ISTA : Li boukète èmacralèye (1917)

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[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Artiste touche à tout avec un égal talent, Georges ISTA (Liège 12/11/1874, Paris 6/01/1939) a animé la vie culturelle wallonne sur les scènes liégeoises durant les années précédant la Grande Guerre. Avec Maurice Wilmotte, il contribue à l’organisation du premier Congrès de l’Association internationale pour la Culture et l’Extension de la Langue française (1905). Autre facette de la riche personnalité de Georges Ista, il apparaît comme l’un des pionniers de la bande dessinée qu’il pratique de ‘façon moderne’ dès le début du XXe siècle.

Dessinateur, aquafortiste, peintre, graveur sur armes, Ista a hérité de ses ancêtres tapissiers-garnisseurs d’une grande sensibilité artistique, à laquelle il ajoute un grand souci d’exactitude et un esprit certain de fantaisie, ce qui ravit le public liégeois. Alors qu’Édouard Remouchamps et Henri Simon font le triomphe du théâtre dialectal wallon de la fin du XIXe siècle, le jeune Georges Ista dénonce une certaine facilité et en appelle à davantage de rigueur, voire d’exigence artistique. Il s’en explique dans une série d’articles publiés dans La Revue wallonne avant de se lancer lui-même dans l’écriture dramatique : entre 1905 et 1912, il écrit et fait jouer huit comédies qui sont autant d’études de mœurs, de portraits ciselés de types locaux, dont la finesse conduit à l’universel. Avec Qui est-ce qu’est l’maîsse ?, Mitchî Pèquèt, Madame Lagasse et Li babô, il fait les beaux jours du Pavillon de Flore et du « nouveau » théâtre communal wallon aidé par la ville de Liège.

Georges ISTA © DP

Cependant, il aspire à d’autres horizons. Chroniqueur dans la presse liégeoise (Journal de Liège 1906-1912, L’Express 1913-1914), il se fixe à Paris dès 1909, et fait carrière dans la presse française, où il publie d’innombrables articles. Cela ne l’empêche pas de rester en contact avec les Wallons, de continuer à collaborer à La Lutte wallonne (1911-1914), ou d’envoyer à L’Express sa chronique intitulée Hare èt hote. Défenseur de la langue wallonne autant que de la langue française, il contribue à donner une définition au régionalisme qu’il entend comme un moyen de diminuer les excès de la centralisation et comme un moyen d’atteindre une vraie égalité entre les hommes (Wallonia, 1913).

Rentré de Paris alors que la Première Guerre mondiale n’est pas encore finie, il s’installe à Sy, avec le peintre Richard Heintz (1917). Après l’Armistice, il repart définitivement à Paris où il vit de sa plume. Auteur littéraire (drames, contes, nouvelles, comédies, opérettes, revues locales, romans, chroniques, fantaisies), auteur de romans en français, Ista était l’un des nègres littéraires de Henri Gauthier-Villard, dit Willy, le célèbre critique parisien, écrivain, auteur d’une centaine d’ouvrages dont les premiers romans de Colette. À Paris, Ista a écrit notamment dans Comoedia, La Petite République, Le Rire, Le magasin pittoresque, Le Sourire, L’Œuvre, etc.

En 1975, Daniel Droixhe s’interrogeait sur la contribution de Georges Ista à une authentique tradition wallonne de la caricature ; récemment, on a (re)découvert que Georges Ista fut un excellent raconteur d’histoires qui utilisa la bande dessinée comme moyen d’expression. “Fait très rare pour l’époque dans l’imagerie, il développe ses histoires autour de héros récurrents qu’il suit au fil de leurs aventures. (…) Contrairement à la grande majorité – sinon l’ensemble – des auteurs de l’époque, Ista élève par ailleurs la pratique au rang de métier et fait, pendant une quinzaine d’années, de la bande dessinée de manière soutenue” (Fr. Paques).

Paul Delforge © Institut Destrée

Œuvres principales :

      • Titine est bizêye ! (revue, Pavillon de Flore)
      • on-n-onke Djouprèle, 1905 (théâtre)
      • Qui est-ce qu’est l’maîsse ?, 1905 (théâtre)
      • Li rôze d’argint, 1906 (théâtre)
      • Pire ou pa, 1907 (théâtre)
      • Mitchî Pèkèt, 1908 (théâtre)
      • Madame Lagasse, 1909 (théâtre)
      • Li veûl’ti, 1910 (théâtre)
      • Noyé Houssârt, (théâtre)
      • Moncheû Mouton, (théâtre)
      • Li bâbô, 1912 (théâtre)
      • La vertu de Zouzoune
      • Boukète èmacralêye (poème)
      • Li pètard (poème)
      • Pièrot vique co, 1922 (revue, Pavillon de Flore)

“…Li Mame féve des boukètes” © DR

La bouquette ensorcelée

C’était la nuit de Noël, la mère faisait des bouquettes.
Et tous les petits enfants rassemblés devant le feu,
Rien qu’à humer l’odeur qui montait de la poêle
Sentaient l’eau leur monter à la bouche et se reléchaient les doigts.

