurs
fils et filles
font ce que je fais
viennent à toi
avec des guirlandes de jasmin et d’hibiscus
quand tu touches de cendre ton front tourmenté

(Berbice & Washington D.C., 1988)


Sacrifice

Pour toi, ma sœur, Frère Stef

 

assoiffé d’espoir neuf
je remue des cendres laissées par le temps
et je te vois ma Sœur
m’apparaître en vision
le bras nus oints de safran
les mains ensanglantées écorchant la chèvre morte
distendant la peau du cœur
antique tambour battant à jamais la vie nouvelle
trophée d’un jour nouveau
et moi
j’écris des mots
à la fois bourreau levant la machette et chèvre éperdue
parfois chair cherchant l’esprit
ou esprit cherchant la chair
je te regarde au pays des vivants
qui écarte la peau de mon cœur

(Berbice & Washington D. C., 1988)


Deux blaireaux vus en Ligurie

faccia a faccia

Stupéfaits en arrivant sur eux
Nous les avons vu trotter dans la nuit
S’en aller gaiement leur chemin
Bien habillés de leurs manteaux de fourrure
Nous deux ne bougions pas sur le sentier
En manteaux de cuir et chapeaux en laine.
Ils se sont arrêtés
Nous ont regardés
Nous les avons regardés
Et sans un mot
Ils ont tourné les talons
Et disparu sans laisser de trace
Nous laissant debout
Au pied des escaliers
À nous demander !
Que pouvaient-ils bien faire ?
Et au milieu des escaliers !

Le soir suivant au dîner
En manteau et cravate
À la villa dans les pins
Nous avons déclaré sirotant notre vin :
Il y avait deux blaireaux
Au milieu des escaliers
Il y avait deux blaireaux !

(Bogliasco, Ligurie, 2009)


Cartes postales de Chypre (made in India)

Il était une fois
Il y aura une île
Il y a très longtemps

Les mots sont en deuil de leur sens
Dans leur désir de si longtemps
Célébrer leur nostos
En un détour de ce qui pourrait être
Dans tout ce qui aurait-pu-être
En un regard qui trahit une autre vie
Dans l’œil insomniaque de la pieuvre
Avec des yeux comme des livres ouverts sur le devenir

Ou l’écholocalisation des chauve-souris
Dans l’instant où s’entend
Le silence des sirènes
Qui menace d’effacer les bords de l’imagination
Et ainsi parle un chœur de poètes
Niki me dit les larmes amères de cet homme
Qui a regardé Google Earth et a vu
le caroubier
où il laissait le tracteur
gamin de huit ans et courait
d’abord au buisson de lentisque
puis dans la mer
pour ne pas se brûler les pieds

Je salue une amie au loin
Anandana la bien-heureuse,
Qui m’envoie des visions d’une terre île
Broutée et brillante de mer
Ombres sombres et suaves
Qu’elle encadre en cartes postales
(made in India)
Recueillant la lumière tamisée
D’un côté ou de l’autre
De frontières embarbelées et de pare-brise

Traduction phosphorique
Épaissie dans une lumière aveuglée
Réfléchissant à Theoria
Qui devient Darshan
La langue vouée à la chute
Sauvant l’apparence de son être
Comme la terre qui jaunit
Précipitant sa sensualité
Vers l’éclat lointain du bleu
Berçant la sérénité de l’oubli
Est-ce la via negativa ?
La mer est encore une question
Comme la chute des oranges
Cascadant vers la mort
En transe comme des derviches tourneurs
Scellée dans
Et seulement par
Une thanatographie de voir
Quelle joie
Pour toujours à jamais

Quelles apparitions
Déesses assiégées
Et autres créatures étranges
As-tu glanées en chemin ?
Une pléthore de revenantes d’Aphrodite
Abandonnées par la mer, desséchées,
Grises et pétrifiées
Chacune avec son prix
Compte soigneusement ton argent
Treize livres cinquante pour être exact
Certaines en bois verni
Des mannequins debout en sous-vêtements
Souvenirs de révélation mais
Sans iris même pour déceler les frontières
Et il y en a même un sans tête
Pour regarder au-delà
De la poubelle municipale barrant le passage
Et voyez-vous ça – la revoici
Réincarnée sous une poudre poisseuse
Trop gluante pour les vieux fatigués
Qui se réfugient dans la pénombre
Et cherchent avec moi la lumière des jeux
Où se cousent des destins de fines mailles
Patiemment éternellement
À la recherche de prémonitions
Dans les yeux sombres et opaques de marc de Girne

Kyrie eleison !
Il y a du nouveau ?
Pourriez-vous demander.
Ça suffit les dentelles et les cafés
On se bouge on se bouge
Les migrations sont dans notre ADN
Nous sommes tous des grives
C’est pour ça qu’on les mange
Regarde la jeune femme de l’Orient
Qui tend un doigt
À saisir par la main de nos filles
Les migrations nous parlent
Comme le parfum hiératique de tulsi
Ramené du voyage en Inde de notre Sainte Mère Hélène
Traduit en basilicum sanctifié !
Assez de tribut !
Il n’y a jamais assez de tribut !
Prenez garde aux prédateurs !
Où sont partis tous les chameaux ?
La nation toute entière a-t-elle émigré, ou
Été déportée, envoyée en exil ?
Ou simplement hachée menu et dégustée avec du vin rouge en pastourma ?

Et la Liberté ?

Quo vadis ?
Suivez les signes comme la femme en shalwar kammez
Qui parcourt les rues de notre ville
Vers un monument veillé par un spectre
Tandis que pas trop loin
Qui s’étend dans le territoire de qui ?
Quels monstres sommeillent dans les ruines ?
Sont-ils devenus trop paresseux pour
Même se bouger ? Et pourquoi ne s’envolent-ils pas
Par-delà les plaines et les mers
Laissant le Minaret et le Cyprès se dresser vers le ciel
Enclos et liés dans la réconciliation par les barbelés et Petromin
Nous laissant tranquilles (peut-être en paix) à trouver notre paradis
Dans des communautés perdues
Et les fleurs sauvages sur la colline
Ou juste rester là parmi
Ces maisons qui se bousculent dans leur ruine
Se poussent dans des jeux de gamins
Guettent leurs mouvements pour s’écrouler et renaître ?

(Mais s’il vous plaît, ne me dites plus que je suis moi aussi
Un Prédateur et un Parasite d’images et de mots !
Pas d’insulte ! Je suis un ϑεωρός de l’île.)


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4.  Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, IV. Les voies d’Adropos sont impénétrables (2012, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 18 minutes >
LAURENS Henri, Lucien de Samosate – Dialogues (1951) © Tériade

’Αληθη διηγήματα – une histoire vraie – par Stephanos D. Stephanides, αδροπος τουΤρικομου, qui écrit en anglais, tel son mentor, le Syrien Lucianos de Samosata, qui écrivait en grec ; Lucianos avait constaté que les philosophes professionnels ne s’encombraient guère du souci de la vérité, ou comme il l’écrivait

Mais je suis un menteur plus honnête, puisque je vous dis là maintenant que je n’ai aucune intention de vous dire la vérité, suivant le conseil de mon mentor, qui disait […] κάν εν ράρ

Je vous le confesse, je me méfie des mots, surtout au milieu de l’après-midi. Ou peut-être devrais-je dire je professe et non je confesse. Je suis un professeur pas un confesseur puisque ma façon de vivre n’a en rien été un témoignage de foi chrétienne et que je n’ai aucun espoir de trouver le salut en tant que martyr comme mon saint patron. Je ne fais que professer l’art et l’agencement et le sens des mots mais les mots me donnent souvent le vertige et j’aspire au silence. Si j’étais dentiste je me lasserais de regarder des caries toute le journée. Si nous étions en plein été, je sombrerais dans le sommeil – peut-être sous les pales d’un ventilateur ou sur une couverture parmi les eucalyptus près de la mer – et je pénétrerais dans un monde de mythes et de symboles et tous les mots s’évaporeraient dans le bourdonnement des insectes et le battement des vagues. Mais nous ne sommes pas en août. Nous sommes une après-midi de février et ce sont bientôt mes « heures de permanence » et je vais ouvrir la porte à un cortège hétéroclite d’étudiants qui vont m’assourdir de la cacophonie de leurs plaintes à propos de leurs résultats de janvier et de leurs questions sur les examens de fin d’année. « Kyrie, qu’est-ce qui n’allait pas ? » J’inspire profondément avant de répondre. J’ai une longue expérience quand il s’agit d’avancer masqué lorsque c’est nécessaire. Mon objectif était de les faire sortit au plus vite. Je me suis retenu de leur expliquer que leur style était plat, leurs idées banales et que c’était un effet de ma grande générosité s’ils avaient quand même obtenu une note passable. Non, j’ai arboré un léger sourire pour cacher mon impatience et je leur ai parlé gentiment sur un ton encourageant, leur ai recommandé d’autres lectures et exprimé ma certitude qu’ils pouvaient réussir brillamment tout en les poussant vers la porte pendant que l’autre moitié de mon cerveau s’occupe de parcourir et effacer des courriels dans un mépris pompeux et professoral pour tout qui viendrait me faire perdre mon temps et m’empêcher de rêver en silence.

Les mots sortent du silence et y retournent. Je vais écrire ça sur ma porte. Il faut que je m’en aille. Comme toujours, je néglige des demandes urgentes de l’Administration, je les confine au bas de la pile jusqu’au dernier moment. Jusqu’à ce que je reçoive un rappel personnel intitulé « Dernier avertissement », qui est une façon de me faire savoir que si je ne remplis pas toutes les petites cases pour indiquer combien de pages de mes mots ont été publiées ces trois dernières années, chez quel éditeur, qui m’a cité etc. etc. je n’aurai droit ni à une bourse de recherche ni à un assistant ni au financement de ma prochaine recherche anthropologique de terrain au Bengale ou au Rajasthan. Il me reste un jour, donc je décide de remettre la réponse au lendemain. Je vais encore lire un courriel et puis fermer boutique. Je lis d’abord la ligne sujet :

ADROPE MOU

Je m’arrête dans un mélange d’étonnement et à vrai dire d’un peu de nostalgie à entendre le mot « adropos ». Mais ma première réaction était l’étonnement. Ces derniers temps, je suis devenu assez sourcilleux sur la façon dont on s’adresse à moi. Quand j’étais jeune, les gens me hélaient de bien des manières et ça m’était égal. En fait, j’aimais observer comment ils négociaient l’espace qui nous séparait, s’ils disaient Re File, Mastre, Syntrofe, Bro’, Mate, Buddy, Dude. Quand j’étais jeune enseignant au Guyana, j’étais ravi (et me disais que j’étais vachement cool) quand mes étudiants – qui étaient tous I-dren ou Sis-tren à dreadlocks – me hélaient dans la rue avec un sonore « Hail Doc ! » ou « Hail Prof ! » et que je leur répondais « Hail my yout’ ». Quand j’étais à Athènes, j’ai déployé des merveilles de tolérance quand les copains m’appelaient re malaka plus de cent fois sur une brève conversation. Ça me plaisait ce sentiment de solidarité, que nous étions tous des malakes, des camarades. C’était l’âge d’or de la jeunesse. Une époque où je pouvais dormir n’importe où – lit, sofa, parquet, champ. Je pouvais étaler mon sac de couchage sur des cailloux au milieu d’une oliveraie et sombrer dans un profond sommeil. Aujourd’hui je peux dormir que sur le côté droit d’un matelas en latex avec ma femme sur le côté gauche. Les gens m’appellent Kyrie ou Professor ou Kyrie Professor ou Kyrie Stephane, quand je suis en Inde je deviens Professor Sahib et quand je suis à Istanbul, je suis Hocam, même si je suis un infidèle. Je m’attends à ce qu’on n’utilise pas la forme familière sans m’en avoir demandé la permission, et seuls quelques privilégiés ont le droit de m’appeler Stephane mou, et ceux-là en savent le prix. Si un collègue américain écrit « Dear Stephanos » pour démontrer sa cordialité collégiale, à la mode étatsunienne, je m’attends à ce qu’ils ajoutent entre parenthèses « (si je peux me permettre) ». Et il n’y a probablement plus que deux ou trois personnes en vie qui m’appellent encore Stefoulli. Une d’elles est la vieille Maritsou – la voisine de ma grand-mère à Trikomo. Je la vois au mieux une fois par an aux réunions de l’association des réfugiés de Trikomo. C’est sans doute la seule qui me dit encore Yioka mou Stefoulli en me pinçant les joues et me couvrant de baisers en disant « ta grand-mère serait fière de voir que tu es devenu un adropos mes stin koinonia » – un honnête homme dans la société. Un instant je me souviens avec tendresse du petit garçon appelé Stefoulli. La pointe de nostalgie s’attarde un peu et pendant quelques heures je me sens léger comme un gamin, mais l’impression se dissipe dès que je pénètre sur le campus et retrouve mon identité maussade. Alors n’allez pas me donner du re koumbare (sauf si vous êtes né avant 1960 et de préférence à Trikomo). Hier quand le caissier de la station-service m’a interpellé sur ce mode, j’ai eu le plus grand mal à ne pas répliquer « Je ne me souviens pas vous avoir déjà rencontré, et encore moins avoir baptisé votre enfant. »

Or voilà que m’arrive un message d’un parfait étranger appelé Peter Eramian qui m’appelle Adrope mou.

Était-ce un compliment ou une provocation ? J’ai continué à lire et me suis aperçu que j’avais été un peu rapide à m’indigner. Le corps du message était tout à fait courtois et m’invitait sur la recommandation d’une collègue à participer à un projet universitaire sur l’étude d’adropos. Mon étonnement initial est devenu perplexité. Qui diable pouvait s’imaginer que j’avais quoi que ce soit à dire sur adropos ? Pourquoi quiconque m’aurait-il recommandé ? Je sais que j’ai la mauvaise habitude de prendre la parole quand je ferais mieux de me taire et que je me retrouve ainsi pris au piège de situations où je ne veux absolument rien faire, ce qui m’amène à dépenser une précieuse énergie à m’en dépêtrer. Je me suis soudain rappelé l’Institut d’Études de Genre. Peut-être que c’était là que travaillait mon Arménien. J’avais apporté un sérieux soutien à la création de l’Institut quand il en avait été question à la Commission de planification universitaire, mais j’avais sans doute exhibé assez stupidement combien j’étais politiquement correct en ajoutant que je pourrais participer à un module sur la Construction de la masculinité sur l’île. Je me disais que mes paroles imprudentes tomberaient dans l’oubli dès la fin de la réunion, mais voilà qu’elles me rattrapaient. J’ai décidé d’appeler le Directeur de l’Institut pour trouver une façon élégante de m’en sortir. Je m’en tirerais avec quelques flatteries : j’avais admiré leur critique pertinente de la façon dont des séries télévisées en vernaculaire restauraient l’humiliation patriarcale des femmes en leur retirant le nom et le statut d’adropos. Après, je leur dirais de poursuivre sur cette voie et que je les rejoindrais plus tard etc. etc. Comme d’habitude, j’avais agi trop vite. J’ai parlé à l’administratrice de l’Institut qui m’a dit qu’elle n’avait jamais entendu parler d’un Peter Eramian, qu’il ne faisait pas partie de leur personnel et que personne à l’Institut ne m’avait envoyé de message. Mais qu’ils étaient très heureux de l’intérêt que je leur portais etc. Et que le Directeur allait m’appeler pour concrétiser notre collaboration. J’aurais mieux fait de m’abstenir. J’essaie de résoudre un problème et j’en crée deux. J’avais sur les bras l’Institut d’Études de Genre et le mystérieux Eramian. Les commissions et les projets, c’est comme l’hydre de Lerne. Vous lui coupez une tête et il en repousse deux. Où sont les héros ? N’y a-t-il pas un Hercule pour nous en débarrasser ? Faut-il que je les affronte jusqu’à la retraite ?

J’ai décidé que j’allais expliquer à Eramian que j’étais certes anthropologue mais pas pour autant adropologue ; néanmoins, son projet était admirable et ambitieux bla bla bla et je trouverais un collègue mieux à même de le seconder. Là je me dis que la dernière proposition, c’est une mauvaise idée. J’essayais de me débarrasser de la patate chaude mais je ne voyais personne que je pourrais convaincre de s’impliquer. Il n’y a qu’un autre adropos indigène dans notre département et il était en année sabbatique. La plupart des autres étaient des kalamarades avec des noms se terminant en « –opoulos ». Si des Opouloi s’en occupaient, il faudrait qu’ils trouvent des informateurs locaux sensibles aux nuances du vernaculaire. Là vous pouvez bien poser la question de comment il se fait que la population locale soit ainsi en minorité, et n’est-ce pas une source d’inquiétude ? Ont-ils réussi le rite de passage d’anthropos à adropos ?

Un jour un agent de police est venu me trouver au bureau pour une amende suite à un stationnement sur une double ligne jaune, deux roues sur le trottoir devant un Starbuck’s où je m’étais arrêté un matin pour prendre un double expresso histoire de me réveiller avant le premier cours. L’agent semblait moins concerné par ce qu’il appelait mon ‘délit mineur’ d’avoir obstrué le trafic de l’heure de pointe (après c’était juste de l’adropino) que par le fait que tout le monde dans le corridor parlait soit kalamaristika soit englizika. J’ai fait de mon mieux pour restaurer les apparences. Je l’ai assuré que nous recrutions dans l’intérêt de la science et de la méritocratie universitaire et que tout notre personnel avait réussi le test prouvant qu’ils pouvaient s’exprimer comme des adropoi avant d’être confirmés dans leur poste. Nous vérifiions que leur ouïe et leur base d’articulation pouvaient distinguer les valeurs phonétiques des consonnes jumelées, voisées ou sourdes, fricatives inter-dentales et surtout palatales. Je lui ai expliqué la technique de la palatographie. Comment nous plaçons un mélange d’huile d’olive et de charbon de bois sur le palais et leur demandons de prononcer certains mots, puis que nous photographions le palais pour repérer le mouvement de la langue. L’agent en restait bouche bée. Je ne lui ai pas dit toute la vérité évidemment. Je ne voulais pas laver notre linge sale en public. Le projet avait lamentablement échoué le jour où une candidate, stressée, avait perdu les pédales avec des conséquences désastreuses. L’examinateur a éclaté de rire quand elle a articulé « Chat va mal » et « Che beux santé ». Elle est sortie en pleurs et a introduit une plainte. La candidate suivante a refusé de passer le test : elle était une femme, athénienne de surcroît et ne voyait nulle raison de devenir adropos ou de jamais dire shasharo ou shoujouko. Alors aujourd’hui, sur conseil juridique d’une médiatrice gouvernementale sur la protection des données,  le service des Ressources humaines garde secrets les résultats de l’expérience. En fait la palatographie était un cheval de Troie introduit dans l’université par les Opouloi eux-mêmes. Certains affirment que c’était une façon de s’infiltrer te de coloniser les populations indigènes. Mais pour se défendre les Opouloi déclarent que le seul objectif était la connaissance scientifique. J’essaie de rester impartial et de ne rien dire quand le sujet est abordé. Quoi qu’il en soit, je ne parle pas de cette affaire, histoire de ne pas attiser de controverse inutile sur ma complicité coupable quand j’ai ouvert la porte à ce cheval de Troie. Non seulement tout l’équipement a été amené en ma présence mais j’ai singé l’autorisation de paiement. D’aucuns disent que c’est par paresse que j’ai laissé les Opouloi s’installer dans le département. Les Opouloi peuvent parler pendant des heures aux réunions de commissions ou du Conseil d’administration, me laissant libre de rêver parmi les eucalyptus devant mon bureau, à convoquer des mots ou à essayer de les oublier. Ou qui sait ce que je pouvais fabriquer ? D’autres avancent que le motif de mon action était l’envie et que ça m’amusait de leur remplir la bouche de charbon de bois et d’huile d’olive sous prétexte d’expérience scientifique alors que j’aurais pu l’éviter en utilisant un électro-palatographe. Les opinions étaient partagées quant à savoir si mes motivations étaient académiques ou politiques, mais de toutes façons, j’étais accusé de Misadropy.

Je sais qu’il y a un fond de vérité dans toutes ces rumeurs, même si elles sont teintées d’hyperbole. Le remords s’installe. Je me mets à chercher des façons de me racheter et de rétablir mon statut d’adropos. Alors je me suis demander si nous ne pourrions pas reterritorialiser l’étude scientifique d’adropos dans notre école et peut-être la rebaptiser : au lieu de « Anthropistikes Epistemes », ce serait « Adropistikes Epistemes ». Ma motivation pour la recherche renaît. Toute la nuit des pensées me traversent l’esprit sur cette nouvelle entreprise. Nous pourrions vendre le palatographe à un magasin d’éléphants blancs et faire des expériences en laryngographie à la place. Le mystère d’adropos résidant dans la vibration des cordes vocales. Si nous pouvons établir la stimulation émotive ressentie par adropos à l’écoute de la transition glottale voisée, nous pourrons constituer une ‘Communauté affective d’Adropos’. Une fois les sujets identifiés, nous pouvons étudier leur habitat, leurs habitudes alimentaires, leurs rituels et croyances, leur système de parenté, leurs divinités, leurs schémas de migration et de sédentarisation, et quelles relations affectives ils entretiennent avec d’autres communautés. Il fallait que je mette au point ma nouvelle théorie et méthodologie pour étudier adropos. J’ai passé la semaine suivante à pomper des idées chez tous les Opouloi du département qui s’y connaissaient en Théorie. L’un recommandait une approche en terme de créature en notre époque de post-humanisme. Pense à la Métamorphose de Kafka, m’a-t-il dit. Un autre me conseillait de méditer sur la compresser spatio-temporelle des ophiolites du du massif des Troodos afin d’apprécier le temps profond et d’envisager adropos dans un avenir de développement durable. Il y avait aussi un partisan de l’action sociale. Lui, c’était un filadropiste qui voulait « embrasser » tous les adropoi affectés par la crise économique.

Dans mon enthousiasme, je n’avais pas pris la peine de rencontrer Eramian avant de lui répondre. Cela pouvait tout aussi bien être un virus ou un pourriel, et j’allais me ridiculiser à nouveau comme avec le palatographe. J’ai envoyé un autre message pour proposer une rencontre. La réponse était signée Entafianos A. Entafianos et disait qu’Eramian était en « voyage », mais que lui, Entafianos, serait heureux de me rencontrer pour parler de ce projet. Ce devait être une invention d’Eramian, me suis-je dit. Entafianos Entafianos c’est aussi vraisemblable comme nom que Humbert Humbert. Quelqu’un est en train de me mener en bateau. Mais bon, si Eramian était le pendant insulaire de Vladimir Nabokov, allais-je me détourner de Nabokov parce qu’il voulait me faire rencontrer Humbert Humbert ? Entafianos était peut-être la créature imaginaire de quelqu’un, mais il avait un numéro de téléphone. Je l’ai appelé en proposant de passer à son bureau. Il a insisté pour venir plutôt dans le mien puisque le projet adropos n’était encore localisé nulle part. J’aurais bien voulu explorer son habitat pour voir si je pouvais le rattacher à une réalité reconnaissable qui serait plus qu’un personnage nomade de l’imaginaire d’Eramian portant un nom fictif et cryptique. J’ai néanmoins accepté une rencontre sur le campus, comme il répétait qu’il ne voulait surtout pas me déranger, ce qui flattait ma vanité professorale. Je lui ai délibérément donné des explications embrouillées pour être sûr qu’il se perde, m’appelle sur mon portable et que j’aille à sa rencontre. Rien ne me fait davantage plaisir que d’errer dans les cours de l’université pendant que mes collègues sont en train de débattre en Conseil d’administration si par exemple il ne faut pas déplacer le cours de Pensée critique en deuxième année pour donner aux étudiants un an pour penser avant de leur demander penser de façon critique. J’étais donc sous l’horloge à attendre son appel. Comme prévu il était de l’autre côté de la cour près du dattier. J’ai décidé d’appliquer les théories post-lacaniennes sur le langage et le désir à la méthodologie de terrain de Malinowski sur l’observateur/participant. Bref, j’ai décidé de m’approcher sans me faire voir et d’observer sa façon de marcher et de s’habiller avant qu’il ne puisse me voir.

Tout en devisant avec un café, j’ai prêté une attention particulière à la fricative voisée dans adropos. Je suis reparti avec de vagues indices et des notes sur un village Au-Delà et une église de Tous les Saints du 14e siècle. Des indices qui étaient autant source de confusion que d’éclaircissement. Je ne savais toujours pas s’il était Eramian qui faisait semblant d’être Entafianos ou si Eramian était une sorte de Nabokov qui nous inventait tous les deux d’une chambre d’hôtel à Glasgow voire en Australie. Entafianos était habillé en avocat et parlait du droit comme fiction et de fiction comme droit. Je me demandais s’il avait appris cette approche de cette autre école derrière l’University College London qui enseignait le droit à partir des fictions de Jorge Luis Borges. Ou étions-nous en présence de transfert et contre-transfert entre interlocuteurs ? Se projetait-il dans mon imagination ? Il disait qu’il avait étudié à Warwick. J’étais intrigué, mais je commençais aussi à me sentir mal par rapport au projet dans son ensemble et à l’obligation que je venais de m’imposer. Je n’allais pas poursuivre et peut-être bien qu’ils allaient eux aussi oublier. Mais des messages continuaient à affluer et je ne pouvais me dérober. Une voix en moi disait An en’ tipote en’ o lo’os tou adropou. La parole d’un homme, c’est tout ce qu’il a. Alors j’ai décidé de continuer ma recherche et de rédiger un texte, comme promis. J’ai fait des plans pour deux pistes d’investigation. Un, j’allais rencontrer des connaissances dont le nom se terminait par –ian et tenter de résoudre le mystère d’Eramian, et deux je me rendrais dans les villages Au-Delà, si possible le Vendredi Saint, et chercher des adropoi appelés Entafianos en lien avec des églises des Saints Apôtres.

J’ai dressé une courte liste de gens que je connaissais avec un suffixe en –ian, passant donc des Opouloi aux Ianian. J’ai éliminé les politiciens parce qu’ils risquaient de déclencher mon trouble du déficit de l’attention et je n’entendrais pas un mot de ce qu’ils me raconteraient. J’ai placé en tête Ruth Kesheshian. Elle est libraire à Sofouli Street et si elle ne disposait pas de l’information cherchée, elle savait où la trouver. Mais il me fallait dégager plusieurs heures parce que nos conversations partaient toujours dans tellement de directions différentes que j’oubliais fréquemment ce qui m’avait amené. Un jour, je suis allé chercher des renseignements sur les oiseaux migratoires et endémiques à Chypre. Nous avons parlé d’adropoi qui mangent des oiseaux et d’oiseaux qui mangent des vers à soie, et sans nous en rendre compte, nous suivions la route de la soie et je suis reparti avec un livre sur Samarkand. Quand j’avais un peu de temps, je me suis rendu dans sa librairie pour lui demander si elle connaissait Peter Eramian. « Bien sûr, dit-elle en préparant du thé. Tu parles du traducteur de Corpora Hermetica en arménien à partir de la traduction latine de Marcilio Ficino. » « Et il existe là sur l’île ? » « Ah non pas du tout, il vivait à Florence au 16e siècle et il a pris le nom de Pietro Eremita. »

À ce moment-là, notre conversation a été interrompue par des clients qui n’arrêtaient pas d’entrer et de sortir et j’écoutais les conversations de la mezzanine où Ruth m’avait envoyé avec ma tasse de thé. Ils parlaient surtout de pierres et de tablettes. Une femme appelée Elizabeth était embarquée dans une quête qui impliquait de retrouver des graffiti sur de vieilles pierres partout dans l’île et elle voulait savoir comment et par qui les pierres d’Amathus avaient été transportées pour construire le canal de Suez. Un jeune artiste appelé Constantinos cherchait une Tablette d’Émeraude pour y étudier les images qui feraient passer l’esprit de monde d’en bas à des mondes d’en haut. Il en avait entendu parler par un moine franciscain à Assise, où il avait passé quelque temps en contemplation et à pendre les images de ses visions. Entre-temps Ruth poursuivait son récit sur Pietro, comment il avait étudié l’alchimie avec Pic de la Mirandole et Giordano Bruno. Quand l’Église a condamné Bruno pour hérésie, Eremita a disparu. Certains érudits pensent qu’il est allé à Venise et que de là il a pris un bateau pour l’Égypte ou le Levant, ou qu’il s’est peut-être installé à Chypre. Là j’étais tout à fait scotché par cet Eremita-Eramian et je lui ai demandé ses sources. Elle ne savait plus où elle avait lu tout ça. Elle m’a parlé d’orfèvres et d’une recherche Google, et m’a renvoyé aux livres de Frances Yates, de l’Université de Cambridge, qui avait écrit Giordano Bruno and the Hermetic Tradition. J’ai trouvé une référence à une traduction de Corpora Hermetica en arménien (sans mention de traducteur). J’ai découvert un Pietro Eremita associé à la Première Croisade, mais n’en ai pas trouvé à la Renaissance florentine.

Je suis rentré chez moi et j’expliquais à ma femme qu’un alchimiste du 16e siècle m’envoyait des courriels et que notre amie Ruth était au centre d’un cercle de magiciens dont les membres fréquentaient sa librairie. Elle n’arrivait pas à suivre le fil de mon récit et a suggéré d’aller  voir le médecin pour demander si mes médicaments pouvaient avoir des effets hallucinogènes. Après, elle a téléphoné à une amie pour lui dire que ça l’inquiétait, que je manifestais peut-être les premiers signes de démence sénile et que je ne savais plus à quelle époque nous vivions. Son amie l’a rassurée : une expérience de compression spatio-temporelle était un symptôme courant chez les habitants de l’île. Ma femme venait des Amériques et était souvent perplexe devant nos mœurs insulaires. Il n’y avait pas lieu de se tracasser, lui a dit son amie. Les gens de l’île passaient leur temps à chercher une solution.

Le lendemain, Eramian m’a envoyé un courriel demandant un résumé de cent mots pour présenter ma recherche sur adropos. J’étais un homme de paroles, pas seulement un homme de parole, mais des mots, voilà que je n’en avais pas. J’ai été saisi par l’angoisse du silence. Ça allait mal finir, et ça pas à cause d’un palatographe mais d’une pierre d’ermite. J’allais dormir et me suis réveillé en pleine sueur froide, dans la panique du mystère d’adropos et d’Eremita. Je n’avais pas un seul malheureux mot, alors vous pensez, cent ! J’en ai finalement trouvé cinq et j’ai écrit à Eramian : les voies d’Adropos sont impénétrables. Je pensais que cette réponse mettrait un terme à ma participation. Celui qui envoyait ces messages, qui qu’il soit, en conclurait que je n’avais rien à dire sur rien. Mais non, pas du tout, j’ai reçu au contraire une réponse enthousiaste à la fois d’Eramian alias Eremita et/ou d’Entafianos alias Eramian (s’ils ne sont pas une seule et même personne) : ils parlaient de mon projet en termes superlatifs et proposaient d’organiser une rencontre avec un certain MM. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une sorte de deus in machina qui pourrait me guider par les voies impénétrables d’adropos.

Je ne pouvais plus me dégager désormais. En’ o lo’os tou adropou o ,ti tze na ‘ne, la parole d’un homme, c’est une obligation. Je me le répétais. J’ai appelé un ami dans un des villages Au-delà pour lui dire ma détresse. Il m’a suggéré de commencer mon étude de terrain par une visite à Anti dans le village d’Ayia Barbara. C’était une vieille sibylle que se souvenait de tout qui avait habité dans les villages alentour ces cent dernières années. Comme toujours, elle lirait le marc dans ma tasse et me donnerait un plante de basilic et un pot d’écorces d’orange enrobées de chocolat – le parfum et le goût renforçaient la réaction affective déclenchée par l’action vibratoire des cordes vocales, et alors l’essence unique d’Adropos se révélerait dans toute sa splendeur. Elle a lu ma tasse en dodelinant de la tête et en musant la fricative nasale MM. Il y avait deux chemins mais je prendrais le troisième. Tous les chemins étaient justes et tous les chemins étaient faux. Ils menaient quelque part et nulle part. Partout c’était nulle part. Je lui ai dit que je ne comprenais pas ce qu’elle me tu ne racontais. Elle m’a dit δ έγώ ποιώ σύ ούκ οίδας άρτι, γνώση δέ μετά ταυτα. (Tu ne comprends pas ce que je fais mais plus tard tu verras.) Je me demandais si elle citait l’évangile de Saint Jean ou les Poimandres d’Hermès Trismégiste alias Hermès le trois fois grand. Elle a juste dodeliné la tête d’un air énigmatique sans rien expliquer.

Après, elle m’a dit qu’elle voyait un aspirant oiseau sous forme d’âne à auréole dorée. Elle voyait des métamorphoses et peut-être la préparation d’une initiation. Ce que j’attendais c’était une révélation sur Entafianos alors je lui ai donné son nom. Elle l’a immédiatement répété sous sa forme vernaculaire. « Antafkyanos Antafkyanos, le divin passeur de frontières, héritier des psychopompes, né un Vendredi Saint à pera chorio. » Le village au-delà ? Je n’avais pas tout de suite compris que le village au-delà était vraiment appelé Village Au-Delà, Pera Chorio, pas du tout la même chose que le village appelé juste Au-Delà, Pera. « Reviens le Vendredi Saint, m’a-t-elle dit en m’appelant mon chéri – Ghrouse mou en vocalisant le gh initial. Je t’y conduirais. »

À mon retour à Engomi, j’ai reçu un texto de MM qui voulait me rencontrer à la demande d’Eramian, qu’il appelait Eremita. Il a proposé de se rencontrer dans un café à Engomi ou à l’église des Douze Apôtres au village Au-Delà (qu’il appelait Pera Chorio) ou bien nous pourrions suivre la troisième voie pour débattre du mystère de Lo’os et Adropos. J’ai choisi la troisième voie comme l’avait prédit la sibylle. J’ai vu le mystère. J’ai vu ce que je sais sans savoir ce que je vois. Ma femme dit que j’ai développé une habitude malsaine de falsifier ou d’exagérer tout. Et je suis prêt à confesser et à professer que je suis perdu, peut-être irrémédiablement. Est-ce que j’attends juste qu’adropos  se manifeste pour me permettre d’écrire une page de plus ? Ou Eremita va-t-il m’apparaître et me montrer la sortie ?


Rhapsodie du Drogman

Pour Susan et Harish, υψίστοus διδασκάλους   

re partie

Je suis un drogman
un courtisan du mot
je me pince les yeux pour entendre
habile et improvisateur
de mots-mondes aux bords acérés,
révélateur traître et
loyal d’obsessions
tous n’entendent pas ma parole

dans la nuit je plonge
en compagnie de derviches et apprends
pourquoi les cyclamens poussent dans les fentes des pavés
et marmonnent des promesses, dans la poussière,
de ce qui est beau et invisible
je demande le sens de
pré munir pré venir pré luder
pinson des îles
posé sans querelle
ou hirondelle
dans sa ligne de fuite
zigzaguant avec détermination
conscient que la route se perd
en débris à la dérive
de choix fortuits
de décisions précipitées  

dans ma sagacité impulsive
je tournoie et prends le large
contrarié dans mon état de grâce
drogman le jour
derviche la nuit

2ème partie

Quand les cœurs musent dans le bourdon
de la lumière du matin si vive qu’elle fait silence,
la dame arriva à la Porte de la Ville
et attendit le tarjuman
qu’elle avait demandé dans une lettre envoyée d’Égypte,
quelqu’un qui comprenne son idiome
pour l’accompagner à la Sublime Porte.
Moi seul parmi les rayahs parlait la langue
de cette île dans la mer au nord.
Là j’ai suivi le conseil de mon compagnon
j’ai laissé kaftan et jubbeh,
et me présente en boyunbagi et gilet à la mode
des Français.   

Je m’incline et avant qu’elle ne s’enquière
de l’étendue de mon savoir
si je suis serviteur borné ou savant érudit
je ne monte pas dans la voiture
mais prestement sur le siège
à côté du cocher en expliquant au gamin porteur
que s’il reçoit un bakshish il doit dire “thank you”
comme elle s’y attend et ne montrer ni gratitude
ni mécontentement, elle ne doit pas savoir
comment nous mesurons sa générosité,
ne compter que le profit de la journée dans nos murs ;
nous ne savons pas
si elle désire la douceur des sultanes
ou autre douceur de l’île.
Quand le ciel veut parler
il lui faut peu de mots
pour ouvrir les portails ici, là et ailleurs.
Les arbres poussent en silence
comme les dattiers le long du fleuve
à l’intérieur des murs de la ville.

Sur le sentier d’Hermès
le vent débusque la langue
comme nous débusquons la poussière d’amour
dans l’odeur de mausolée du deuil
jasmin en train de pourrir.

Quand le soir tombera à la dérobée
je me retirerai dans la maison du Drogman
où la pierre brûlante changera mon corps en vapeurs
absorbant les contours du cyprès
en de longues ombres de nuit dans une transe violette
qui pénètre par la lucarne du hammam
sans rechercher joie ou mélancolie.
Le temps d’apaiser ma conscience vagabonde.
Sur le divan je traduirai pour mes compagnons
des vers du Tarjuman al-ashwaq d’Ibn Arabi
Mon cœur peut prendre toute forme…

Stephanos Stephanides, Nicosie 2012


Linceul

Sylphe de ma souvenance
Un trésor de jeunesse
Douloureux et divin
Étend un linceul de lin
De renoncules jaune soleil
La plus sublime des couleurs
Enveloppe la terre
Un pré pour ceux qui disparaissent
Un deuil de départ
Au goût piquant de curcuma
Flamme vacillante
Élixir du regard d’un voyant.


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, II. Les vents viennent de quelque part (2011, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 31 minutes >
Cumes, l’antre de la sibylle © Valérie Mangin

Le jour viendra où la longueur du temps rétrécira mon corps
Et peu restera ou rien du temps de mes membres rabougris

Voix de la Sibylle de Cumes dans les Métamorphoses d’Ovide

Je ne comprenais pas tout ce que me disaient les sibylles mais je perçois leurs paroles. J’étais un apprenti d’Hermès, qui m’a appris à écouter et interpréter leurs aphorismes et à entendre leurs messages derrière le sens des mots en tournant l’oreille vers la terre et les yeux vers les étoiles et les cieux, et à ressentir dans mon corps les mouvements des vents. Mais quand trop tôt j’ai quitté l’île dans la Mer du Milieu, les messages qu’elles me transmettaient se sont estompés, pourtant ils résonnent encore en moi sous formes d’énigmes de rébus dans des langues que je parlais jadis et que je traduis maintenant en mots nouveaux de même que j’apprends de nouveaux mystères des devins de l’île dans la mer nordique. Et au fil des inversions et conversions des années, leurs paroles résonneraient en moi de sorte que les voix des sibylles, Elengou et Marikkou, se feraient entendre dans les voix des visionnaires anglais, Alan Alexander Milne et Wystan Hugh Auden :

D’où le vent vient
Où va le vent

Il vient de quelque part
Et va si rapidement
Que je ne peux le suivre
Même en courant

J’ai appris avec le temps que oui les vents viennent de quelque part quand ils soufflent, et que le temps ne dira rien que c’est bien ce que je disais. Donc si vous vous demandez pourquoi Démosthène m’a soudain emmené sur un grand bateau… Qui peut savoir ce qu’il avait en tête et pourquoi ? C’est tout ce que je peux vous dire. Il ne m’avait pas expliqué pourquoi là au milieu de sa vie il voulait quitter son île alors que jusque-là de toute sa vie, il n’avait même pas exploré les îles alentours pour découvrir les rivages de l’autre côté. Brusquement il s’est tout retourné renversé inversé mis sens dessus dessous a hissé la grande voile et pris la mer en m’emportant avec lui.

Supposons que les lions tout d’un coup s’en allaient
Que rivières et soldats eux aussi s’encouraient ;
Le temps dira-t-il rien que c’est bien ce que je disais

Ainsi parlait le visionnaire Wynstan H. Auden.

Et c’est ainsi que pendant des années j’allais m’interroger sur ces derniers jours ces derniers mois de mes années d’enfance dans la Mer du Milieu pendant qu’inlassables se retournaient les vagues, et si elles ne savaient rien de l’embarquement avant que le commencement ne finisse ou avant que la fin ne commence, et comment j’allais aller venir partir avec le mystère de mon arrivée sur une île en passant le seuil du ventre de Katerina et puis sur une autre par le ventre d’un bateau et sur une autre encore tandis que la question « D’où venez-vous ? » devenait de plus en plus complexe et le temps ne dira rien. S’ils devaient parler en oracles, les visionnaires m’en diraient-ils davantage ? Comment et pourquoi j’ai quitté l’ombre du vieil olivier pour devenir voyageur par-dessus la houle endeuillée de la mer éternellement jeune et généreuse, et pourtant plus vieille que le vieil olivier dont l’ombre planerait sur moi à mon insu, telle une auréole.

Avant mon départ de l’île, la vie autour de moi était sans doute pleine d’agitation et de turbulence, mais elle regorgeait aussi de merveilles et de surprises, me révélant des perspectives magiques par des retournements soudains. Quand les événements sur l’île ébranlaient le sol sous mes pas, j’étais emporté par une divinité prompte et fatale qui me déposait dans l’éternité du moment dans l’espace de l’environnement insulaire. Car me venaient soudain une intuitive capacité d’éluder et la volatilité enracinée propre de l’enfant mercurial qui vit au cœur du conflit sans trop se poser de question.

Certaines visions de cet été-là allaient perdurer. Katerina et Démosthène s’étaient irrémédiablement séparés bien avant l’été 1957 et j’habitais au village de Trikomo chez les parents de Katerina, pappou Chrisostomos et yaya Milia. J’allais voir yaya Elengou, tous les jours ; c’était la mère de Démosthène qui habitait juste un peu plus loin. En plus des querelles familiales, l’île était plongée dans une guerre coloniale dont l’intensité et la violence ne cessaient d’augmenter. La bourgade où j’étais né était devenue un véritable incubateur de confrontations. D’aucuns l’appelaient « le village du Général », en parlant de celui qui menait la lutte armée contre l’occupant britannique, combattant pour l’ENOSIS, ou union avec la Grèce. L’EOKA, l’organisation qui servait cet objectif, avait été formée en 1955, l’année où j’étais entré à l’école. Nous passions le plus clair de nos journées scolaires à défiler en scandant enosis-eleftheria. Et parfois les combattants de l’EOKA hissaient le drapeau grec sur l’école et les Anglais la fermaient. L’année où j’entrais à l’école, un nouveau gouverneur avait déclaré l’état d’urgence : il instaurait la peine de mort pour la possession d’armes, l’exil ou la prison pour les meneurs politiques, des coups de fouet  pour des adolescents qui se rassemblaient illégalement et suscitaient des troubles, et le couvre-feu. Pour moi, le couvre-feu, c’était une occasion de réjouissance. J’avais une perception naïve de la violence dans laquelle je baignais. Cela m’était bien égal si les Britanniques fermaient définitivement toutes les écoles.  Quand un couvre-feu était proclamé, ça nous invitait à jouer à un nouveau jeu : courir en zigzag d’une maison à l’autre, en calculant minutieusement pour éviter les  passages des jeeps britanniques. Une fois, nous nous sommes trompés. La jeep nous a vus courir et nous nous sommes précipités dans une maison quand quelqu’un dans la jeep a crié « Restez chez vous » dans un grec maladroit. Pappou Chrisostomos s’est mis dans une belle colère quand il a compris les jeux auxquels je jouais pendant le couvre-feu. J’ai dit que j’avais presque huit ans, presque l’âge de m’engager dans la lutte de l’EOKA. « British Go Home ». Je me disais que ça lui ferait plaisir mais il a retiré sa ceinture et déclaré que si je sortais encore pendant le couvre-feu, il me battrait comme plâtre. J’étais sidéré et terrifié et je me suis mis à pleurer rien que d’y penser. Ma grand-mère m’a dit qu’il m’aimait et qu’il valait mieux que ce soit lui qui me batte plutôt que les soldats anglais. Après, je ne suis plus sorti pendant le couvre-feu. Un des copains m’a dit que c’était un petit turc qui nous avait trahi parce que les Turcs voulaient que les Anglais restent à Chypre et ne voulaient pas que nous soyons libres. Je ne l’ai pas cru. Chaque fois que je revenais de la mer avec Démosthène, nous passions par les vergers où Démosthène avait plein d’amis parmi les Chypriotes turcs et nous nous arrêtions souvent chez eux. Je me souviens d’une vieille sibylle qui m’appelait « yioka mou » et me pinçait la joue comme mes grands tantes, et moi je l’appelais theia Emine ? Si j’avais le visage brûlé de soleil, elle y disposait des épluchures de concombre qui absorberaient la chaleur et rendraient ma peau toute fraiche et lisse. Et elle nous donnait des fruits à manger avant que nous ne repartions. Quand c’était la saison des figues de Barbarie, elle les pelait avec une habileté qu’il était bien rare qu’une épine se plante dans ses mains guérisseuses et nourricières.