Quand un côté de la pâte était juste à point,
La mère prenait la poêle et la secouait un petit peu.
Et puis hop, la bouquette en l’air fit une pirouette
Et au milieu de la poêle se retrouvait cul vers le haut.

Laissez-moi un peu essayer, brailla la petite Marie Jeanne,
Je parie que je vais la retourner du premier coup.
Vous allez voir mère“. Et voilà notre gamine
Qui prend la poêle à deux mains, qui s’abaisse un petit peu.

Et rouf ! De toutes ses forces elle envole la bouquette.
Elle l’envola si bien qu’elle n’est jamais retombée.
On chercha tout côtés, sous l’armoire, au-dessus de la porte.
On ne retrouva jamais rien. Où était-elle passée ?

Tout le monde se le demanda et les commères du quartier
Se racontaient tout bas, la nuit, autour du feu
Que c’était surement le diable qui s’était caché sous la table
Et qui l’avait mangé sans faire ni une ni deux…

L’hiver passa, l’été ramena les verdures
Et les fêtes de la paroisse et les joyeux cramignons.
Tout le monde avait déjà oublié cette aventure
Quand la mère de Marie Jeanne fit reblanchir ses plafonds.

Voilà donc le borgne Colas, badigeonneur sans pareil
Qui arrive avec ses brosses, ses échelles et ses seaux.
Il commença par enlever les petits objets encombrants
Qu’il y avait dans la maison. Il ôta les tableaux

Qui pendaient sur les murs puis, montant sur l’escabeau,
Il décrocha le grand miroir qui s’étalait sur la cheminée
Et c’est derrière le miroir qu’on retrouva notre bouquette
Qui était là depuis six mois, encore plus dure qu’un vieux clou,

Noire comme un cul de chapeau, encore plus raide qu’une quille,
Grêlée comme une vieille poire, et en plus de tout cela,
Toute couverte de cacas de mouches et tellement moisie,
Qu’elle avait des poils encore pire qu’un angora.

Le texte en wallon liégeois est disponible dans notre POETICA

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et iconographie | sources : connaitrelawallonie.wallonie.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : domaine public | Remerciements à Alain Bronckart et RTC Télé Liège | Sources de l’auteur : Paul DELFORGE, Georges Ista (Encyclopédie du Mouvement wallon, Charleroi, Institut Destrée, 2001, t. II, p. 854-855) ; Daniel DROIXHE, La Vie wallonne, IV, 1975, n°352 (p. 204-207) ; Jacques PARISSE, Richard Heintz, 1871-1929 : l’Ardenne et l’Italie (Sprimont, Mardaga, 2005, p. 75) ; Maurice WILMOTTE, Mes Mémoires (Bruxelles, 19149, p. 120- et ssv) | On trouvera une honnête recette de bouquette liégeoise sur gastronomie-wallonne.be.


Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

DOR : textes

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Jacques DOR (France, né en 1953) se définit comme auteur en scène. Il est à la fois écrivain, poète, plasticien, vidéaste et comédien. Il conjugue ces talents dans des spectacles où vibre la poésie en clair-obscur du quotidien. Il vit à Paris. De 1973 à 1988, il fut surtout peintre et plasticien puis de 1988 à 1995, il a été photographe et affichiste pour le spectacle, compagnie Nordey.

À partir de 1995 et de sa rencontre avec Claire Le Michel, metteur en scène de la Compagnie de Théâtre “Un soir ailleurs”, il écrit surtout pour le théâtre tout en composant son dictionnaire poétique intitulé Le Dico de ma langue à moi. “Monter sur scène, interpréter mes propres textes, est une façon de prolonger l’écriture, d’éprouver physiquement les mots. J’aime la littérature “bonne à dire”, mon envie de théâtre vient de là : l’écriture qui passe par le corps… Je tente avant tout d’être présent, de travailler sur cette idée de présence…

d’après theatre-contemporain.net


Sans le corps de l’autre occupant l’espace de son parfum et de son rire d’étoile filante, sans le corps de l’autre emplissant nos yeux et la paume de nos mains, nous restons sur la rive de nos supposées pensées. Depuis cet endroit nous tentons de le rendre “existant”, ce corps fait d’absence, ce corps que nous effleurons abstraitement, en rêves ; pétales de nuit et de sentiments en verre soufflé dans le vide de l’espace. Sans corps nous sommes orphelins de l’autre. Orphelins du plus proche et du plus intime de son existence, du plus proche et du plus intime de la danse singulière que sculpte son corps au beau milieu des choses. Sans ce corps resté au loin, nous ne portons dans le cœur qu’une simple photo de l’autre. Et c’est depuis cet arrêt sur image qu’il nous regarde comme on aime, qu’il nous sourit comme on aime, qu’il nous attend quelque part comme on aime. Bras ouverts. De tout son corps.