Il n’était pas facile d’entamer mon esprit frondeur et mon imagination toute neuve alors que je jouais à la marelle parmi dans les conflits du monde adulte. Katerina arrivait à l’improviste et m’emmenait parfois dans sa voiture. Elle était très fière d’être la sixième femme de l’île à obtenir son permis de conduire, mais cela inquiétait mon pappou Chrisostomos, aussi appelé Ottomos, qui, quand elle m’installait dans son auto, criait « tu vas me tuer mon petit-fils ! ». Moi, je m’installais bien vite, prêt au départ. Au fil du temps, son père s’est habitué à la voir conduire, mais un autre conflit est apparu avec sa belle-mère Elengou, qui ne voulait pas que je sois à la garde de Katerina. Un jour que Katerina venait m’emmener à la plage, elle me trouva chez la sibylle Elengou, qui refusait de me laisser partir sans l’autorisation de Démosthène. Grosse dispute. Je suis allé m’asseoir dans la voiture, à attendre d’un air dégagé tandis que Katerina giflait sa belle-sœur et bousculait sa belle-mère pour les empêcher de venir me rechercher. L’oncle Michalis gloussait dans sa barbe en regardant sa femme et sa belle-mère se défendre contre Katerina. « Donne-leur une bonne pâtée ! », criait-il en riant. J’ai très vite tout effacé en bondissant dans les vagues et n’allais plus penser à cette querelle pour m’emmener à la mer pendant bien longtemps. Cela m’est revenu plus tard quand j’étais sur l’autre île, dans la Mer du Nord et que je me demandais où était Katerina. Peut-être allait-elle venir me chercher à l’improviste, comme elle en avait l’habitude. Des années allaient passer avant que je ne reçoive une lettre. Les conflits traversent le temps comme des nappes phréatiques et prennent de nouvelles formes selon les densités et les transparences, s’engagent dans des virages, s’expriment différemment. C’est Wilson, un vieux sage guyanais, qui me l’a expliqué un jour et je m’en souviens encore.

Donc en 1957 ma vie est devenue encore plus imprévisible et mes déplacements plus erratiques et je glissais à travers les obstacles comme un ruisseau joyeux, prêt à prendre des virages imprévus. Quand j’étais en deuxième année, l’école était plus souvent fermée qu’ouverte à cause des couvre-feux. Quand je n’étais pas assigné à résidence par les soldats en patrouille, je gambadais dans les champs avec tout qui voulait m’emmener. Aux premiers signes du printemps, je rejoignais des amis et parents pour aller cueillir et ramener de pleins paniers de verdure ; j’insistais pour revenir sur le dos d’un âne chargé de bourraches, d’artichauts, d’asperges et d’autres plantes sauvages.

Or soudain un beau matin de mai, voilà Démosthène qui débarque au village et déclare que je resterais illettré si je restais ici où l’école était presque tout le temps fermée. Il voulait m’emmener à la capitale. Peut-être avait-il d’autres raisons, mais c’est ce qu’il m’a dit. Il devait pourtant savoir que j’en apprenais davantage en dehors de la classe, qu’il s’agisse de lire et d’écrire, de compter, de chanter ou de tout le reste. Le monde entier était mon instituteur. Généralement, en classe, quand l’école était ouverte, nous répétions des choses que je savais déjà ou nous défilions en agitant des drapeaux bleus et blancs jusqu’à ce que les soldats anglais la ferment à nouveau. Peut-être qu’il avait entendu parler des jeux que nous jouions pendant le couvre-feu et s’inquiétait de ma sécurité. Ses conceptions politiques étaient différentes. D’aucuns disaient que c’était un communiste. Quand je lui ai dit que des garçons plus âgés m’avaient dit que notre reine n’était pas à Londres mais à Athènes avec le roi de Grèce, il avait répondu que ces deux reines, Elizabeth et Frederica, étaient en fait allemandes. Il n’était pas monarchiste et ne pensait pas que l’union avec la Grèce nous donnerait la liberté. Mais bon ses raisons pour m’emmener avec lui n’avaient peut-être rien à voir avec ma scolarité ou la politique. Il y avait peut-être une autre raison qu’il n’a pas mentionnée. Je ne lui ai guère posé de questions. J’étais prêt à de nouvelles aventures dans un autre cadre pour une journée ou une semaine ou un mois. Les heures se succédaient. Est-ce que je partais pour toujours ? Je ne comprenais pas ‘pour toujours’. Chrisostomos et Milia me regardaient tristement alors que mon âme s’envolait avec chaque saute de vent et les déplacements de Démosthène. Ils se demandaient si moi, leur petit prince, le premier enfant de leur premier enfant, reviendrait jamais habiter chez eux. M’appelleraient-ils encore jamais par mon nom, la voix chargée de toute leur affection ?

Et donc, je suis parti, j’ai pris la route avec Démosthène pour une zone tampon de quelques semaines où j’allais terminer ma deuxième année. Au sud de la vieille ville, bien loin des murailles vénitiennes qui l’entourent, dans un grand terrain vague où se dressait la Terra Santa School. C’était l’ancienne école de la communauté latine récemment érigée sur un terrain à l’abandon et dans ses longs corridors je regardais, fasciné, les moines qui déambulaient dans leur robe de bure. Mais en fait les cours des premières années e donnaient en grec, comme dans les écoles publiques et je n’ai jamais parlé à ces mystérieux moines venus d’Italie. Pour rejoindre ma nouvelle demeure temporaire, je traversais des champs hantés par des nécropoles et habitations souterraines néolithiques. Je me frayais un chemin dans un mélange d’inquiétude et d’excitation joyeuse. J’entendais des fantômes qui me parlaient. Démosthène se moquait et disait que ça n’existait pas. J’avais envie de m’arrêter pour leur parler mais j’avais peur aussi alors je pressais le pas pour rentrer. La maison où nous nous étions installés appartenait à un lointain cousin de Démosthène. Je l’appelais theios Panos. Il avait une ribambelle d’enfants, et ça me plaisait d’être parmi eux et les copains du voisinage. Le fils aîné m’adorait à l’instar de mon theios Phoevos, et il m’emmenait lui aussi en amazone sur sa bicyclette. La maison se situait dans un nouveau quartier sur ce paysage lunaire que recouvre maintenant toute cette zone de Nicosie qui comprend le Hilton et la Banque centrale. Quand je la traverse aujourd’hui, je me demande si les fantômes que j’entendais sont étouffés, recouverts de ciment, s’ils errent dans des parkings souterrains mal aérés. Me parleraient-ils encore si je m’arrêtais pour écouter ? Parfois il me semble que je les entends me parler : Te souviens-tu de nous, Petit Sage ? C’est le pays des morts.

L’année scolaire s’est terminée en un rien de temps et s’étalait devant moi l’infini de l’été à passer sur le toit de la mer de jour et sur le toit des maisons du soir à l’aube. Le dernier jour d’école, l’institutrice – kyria Loulla – m’a félicité pour mes connaissances et mes résultats alors que j’avais tant raté l’école à cause des couvre-feux imposés par les colonisateurs qui ne voulaient pas nous accorder la liberté. Elle attribuait ma force de volonté à l’indomptable esprit de liberté qui régnait dans notre village, qu’elle appelait le village de Digenis – le nom-de-guerre du Général qui menait la lutte armée. J’étais à la fois très fier et un peu confus. Certes, je proclamais la liberté à tous vents : haire, o haire, Eleftheria, mais l’indomptable me laissait sans voix. Je me demandais quel genre de liberté était indomptable. Les mois qui suivirent, je n’ai pas arrêté de me déplacer, entre ville et village, entre mer et montagne, de maison en maison, de tante à oncle, de cousin à koumbaro, toute sorte de parentèle. C’était peut-être ça une liberté indomptable. Partout j’étais accepté comme enfant, frère, cousin, compagnon de jeu ; chacun me montrait de nouvelles façons de jouer, m’entraînait dans la ronde, m’emmenait voir les marionnettes karaghiozi sur la place, jouer au backgammon en criant et en frappant plus fort que les hommes dans les cafés, toujours si rapides dans mes déplacements qu’on aurait dit le rival de Mercure, je dansais chantais, haranguais, imitais tout ce que j’observais autour de moi. Les cousines étaient les meilleures imitatrices et je me suis vite mis à leur école, reproduisant les voix et les accents des voyous du Pirée, le parler rustique des villageois, le grec ridicule des notables anglais. Et quand nous dansions personne ne voulait danser le kalamatiano que nous apprenions à l’école – ou alors pour nous moquer et parodier la voix de l’instituteur quand il montrait les pas. C’était le Rock ‘n Roll la nouvelle danse venue tout droit d’Amérique. Pas de pas à suivre, juste du rythme et du mouvement, me disait ma cousine quand nous essayions de nous déhancher comme Elvis Presley. Et tout le monde applaudissait quand je montais sur une table et imitais ma grand-tante Mariakou la Koursarou en train de danser le karjilama. Une fête n’en était pas une si elle n’égayait pas le cœur de chacun par ses mouvements soyeux malgré son âge et son veuvage. Cette vieille sibylle, plus âgée que sa sœur Elengou, m’a montré que le monde était jeu et que par l’ondulation des mains et du corps tu l’attires à toi et le relâche. Chaque fois qu’Elengou m’emmenait la voir, elle sautillait de joie comme si elle allait danser, me pinçait la joue en m’appelant yioka mou et cherchait quelque chose de plus doux que le miel à me donner à manger.

Pendant les vacances, j’étais souvent chez Katerina dans son appartement de Nicosie qui donnait sur les remparts vénitiens entourant la vieille ville. Je ne connaissais pas les immeubles à appartements. Il n’y en avait guère. Celui-là n’était pas très haut mais j’aimais le vertige de la vue panoptique quand, le menton appuyé sur la balustrade, je regardais la rue en bas et plus bas encore les douves aménagées dans les murs de la ville. J’adorais explorer le parc qui les couvrait et les traverser dans les deux sens entre l’appartement de Katerina et le ‘Chez nous’, le bar-café dont elle était propriétaire au coin de Solomos Square. Parfois je m’attardais à jouer dans les douves si je trouvais des copains de jeu et quand j’en avais assez, j’allais au ‘Chez Nous’. Démosthène travaillait tout près, dans les bureaux de la Royal British Legion, mais ni lui ni Katerina ne se voyaient jamais. Les bureaux de la Légion avaient de hauts plafonds où tournaient les grandes pales de ventilateurs. Son chef, M. Armstrong, était britannique et parlait grec comme un Athénien – du moins c’est ce que me disait Démosthène, moi je ne connaissais que le parler de l’île et il fallait que je me concentre pour le comprendre. Démosthène m’a expliqué que M. Armstrong avait étudié le grec ancien dans une université célèbre appelée Oxford et qu’il connaissait mieux le grec que nous. M. Armstrong souriait et me parlait gentiment, sur un tout autre ton que les soldats anglais au village qui lançaient des ordres incompréhensibles pour faire respecter le couvre-feu. Il m’a appris quelques expressions anglaises et je retournais au ‘Chez Nous’ pour m’amuser à les lancer aux clients américains ou britanniques, sinon je m’ennuyais quand Katerina était absorbée par une partie d’échecs. Elle était la seule femme membre du club d’échecs de Nicosie et pouvait tenir tête à n’importe qui ; des membres du club venaient s’entraîner au ‘Chez Nous’ à déplacer les figurines de terre cuite dans la lumière changeante de l’après-midi. Elle semblait toujours anticiper le mouvement suivant, rayonnant de la confiance qui l’habitait dans la vie, comme si elle ne pouvait pas se tromper. Elle avait déjà quitté deux maris et aux yeux de certains, c’était regrettable, mais pour d’autres, c’était au contraire une manœuvre audacieuse. Elle était impressionnante, et pleine de grâce, même si sa langue pouvait être acérée. Aucun homme ne la croisait sans se retourner pour mieux la voir – même la statue du poète Solomos tournait la tête pour la regarder passer, c’est ce qui était écrit dans le journal anglais qui avait aussi publié une photo d’elle, ce qui avait mis son père en colère. Il disait qu’une mère ne devrait pas avoir de photo dans les journaux où l’on voit qu’elle est belle. « Je m’en fiche, » disait-elle. « Et moi aussi, » ajoutais-je en écho.

Je ne me souviens pas de la dernière fois où je l’ai vue cet été 1957. C’était peut-être le jour où je me suis disputé avec le gamin sur la balançoire dans la plaine de jeux des douves en face du ‘Chez Nous’. Je lui ai dit que la reine Frederica de Grèce était allemande tout comme la reine Elizabeth d’Angleterre, et lui a dit que mon père ça devait être un sale communiste si c’est ce qu’il te raconte, alors moi j’ai traité son père de pesevengis sans vraiment savoir ce que ça voulait dire. Il s’est emporté et a calé son côté de la balançoire en bas et refusait de me laisser descendre si je ne présentais pas des excuses et criais Zeto Enosis. Je refusais dans l’obstination de l’orgueil et criais OXI comme si j’étais un résistant grec qui disait NON aux troupes de Mussolini prêtes à envahir la Grèce et lui me secouait comme un prunier sur mon siège là en l’air en menaçant de me laisser tomber d’un coup. Katerina est venue à ma rescousse quand elle a entendu un long hurlement mais elle nous a demandé de nous serrer la main et m’a laissé avec mon ressentiment. J’aurais voulu me jeter sur lui, mais il était plus grand et un peu plus âgé, et Katerina me tenait fermement. Je trouvais que Katerina aurait dû le gifler comme elle avait giflé ma tante qui voulait l’empêcher de m’emmener à la plage quelques semaines plus tôt. Je boudais en rentrant à son appartement. Je me suis assis sur le bacon et elle a posé devant moi une assiette de macaroni cuit au boillon de poulet avec une cuisse de poulet à côté. J’étais toujours en rogne, alors je ne voulais pas regarder moins encore toucher cette cuisse avant qu’elle n’enlève la peau avec ses petites bosses là où les plumes avaient été enlevées et qu’elle ne détache la viande de l’os et ne presse du jus de citron dessus comme sa mère le faisait pour moi. Elle n’avait pas de citron. Il n’y en avait guère en été, ce n’était pas la saison. Alors elle hélait sa voisine sur le balcon d’à-côté, sur une modulation ironique très caractéristique : « Le petit prince veut du citron. »  « Que ne ferait-on pour le petit prince ! », répondit-elle en allant en chercher un dans son frigo pour le lancer comme un balle de balcon à balcon. Katerina a pressé le citron sur mon poulet après l’avoir pelé et découpé en quartiers. Elle m’a promis de m’emmener au cinéma ce soir-là. Elle espérait que ça me remettrait de bonne humeur.

Elle savait que j’adorais le cinéma autant que la mer. Elle m’emmenait dans des cinémas de plein air voir les derniers films, surtout ceux qui me faisaient rêver de lieux exotiques. Cet été-là, je me souviens d’avoir vu Le tour du monde en quatre-vingts jours et Le Roi et moi.  De temps en temps, Katerina me résumait l’histoire en grec parce que les sous-titres défilaient trop vite. Je n’arrêtais pas de poser des questions parce que je comprenais de l’action et des dialogues qu’elle avait omis des détails et je voulais connaître toutes les informations pertinentes. Où était-ce, le Siam et pourquoi le roi devait-il faire venir une gouvernante d’Amérique accompagnée de son jeune fils, et combien de temps fallait-il pour faire le tour du monde en 1957 ? Ce soir-là nous sommes allés voir L’Homme qui en savait trop. Ce film parlait d’un petit garçon qui se fait kidnapper au Maroc et à la fin quand il est retenu en otage à Londres, sa mère, jouée par Doris Day, lui chante une chanson pour lui faire savoir où elle se trouve. Je voulais connaître les paroles de la chanson, que j’avais déjà entendue à la radio, et je me demandais pourquoi elle y saluait César. Katerina m’a expliqué qu’elle ne chantait pas Kaesara, Kaesara mais « Que sera, sera », de l’espagnol pour dire que ce qui doit advenir adviendra. J’ai demandé ce que ça voulait dire Advenir. « Ti tha ginei », et elle a ajouté « Ti tha ginei mazi sou paidi mou ? » en marquant des mains le rythme de la phrase, dans une exaspération enjouée face au feu roulant de mes questions. Et je restais là tout interloqué jusqu’à ce que je comprenne qu’en fait elle me donnait la traduction tout en me demandant ce qu’il allait advenir de moi.

Mais je ne me souviens pas de ce qui m’a traversé l’esprit ce soir-là au cinéma ni si je me suis demandé ce qu’il allait advenir de moi. J’étais tout au plaisir du rythme de la chanson et des mots étrangers que j’essayais de répéter comme un mantra sans comprendre ce qu’ils voulaient dire. Je ne pense pas que ce soir-là Katerina savait ce qu’il allait advenir de moi et j’étais loin de m’imaginer qu’après cet été-là six longs étés allaient s’écouler avant que je ne la revoie, sur une autre île dans la lointaine Mer de Chine. Le plus long voyage de ma jeunesse ! Mais c’est quoi long et comment mesurer la distance comprimée dans le temps de l’imaginaire sinon par l’infection du souvenir ? Peut-être que le voyage était aussi long que mon désir d’échapper à l’île du nord dans le ventre de la baleine et de bondir tel un poisson volant vers la Mer de Chine et l’île de Formose dont le nom était l’écho du mot pour les prunes jaunes dans la langue de mes parents, qui dans la langue des Portugais, qui lui avaient donné son nom, signifie belle et qui luisait comme cinabre dans l’alchimie de mon âme.  Dans ses lettres de Californie Katerina me parlait de l’île de Formose – le nom qu’elle portait encore en grec à l’époque et ce n’est que plus tard, quand elle m’a fait venir, que j’ai appris qu’on l’appelait Taiwan. Mais la vision de Formose est restée en moi comme la promesse d’un avenir encore en devenir. Katerina, qui avait disparu comme la reine Maya – ou c’était moi qui avais disparu, tout dépend de qui raconte l’histoire – était réapparue sur une île à la beauté magique – une troisième voie. Le son du mot ‘Formose’ allait continuer à résonner dans mon esprit et pendant des années je resterais captif d’une chanson où Formose est chantée par un Brésilien qui en grattant sa guitare m’a appris à répéter les mots sur le bon air et m’a expliqué ce qu’ils veulent dire :

Formosa não faz assim,
carinho não é ruim,
a gente nasce, a gente cresce,
a gente quer amar,
mulher que nega,
nega o que não é para negar,
a gente entrega a gente quer morrer,
ninguém tem nada de bom
sem sofrer –
Formosa mulher.

L’Île de Beauté m’a été révélée l’été 1963 et je n’ai pas fini de vous raconter l’été 1957 ni ne vous ai dit ce qui s’était passé pendant les six longs hivers entre les deux. Mais mon histoire est prise dans un jeu de cache-cache et se laisse entraîner dans les bourrasques de l’imagination. Une vraie marelle ! Longtemps en fait, ma quête ressemblait à la question sur laquelle s’ouvre le jeu de marelle qu’invente le romancier argentin Julio Cortazar dans son roman Rayuela : « Encontraria a la Maga ? » « Vais-je retrouver la Sibylle ? ». Après avoir perdu la Sibylle sur une île, des années plus tard, je la retrouve sur une autre et nous nous parlons une autre langue. Mais au fil du temps la question clef allait devenir : Qui peut bien être la Sibylle ? Et du coup quel genre de créature étais-je donc moi ? J’étais jadis une cigale, un ziziros qui se nourrissait d’air et de rosée, comme me le disaient les sibylles quand je vrombissais autour d’elle perturbant le silence de midi et dérangeant le sommeil des habitants de l’île dans la Mer du Milieu. Étais-je toujours un ziziros ou bien étais-je devenu un insecte des profondeurs dont la grotte était une maison mitoyenne dans une banlieue à attiser le feu de charbon pour se réchauffer l’hiver ? Peut-être que si j’avais choisi de rester sur l’Île de Beauté je serais devenu un merle chanteur de Formose, perché sur un cyprès hinoki parlant chinois. Katerina avait suggéré que je reste près d’elle sur l’île de beauté et que j’apprenne le chinois. Cela me tentait, « mais là maintenant j’apprends le français » lui avais-dit. Je ne savais pas quelle créature j’étais ni où j’allais. À ce moment-là j’ai choisi de retourner sur l’île dans  la Mer du Nord, mais je reviendrai, lui ai-je dit, si elle m’envoyait les billets d’avion. Katerina m’a raccompagné vers l’ouest jusque Bangkok. Et je me suis dit : me voici au Siam avec Katerina la Sibylle, à lui dire au revoir le cœur déchiré. Que sera sera, me suis-je dit, en regardant mon assiette sans le moindre appétit. « Fae re zizire », m’a-t-elle dit en me passant des sushis, la façon, m’expliquait-elle, dont les Japonais mangent le poisson. Si j’étais encore un ziziros, est-ce que je mangerais du poisson cru ? Je n’étais ni ici ni là – neti neti deviendrait ma devise – ici, là et toujours ailleurs, appartenant à un autre lieu où

‘Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe

et mon imagination s’élançaient dans des récits d’autres îles où

All mimsy were the borogroves
And the mome raths outgrabe [1]

Je n’avais plus besoin de Katerina pour me traduire la langue anglaise et je pouvais même la parler d’une façon qu’elle ne comprenait pas.

Katerina la Sibylle pourrait bien être la Reine Maya qui fait surgir des Îles de Beauté et m’y accueille sur un tapis rouge comme le petit prince perdu qui est enfin retrouvé. Mais les îles qui apparaissent soudain peuvent tout aussitôt disparaître. Cette idée m’inquiétait. Des sorties et des entrées tout exprès pour des mystérieux désirs – il y a toujours la libération de la sortie et la promesse d’une nouvelle entrée. Je sautais entre les trois îles dans l’étonnement de mes métamorphoses adolescentes. Les nouvelles forces en moi éveillaient des énergies qui avaient sommeillé en de longs hivers de sédimentation silencieuse sur l’ile du nord et tout mon être aspirait de mon corps qui baratait des résidus se métamorphosait de poils et de fluides et d’autres signes d’être et de devenir à traduire et comprendre. Quelles curieuses autres créatures étaient tapies en moi et déchaînaient maintenant un chaos auquel il me fallait donner un sens. Mais avant de me laisser distraire par les dilemmes de l’adolescence et de la puberté, permettez que je revienne à l’enfant du mois d’août 1957 et à la passion qui s’imposait à moi pour le chant et les rêves sur les toits en terrasse et pour le jeu de marelle. Et c’était bien avant que je ne découvre un des maîtres de mon imaginaire en la personne de Julio Cortazar, qui m’a fait sautiller bondir sauter dans son récit marelle.

Peu après cette soirée au cinéma avec Katerina où j’ai entendu Doris Day chanter Que sera, Démosthène a annoncé que j’allais aller à Kato Drys, le village de montagne juste en dessous de Lefkara réputé pour sa dentelle. Il s’est mis à parler de la richesse du village, à raconter que jadis c’étaient des caravanes de mules et de chameaux qui portaient des bâts de dentelle aux navires en partance pour Venise. Kato Drys était le village de mon theios Michalis, qui avait épousé Maroulla, la sœur de Démosthène. Ils s’étaient rencontrés et mariés à Liverpool, puis étaient revenus vivre chez Elengou à Trikomo quand leurs deux filles Elli et Despina étaient encore toutes petites. Nous les avons attendus au village d’Engomi, juste à l’ouest de la capitale, dans la maison de Phidias, le frère de Démosthène, où il vivait avec sa femme et ses trois filles. Ils allaient m’emmener à Kato Drys, mais nous allions d’abord nous arrêter chez lui pour la nuit, et cette nuit-là je l’ai passée à chanter, danser et jouer la comédie avec mes cinq cousines. Evroulla s’occupait de la mise en scène parce qu’elle était la plus âgée, et Lenia était chorégraphe parce que c’était elle qui dansait le mieux. J’ai dit que je devais être le chef parce que j’étais un garçon, mais elles s’en fichaient. Le lendemain matin nous sommes partis à l’aube pour Kato Drys. Démosthène nous rejoindrait quelques jours plus tard avec Elengou. Aussi le lendemain dans un vieux camion nous avons commencé à monter par de sinueuses pistes de montagne qui s’ouvraient sur des panoramas splendides pour une auguste méditation en l’honneur de la fête de la Dormition de la Saint Vierge, Mère de Dieu. Comme beaucoup d’autres sur l’île, nous montions vers le ciel à cette occasion. Beaucoup étaient à dos d’âne pour accompagner la sainte mère au moins une partie du chemin vers son repos dans le ciel. Une fois à destination, je dormirais plus près du ciel avec ma tante et mes cousines sur le toit en terrasse, à côté des fruits étalés à sécher au soleil. C’était la première fois que je dormais sur un toit. Gloire à la nuit ! J’avais toujours eu peur de monter sur le toit avec mon pappou dans mon village à moi parce que le seul accès c’était une échelle branlante. Par de solides marches de pierre et un mur où s’appuyer, j’étais plus rassuré. Je suis monté prudemment les premières fois et puis de plus en plus vite, tout excité par ma capacité à atteindre de nouveaux sommets. Mes cousins montaient d’un air dégagé pour bien montrer qu’elles n’avaient pas peur du vide même si elles étaient des filles.

Dans la fraîcheur de la brise et l’obscurité des montagnes, nous attendions tout excités les averses de Perséides et les histoires de la façon dont il avait sauvé Andromède. Toutes ses histoires se mélangeaient dans ma tête et je ne me rappelais pas pourquoi ces pluies d’étoiles étaient les larmes d’un saint italien comme l’avait dit quelqu’un à l’école Terra Santa. Comme l’attente durait trop longtemps nous avons demandé à theia Maroulla de nous chanter quelque chose. Tout le monde disait qu’elle était une véritable Sophia Vembo et les voisins le lendemain demanderaient si nous avions entendu chanter le rossignol la nuit précédente. Je voulais qu’elle chante Que sera sera et j’ai commencé à me faire remarquer en faisant semblant que je savais chanter en anglais et en couinant les mots « Gwotever gwilbee gwilbee ». Pour moi Que sera sera était devenu un mantra obsédant, mais ça tapait sur les nerfs à tout bout de champ depuis le soir où je l’avais entendu au cinéma avec Katerina. Ma cousine Elli répliquait en criant « SHATAP » : elle voulait montrer qu’elle en savait plus en anglais comme elle était née à Liverpool et qu’on l’appelait « i englezou », même si ce qu’elle avait pu connaître d’anglais en arrivant dans l’île, elle l’avait vite oublié. Elli a proposé que nous chantions « To dikopo mahairi » – le couteau à double tranchant – affichant l’expression d’une amoureuse éperdue dès les premiers mots. C’était une des chansons les plus populaires du film Stella et nous y étions tous accros, à la chanson et à Mélina Mercouri, mais bon, je ne voulais pas non plus la laisser faire. Alors j’ai aussi crié « SHATAP » et nous nous sommes mis à nous lancer le mot à la tête « SHATAP, SHATAP » jusqu’à ce que theia Maroulla ne nous interrompe pour nous expliquer que les étoiles mouraient comme les gens et se lancer dans la chanson de son choix à elle, une de son idole Sophia Vembo. Démosthène et Kassiani l’avaient emmenée l’écouter chanter en concert à Famagusta quand elle était encore gamine. Pendant qu’elle chantait mia fora monaha zoume, oloi erhomaste kai grigora pernoume – nous ne vivons qu’une fois, vite arrivés, vite partis – je me suis endormi et n’ai rien vu de la pluie d’étoiles cette nuit-là. Le matin je n’étais pas content et Maroulla m’a dit de dormir l’après-midi au lieu de m’affairer comme un ziziros et qu’alors je pourrai rester éveillé la nuit suivante. J’étais bien décidé à essayer de faire la sieste.

Le matin, des groupes d’enfants se retrouvaient pour jouer dans la rue ou entre les maisons ou dans les champs avoisinants. Certains gamins voulaient toujours avoir le rôle de héros de l’EOKA luttant contre les Anglais. Ils avaient trouvé des coques d’obus dans une maison abandonnée et ils voulaient que nous fassions semblant d’être des rebelles de l’EOKA dans un repaire. Personne ne savait si c’était des soldats britanniques ou des combattants de l’EOKA qui avaient laissé les obus et les gamins se disputaient comme s’ils avaient tous accès à une source d’information secrète, inconnue des autres. De toute façon, ma tante m’a dit de ne pas aller jouer par là, et d’ailleurs j’étais bien plus attiré par la marelle et n’avais guère envie de jouer à ces jeux guerriers. Ils voulaient tous être des héros grecs et personne ne voulait être un soldat anglais puisqu’il était acquis que les Anglais allaient perdre. Le camp dans lequel on se retrouvait dépendait du degré d’autorité et de la force d’intimidation déployés. Je me souvenais de ma dispute avec le garçon sur la balançoire et je préférais m’abstenir. Alors quand les filles criaient « qui joue à vasilea », je les rejoignais en courant. Les gamins se moquaient : je venais du village de Digénis et j’étais le seul à jouer à la marelle avec les filles. Mais la meneuse parmi les filles, Pantelitsa, était un vrai garçon manqué et aussi dure à cuire que n’importe quel garçon. Elle s’est avancée comme si elle jouait dans un film de cowboys, elle a marché sur les orteils du plus grand des garçons et les mains sur les hanches lui a lancé « alors c’est qui la fille ? » La marelle, c’était pour moi le plus chouette des jeux. Sauter glisser sauter tourner sur soi-même et puis la même chose dans l’autre sens pour revenir au point de départ. Et puis il y avait toute la passion rituelle avec laquelle nous préparions le bout de terrain, définissions les distances, l’espaces, les limites des carrés, choisissions la bonne pierre à lancer. Parfois on pouvait partager une pierre avec un autre joueur vous étiez très liés. Nous jouions pieds nus. C’était le plus grand bonheur. J’adorais sentir la plante de mes pieds faire un avec la terre et se durcir à l’instar de la terre au mois d’août. J’avais perdu l’habitude de courir pieds nus les quelques mois que j’avais passés en ville. Katerina ne me permettait pas de marcher pieds nus comme je le faisais au village chez mes grands-parents.

Alors je me délectais des joies des épines, orties, pierres et poussière le jour et la nuit je me blottissais dans l’obscurité entre les prunes et les abricots mis à sécher. Je sentais le sol sous mes pieds le matin et le soir je montais vers le ciel prêt à voir des pluies d’étoiles qui tombaient, filaient, s’éteignaient. Expiraient. Tous les jours de la terre au ciel ! Les étoiles se préoccupaient-elles de ce que j’allais devenir ? Je me le demandais. Là j’étais sous le ciel du mois d’août sur un toit dans le village de Kato Drys sur les pentes des montagnes.  Là-bas sur les hauteurs le jour glissait dans la nuit et la nuit dans le jour, éternellement. Gloire soit rendue à la nuit ! Je ne savais pas où j’irai à l’école quelques semaines plus tard et je ne m’en préoccupais guère. Je ne savais pas, et ne pouvais m’imaginer que dans deux mois j’habiterai un autre pays, mais je savais ce qui se passerait le surlendemain. Démosthène allait arriver avec sa mère Elengou à temps pour la fête de la Dormition. J’attendais Elengou dans un état d’excitation impatiente. Elle avait toujours tant à raconter et il y avait toujours tant de détails dont se souvenir et à ajouter, alors je lui demandais souvent de raconter les mêmes histoires. Elle était toujours ravie quand je disais : « Raconte-moi quand Stephanos est arrivé d’Alexandrie et qu’il est tombé amoureux de toi et raconte-moi le jour où il est mort ». Et elle me racontait l’histoire en ajoutant des dates et des noms. Que Stephanos était né en 1878, l’année où l’île était devenue un protectorat britannique au sein de l’Empire ottoman, qu’il était parti en Égypte encore enfant, avec son frère Vavas avant qu’elle-même ne naisse en 1893. Qu’il était revenu en 1912 parce que son frère Vavas souffrait d’amnésie après un accident. Je ne sais pas ce qui est arrivé à Vavas, mais Stephanos, lui, est tombé amoureux d’Elengou quand il l’a entendue chanter pour les fêtes de Pâques. Sur les vingt-cinq années qui allaient suivre, elle lui a donné dix enfants. Deux sont morts en bas âge et elle était enceinte du dixième quand il est mort inopinément. Le matin du jour où il est mort il lui avait reproché de soulever un sac de blé sur le dos de l’âne qui le portait au moulin pour faire du bourkouri alors qu’elle attendait un enfant. Avant la fin du jour, son cœur avait cessé de battre, il était parti. Elle me racontait ça en me servant du bourkouri le jour de la fête des morts, avant de m’emmener à la crypte familiale conçue dans le style des Grecs d’Alexandrie comme il l’avait souhaité, ou quand elle préparait du kolypha pour les services commémoratifs, des gâteaux que je mangeais avec appétit. Elle regrettait que ses enfants se soient dispersés à la surface du globe et me montrait des lettres et des photos envoyées de Liverpool, Manchester, et du Tanganyika. C’était comme si j’avais été choisi comme gardien de sa mémoire, son premier petit-fils, porteur du nom de son disparu, celui qui transmettrait ses histoires. J’avais décidé de ne pas parler de la dispute avec Katerina. Je ne l’avais plus vue depuis mon départ de Trikomo au printemps alors qu’avant, au village, je la voyais tous les jours. Je trottinais à ses côtés, comme l’ombre de ses habits de deuil, suivant le rythme de sa démarche vive. Elle est arrivée le 14 août et m’attendais dans la maison quand je suis rentré d’une partie de marelle. Je savais qu’elle respectait un jeûne de pain et d’olives jusqu’au lendemain et je voulais le partager. Ce soir-là je suis resté dans la cour intérieure et j’ai dormi à côté d’elle au lieu de monter sur le toit. Je serais le seul à me réveiller avec elle et la lumière du jour et à l’accompagner par les champs du mois d’août desséchés dans l’or de l’aube jusqu’à la petite église perchée au-dessus du village pour célébrer la Dormition de la Vierge. Quand le prêtre parlait trop longtemps, je m’agitais et me balançais d’un pied sur l’autre ; j’attendais impatiemment le seul passage dramatique et mélodieux dans la liturgie qui m’émouvait et m’intoxiquait de sons et d’odeurs alors que je répétais comme une formule magique l’incantation kyrie eleison, eleison imas, Seigneur aie pitié, aie pitié de nous, des mots que j’entendais proférer par Démosthène et d’autres sur un ton tout différent pour exprimer leur exaspération ou leur incrédulité. Lorsque la Mère de Dieu était physiquement ressuscitée au ciel, ne laissant planer dans l’église que son parfum intense, I vacillais et tombais pratiquement en trance dans la chaleur estivale comme si celle qui avait porté Dieu allait m’emporter avec elle. Après le service, les rayons du soleil étaient devenus intenses, mais le retour en descente était plus facile. Je gambadais devant Elengou, m’arrêtant de temps en temps pour l’attendre, ou je remontais lui prendre la main, me souvenant des mystères qu’elle partageait avec moi.

À la fin de cette journée de jeune, Démosthène a annoncé avec enthousiasme que le lendemain, lui et moi partirions en excursion. Nous verrions le reste de la famille en temps et en heure, mais le reste du mois d’août nous allions le passer à sillonner l’île. Je ne comprends le dernier détour qu’a posteriori, mais peut-être que même lui ne savait pas encore avec certitude s’il m’emmènerait à la fin de notre ‘excursion’. Nous nous arrêtions dans des bourgades et des villages, sans trop savoir à l’avance où nous allions dormir. Il connaissait du monde partout et parfois nous emmenions des amis et des parents. Nous suivions les lacets de routes de montagne, savourant la lourde impulsion qu’il fallait donner au volant de sa vieille Hillman, dans un sens, dans l’autre – haletant dans les montées, filant dans les descentes dans une succession infinie de virages serrés, saisissant toutes les occasions d’escapade arrêtons-nous dans tel village, voyons si un tel n’est pas au kafeneio, et puis soudain nous échappions vers la côte et sautions dans la mer. Nous allions partout et il en a gardé la trace en noir et blanc, dans ces photos à côté de moines en robe qui vivaient une vie d’ermites  au sommet de montagnes ou de statues qui avaient perdu la tête et leurs parties génitales. S’il prenait congé c’était en silence ou hors de ma présence. Peut-être prenait-il aussi congé de moi ou peut-être savait-il qu’il allait m’emmener. Qui sait ? Le savait-il ? Peut-être se disait-il qu’il me sauvait de mon destin sur l’île ou voulait-il que je fasse partie de son destin quel qu’il soit ? À l’époque, je n’en avais pas la moindre idée.

Moi j’avais une autre raison de me sentir triste. Le glorieux mois d’août tirait à sa fin. Août chantait ses adieux en s’éteignant dans une brume cramoisie. Les vents changeants éparpillaient des bribes de nuages et les bergers scrutaient le ciel jour après jour pour prévoir quelles pluies l’année à venir apporterait mois après mois.  Et je voulais chanter pour que le mois d’août ne parte pas : viens mois d’août ne t’en va pas, ne t’en va jamais, Août, ne pars pas s’il te plaît. Mais il allait partir. Pour nos adieux nous sommes allés nager à Salamis, juste dix kilomètres au sud de notre village de Trikomo par la route côtière. Nous avons parcouru la cité antique qui jusqu’il a peu avait été recouverte de dunes et de forêt d’acacias sauvages. Démosthène m’a raconté que jadis c’était la plus grande ville de l’île, celle aussi qui avait la plus longue histoire, et puis elle était tombée en ruines et avait été recouverte jusqu’à ce que kyrios Vassos ne devienne obsédé par la nécessité de la mettre au jour couche après couche et ne loue les services de villageois des alentours pour remplir de sable une noria de brouettes et ainsi découvrir peu à peu les couches de la cité antique. Pour moi kyrios Vassos c’était theios Vassos parce que c’était un ami d’enfance de Katerina au village et à l’école. Il était là avec son équipe, surtout des filles et des femmes de tous âges, qui creusaient et partageaient sa fascination pour la découverte de mondes sous les mondes. En déambulant, nous sommes tombés sur le koumbaro de Démosthène, Sotiris. C’était un maître maçon et il aidait l’équipe dans leurs fouilles, reconstruisait des fragments de ses mains et de son imagination. Cela faisait des années qu’ils étaient koumbaroi ? Sotiris était son koumbaro quand Démosthène avait épousé Kassiani et puis Démosthène avait baptisé le premier fils de Sotiris. Et puis quand Démosthène avait épousé Katerina, il leur avait construit une maison où nous avions habité tous les trois avant de devenir trois îles. Nous l’avions quittées si vite que je n’en avais presque aucun souvenirs, juste quelques photos en noir et blanc. C’est comme si elle était venue et repartie sur une bourrasque.

Ainsi liés par des attaches personnelles et rituelles, les deux koumbaroi ont longuement parlé de mondes oubliés et remémorés et de gens qui s’en allaient et revenaient d’autres terres d’autres mondes. Sotiris parlait de la damnatio memoriae, une expression qu’il avait apprise de theios Vassos, et de ce que les flots de la fortune pouvaient engloutir et recracher. Par les trous de la mémoire je traduis ici ce dont ils parlaient, dans le dialecte de l’île scandé des rythmes et gestes des gens de Trikomo, ponctué ça et là de l’exclamation « re koumbaro ».

Maisons confisquées
balayées par le vent
et les peines d’amour perdues
Amoureux éperdus saisis par
dieux ou démons lunatiques
Les vents qui t’amènent
ou qui t’emportent
au-delà des mers
et que se passerait-il si
–  une étincelle pourrait
embraser cette île –
Si dans les herbes desséchées
et la chaleur implacable
ou  dans les discours prophétiques
des  Généraux et des prêtres
Tous ont exprimé leur attente
et le temps est venu si
des chasseurs attrapent des poèmes
avec des bâtons
comme des grives
à manger
et sur l’île encore à venir
quels poèmes et quelles fortunes
et quand s’éteint le désir –

Je me suis glissé dans le trou
Creusé par leur souffle
Et la mer m’a salué de sa voix bleue
Qui m’a rempli les oreilles
Et j’ai saisi l’instant
Et ai crié
En éclaboussant l’éclat du bleu
ХАІΡΕ ΘΑΛΑΣΣΑ, ХАІΡΕ ΘΑΛΑΣΣΑ !
De doux zéphyrs ont tamisé la lumière
Obscurci au loin un groupe de filles
De ma rue au village
Dont les voix cadencées
M’invitaient à manger
Des patates chaudes retirées
Du sable brûlant
Viens manger, viens manger
Ela fae, Stefoulli, ela fae
Ελα φάε, Στεφουλλή, έλα φάε
chair jaune
sous la peau brûlée
où court l’huile d’olive sombre
plus sombre que notre regard
dans la brume de l’été
alors qu’août prend congé
où nous prenons congé d’août
l’instant sera-t-il jamais pareil
et août sera-t-il encore auguste
peut-être un jour peut-être jamais


Dead zone

Sombre dévotion à la perte
Un cimetière bondé
Souvenirs enterrés
De perfidie et trahison
En quête de beauté
Je voudrais être Perséphone
Touchant tout ce qui bouge
Le transformant d’un
Regard aiguisé ou
Du son d’une conque
Je charmerais un fantôme
Dans la rumeur lointaine de la mer
Un écho mortel que sera sera
Un homme qui en savait trop
Trahit son secret en silence


Trouver la paix

Aussi vite que quand l’été t’emporte
Tu déboules
Dans un débordement d’écume

Hésitant au bord du paradis
Tu restes dans un ciel qui file
En cumulus grondants

Le touches
Des tentacules de tes doigts
À l’odeur de varech

Tu entendras une voix
Qui rugit bienveillante dans les vagues
Secrétant un lignage poisseux
D’une pierre où coulent peu de fleuves

Puis aperçois les tiens
Bien loin déjà

Des prunes de Damas sur des toits en terrasse
Leurs peaux roussies protégeant leur chair d’or en fusion

Goûte leur sang
Épais comme mélasse de raisins

C’est la première fois
Et la dernière fois

Un instant, et puis un autre
Tu es bousculé
Avec douce férocité
Par une terre qui tourne
Tandis que l’histoire se referme


Carpasia

Pour equus asinus, caretta caretta, et les autres
espèces rares qui m’ont accompagné
ou que j’ai rencontrées en chemin

Te rappelles-tu
quand le soleil passa en Vierge
et que nous fûmes attirés contre la gravité

Dans un lieu ténu
attentifs à ne pas marcher sur les rhizomes
de calaments près du rocher

Où le Saint Ami trouva ce sol sacré
et où il y a trop de ciel
quand la mer avale le soleil

Et dans des teintes violettes
des tortues accoucheuses viennent de loin
amener la science de la nature

À la nature de départs protégés quand
les écailles en spirale dans la turquoise liquide
embrassent de tendres tissus verts

Et quand la nuit tomba dans un torrent de pluie
quand l’éclair frappa
le tambour daf

Tandis que la flamme de la bougie
dansait le leilalim
et qu’en répond

Nos corps se balançaient
tandis que la coque de l’île tournait
jusqu’à ce que le jour nettoie les champs

Pour les ânes sauvages aux yeux écarquillés
quand timides ils nous chantent à nous leurs parents
Olmaz Olmaz να με πεθαίνεις πολεμά

Et avec gravité nous nous tournons pour demander
est-ce par-là chez nous
vers une Mésorée fertile en friche

L’air, dense à couper au couteau
et des maisons abandonnées comme le temps
ou ces vaisseaux spatiaux qui ont perdu la terre

Sans savoir si en ce lieu
leur durée est longue ou courte
cette plaine était jadis

Cette mer ancienne
entre deux îles
était jadis

Chez moi
avant que l’horizon se lève
pour nous laisser passer

Alors je me demande encore
comment écrire une poésie dense ?
comment chanter un lieu ténu ?


Octobriana

Je chanterai pour toi avant la fin de la nuit
mois de poussière et de douceur souillée
mère du rosaire et de la place rouge
moment où le Père Benedictus entonne
Rosarium virginis Mariae
Apologetica pour les infidèles
Et pour Octobriana qui baise Vladimir
sur la place Lénine
parti populaire du peuple
qui devient pornographie politique progressiste

Et je me rappelle cet été indien où
Gurgench pissait dans tous les fleuves
De Rome à Rimini
Laissait des graffiti sous tous les ponts
Trans Tiberis
Erranti eretici erotici fredonnait-il
Une fête pour l’oeil de Fellini

Mon octobre
Les tyrans Iulius et Augustus
T’ont changé en dixième mois
Et là comme toi je constate
Mes jours caniculaires sont révolus

Alors cette année faisons une trêve
Mois et mère de calendula et tourmaline
Mon cerveau a perdu sa trajectoire
Scorpion me chasse encore la queue
Et je convoie encore les étoiles dans le ciel
Préserve ma vitalité pour un autre été indien

Pleurant un manque mais osant espérer
Entre une montagne trop placide
Et une mer trop agitée
Les jours sont trop brefs
Nous serons tous
Ce qu’est ceci à présent
Le temps n’existe que dans le coeur
En ce temps mien de vendange

Alors laissez-moi vous dire
Iulius
Augustus
Vladimirus
Benedictus
Le monde est toujours fou
Octobriana signifie plus
Que je ne puis encore
Ou jamais imaginer

A la veille d’octobre 2006


[1] Premiers vers du Jabberwocky de Lewis Carroll, dans la traduction d’Henri Parisot :

Il était grilheure ; les slictueux toves
Sur l’alloinde gyraient et vriblaient ;
Tout flivoreux étaient les borogoves
Les vergons fourgus bourniflaient.


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4.  Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres, I. Le vent sous mes lèvres (2009, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 35 minutes >
Henri le Sidaner, Le jardin blanc au crépuscule (1924)

La lune à mon front,
Le vent sous mes lèvres.

Ezra Pound, De Aegypto


Si c’était possible

Pour Kathy

Si c’était possible je dirais les mots
que chacun pense
les énoncerais sur le rythme scandé
qui ouvre les volets
laisse entrer la brise
qui te caresse du bout des doigts
plus douce que pétales d’églantine
Ou j’évoquerais le vent qui secoue
et arrache les carreaux
pour t’emporter au loin
toutes voiles déployées
ne fût-ce qu’un moment
être grand parmi les grands
petit parmi les petits
être le poème que tu es…


Dans l’attente des rossignols

Aux très petites heures
Je m’éveille et me tends
Dans l’attente
Le rossignol va chanter.
Le grondement de la mer
Qui engloutit le sifflet
Des trains de passage
Me rendort à mon insu,
Alors je ne perçois même pas
Le chant du coq
Ni le rose de l’aurore
Qui glisse par les persiennes
Pour adoucir le sommeil de Kathy
Et j’entends le fumet de focaccia fraîche
Quand Raffaella sonne à la porte.

(Villa Rincon, Bogliasco, Ligurie, mars 2009)


Le vent sous mes lèvres

De naissance, étrangers, dit-il, je suis chypriote. J’ai quitté ma terre natale avec mon fils . . . sur un grand navire, et nous avons été avalés dans le gosier de la baleine.

Lucien de Samosate, Une histoire vraie

L’été 1957 était le huitième de ma vie et il est gravé dans mon souvenir et dans mon imagination avec toute la vivacité de la ferveur. Ce devait être mon dernier été sur l’île dans la Mer du Milieu avant bien des années. C’était l’année du plus long voyage de mon enfance. Je ne sais pas vraiment quand s’arrêtent les voyages. Avec le temps ils se superposent et se confondent. Une fois qu’ils commencent, impossible de savoir où ils nous emmènent. Ils ne s’arrêtent pas quand nous descendons du bateau ou du train ou de l’avion ; ils se poursuivent aussi longtemps que nous les portons en nous. Il n’est pas plus facile de déterminer le début d’un voyage. Je pourrais dire avec incertitude que mon voyage à moi débuta quand j’apparus sur l’île la plus orientale dans la Mer du Milieu, quand je vins au monde à l’automne avant la décennie  qui marquait le milieu du siècle, résultat de la chimie particulière entre mes géniteurs. Mais parfois il me semble qu’il y a quelque chose de déroutant dans la façon dont j’ai franchi ce seuil. J’amenais avec moi des ombres, comme si j’avais déjà été ailleurs. Ou quelque part ou nulle part ou toujours ici. Mais nous dirons, cette fois-ci, pour la clarté de l’histoire, que j’étais tout neuf quand le nouveau siècle atteignait la cinquantaine alors que ma petite ville était très vieille ou vieillissante, sage à bien des égards, mais pas à tous. Pas plus que moi, elle ne pouvait prévoir sa propre transition violente, sa réincarnation sous un nouveau nom, avec de nouveaux habitants. Pour beaucoup, ou pour tout le monde, cela allait advenir à l’improviste, comme le vent qui tourne. Une forte bourrasque m’avait emporté quelques années avant. Les symptômes qui allaient produire ce changement soudain étaient déjà bien là, mais nul ange annonciateur ne m’avait dit quoi que ce soit. Je ne sais si je les entends toujours. J’entends la voix des sibylles mais souvent leurs messages sont énigmatiques. De toute façon, j’étais déjà parti et je n’ai pas assisté à son agonie. Je ne sais d’ailleurs s’il s’agit de mort ou de coma. Peu importe, je sens que son überleben me réclame – une métempsychose qui s’est répandue un peu partout – il est sombre et collant comme le pekmez, il s’insinue comme un virus. Il me faut une méthodologie pour le retrouver. À tout hasard, j’explore maisons et lieux de vie, je retourne pierres et caveaux, je le renifle, effleure ses moisissures du bout des doigts. Les sibylles me murmurent à l’oreille avant l’aube, de leurs voix contradictoires. Laquelle suivre ? Quel chemin emprunter ? 

Parfois je me sens plus vieux que le siècle et la petite ville. Je ne suis pas toujours certain de ce que cela signifie, être vieux ou être jeune. Et les commencements ne peuvent qu’être entrevus dans l’obscurité. Parfois j’ai toujours la fraicheur et la légèreté qui animaient mon corps d’enfant l’été 1957, et parfois je suis lourd de millénaires. La date s’est incrustée dans ma mémoire. Il y a des dates qui vous marquent comme des convergences complexes. Quand je pataugeais dans l’eau boueuse d’un pays lointain pour cueillir des fleurs de lotus à déposer aux pieds de la déesse, les anciens et les sages me disaient que mes commencements n’étaient pas aussi récents que je croyais, et ils m’amenaient à m’interroger sur la mémoire d’avant la naissance. Enfin bon, peut-être que là je devrais arrêter de me demander comment trouver un chemin des commencements vers les centres dans les labyrinthes de mes voyages. C’est aux carrefours que je vais m’intéresser maintenant, pas aux chemins, et parmi les carrefours, à celui de l’année 1957. 

Mes géniteurs étaient encore bien jeunes à l’époque, ou disons qu’ils avaient gardé la fraîcheur et l’enthousiasme de la jeunesse. En fait, ils avaient tous les deux déjà été mariés avant de se rencontrer, donc ils n’étaient plus si jeunes que ça. Et pour tout dire, Démosthène était un veuf qui avait à peu près douze ans de plus que Katerina, alors oui peut-être qu’il était un peu vieux, mais il avait encore en lui l’audace d’élans fougueux, qui allait s’estomper avec l’âge. Lorsqu’ils se sont rencontrés, lui était en deuil de sa première épouse et elle était en colère contre son premier mariage, qui avait été arrangé ainsi que c’était la coutume. Épouse par correspondance en quelque sorte, elle avait laissé son mari à Charing Cross Road où elle avait vécu à ses côtés pendant moins d’un an. Elle était revenue sur son île avec une cicatrice au menton. Quand j’étais adolescent, elle me l’a montrée comme un témoin de son passé. 

Je me demandais pourquoi elle avait si vite accepté ce fiancé. Les mariages étaient généralement arrangés, mais Katerina ne manquait pas de prétendants. Beaucoup s’étaient présentés et d’autres suivraient. Elle n’avait pas grand-chose comme dote, mais elle avait dix-huit ans, elle était belle, sortait d’une école huppée pour les hellénophones de l’île : elle attirerait des prétendants assez riches pour ne pas se préoccuper de la dote. Beaucoup se souvenaient d’elle rayonnante, dressée en caryatide soutenant le Parthénon sur un char de l’école lors de la fête nationale, le 25 mars 1946. L’Aphrodite chypriote qui jouait à être Athéna pour un jour, avait dit quelqu’un. Juste pour l’occasion. Elle n’avait pas dix-huit ans. Son père avait emmené la famille au village au début de la guerre, la laissant, elle, sa fille aînée dans la capitale pour y poursuivre ses études en internat. Quand elle a obtenu son diplôme en 1946, elle est revenue au village avec comme perspective de devenir institutrice et d’être envoyée, les premières années, dans des villages reculés, mais il semble que le mariage outre-mer était plus attirant, en tout cas pour un temps. Après la guerre, le village était une cage trop étroite pour son esprit qui déployait ses ailes comme un oiseau prêt à s’envoler. Elle ne savait pas où elle allait, mais elle y allait. L’idée de Charing Cross Road a balayé son âme comme un grand vent. Elle a donc accepté d’épouser ce paysan de Karpasia qui s’était enrichi dans la restauration à Londres et qui, passé la cinquantaine, avait décidé d’aller quérir une épouse sur son île natale. Sur la route menant à son village de Tavrou, les gens se pressaient pour voir la belle prise qu’il paradait avant de l’emmener de cette île colonie dans la capitale de l’empire où elle a trouvé une autre étroitesse d’après-guerre, perçue au travers d’un autre prisme, et elle a commencé à découvrir l’expansion et la contraction du monde.

Au moment où Katerina quittait l’île, Démosthène enterrait sa première femme, Kassiani. Son cœur s’était arrêté de battre, comme ça, d’un coup, à trente ans, alors qu’elle transportait je ne sais quoi sur une mule d’une partie du village à une autre. Katerina était à peine arrivée à Londres qu’elle découvrait que son mari avait un enfant de sa maîtresse anglaise et qu’en prime elle devenait l’objet de sa jalousie et de sa violence. Elle n’était pas du genre oiseau sans plume à garder en cage, alors elle a décidé de retourner chez son père. Un peu abîmée mais toujours pleine d’énergie. Une fois rentrée sur son île colonie dans la Mer du Milieu, elle n’a pas pu s’installer chez son père mais est allée vivre chez sa belle-mère comme exigé par la coutume de l’époque. Mais elle était bien trop princesse pour rester longtemps dans ce petit village de Karpasia et après quelques semaines elle est retournée chez son père, très en colère, bien décidée à obtenir le divorce et pleine de mépris pour le mode de vie et la cuisine de sa belle-mère : « des paysans nantis qui mangeaient des courges écrasées couvertes d’origan avec du pain, des olives et des oignons crus ». 

C’est donc dans ce mélange de chagrin et de colère et d’amour myope que je suis venu au monde. Katerina et Démosthène avaient tous les deux l’esprit vif, une volonté bien trempée, ce qui les amenait à prendre des décisions rapides, mais il semble peu probable qu’à l’époque ils aient anticipé leurs voyages à venir ou aient même jamais pensé quitter leur île tourmentée au moment où ils sont tombés amoureux. Bien que lui fût un comptable scrupuleux et elle une joueuse d’échec et de bridge avisée, ils n’avaient guère réfléchi à ce dont leurs rêves étaient fait, ni pensé que le cortège éthéré de leur monde allait s’effacer et que ce que j’allais hériter de leurs amours se dissoudrait trop vite dans le creuset du souvenir. Ou peut-être que les deux hémisphères de leur cerveau ne communiquaient pas l’une avec l’autre, un syndrome de la culture dans laquelle ils baignaient, je ne sais. Ou encore ils ne savaient pas de quoi sont faits les rêves, de simples mortels sans contrôle sur la fugacité de leurs sentiments, tombant en désamour aussi vite qu’en amour : 

Est-ce un crime de changer ?
Si l’amour porte des ailes,
N’est-ce pas pour voltiger ?

C’est sans doute ainsi qu’il en est allé car je ne me souviens guère de les avoir jamais vus ensemble. Les gens de la bourgade me disent que leur amour brisait toutes les conventions comme sol à labourer. Alors que Katerina attendait encore son divorce, ils ont vécu ensemble dans la maison au balcon vert qui donnait sur la place avec les cafés et la petite église médiévale d’Ayos Iakovos. Pourtant les gens ne le leur reprochaient pas ainsi qu’on aurait pu s’y attendre dans la société rurale et insulaire de l’époque. Peut-être que cela tenait à une certaine grâce ou charisme qui leur permettait de flouer ainsi les bonnes moeurs. On me racontait leur histoire avec la coloration romantique qui en faisait un sujet de pièce ou de chanson populaire. Ou peut-être qu’à leur instar, les habitants n’étaient pas aussi conformistes qu’il y semblait. Parfois on croit que les gens sont aussi impassibles que les montagnes de Kantara, mais leurs passions peuvent s’enflammer comme les broussailles dans la chaleur de l’été. Parfois ils peuvent avaler du feu comme des fakirs mais à d’autres moments ils se brûlent et courent chercher de l’eau.

Les familles de Katerina et Démosthène fréquentaient des cafés différents. Celle de Démosthène était plutôt à gauche et celle de Katerina à droite, mais ce n’était pas un problème. Démosthène avait déjà mauvaise réputation quand il est tombé amoureux de Kassiani, la nièce du Général. La famille du Général n’était pas du tout d’accord. Le père de Démosthène était arrivé ‘de Aegypto’ vers 1912 en disant, dans les mots d’un poète contemporain :

Moi, moi-même je suis celui qui connaît les routes
Par le ciel et le vent est façonné mon corps.

Il était polyglotte et amenait avec lui un libéralisme cosmopolite qu’il a développé dans l’‘Association du siècle nouveau’, dont il était membre fondateur. Cela lui plaisait d’être une épine dans l’éthos familiale du Général, toute imprégné d’Hellénisme et de monarchisme. Aussi mon grand-père d’Alexandrie était-il ravi du flirt entre son fils et la nièce du Général. La famille du Général ne leur a donné l’autorisation de se marier qu’après que Démosthène et Kassiani étaient partis à vélo au village d’Ayos Sergis. Jusqu’à leur retour deux jours plus tard, personne ne savait où ils étaient. Le mariage n’a pas tardé. Ils venaient à peine de sortir du lycée. 

Il y avait de la science dans ce socialisme, aurait affirmé Démosthène, pourtant ses amours avec des femmes de familles conservatrices semblaient inspirées moins par son rationalisme que par une autre partie de son cerveau, pleine d’un brio admiré par certains et source de ressentiment pour d’autres. Il les avait sincèrement aimées et était prêt à soutenir que les allégeances de leur famille n’étaient que hasard ou coïncidence. Il avait lu Zola, mais ne connaissait manifestement pas Borges et les auteurs argentins même s’il aimait danser le tango avec Kassiani. À moi il ne parlait guère de son passé mais les villageois adoraient me raconter des histoires et j’en savais beaucoup plus sur sa vie qu’il ne le soupçonnait ou bien s’il le soupçonnait il n’en a jamais rien dit. Après Kassiani et Katerina, il a quitté l’île. Je porte en héritage le mystère de KA. Je suis toujours à sa recherche. Les astrologues et les mythographes m’ont fourni quelques indices. 

Quoi qu’il en soit, Démosthène et Katerina se sont donc mariés avec la bénédiction de l’église mais pas en blanc quelques mois avant ma naissance, ainsi c’est le corps de Katerina qui fut mon seuil pour pénétrer dans cette chambre au balcon vert. C’était peut-être ma première entrée dans le monde. Je n’en suis pas tout à fait sûr. J’en doute. Je m’interroge souvent. J’ai tendance à tourner en rond parce que les débuts et les fins me posent problème, alors peut-être que mon entrée dans la maison au balcon vert n’était qu’un carrefour de plus. Ma mémoire n’est pas toujours très précise quant aux allées et venues. Ce que je sais, c’est que je suis toujours en chemin, en train d’advenir. Et pas encore prêt à m’en aller, même si je suis toujours en train d’aller quelque part – y compris quand je ne bouge pas. Je ne me souvenais pas de l’intérieur de la pièce au balcon vert puisque nous avions déménagé alors que j’étais encore bébé. J’y suis retourné en 2003 quand les checkpoints qui divisent cette île dans la Mer du Milieu se sont en partie ouverts et que je les ai franchis avec bien d’autres pour la première fois depuis presque trente ans. Je suis entré dans un café et ai parlé à deux vieux Chypriotes turcs – Mehmet et Hussein. Ils s’étaient établis là un an après la guerre qui avait mis en fuite les Chypriotes grecs. « Avant nous habitions Skala, » m’ont-ils dit en désignant l’autre village sur un fond de musique où résonnaient les accents de mon parler chypriote grec. 

J’ai montré le balcon vert et leur ai expliqué que j’aimerais voir l’intérieur. Soucieux de satisfaire mon souhait, ils m’ont emmené à travers le village à la recherche de la personne qui aurait la clé. En passant de maison en maison, je me voyais offrir de la limonade fraichement pressée et des douceurs – tous voulaient savoir pourquoi je m’intéressais à la maison, si j’avais  un titre de propriété et si mes parents qui y avaient vécu étaient artistes ou musiciens parce qu’ils y avaient trouvé un piano et des toiles lorsqu’ils avaient ouvert la maison abandonnée après la guerre. Tandis que je répondais par la négative à toutes ces questions et cherchais des mots pour expliquer l’instinct surnaturel ou naturel qui m’attirait vers cette chambre, l’étranger muni de la clé est arrivé et m’a fait entrer, me suivant discrètement pendant que mon regard embrassait le plancher en bois et les poutres des hauts plafonds. Je suis sorti sur le balcon et ai regardé le village et la route bordée d’acacias qui partait vers la mer et suivait les méandres de la côte jusque Salamis. L’étranger à la clé restait en retrait pour ne pas déranger ma communion avec les revenants que j’étais venu chercher. En sortant, il m’a offert un porte-clés aux initiales de son parti politique, m’a fait comprendre par mots et par gestes qu’il appréciait ma visite, m’a embrassé sur les deux joues et souhaité « güle güle » tout en souhaitant la paix. Muni de ce message et de ce souhait, je suis parti à l’aventure dans ma méditation spectrale, à me demander si l’amour n’est pas comme une répétition pour un départ vers un ailleurs inconnu – un lieu dont nous ne savons rien quand commence l’amour. 

Katerina et Démosthène ont disparu de ma vie et de la vie de l’autre tellement vite que je me souviens à peine du moment où s’est arrivé. J’ai rapidement appris l’art d’arriver et de repartir, d’être accueilli et de dire au revoir. Je n’ai qu’un souvenir de nous trois réunis. Rien qu’une image floue sur une plage rocailleuse. Nous regardons tous dans la même direction, le dos tourné aux terres, à regarder la mer à longueur de journée. Pourtant, paradoxalement, sur la seule photo dont je dispose, nous regardons dans l’autre sens. On pourrait dire que nous regardons dans le mauvais sens, vers l’appareil photo, vers la terre, avec la mer derrière. C’est une photo qui date sans doute du début des années 50, mais je ne l’ai vue qu’à la fin des années 2000, alors que Katerina et Démosthène étaient tous les deux morts à peu près en même temps que le siècle précédent. Lalla-aux-pieds-légers me l’a donnée, la retirant, comme une révélation sortie de l’ombre, d’une boîte rangée sous son lit dans sa maison à Brookmans Park. Elle figure aussi sur la photo, le regard au loin, ses pieds aux sandales ailées presque au-dessus de moi. C’était peut-être la dernière fois que nous regardions ensemble les terres, le passé, le dos tourné à la mer, à la brise ondoyante, à l’avenir que nous ne pouvions voir et qui nous emmèneraient dans des directions différentes, vers d’autres îles. Lui, dans la froide mer du nord, et elle, dans la Mer de Chine, et moi je ferais la navette entre ces îles, ne me posant jamais qu’au passage sur cette île dans la Mer du Milieu dont nous étions tous partis. Et c’est ainsi qu’à ma majorité, je voyageais entre trois îles, et tous les trois nous étions devenus trois îles, comme préfiguré sur cette photo en noir et blanc où Lalla monte le guet. 

Même avant que nous ne quittions l’île, comme mes parents s’étaient séparés, j’étais pris dans un va-et-vient de déplacements. Ils étaient ici là ailleurs parfois avec moi parfois sans moi et mes horizons n’arrêtaient pas de changer, dans le miroir de la mer, dans le ressac de plages secrètes, dans les échos de cités en ruines, les spires de châteaux moyenâgeux, un paysage qui défilait sans cesse au gré des tournants. Les montagnes me retournaient comme les édredons de mes grands-mères, des routes qui nous invitaient à descendre de l’autre côté et les voir, aguicheuses, réapparaître plus loin. L’île n’était jamais immobile. Je flottais avec elle et découvrais de nouveau reliefs à chaque voyage tandis que Katerina et Démosthène allaient et venaient. Quand ni l’un ni l’autre n’était là, ce n’était pas bien grave car je savais que l’un ou l’autre reviendrait. Entre-temps, j’étais l’enfant de tout le monde et il y avait toujours place pour moi lors de la moisson, d’une fête, d’un pèlerinage, j’étais toujours prêt à me hisser sur un âne, une bicyclette, un char à bœufs, une caravane de chameaux, un bus de village ou une carriole à pastèques. Je n’étais encore jamais monté dans un avion ou un navire. Seulement dans des bateaux à moteur qui filaient vers l’horizon où par temps clair nous discernions les contours des montagnes de Syrie et de Turquie, mais nous n’abordions en Anatolie ou au Levant que par l’imagination. Ces autres lieux étaient pour moi comme des mirages quand je flottais sur le dos dans la mer en me demandant si, quand je me retournerais, je serais sur l’autre rive. Ou peut-être ces lieux étaient-ils toujours déjà en nous – des implosions dans notre imaginaire, comme ces îles qui explosent dans la mer dérivant çà et là. 

Il ne fallait pas manquer une occasion de dériver çà et là. Parfois Phoevos l’aurige m’emmenait en amazone sur sa bicyclette. Il était comme un grand frère adolescent mais je l’appelais oncle parce qu’il était le petit frère de Katerina. Il pédalait à toute allure sur les cahots de pistes poussiéreuses dans le parfum des buissons de lentisque, des pins, des cyprès et des eucalyptus, dans le bourdonnement des insectes jusqu’à ce que nous atteignions la mer et nous y précipitions en sautillant comme des échassiers sur le sable chaud pour ne pas nous y brûler les pieds. Il n’y avait pas de touristes à l’époque et les gens du village travaillaient aux champs et n’avaient pas le temps d’aller à la mer. C’était différent pour ma famille, de gauche ou de droite, la mer y était illumination et source de renouveau comme la moisson. Et pour certains, comme pour beaucoup, c’était un départ espéré, généralement en aller simple. 

Et il y avait d’autres voyages sur l’écran du cinéma. Le village comptait deux cinémas qui disposaient de leur propre générateur avant l’arrivée de l’électricité. Beaucoup de villages n’en avaient même pas un seul. Nous étions en quelque sorte un centre cosmopolite. En été, quand ils étaient en plein air, nous regardions d’en haut, comme des dieux, perchés sur les terrasses et les balcons de nos maisons d’où le regard plongeait sur le monde de l’écran : des ombres et des lumières et des bruits qui nous arrivaient assourdis. J’adorais me perdre dans la sensualité ondoyante du grand écran sous le vaste ciel, Melina à la voix voilée et Sophie au regard voilé et l’abondance des amples mouvements de leur corps sur un écran qui bougeait dans la brise du soir, tel la mer, nous éclaboussant les pieds pour faire tomber la poussière juste pour un moment pendant que nous mangions des passatempo et buvions nos bouteilles de Coca. Nous regardions en tremblant l’audacieuse sensualité du milieu du siècle toujours menacée par un péril fatal qui pourrait ou non être surmonté. Je sanglotais désespérément quand Melina Mercouri était tuée d’un coup de poignard à la fin de Stella. Pourquoi fallait-il que Melina meure ? Il m’a fallu longtemps pour me consoler : une vieille sibylle a fini par me convaincre que ce n’était qu’illusion, rien qu’un film et que l’été suivant Melina reviendrait dans un autre film et que nous quitterions tous le cinéma en riant au lieu de pleurer. Je baignais dans ces images et elles m’ont imprégné comme des visions qui transformaient le monde autour de moi – à la fois un spectacle et une participation intime au même titre que les activités et festivités rituelles qui revenaient avec la même régularité que le cycle des saisons qui débordaient dans l’excès de grenades mûres dont la peau en éclatant révélait les grains rouge sang. 

Le grand tournant du voyage ce fut en octobre 1957. Avant la fin de l’année, j’allais quitter une condition joyeuse et familière de nomadisme pour un état de nomadisme effrayant d’inconnu. J’avais perdu mes repères. Je n’avais jamais imaginé que je me retrouverais dans le ventre de la baleine sur une autre île. 

Le déplacement était une constante mais les circonstances et le contexte avaient changé. Ma vie sur l’île de la Mer du Milieu était devenue tout à fait imprévisible. Il n’a pas fallu ruser beaucoup pour m’emmener sur un grand bateau sans avertissement. Ma vie et mes trajets étaient déjà une série d’ellipses et là Démosthène m’a emmené pour une traversée que je n’allais jamais oublier, de la Mer du Milieu à une autre île dans la mer du nord. Katerina semblait avoir disparu. Je sais que ça peut paraître paradoxal, puisque c’est moi qui avais disparu ou avais été escamoté, mais dans ma perspective les géniteurs ne disparaissent pas. Si l’enfant disparaît, ils doivent venir le chercher. Pendant des années sa voix et son visage allaient me hanter comme un fantôme. Et d’après Démosthène c’était sa faute à elle si j’avais disparu, même s’il me semblait que c’était lui qui m’avait escamoté sans préavis. Démosthène ne m’a pas imposé le choix de savoir si je voulais partir avec lui ou pas. Je ne sais toujours pas si c’était lui ou moi qu’il voulait ménager. S’il m’avait posé la question, je ne sais pas ce que j’aurais dit. Peut-être avait-il peur de la poser. Il savait sans doute qu’il aurait eu du mal à susciter mon assentiment. Ce n’est pas que je ne l’aimais pas, mais j’aimais aussi plein de gens et de lieux sur l’île, et surtout les sibylles de Trikomo qui avaient toujours une histoire à raconter et quelque chose de doux ou de frais à me mettre en bouche, et qui m’envoyait en mission comme si j’étais leur petit prince et Hermès.


L’étranger
(variation sur le poème ‘L’étranger’ de Baudelaire)

Étrange étranger, qui aimes-tu le mieux, dis ?
Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
Ta patrie ?
Je viens d’un pays qui n’existe pas.
Aimes-tu la Beauté, étranger ?
Je l’aimerais volontiers – cette déesse immortelle.
Et aimes-tu l’or ?
Je le hais comme vous haïssez Dieu.
Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
J’aime les nuages – mes amis les nuages qui passent…
Ces merveilleux nuages, là-bas !


Le poids de la vie

Combien pèse la vie ?
Elle est parfois aussi lourde
Que le moment où tu as enfoui
Le corps de ta mère dans la terre
Plus lourde que ce dernier baiser glacé
Avant de lui fermer les yeux à jamais
Où tu enfouis le fardeau du souvenir
En répétant les gestes de la vie
Quand une voix te dit
De laver la boue sur la pastèque
Avant de la couper
De disposer les tomates côté mûr vers le haut
D’attendre que l’eau bouille pour y jeter les légumes verts

Tu te rappelles qu’un jour quelqu’un t’a dit
Que toutes les mères sont folles
Et qu’il y a toujours une solution
S’il faut que les enfants aient une mère
Des rituels devraient exister pour enfouir le cordon ombilical
Battre le tambour et faire tournoyer la flamme
Jusqu’à faire se lever le corps en transe
Le ramener au monde
En luciole
Qui bat des ailes et s’envole
Les pieds qui tourbillonnent
Tu émerges l’abandon de la nuit sur le visage
Comme si le souvenir n’avait jamais existé
Comme si tu n’appartenais pas à une île perdue
Dont tu avais léché les eaux
De tous les recoins et ruisseaux
Une île qui n’existe plus
N’a peut-être jamais existé
Et tout ce qui importe est cet instant
Dans un pays lointain
Dans l’oscillation du hamac
Et tu entends un bruissement sous le sternum
Et ton cœur s’envole plus haut que le sommet des cocotiers
Et la femme coolie t’apporte un bol de riz et de dal
La porte de la cage se referme et la noix de coco tombe avec un bruit sourd
Tandis que tu entends le labeur dans ses pieds nus
Qui résonne des pas de ta grand-mère
Et tu penses à sa maison et te demandes
Combien de gravats tu dois ramasser
Pour la reconstruire de la branche émondée
Ou s’il faut la laisser aux étrangers qui l’habitent
Et qui dans leur étrangeté ressemblent à tes proches
Couchés sur la terrasse par les nuits d’août
Et s’envolant dans l’excitation des étoiles filantes
Et cela pourrait suffire de sentir le hamac
T’envelopper comme la coiffe du nouveau-né
Quand tu regardes glisser les nuages nomades
Prêts à éclater en averse liquide informe
Que tu veux recueillir à pleins seaux
Pour te rappeler ta propre nature torrentielle
Et la douceur de ta peau
Trouvant le point d’équilibre
Entre réalité et souvenir

Entre joie et solitude
La vie est légère quand on s’y attend le moins
Au début de la folie d’amour
Et quand des amis sourient et te touchent
Ouvrant et comblant des trous
Qui te font te demander combien de vies
Tu as vécues et si l’identité c’est rien qu’une vie
Ou plusieurs vies qui te regardent de myriades d’yeux
Et nous des étoiles qui nous consumons
Dans notre intoxication
Et tu te poses la question
Qui voit qui écoute
Et tu pourrais tout aussi bien fermer les yeux
Et souffler les bougies
Dans l’abandon
De la chair sans souvenir

(décembre 2004)


Ars poetica : Sacré ou démoniaque

À tel prix apaiser
Ma chaleur cyprienne.

Élégie XIX.  Pierre de Ronsard (1524-85)

Ne t’y trompe pas
J’ai une langue fourchue
Qui se meut entre soupirs réticents
Et pouls inaudible articulant la paix
Tu le sais jamais tu ne trouveras
Dans l’absence de tes muses mortes
Et le lambda platonique
Comment atteindre au son pur ?

Peu importe que les pancartes soient en grec ou en turc
Je m’égare
Même quand il n’y a qu’un seul chemin
Les policiers reniflent et me disent
Que mes hallucinations sont déplacées
Et leur chiens m’étiquètent “sous contrôle”
Je me dérobe cherchant un soulagement
Dans l’été éternel ou la mort éternelle
Et quand je te trouve
Je te dénude
En un désir imprudent de ton mal
(Ou n’était-ce qu’en rêve ?)
Je ne sais si c’est ta maladie que je veux
Ou si je suis malade de ton désir
Je négocie le mirage pullulant
Et mon corps grésille dans ma chaleur chypriote
Et roule en flammes jusqu’au bleu de la mer
Les braises s’évaporent dans la clarté lunaire
Et la tempête des étoiles
Tisse des halos en concoctant des contes
De fantômes errants dans une superposition de villes
Avec des statues de ton imagination dévoyée
Qui ont perdu la tête ou leurs parties
Dans une impétueuse imprudence
Ou dans l’idéologie tourmentée du monde
Et je pétris tes mots
Chassant la poésie du seul intellect ou de la sexualité nue
Deux purs papillons blancs
Payant ce manque en pierre brisée  

Alors ne me crois pas
Car bien des démons parlent en moi
Tous à la recherche de ce qui leur manque


Ars poetica : de l’eau comme poésie

Pour Saraswati – la déesse des flots

Trop de poésie pour une si petite île
s’il vous plaît arrêtez d’écrire
et plantez des arbres
de l’eau… 

Gür Genç

J’ajoute la voix à l’occlusive
Sans savoir si elle est implosive ou pas
Et une liquide suit g l g l g l
L’air passe et je plisse les lèvres
Et avance la langue pour donner forme au souffle
Attraper la vision cachée dans la syllabe
Ni u ni i
Ni antérieure ni postérieure
Dans un rêve qui s’évanouit
Tu me donnes un code pour te trouver
Mais un des numéros s’efface dans l’obscurité.
Une main invisible offre le lien perdu
Sans que je le demande
Mais je tends la main et appelle
Est-ce que je sais quelles langues parler ?
J’envoie plutôt mes messagers te chercher
Quand il te ramène
Je ne connais pas ton visage
Seulement l’émotion
Et caressant tes cheveux
Je vérifie que c’est bien l’algue de ton amante la mer
Si tu es vraiment venu pourquoi restes-tu silencieux ?
Je sais maintenant que tu n’es pas genç – les noms mentent
Tu es aussi vieux que la mer
Et le shiv
Le danseur antique
Tu appelles le silence
Qui parle avant et après le aa
Le uu
Et le mm
J’attends la poésie.
Ou est-ce qu’en vrai j’attends l’eau ?
Je ferme les yeux
Je récite le mantra
gür – gür – gür


Ars poetica : Kaala

Sur le métier du temps
Je serais Kali Das

Serviteur du temps profond
Qui étire l’espace

Sur la feuille blanche
Y inscrit le monde

En un monument
De rêves distendus

Dans des rues qui bredouillent
Quand elles parlent

J’écris
Je rends hommage


Lune bleue au Rajasthan

À Priya, qui me lança sur les routes

(Le seul temple en Inde consacré à Brahma (le créateur) se trouve à Pushkar, près d’un lac qui apparut quand le dieu a laissé tomber un lotus du ciel sur cet état désertique. Une histoire raconte que Brahma est tombé amoureux de sa fille et création Saraswati, la déesse de la poésie, et pour le punir de cet acte incestueux, aucun temple ne lui est dédié à part celui-là. Depuis des siècles, à onze kilomètres, Ajmer attire des pèlerins sur la tombe du saint soufi Khawaja Moinuddin Chiti, aussi appelé Khawaja Saheb ou Sharif. Comme dans toutes les darghas soufi, toutes les communautés religieuses sont les bienvenues, ce qui est particulièrement important en Inde actuellement et représente un symbole d’espoir et d’harmonie face à la violence entre communautés.)

Une fois seulement j’ai vu la lune bleue
Diffusant une clarté aussi pure que le regard d’une déesse
Dans les cieux du Rajasthan.
Son bleu chatoie et insiste
Apportant des ravages d’un autre royaume
Au-delà des certitudes de la vie
Me prêtant son ouïe
Pour entendre la chair en flux perpétuel
Sur les routes cassées d’un pèlerinage
Camions en file derrière vaches léthargiques chameaux efflanqués
Des chauffeurs éteignent l’amour dans les huttes des bas-côtés
Je m’arrête pour des samosas chauds et un capuccino instantané
À côté d’un étalage de Kama Sutras en anglais et en français
Où la moksha se cache-t-elle?
Dans la décomposition, la poussière et la saleté
Ou dans le lac de mon parcours né d’un lotus
Qu’un créateur distrait aurait laissé tomber
Afin que nos mains en coupe recueillent des histoires
Avant d’y ajouter graines et pétales puis les disperser
Pendant que des singes blancs se disputent les restes
En hurlant pour participer à la conversation
Par besoin ou pour accompagner les autres
Ou cherchant l’aubaine
Un jeune Brahmine éteint son portable
Pour m’inciter à la prière près du lac
Et un débat sur d’où viennent savoir et libre-arbitre
L’aubaine est-elle dans la volonté tirée au hasard ?
Ou bien dans le hasard attiré par la volonté ?
Mon jour est glorifié par
Cinq sœurs frères cousins
M’entourant avec crainte et jubilation
Ai-je apporté le parfum de la mer?
Ils me serrent la main
Mai et mami sourient timidement à l’écart
De quelle terre venez-vous demandent-elles
Je commence à parler d’une île lointaine dans une mer
Dont certains disent qu’elle est le milieu de la terre
Pendant qu’ils attendent d’autres révélations je pense
À l’improbable de ma naissance
Viens-je vraiment d’une quelconque terre me demandé-je
L’Union européenne, avancé-je
Ils approuvent de la tête
La rencontre est-elle leur aubaine ou bien la mienne?
Nos adieux pleins d’allégresse
Distraient l’homme qui pissait derrière nous contre le mur
Le retour en voiture passe entre des cochons vautrés dans la boue
Nourriture de parias ou d’exportation on se le demande.

Une route sombre descend vers Ajmer
Au son des timbales
Guidé par Sayyed Irfan je fais mes offrandes de calendulas
Et de soies puis ayant récité des couplets persans
Lors de la prière du Vendredi soir
Je reçois des sucreries de paix
Et une chandelle de cire pour mon île
Flanqué de prêtres juvéniles calotte sur tête
Je suis entraîné pour une célébration vers le wallah du thé
Encore des mains serrées des sourires des enfants
Cherchant la splendeur d’un
Présent, d’une roupie, d’un geste
Qui va transfigurer
Un don qui apportera l’aubaine de donner des dons
Les douceurs dargha me collent aux dents avec des histoires
À avaler et excréter
Et avec le murmure de la route
Et la fragilité d’une bougie dans la main
Je me dissous dans les brumes hivernales du désert
Défiant la nuit des ciels aléatoires

Je ne puis détourner mon regard
Voile tes yeux déesse sinon je deviens fou
Ne laisse filtrer qu’un résidu de bleu
Et du sol ne suinter que peu de divinations
Vers les fluides de mon corps
Que je puisse un moment seulement sentir
L’intangible par ton contact visible et sensuel

(après un voyage à Pushkar et Ajmer, janvier 2004)


Yaya Devi

Déesse, tu es terrible ce soir
Hier soir tu m’attirais
Dans tes bleus mouillés
Même la lune était bleue

Pourquoi cette nuit me secouer et pomper le corps
À en extraire l’immondice par tous les orifices
À genoux nauséeux et vomissant
Je te supplie de me rincer
De tièdes liquides
Corsés de neem et de curcuma
Au lieu de quoi tu m’inondes
D’un déluge froid et cruel
Je tremble et tu me jettes à terre
Coque vide
Pourquoi Devi?
Je suis ton tout petit je sais
Ne connais-je pas ta pestilence et ta puanteur?
Et combien de fois t’ai-je vue danser dans les cimetières?
Je connais aussi ta caresse de lotus
Guéris et laisse-moi dormir.
Demain je parlerai.
Si tu veux je change de voix
Ne me montre pas toute ma merde et mon ordure
Prends-moi donc plus gentiment
Et de nouveau te chanterai louange
Jaya Devi Jaya

Delhi (après la lune bleue), janvier 2004


Ville fantôme

O

Hippocrate

S’effritant en une résolution muette
Vanosha me fait signe et me
Murmure tout bas à l’oreille
Par la clôture en fils barbelés
Ars longa, vita brevis est

Dans mon désir fragile et défaillant
Nous nous tournons vers les flots
Prêts à nous envoler
Dauphin dans le nectar
D’une mer à la fois imago et mirage
Quelles ombres guettent
Sur l’autre rive


Requiem pour Trikomo

pour les créatures et démons qui errent en Mesaoria surtout entre Trikomo et Salamis : ceux qui ont des noms et ceux qui n’en ont pas

Est-ce que je viens chanter ton requiem ?
Au checkpoint
je ne vois pas flotter les cinq drapeaux
l’histoire n’a jamais eu lieu
Rien que des créatures qui planent
Avec l’instinct de sept colibris
M’attirant
Légères comme une apparition 

Pardonne-moi si tu t’es cru éternel
Il y avait trois bourgades ici où trois routes se croisent
Et une église entre cinéma et café
Saluant départs et arrivées
En vieilles caravanes de chameaux pour Karpas lentes comme des bus
Au-dessus du han Chrysanthi la vieille institutrice
Lit mon voyage dans le marc de café 

Petit garçon j’aperçois
Des Aphrodites brisées et des Madones dolentes,
Et sur des écrans que fait ondoyer la brise de la nuit
Je m’empare de bribes du sacré en passion dévastatrice
Mélodie rauque de Melina en noir et blanc
Sophia mouillée et surgissant du bleu
Sauvant mon totem le dauphin
Et le garçon prêt à partir à cheval
Je m’étendais dans toutes les directions
Déboulais dans les plaines
Escaladais les monts et les cieux
Puis les mers
M’ont emporté
Sans avertissement ni adieux
Rien que des contes
À emporter
Eleni répétant
Comment elle avait séduit Stephanos d’Alexandrie
De son chant chaloupé
Lui donna dix enfants
Moulut le blé le jour de sa mort
Le temps dissous dans son désir 

Dans son silence j’ai voyagé avec le nom
Disposé mon corps dans l’immensité de la terre
L’exposant aux oracles
Cherchant une divination spéciale
Des voix disaient n’oublie pas
Laisse le souvenir se décomposer
Se répandre comme un virus
Dans le regard intense d’étrangers
Remplir les fentes mouiller les protubérances
Se préparer à absorber et expulser le monde
Ressentir sa chair infinie en dehors des mots
Dégénérer dans l’éparpillement
Chercher l’ablution avec les multitudes
Dans des rivières éclairées de l’odeur du camphre
Déshabiller la divinité
En humant ses sécrétions
Et en l’étouffant d’hibiscus multicolores
Éprouver le sens de son reliquat
Dans le son de tes excès

Aujourd’hui Kathy prend des photos pour l’autopsie
Pour saisir dans ma voix la maison perdue
Respire-t-elle encore ?
Les derniers sacrements se sont échappés et
Je me trouve dépouillé
Inerte dans mon oubli
Sentant les doigts du vent
Qui me touchent de diesel et de jasmin
Et la chaleur des pierres
Qui me fait courir
Vers la sensualité aléatoire des mers
Tanju et Jenan
En prêtrise jumelle d’une pureté ivre
Font circuler la conche
Et montrent son rêve et sa géométrie extravagante
Vie explosant de la pierre
Tandis qu’un ami regarde de loin
Yeux vert citron jaunissant avec le blé
Et les fleurs sauvages de la Mesaoria
Jaillissant comme des poils du ventre au cou
Désir de mon corps en deuil
Qui s’étend dans toutes les directions


Sentience 

Pour Ashik Mene 

Que ferons-nous donc pour les morts, ceux dont les tumuli bordés de conques exercent sur nous une attraction de toute une vie
comme un empire magnétique,

Derek Walcott, Midsummer XVI

Je sais que ce jour de mai sera le jour
Où les morts s’éveillent juste une fois
Au printemps suivant il sera trop tard
Le mois suivant le parfum du printemps
Se dissipera dans la sécheresse estivale
Même les morts n’attendent pas à jamais
Nous avons prié une fois de trop
Et si c’est le jour, c’est le jour
Nous le sentons dans le frisson de la peau
Dans le rouge des coquelicots
Partout les morts envoient leurs messagers
Mais beaucoup détournent la tête apeurés
Nous n’avons pas de passeport
Pour passer la barrière disent-ils
Mais je dois prendre la route pour te trouver
Les yeux ouverts
Aujourd’hui je sais que tu ne viendras pas
Dans mon sommeil ni dans la méditation silencieuse
Mais à cet endroit exact de la mer
Où nous sentons le sein sensuel de notre mère morte
Dans l’arôme des broussailles que brûlait notre grand-mère
Pour cuire le pain dans le four en argile
Aujourd’hui tu m’enverras un étranger pour me raconter mon histoire
D’abord il me donnera de la limonade fraîche pour étancher ma soif
Et d’une clé ouvrira la porte de la chambre
Où je suis né et où tu as rêvé tes rêves
Debout sur ce balcon vert
Le vent de la mer dans tes cheveux
Regardant par-dessus clochers bulbeux et minarets
La route bordée d’acacias et d’eucalyptus
Et je t’entendrais parler dans le mouvement du vent
Ta voix tracée par une main absente
Ashik m’embrassera sur les joues
Pour me dire que lui aussi a vu les morts
Et d’une pression de la main
Je saurai que j’ai trouvé le frère
De lait et de sang
Que j’avais pris soin d’oublier.


Archéologie d’une dent 

À la mémoire de Giorghos Taramidès, mon dentiste

Nouvelle dent cramponnée à la forte mâchoire
Brisée dans l’exubérance d’un enfant
Qui saute de l’araignée
Un jour de soleil dans Manchester la sombre
Charnière de souvenirs aux bords déchiquetés
Soigneusement limée et bien dissimulée
Couronnée et protégée
Armée pour mordre les mots qui l’ont maudite

Des années plus tard Giorghos la tapote de ses instruments
Contemplant son archéologie, sa destinée
Fortes racines alimentées à l’eau de source
Aux jours bénis de Trikomo dit-il
Je ne voudrais pas être celui qui devra les arracher
Je cherche des mots pour écrire
Mais la douleur s’estompe en putréfaction muette
Scellant son deuil discret jusqu’à revanche de la mémoire
En un kyste criant délivrance
Giorghos fantôme à l’avenant sourire
Dépêche des émissaires qui annoncent l’extraction
Dégagent la puanteur retirent la racine
La douleur doit s’arrêter
Je songe au sourire édenté de ma grand-mère
Aux joues caves de mon père
Gisant horizontal lors de la veillée

Où donc est la mémoire ?
Si ce n’est dans l’ombre d’une ombre
Et où son commencement ?
Dans le morcellement et le déracinement ?
Les douleurs de l’enfantement les affres de la mort ?
Dans le cadeau d’Élisabeth, effigie d’une énorme
Dent de cire – à consacrer sur un autel
Ou accrocher à un arbre pendant que je répète les mots
Qui combleront le trou où ma langue glisse
Cherchant à tâtons les mots qui dérobent l’air.

Je suis en quête d’un monument
Un sourire de porcelaine pour cacher les trous de la mémoire
Fixer l’air en mots qui mordent et sifflent
Apaiser la douleur en un mémorial à l’absence


Deux fois Né

Quand je serai mort, disposez le cadavre.
Vous voudrez peut-être m’embrasser les lèvres,
commençant tout juste à se décomposer. Ne soyez pas effrayé
si j’ouvre les yeux –  

Jelaluddin Rumi

Olumu op! Op ki açelyalar açsin dudaklarinda.

Gür Genç

Ta beauté est aussi solitaire que cette île
Et dans ton corps je hume la mer
Et goûte le raisin
Dont tu as pris soin pendant des millénaires
Mais lorsque je m’apprête à te toucher
Tu te dérobes
Et me conduis sur
Le chemin des vingt mille spectres
et un sentier où les statues s’effritent dans le sable.
Dans les fissures de ciment
Poussent des cyclamens tenaces
d’un espoir fragile aussi ténu
que le croissant effleuré de la lune nouvelle
en ce Lundi Pur.
Moi aussi je suis mort dites-vous
Pour m’aimer il vous faut vous joindre au carnaval
Et embrasser mon cadavre
Oui, ölümü öp dites-vous.
Mais si j’osais
Ouvririez-vous vos yeux de pierre ?
Ou bien me laisseriez dans le froid
Et mon désir sombrer au fond de la baie de Salamis ?
Sur le parvis de Saint Nicolas
Le cümbez fleurit deux fois l’an, dites-vous
et votre vie et la mienne sont le prix du baiser.
Partageons ce demi-pain
Et tous les jours allumons cette chandelle de cire
Si ne nous embrassons à la fête de Mai
Nos corps brûleront sur le bûcher funéraire
Et nos cendres seront dispersées en mer
Là où même les mots l’un l’autre ne comptent pas. 

Lundi Pur (fête au début du Carême), Famagouste 2004

Note : Le plus ancien représentant du monde vivant à Chypre est le figuier sycomore ou ficus sycamorus (connu en turc sous le nom de cümbez), qui se trouve devant la cathédrale de Saint Nicolas à Famagouste, construite sous la dynastie des Lusignans. Il avait été planté lors de la construction de la cathédrale, vers l’an 1220.


Pas l’heure des prières

alors ne t’arrête pas pour prier à l’église de la mère de dieu
attrape juste la vision fugitive sur les mains des femmes
qui t’ont touché le visage et les cheveux
ont cherché les sources sous les pierres
laissé la porte ouverte de l’aube au crépuscule
mesurant leur passion dans de grandes cruche en argile d’eau, de vin, d’huile
glissant entre vergers et cimetières
des rêves se languissent au sein d’anémones de mer jusqu’à la nuit
où ils gisent dans la lueur de lampes à paraffine
pelvis maternel résonnant
dans les plafonds arc de triomphe
frêle épiphanie irradiant d’une conflagration momentanée
le don de l’incarnation  

 


Rythmiques religieuses

Pour Elizabeth Hoak Doering, qui a traduit tes souvenirs en formes sculptées et m’a demandé de leur trouver des mots

Le passé semble survivre dans le goût de certains plats et de dates entourées en rouge sur le calendrier, mais sans nous en apercevoir nous avons laissé grandir en nous une distance que ne peut compenser aucun voyage éclair.

Antonio Muñoz Molinas, Sepharad

souvenir apportés par la mer
des œufs rouges enveloppés d’algues
vierge fertile pur luxuriant
odeur de feuilles d’olivier et de cire d’abeille
qui enflamme le souvenir
caché derrière avec le fabricant de bougies
dans les doigts parfumés du vieillard
qui mouche la flamme avant qu’elle ne submerge

les souvenirs dans les Églises pour l’Imagination
les cent églises d’Inia
qui seraient cent-et-une
mais on n’en a trouvé que six
la première vacillant dans les collines de Droushia vers Lara

les souvenirs enveloppent les églises
les enroulent en processions
tapis serrés entre les maisons
cachés dans les citrons
unis aux lis un peu partout unis aux tombes là-dessous
dans les forêts aux eaux sacrées
sur la piste en satin blanc bien propre
les tamata des navires sur les plafonds pour écarter les naufrages
les sept sœurs et leurs rubans assortis

les souvenirs ardents comme des pétards
acérés comme des ongles dans le feu printanier des arbres de Judée
frais comme les dalles  d’intérieurs sombres
les entrailles de la fête de la vierge dans la chaleur d’août
des souvenirs mouillés qui nous détrempe comme déluge
cataclysmes d’enfance
souvenirs qui s’envolent cerfs-volants dans le ciel
souvenirs verts et clairs qui annoncent le printemps
couvant la terre pour faire naître la vie nouvelle
s’émouvant dans le sol avec le raisin mûr
pendant que nos souvenirs s’étirent sur les ficelles
tels des soujoukos pour les fêtes d’octobre
qui vont et viennent comme l’ombre et la lumière

souvenirs des reliques de deux saints
disparus comme mon mari et mon fils
l’histoire jamais entendue
et que je voudrais entendre pour pouvoir l’oublier

ou est-ce que je connaîtrais les souvenirs
de ceux qui m’ont volé mes souvenirs
et les échangerions comme des cadeaux
cadeaux perdus avec les icônes magiques de mon enfance
miraculeuses et fières
St Georges sur son cheval redressé jusqu’à la queue

souvenirs de rétribution
éclat de dynamite tel la lumière des auréoles
qui aveugle le pêcheur

souvenirs de restitution
qui vacillent et guident Philos, vieillard aveugle
qui te guide vers des souvenirs oubliés
dont tu ne savais pas qu’ils étaient à toi
des souvenirs ridés antiques et vivaces comme de vieilles icônes
et le visage de tes grands-mères
qui t’ont appris comment les embrasser
en te signant d’abord et en ouvrant ton cœur
pour accueillir la grâce du souvenir

souvenirs disloqués

apportés sur des cassettes
dans des bouteilles et des boîtes en argent
pleines de romarin et d’eau bénite
souvenirs persistants
laissés sur le chemin
mais qui te rattrapent
à Ashley Road, Bristol
au fish ‘n chips londonien
dans ta galerie à New York
à l’Astoria à l’Agia Sophia de Washington Northwest
souvenirs de tes premiers frissons sacrés à dix ans
transportés des Akamas à ton bureau au New Jersey
et ta souvenance du prêtre
qui vous demandait à tous d’être présents
avant de vous rappeler vos propres souvenirs

souvenirs qui surgissent en visions et en rêves
visions comme des icônes
de lions au visage de saint
icônes de rêves
et rêves d’icônes
le rêve de la Turque de Morphou
qui rêvait l’icône dont ses voisins grecs avaient besoin
pour changer le cours du destin
et des rêves aussi poisseux que la baie du térébinthe
qui gardent l’icone du village des térébinthes

rêves de la main fraîche qui guérit quand ça ne va pas
et de mains aux doigts aussi bizarres que des bougies
de cire en train de fondre
visions que tu attends en te glissant par les trois portes
sur la route près d’Apostolou Andreas
vision de la fête après le jeûne
douce comme l’eau du puits
partagée par les Grecs et les Turcs de Komi-Kepir et de Livadi
qui parlaient de sources miraculeuses
et tout pareil de reine et de chien guérisseur

et histoires de visions d’icônes dans la mer et le sable
et de grottes marines où périrent des saints en y laissant leurs os
que nous les mettions dans des boîtes avec l’image de l’oreille
qui guérit quand nous entendons les sons des souvenirs   

carillons et simple bruit
du fer frappant le fer
voix harmonieuses qui apportent la myrrhe
en processions endeuillées
et Sotiris à la voix douce
évoque des souvenirs de souvenirs
de l’arrière-grand-père de mon grand-père
qui est parti de Trikomo à Smyrne
pour ramener la voix du souvenir
et alléger la peine

souvenirs interrompus
souvenirs dévastés
lambeaux de souvenirs
vite balayés dans un coin
enterrés dans un tas de déchets
menacés d’extinction
souvenirs troubles et douloureux
qui se cachent dans des trous
se tapissent dans les buissons
souvenirs qui se terrent
de peur d’une embuscade
blessés et engourdis
menaçant assombris
dans l’attente de la main qui tirera la ficelle
la main qui cassera l’œuf
la main qui te guide à l’endroit même
du baiser
la main dont le toucher rayonne
du parfum unique de l’écorce d’Antiphonitis
qui répandra sa grâce sur le cœur noir du souvenir 

STEPHANOS DE TRIKOMO


Ultima multis – le dernier jour pour beaucoup

Une tempête souffle du paradis, elle gonfle ses ailes avec une telle violence que l’ange ne peut plus les fermer. 

Walter Benjamin, à propos de la peinture de Paul Klee, Angelus Novus

Nous récoltons des nouvelles du monde tous les matins
Pourtant nous nous protégeons
Nous retirons dans des demeures
Que ne touche pas la mort
Et qui ne racontent pas d’histoires
Nous sommes devenus des résidents desséchés d’éternité
Nos mères et pères proprement évacués
Dans des hôpitaux et des sanatoriums.

Walter Benjamin,
Où est l’ange nouveau de l’Histoire ?
Nous regardons les débris à nos pieds
Et les anges s’envolent
Leurs ailes lestées de poussière
Quand la tempête les emporte au ciel
Le jour est venu d’aller piller
Les restes de maisons en ruine
Et dans les cimetières
Nous nous rassemblons pour retourner
Les pierres tombales
À la recherche des  inscriptions
Qui empêcherons l’avenir de se changer en temps vide
Nos pieds trébuchent sur les os
Pour retrouver les contes de fées
Entailler le temps d’aujourd’hui
Que les morts se réveillent
Bouche ouverte
Ailes déployées
Regard éberlué
Nous cherchons les nouveaux anges de l’Histoire
Pour sauver la flamme de vie
Toucher les étincelles qui rougeoient
Et les histoires qui se bousculent
Contre toute attente
Par la porte étroite
À chaque seconde qui passe


Les oranges de Larnaca

de la mer de Larnaca il y a bien des années
tu t’es embarqué dans un rêve pour moi et toi
et tu m’as emmené par la main sur un bateau
pour ma première traversée ;
et voilà qu’à cette même mer tu es retourné pour ton dernier rêve
mon père naguère tu reviens et deviens mon enfant
alors maintenant je dois rêver ton rêve à ta place
te convoyer dans un cercueil
quand tu quittes pour la dernière fois
la ville de Lazare et de Zénon
et traverse la mer vers ton bûcher funéraire
Avant de te préparer au départ
tu m’as dit de trouver des oranges de Larnaca.
Pourquoi sont-elles tardives cette année ? as-tu demandé
impatient de te sucrer le sang
et de devenir le gamin d’autrefois
qui courait sur la promenade aux dattiers ;
pas de deuil pas de crêpe pas de prêtre barbu disais-tu souvent ;
laissez les fenêtres ouvertes qu’entre la lumière répétais-tu ;
et voilà que tu m’as confié ta mémoire
ton dernier cadeau ;
ton corps dégradé redevient un rythme dans le ventre de ta mère
alors que je poursuis le goût de tes oranges disloquées.


Entre l’eau douce du puits et la mer salée

Sur le sable chaud et les sentiers poussiéreux
je voudrais chevaucher en amazone
emmené par Phoevo l’aurige en bicyclette
sur des pistes à l’ombre rare de quelques pins
secoués de terre et de pierres
corps assoiffés
de la houle marine
victoire ailée
vers où l’horizon encercle
un mirage de jour pointant à l’Est

sous midi aride nous retournions
dans la chaleur immobile et le bruissement de milliers d’insectes
fraîches sur la peau les épluchures de concombre
sur les lèvres les tranches de pastèque

le contact humide des souvenirs de l’île
qui traîne telles de veilles ombres de
déesses qui ont plongé leur seau profond
dans l’eau fraîche des puits
gardant propres les corps
et les dieux du foyer
ou celui qui chevauchait l’écume vers le lointain
capturant les rêves en teck bois de rose porcelaine
en buvant de l’Evian pour se rappeler les sources de l’île
déesses figées en statuettes
les Aphrodites de Trikomo au Louvre
et les fantômes translucides
que je commémore aujourd’hui
avec des poignées de raisins secs amandes sésame
et graines de grenades

Mars 2002  


Haïkus pour Celal

À Saint Théodore de Larnaca
Je converse avec Celal Kadir Celal

Au commencement avant le commencement
Avant qu’une Cassandre ne ressente la douleur de choses à venir

Une gémellité en miroirs incandescents
Images de Kali et de Quetzalcoatl

Parcourant les ombres des morts
Des furies agitent voix et échos dans la poussière

Le fleuve est silencieux et le cavalier s’éloigne
Des spectres de mouton traînent dans l’enclos

Des gestes brisés s’emparent des asperges sauvages
Des regards qui traduisent en mots les verts et les oranges

Du fenouil bâtard se répand sur le lit asséché du fleuve
Concentre l’odeur de la langue cachée

À Saint Théodore de Larnaca
Je converse avec Celal Kadir Celal

Une gémellité en miroirs incandescents
 Images de Kali et de Quetzalcoatl


Cœur brisé

pour la vieille ville

en un pèlerinage à la brune
je franchis les remparts vénitiens
je m’avance vers l’intérieur
en quête d’une langue qui pleure
un murmure étouffé de vieux cœur
graffiti sur de vieux murs
nos rêves sont dans les tombes
et les tombes sont dans nos rêves
yeux aveugles et avides
jalousies cachant la lumière de cours blanches
fantômes d’hommes moustachus à califourchon sur des chaises en osier
destinées boueuses au fond de tasses à café
ombres de grand-mères dans le souvenir des citronniers
mains arthritiques qui assemblent toujours mon couvre-lit pièce à pièce
protégeant mon corps
utérus de pierre d’icônes en pleurs
saints byzantins dont je ne retiens pas le nom
rien qu’un souvenir un ancien parfum de feuilles qui partent en fumée
et les psalmodies de hodjas invisibles vers le nord
allure ardente de jeunes en casque froid
c’est là la ligne de vie de ce cœur meurtri
bannières palpitantes
qui me bannissent d’artères sectionnées
et je m’avance vers l’extérieur par les portes de la ville
en rêvant d’est et de nord
d’apparitions de communauté
communion
de citrons de mer de lait de brebis
et d’olives
sur une terre qui s’efface à l’aube
trophée fragile de ma quête


Lieu d’enfance

le sang versé à l’accouchement par la mère de ma fille
évoque une sombre divinité de l’aube ancestrale
Eleni (pas l’Hélène de Troy) un autre
spectre vêtu de noir protégé de chair
et d’os là-bas sous un foyer de pierre
désormais hors d’atteinte

le seul souvenir du contact léger avec le corps
menthe et basilique sur ma peau d’enfant ;
mains de ma grand-mère caresses vénérées
l’eau qui lave la poussière de l’été

des mains dur bois d’olivier
qui ne plie pas face au temps ; partis
des fils des filles éparpillés dans leur quête
Europe, Afrique, les chimères des Amériques

des mains qui allument la mémoire de mon cœur
pas encore atteint par un avenir non remémoré


Nostalgie

Une maladie divine
Qui cache son aspiration
Dans un excès de mots
La répétition d’une arrivée
Un éternel ressassement
De vies déjà vécues

Dans le bosquet de cyprès
Une jubilation de criquets
Débranche ses éclats de joie
Et la maison de pierres
Transpirant de sel et cendres
S’enfonce dans un voile plus sombre
Tandis que je m’endors
M’éveille à la rose du matin
Ouvre les yeux pour voir ce que la mer
A pu amener, des algues des calamars
Pleins d’encre fraîche pour ma plume


Fille

Ta naissance fougueuse retombe en bruine claire
Par cette aube de janvier ennuitée et je
M’éclaire au corps de ta mère
Pendant que la flamme de tes cheveux
Retrace les filaments de printemps
Que nous touchions par les lucarnes de Paris
Après des nuits d’amour
Nous retenant euphoriques à des toits en pente
Prêts à nous déposer au tournant du fleuve ou au café du coin

Ton petit poing retient mon doigt
Et tu me fixes du regard clair d’un étranger
Qui me connaît depuis plus longtemps que l’olivier de ma grand-mère

Avant de m’effacer
J’attends tes révélations dans le soleil et la pluie
Et dans le mystère de la syllabe KA

Février 2005


Jours augustiens

Le premier au revoir pour Katerina (d’après Derek Walcott) 

Des jours augustes et grands comme la mer
Et des nuits aussi vastes que nos toits plats

Je suis couché ici 

Pas besoin de chemise sur mon dos
Ni des murs de ma maison
Étalé face à un ciel implacable
Qui va couver et gonfler
Une velléité ou promesse de pluie
Le lion dressé vers les étoiles
Un éblouissement de lumière féroce
Alors que Persée grimpe au firmament, ou prostré
pleure les jours que nous perdrons
les jours – soleil incandescent de lune 

Et le mois passe
Le chat s’éclipse
Les soucis fanent
Ne laissant qu’une trace
Comme une poussière tendre
Et une fille prête à s’envoler 

Et je chante avec Derek
Des jours nous avons tenus
Des jours nous avons perdus
Des jours qui s’échappent comme nos filles
de mes bras protecteurs

Août 2008


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4.  Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : Le vent sous mes lèvres (glossaire, par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 4 minutes >
Le groupe Nefeles chante des amanès @ Inouïe Distribution

Ce glossaire accompagne la traduction par Christine Pagnoulle de Le vent sous mes lèvres de Stephanos STEPHANIDES.

amanes

Type de chant populaire exprimant une grande intensité d’émotion et des sentiments de deuil et de perte. Originaire des traditions musicales byzantine et ottomane, sur des paroles qui reprennent l’exclamation Aman Aman (de l’arabe, Seigneur prends pitié !).

anari

Fromage chypriote qui rappelle la ricotta.

archontas/ archontiko

Respectivement un riche notable connu pour sa générosité et le manoir où il réside.

bhai

(Hindi) frère.

darsana

(darshan, sanskrit) Voir ou regarder, de la racine drs voir, vision. Souvent utilisé pour des visons du divin ; l’étymologie le rapproche du grec theoria, qui signifie aussi voir, regarder, un theoros est un spectateur, thea une vue, un panorama. (En grec moderne, thoro, voir) .

ensaimadas

Un petit pain sucré mangé à Majorque souvent au petit déjeuner.

epsima

Moût de raisin.

fado

Musique portugaise empreinte de nostalgie (fado = destin).

halloumi

Fromage chypriote traditionnellement fabriqué à partir de lait de chèvre ou de brebis, mais aujourd’hui souvent avec du lait de vache.

Hermes Trismegistus

(Hermès le trois fois grand) se trouve mentionné dans des écrits du 2e et du 3e siècles de notre ère dans l’Égypte hellénique.

IMG – International Marxist Group

Groupe trotskiste influent dans le milieu étudiant pendant les années 1970.  

kalamaras

Nom que donnent les Chypriotes grecs aux Grecs de Grèce et à la façon dont il parle la langue (kalamaristika) par opposition au parler de l’île.

kafeneio

Café (celui où l’on se retrouve, pas celui qu’on boit), bistrot.

kallikanjaroi

Lutins malveillants qui vivent sous terre où ils scient l’arbre du monde ; ils sortent au solstice d’hiver et restent jusqu’à l’épiphanie, quand le soleil bouge à nouveau.

Karaghiozi

Personnage principal dans la tradition grecque de marionnettes d’ombre, qui vient de la tradition turque du karagoz (ce qui veut dire ‘les yeux noirs’). Le suffixe –liki en fait un nom collectif ou abstrait.

koufi

(ou fina) (vipera lebetina) serpent venimeux, vipère.

koumbaros

(au fém. koumbara ou koumera) une forme de parenté acquise en devenant parrain/ marraine lors d’un baptême ou garçon / demoiselle d’honneur  lors d’un mariage. Koumbare est aussi une façon courante de s’adresser à un ami. 

kouroukla

(ou mantila ou tsemperin) fichu ou foulard porté par toutes les femmes. Les couleurs et les motof changent avec l’âge et l’état civil. Aujourd’hui il n’est plus porté que par quelques vieilles dames dans les campagnes. 

leventis

Homme élégant, terme dérivé de l’italien Levanti qui désigne les gens du Levant, c’est-à-dire la Méditerranée orientale et peut avoir des connotations péjoratives.

loukoumades

Pâte frite trempée dans du miel et de la cannelle (du turc lokma).

re malaka

Re est une interjection courante. Littéralement, malaka (pl. malakes) signifie ‘branleur’, mais est couramment utilisé entre amis. C’est une insulte s’il est utilisé pour un étranger et peut aussi servir à se moquer. 

loukoumi

Friandise faite de gelée et de sucre, parfumée à l’eau de rose, à la bergamote, à l’orange ou au citron (du turc lokum) – loukoum.

mukhtar

Chef élu d’un village ou d’un quartier  

nostos

Mot grec pour le retour chez soi, un des thèmes de l’Odyssée. La dernière partie de l’Ulysse de Joyce est intitulée Nostos. Le mot ‘nostalgie’ était d’abord, au 17e siècle un terme médical combinant nostos et algos (la peine, la douleur, cf. Heimweh), le désir douloureux de retrouver son foyer, et aujourd’hui plus généralement le regret du passé.   

palouze

Dessert fait de moût de raisin épaissi de farine.

pana’yiri

Prononciation chypriote de panigyri une fête ou célébration publique ou jour d’un saint. Les participants, les pana’yrkotes, vendent des produits de saison, de la nourriture, des boissons, et l’ambiance de fête est soulignée par de la musique, des chants et des danses.

pappou

Grand-père 

pastourma

Produit de boucherie que l’on trouve dans des pays de tradition ottomane et qui est le plus souvent à base de chameau  – c’est de la viande séchée.

pedomazema

Pratique dans l’empire ottoman d’enlever de jeunes chrétiens pour les convertir à l’islam et en faire des janissaires .

petimezi

Mélasse de raisin.

Pherepapha

Une des variantes du nom de Perséphone.

psaltis

(pl. psaltes) membre du chœur dans l’église orthodoxe.

saltsa

Sauce

shalwar kameez

(punjabi) une chemise-tunique et un pantalon qui ressemble à un pantalon de pyjama, costume porté par les hommes et les femmes en Inde du nord et en Asie centrale.

skoufoma

Kouroukla qui couvre les cheveux, le front et les oreilles. Elle est noire pour les femmes âgées, les veuves et les personnes en deuil. Une blanche peut servir de protection si l’on travaille dans les champs sous le soleil. 

soujoukos / shoushoukos

Friandise en forme de bougie faite d’amandes enfilées sur un fil, plongées dans le moût de raisin épaissi (palouze) et mises à sécher. 

theios / theia

Oncle, tante, et façon familière de s’adresser à des personnes plus âgées. En grec chypriote souvent prononcé thkeios, thkeia.

terirem

Mélodie sur des syllabes dépourvues de signification, comme de répéter un mantra : te-ti-rem te-ri-rem.

titiritero

(espagnol) marionnettiste      

tulsi

Basilic sacré des Hindous, que Sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin aurait ramené d’inde .

yaya

Grand-mère

zivania

Alcool à base de raisin traditionnellement fabriqué à la maison ou dans des monastères chypriotes.


Pour naviguer dans Le vent sous mes lèvres [en construction] :

  1. Présentation de l’oeuvre par Christine Pagnoulle ;
  2. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
  3. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
  4. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
  5. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
  6. Glossaire.

Lire encore…

STEPHANIDES : The Wind under my Lips (2018, traduit par Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 3 minutes >
STEPHANIDES Stephanos, The Wind under my Lips (2018)

Lasagne de souvenirs en prose poétique et de poèmes écrits ces trente dernières années, ce livre inclassable permet une plongée au cœur de l’histoire tourmentée de l’île de Chypre dans la seconde moitié du XXe siècle en même temps qu’il nous fait vivre, de digression en digression à l’instar du Tristram Shandy de Sterne, l’extraordinaire aventure de ce Chypriote grec qui, d’île en île, se retrouve coupé de sa langue maternelle et livré en quelque sorte à la langue impériale.

© stephanosstephanides.com

Né au milieu du siècle dernier, il est kidnappé par son père en 1957 et laissé à Manchester, chez des parents qui ne parlent qu’anglais. Il rejoint ainsi la grande confrérie littéraire d’auteurs venant d’anciennes colonies britanniques : son anglais sera mâtiné d’hellénismes dans une joyeuse tradition créole. Un poste d’enseignant le mène au Guyana, ce morceau continental de la Caraïbe, et de là vers la multiplicité fascinante de l’Inde. Les visites à sa mère le conduisent dans l’île de Beauté en Mer de Chine. La quête du Jardin des Hespérides et ses contacts révolutionnaires le détournent vers la péninsule ibérique.

Si le récit du héros de Sterne tourne longtemps autour du moment de sa conception, celui de Stephanides est captif de l’été ’57, son dernier été sur l’île dans la Mer du Milieu. Dans les deux cas, c’est une captivité féconde, puisque chaque page ajoute en profondeur à notre compréhension de l’univers du narrateur. Les poèmes qui s’interposent entre les quatre sections en prose leur font un écho où la densité de la langue est plus perceptible encore. Où nous nous rapprochons encore davantage de ce “lieu ténu” où s’effacent les frontières entre nos modes de perception, entre nos mondes.

Christine Pagnoulle


Publication originale (EN-GR)

STEPHANIDES Stephanos, The Wind under my Lips (Athènes : Rodakio, 2018, bilingue anglais-grec), est traduit en français par Christine PagnoullePour en savoir plus sur l’auteur (si vous lisez l’anglais), le mieux est de visiter son blog. Stephanides est un Chypriote né en 1949 ; il est auteur, poète, traducteur, critique et, parmi d’autres choses encore, cinéaste documentariste. Après de longues années de voyage, il est rentré à Chypre et enseigne dans son université depuis 1991. Sur son blog, il partage le texte original de la traduction que nous publions ici :

La traduction française, réalisée par notre consoeur Christine Pagnoulle, est en cours d’édition, patience ! Elle comprend :

          1. Fragment 1, Le vent sous mes lèvres ;
          2. Fragment 2, Les vents viennent de quelque part ;
          3. Fragment 3, Litanie dans mon sommeil ;
          4. Fragment 4, Les voies d’Adropos sont impénétrables ;
          5. Glossaire.

Lisez, lisez, il en restera toujours quelque chose…

TUNSTRÖM : L’Oratorio de Noël (1986)

Temps de lecture : 3 minutes >
ISBN 978-2-8686-9929-9

Jauchzet, frohlocket, auf preiset die Tage !
Rühmet, was heute der Höchste ge-than…

Ce livre est la beauté en sabot ; la preuve à chaque brin d’herbe que la Grande Santé est l’avers des abysses de la tristesse ; l’évidence à chaque bûche fendue avec force qu’au sommet rugueux de la pyramide des larmes, repose la lumière du cœur et que les deuils les plus sages sont aussi des couloirs de folie douce. La souriante brutalité du Grand Nord à tous les étages, une narration foisonnante, une des écritures les plus subtilement modernes et exactes que l’on puisse goûter dans un roman qui est, en fait, une fausse épopée, qui est plutôt une mise en abyme du premier drame de l’histoire, revisité dans chacune des vies qui l’ont suivi. Ce n’est pas tant l’Oratorio de Noël que l’Art de la Fugue. A lire, à goûter avec une saine émotion…

TUNSTRÖM Göran, L’Oratorio de Noël (Arles : Actes Sud, 1986, traduit du suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach)


Piétinée par un troupeau de vaches, Solveig, la soprano, ne pourra prendre sa place à Sunne dans L’Oratorio de Noël. Autour de ce drame fondateur va s’orchestrer, dans la Suède de notre siècle, le destin de trois générations de Nordensson — leurs tribulations, leurs rêves, leurs souffrances, leurs transgressions et leurs désirs visionnaires qui, au fil du récit, se déploient en un véritable oratorio. Car tel est le motif de ce roman foisonnant, intense et lyrique, qui nous entraîne aux confins de l’éblouissement, de la folie, de la mort et de l’amour, et qui valut à Göran Tunström la consécration en Suède, lors de sa parution en 1983, puis en France.

Marc de Gouvenain (Actes Sud)


“À la fois poète et romancier, Göran Tunström (1937-2000) est considéré comme un écrivain majeur de la littérature suédoise de la fin du XXe siècle. Sa carrière littéraire s’est étendue sur presque quatre décennies, mais il n’a réellement été connu du grand public qu’en 1996, lorsque son œuvre L’Oratorio de Noël (Actes Sud, 1986) a été adaptée au cinéma. Il est reconnu pour son exploration complexe des relations interpersonnelles. On lui doit une vingtaine d’œuvres comprenant des romans, une dizaine de recueils de poésie, des nouvelles ainsi que des témoignages et des pièces radiophoniques.” [source : ACTES-SUD.FR]


Dès les premières pages de L’Oratorio de Noël, nous savons que nous allons être emportés par un fort courant romanesque aux confins de l’éblouissement, de la folie, de la mort et de l’amour. Trois générations de Nordensson, que dominent trois hommes — Aron, Sidner et Victor —, nous prennent en effet à témoins des inoubliables transgressions auxquelles leurs rêves, leurs talents, leurs ambitions et leurs désirs visionnaires vont les entraîner. Mais les femmes ne sont pas absentes de ces tribulations pathétiques, et en particulier Solveig, l’épouse d’Aron, qui meurt dès les premières pages, piétinée par un troupeau de vaches sous les yeux de son fils, et qui va les hanter tous, au point parfois de les conduire à l’irréparable. Et L’Oratorio de Noël. de Bach dans tout cela ? Au premier degré, c’est l’un de ces sujets où la communion des personnages soudain s’exalte. Mais très vite la symbolique s’impose. Car le roman de Tunström se construit, s’épanouit, s’amplifie comme un oratorio. La Suède nous avait habitués à des livres forts et passionnants. Cette fois elle nous propose l’un de ces grands romans européens dont Kundera dit qu’ils ont engagé le dialogue avec la philosophie. Un dialogue inoubliable.

Hubert Nyssen / Bertrand Py (Actes Sud)


La paix est sur eux maintenant, comme tant d’autres fois, ils sont ensemble, entourés de l’air de Noël de Bach.
Pour commencer, tu vas me pousser, Sidner.
Et il pose ses mains sur le porte-bagages, appuie ses pieds nus dans le gravier, la pousse un bon coup. Solveig s’assied sur la selle, et la voilà partie, les rayons chantent, du gravier et des petits cailloux giclent et elle engloutit dans ses poumons tout l’été des arbres et des bords du chemin, aspire les odeurs des reines-des-prés, du gaillet jaune et des marguerites, et Sidner coupe à travers la cour, arrive en haut du talus abrupt juste au-dessus du virage et crie : « Salut… » et voit les vaches, voit son père, voit que Solveig essaie de freiner, voit la chaîne qui saute, voit qu’elle ne réussit pas éviter, voit les premières vaches s’écarter devant cette flèche qui file, voit que celles qui trottinent derrière n’ont pas le temps, la voit tomber droit en plein dans la grotte de chair, de cornes et de sabots doubles, la voit tomber et rester étendue, tandis qu’elle est piétinée, piétinée, et longtemps encore après qu’elle n’est plus – « Il existe, note Sidner dans son journal Des Caresses, des instants qui ne cessent jamais. »


Savoir lire…

SAINT-EXUPERY (trad. Guy FONTAINE) : Li p’tit prince (2012)

Temps de lecture : 6 minutes >

SAINT-EXUPERY Antoine de -, Li p’tit prince (Neckarsteinach, Tintenfass, 2012, traduit en wallon liégeois par Guy FONTAINE)


[extrait du chapitre XXI]

“[…] C’è-st-adon qu’atouma li r’nå.

  • Bondjoû, dèrit li r’nå.
  • Bondjoû, rèsponda li p’tit prince come on bin aclèvé qu’il èst. Mins, il aveût bèl a loukî tot avå, i vèyéve rin.
  • Dji so la, dèrit l’vwès, dizos l’mèlêye.
  • Quî èstez-v’ ? dèrit li p’tit prince. Vos-èstez tot nozé…
  • Dji so li r’nå, d’hati.
  • Vinez don djouwer avou mi, li fa li p’tit prince. Dji so si pèneûs…
  • Dji n’ såreû dèdja, dèrit li rnå, dji n’ so nin aprivwèzé.
  • Ah ! Mande èscuse, fa li p’tit prince.

Mins, après aveûr tûzé pus lon on moumint, i dèrit co :

  • Qu’èst-ce qui çoula vout dîre “aprivwèzer” ?
  • Vos n’èstez nin di d’chal, fa li r’nå, quî cwèrez-v’ don ?
  • Dji cwîre lès-omes, dèrit li p’tit prince. Qu’èst-ce qui çoula vout dîre “aprivwèzer” ?
  • Lès-omes, dèrit li r’nå, il ont dès fiziks èt i tchèssèt. C’èst fwèrt djinnant. Il aclèvèt dès poyes ossu èt çoula m’ahåye bin pus. Cwèrez-v’ ossu dès poyes ?
  • Nonna, dèrit li p’tit prince. Dji cwîre dès camarådes. Qu’èst-ce qui çoula vout dîre “aprivwèzer” ?
  • C’è-st-ine sôrt qu’on-z-a par trop’ roûvi, dérit li r’nå. Ça vout dîre “si loyî onk a l’ôte”.
  • Si loyî onk a l’ôte ?
  • Assûré, dèrit li r’nå. Vos n’èstez co por mi qu’on p’tit gamin come ènn’ a co cint mèye ôtes. Ét dji n’a nin dandjî d’ vos. Ét vos n’avez nin pus dandjî d’ mi. Dji n’ so por vos qu’on r’nå come ènn’ a co traze èt traze mèye. Mins si vos m’aprivwèzez, nos-årans dandjî onk di l’ôte. Vos sèrez por mi come li seûl å monde. Ét dji sèrè por vos come li seûl å monde…
  • Dj’atake a comprinde, dèrit li p’tit prince. I-n-a ‘ne fleûr… dj’ô bin qu’èle m’a-st-aprivwèzé.
  • I s’ pout, dèrit li r’nå. On veût totes sôrts d’afères so l’tère.
  • Oh ! Ci n’èst nin so l’tère, dèrit li p’tit prince.

Li r’nå avizéve bin si d’mander qwè :

  • So ‘ne ôte planète ?
  • Awè.
  • A-t-i dès tchèsseûs so cisse planète-la ?
  • Nèni.
  • Vola ‘ne bone novèle ! Ét dès poyes ?
  • Nèni.
  • Rin po fé plêzîr, sospira li r’nå.

Mins, i riv’na a si-îdèye.

  • Mi vèye, c’è-st-on djoû tot fî parèy qui l’ôte. Dji tchèsse lès poyes, lès-omes mi k’tchèssèt. Totes lès poyes si ravizèt, èt tot lès-omes si ravizèt ossu. C’èst todi l’ minme djeû. Mins si vos m’aprivwèzez, mi vèye sèrè come pline di solo. Dji rik’noherè l’ brut d’on pas qui sèrè difèrint d’ tos lès-ôtes. Lès-ôtes mi font rintrer d’zos tère. Li vosse mi houkrè foû di m’ trô, come li musike dès-ôbådes. Èt adon, loukiz ! Vos vèyez, låvå, lès tchamps d’ frûmint ? Dji n’ magne nin dè pan. Li frumint, por mi, ci n’èst rin. Lès tchamps d’ frumint ni m’ fèt rapinser a rin. Èt çoula, c’èst bin trisse. Mins, vos-avez lès dj’vès coleûr d’ôr. Adon, ci sèrè mèrvèye qwand vos m’årez aprivwèzé. Li frumint, qu’èst come di l’ôr, mi frè sov’ni d’vos. Èt dj’ årè bon d’ôre li brut dè vint gruziner d’vins lès frumints.

Li r’nå s’ têha èt r’louka tot on tins li p’tit prince.

  • S’i v’ plêt… aprivwèzez-m’ ! Dèrit-i.
  • Dji vou bin, rèsponda li p’tit prince, mins dji n’a nin tot plin dè tins. Dj’a dès camarådes a d’hovri èt co tant dès-afêres a-z-aprinde.
  • On n’ kinohe bin qui çou qu’on aprivwèzêye, dèrit li r’nå. Lès-omes ni prindèt pus l’ tins dè rin k’nohe. Il atchèt tot, tot fêt ‘mon lès martchands. Mins come i-n-a nou martchand d’ camarådes, lès-omes n’ont pus nou copleû. Si vos ‘nnè volez onk, aprivwèzez-m’.
  • Qui fåt-i fé, diha li p’tit prince ?
  • I v’ fårè tot plin dèl paciyince, rèsponda li r’nå. Po-z-ataker, vos v’s-alez asîre on pô lon d’ mi, come çoula, so l’ wazon. Dji v’ riloukrè d’in-oûy èt vis n’ dîrez nin. Tot djåzant, on s’pôreût må comprinde. Mins tos lès djoûs, vos v’ pôrez asîre on pô pus près…

Li lèd’dimin, li p’tit prince riv’na.

  • Åreût mî valou dè riv’ni a l’ minme eûre, dèrit li r’nå. Si vos v’nez, dihans-gn’, so l’ côp d’ qwatre eûres après nône, vès lès treûs-eûres, dj’atakrè di m’ rafiyî. Pus’ l’ôrlodje va-t-èle toûrner, pus’ sèrè-djdju tot binåhe, a qwatre eûres, dji sèrè so dès tchôdès cindes èt dji m’ tourmètrè, dji pôrè inso k’nohe li pri dè boneûr ! Mins si vos v’nez tot l’ minme qwand, dji n’ sårè nin quéle eûre dji m’ gålioter l’ coûr.. i fåt dès règues, dès-acostumances.
  • Qu’èst-ce qui c’èst dès-acostumances ? dèrit li p’tit prince.
  • Èco ‘ne sacwè qu’on-z-a par trop’ roûvi, dèrit li r’nå. C’èst çou qui fêt qu’on djoû n’èst nin come lès-ôtes, qui lès-eûres ni sont nin lès minmes. Par ègzèmpie, mès tchèsseûs : li djûdi, i dansèt avou lès crapôdes dè viyèdje. Adon, li djûdi è-st-on tot bê djoû por mi. Dji m’ va porminer avå lès cinses èt lès polis sins nol imbaras… Lès tchèsseûs îrît-i fé leûs treûs pas tot l’ minme quwand, qui lès djoûs sèrît turtos lès minmes, èt dji n’ sèreû måy påhûle.

Insi, li p’tit prince a-t-i aprivwèzé li r’nå. Èt qwand foûrit l’ moumoint d’ènn’ aler :

  • Ah ! dèrit li r’nå… dji m’ va plorer.
  • Vos n’avez qu’a ‘nnè prinde a vos minme, dèrit li p’tit prince, dji n’ vis volève nou må, mins vos-avez pîlé po-z-esse aprivwèzé.
  • Bin sûr, dèrit li r’nå.
  • Mins vos-alez plorer ! dèrit li p’tit prince.
  • Bin sûr, dèrit li r’nå.”

ISBN 978-3-937467-51-1

“Vendu à plus de 130 millions d’exemplaires dans le monde, Le Petit Prince, de l’écrivain français Antoine de St-Exupéry, est traduit en plus de 220 langues et dialectes [et en morse !]. Il n’existait pas encore de traduction en wallon liégeois. C’est désormais chose faite, grâce à Guy Fontaine, bien connu des fidèles de Liège-Matin, et grand passionné du wallon sous toutes ses formes.

“L’idée de cette traduction en wallon liégeois vient d’un éditeur allemand” explique Guy Fontaine. “Il avait racheté chez Gallimard les droits pour les adaptations et les traductions dans les langues régionales. Il existait déjà une version du Petit Prince en wallon de Charleroi, en picard borain, et il aurait voulu une version en liégeois. Je m’y suis collé!”

Particularité pour le traducteur : rester le plus fidèle possible à l’original de Saint-Exupéry: “Le traducteur doit être vraiment en retrait total. C’est l’œuvre originale qui importe” poursuit Guy Fontaine. “Donc il y a un peu une frustration parce qu’on a tendance à vouloir adapter et donner un côté plus wallon à la chose mais le texte est très beau, donc on y trouve son compte”.

Une histoire universelle et qui, peut-être, grâce au wallon, trouvera de nouveaux lecteurs…” [lire la suite de l’article de A. DELAUNOIS sur RTBF.BE…]


Guy Fontaine est né en 1945. C’est de 1978 à 1994, à la radio de la RTBF, que le billet wallon hebdomadaire qu’il diffuse le rend le plus célèbre : billets transformés de 1994 à 2001, en sketchs avec Gabrielle Davroy. En 2001, ses 1.000 Mots wallons sont publiés. Depuis, il est devenu… évêque orthodoxe à Liège.


Dessine-moi… un Petit Prince

[LEXPRESS.FR, 7 septembre 2011] Bande dessinée, film, expo, le héros de Saint-Exupery se réinvente toujours. L’écrivain Marie Desplechin évoque ce qui fait l’essence du livre, qui s’adresse à l’enfant que nous avons été.

“Au titre de chef-d’oeuvre du XXe siècle, qui aurait misé un kopeck sur Le Petit Prince, fantaisie enfantine écrite et illustrée par l’auteur, publiée pour la première fois aux Etats-Unis en 1943 ? Bon, Martin Heidegger, d’accord. Il écrit, en 1949, pour l’édition allemande : “Ce n’est pas un livre pour enfants, c’est le message d’un grand poète qui soulage toute solitude et par lequel nous sommes amenés à la compréhension des grands mystères de ce monde. C’est le livre préféré du professeur Martin Heidegger.” Martin Heidegger n’est peut-être pas le type le plus sympathique de la période, il n’est pas non plus le dernier des neuneus. Son “livre préféré” est aujourd’hui n° 2 au classement international des lectures et des ventes, toutes catégories confondues. Soit n° 1 parmi les œuvres de fiction (on range usuellement la Bible parmi les “non-fictions”). Un livre traduit en 220 langues. Et qui compte à ce jour 145 millions d’exemplaires vendus.

Sans gâcher le plaisir qu’on a à voir Martin Heidegger encenser Le Petit Prince, on aimerait faire tourner les tables pour avoir avec lui une petite controverse posthume. Comment, alors que le livre leur est explicitement destiné, peut-il affirmer qu’il ne s’agit pas d’un livre pour enfants ? Qu’y a-t-il de si chétif, de si étranger, dans l’enfance, qu’elle doive être tenue à l’écart du “message d’un grand poète qui soulage de toute solitude” ? Drôle d’hommage que celui du professeur quand il dénie à l’auteur la gloire d’avoir écrit le livre qu’il voulait écrire. Prétendant une chose (avoir écrit un livre pour les enfants), il en aurait fait une autre […]”

Marie Desplechin


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : citation, partage, compilation | source : Editions Tintenfass ; LEXPRESS.FR | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Editions Tintenfass / RTBF / RTC Liège | remerciements à Eric Rozenberg


Lire encore…

 

Pour les traducteurs, Trump est un casse-tête inédit et désolant

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L’élection de Donald Trump est sur le point de changer la vie de bien des gens. Celle de tout un paquet d’Américains pour commencer, des plus riches aux plus fauchés. Déjà, elle a perturbé de nombreuses familles qui se sont envoyé la dinde de Thanksgiving à la tête (cela n’a pas dû être facile de rendre grâce cette année…). Elle est en train de modifier l’équilibre des relations internationales, au grand bonheur des Russes et au grand dam de beaucoup d’Européens (certes, pas tous). Elle sème la zizanie au sein des médias, tenus pour partiellement responsables de la catastrophe parce qu’ils n’auraient pas su la voir arriver ou qu’ils l’auraient favorisée, notamment en accordant à Donald Trump une couverture médiatique démesurée ou en n’ayant pas pris sa candidature au sérieux. Parmi ceux qui vont devoir s’adapter à ce nouvel ordre américain et mondial en changeant leur mode de pensée ou de vie, certains invisibles chatons d’internet se retrouvent, eux aussi, obligés de revoir leur vision du monde: les traducteurs de la parole politique. En traduisant pour la presse papier et internet depuis plus de quinze ans et pour Slate depuis ses débuts, j’ai eu des centaines d’occasions de reformuler en français la parole politique de dirigeants étrangers, et notamment celle de Barack Obama qui se trouve être, allez savoir pourquoi, l’homme dont les discours reviennent le plus souvent dans l’actualité. Ah, Barack… Son débit régulier, sa diction impeccable, son éloquence, ses discours construits et logiques, son autodérision, son humour fin et souvent mâtiné d’une ironie calculée au millimètre…

Lire la suite de l’article de Bérengère VIENNOT sur SLATE.FR (14 décembre 2016)