Jacques DOR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation et iconographie | sources : theatre-contemporain.net ; jacquesdor-poesie.tumblr.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Frederic Iovino.


Aimer encore en Wallonie et à Bruxelles…

CREHAY, Jules (1858-1934) : pièces de théâtre en wallon

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Membre d’une illustre dynastie spadoise d’artistes et d’artisans, Jules Crehay demeure cependant fort peu connu. Troisième fils de Gérard-Jonas Crehay (les deux premiers étant Gérard-Antoine et Georges, le quatrième Maurice), il n’atteint pas la renommée de son père ni de ses frères aînés. Né à Spa, le 9 décembre 1858, sa biographie reste lacunaire ; on sait qu’il a été élève de l’Ecole de Dessin (cours supérieur et cours d’application), mais on ignore en quelle année. Artiste peintre et publiciste, il a également été secrétaire du Casino.

Le 27 mai 1884, il épouse Marie-Antoinette Baudinet dont il aura deux enfants : Marcel (1884) et Jules Marius (1888). En 1914, lors du séjour à Spa du Kronprinz, les Allemands exigent des otages afin de garantir sa sécurité. Ceux-ci sont tirés au sort, deux par deux et pour une durée de vingt-quatre heures. Jules Crehay fait partie du lot. Tout au long de sa vie, il se partagera entre ses deux passions: la peinture et l’écriture. Il meurt à Spa, le 24 mai 1934, à l’âge de septante-cinq ans.

Son œuvre picturale reste à découvrir : le Musée de la Ville d’Eaux ne possède aucun tableau de sa main. Sans doute un certain nombre d’oeuvres est-il resté dans la famille ; de plus, en ce qui concerne la décoration des Bois de Spa, les boîtes ne sont généralement pas signées. Dans le domaine de l’écriture, Jules Crehay publie en 1889, dans L’Avenir de Spa, un article intitulé “De l’organisation des Ecoles de Dessin et de Peinture au point de vue des industries locales”.  Il y critique de manière assez virulente l’enseignement artistique prodigué alors à Spa, lui reprochant notamment de ne pas répondre aux besoins de l’artisanat local et d’avoir des visées trop artistiques. Il s’exprime en ces termes: “Il (l’enseignement) ne doit pas vouloir faire des artistes, mais bien de bons dessinateurs ; l’enseignement aura atteint le summum de ce qu’il doit donner, s’il forme, de plus, d’habiles coloristes pour l’industrie spéciale des ouvrages de Spa.”

Jules Crehay, “Vue de Spa depuis le chemin Henrotte”

Mais c’est l’œuvre de Jules Crehay, auteur wallon, qui, en définitive, a le mieux assuré sa postérité. En fait, il existait un précédent, en matière de théâtre dialectal, dans la famille Crehay. En effet, Albin Body rapporte que, durant l’hiver 1865-1866, une société s’était formée “A l’effet de représenter les chefs-d’œuvre dramatiques écrits dans notre pittoresque patois.” Cette société a joué pendant trois hivers, soit jusqu’en 1868, et recruté de nouveaux membres avant d’aborder le répertoire français. Parmi ceux-ci, un Crehay, sans aucune précision de la part d’Albin Body. Il ne peut évidemment s’agir de Jules, alors âgé d’à peine dix ans, mais le fait que l’on retrouve dans cette société trois membres de la famille Istace à laquelle Gérard-Antoine (né en 1844) s’est justement allié en 1866 pourrait laisser supposer qu’il s’agit de ce dernier.

Quoi qu’il en soit, deux pièces de Jules Crehay sont parvenues jusqu’à nous et sont conservées à Liège, à la Bibliothèque des dialectes de Wallonie. Il s’agit de On mais’cop d’fier (non daté) et de On mariège èmakralé (1891). Publiée à Spa, par l’imprimerie Engel-Lievens, On mais’cop d’fier n’est donc pas datée. Le fait qu’Albin Body ne la mentionne pas dans Le Théâtre et la Musique à Spa peut donner à penser qu’elle est postérieure à la date de l’achèvement de cet ouvrage, soit 1884 (publication de 1885). D’autre part, la pièce est plus courte, moins achevée que On mariège èmakralé ce qui peut passer pour caractéristique d’une œuvre de jeunesse et la daterait des alentours de 1885-1890.

“Comèdèe en ine acte avou des tchants”, On mais’cop d’fier compte six personnages: Bietmé (Barthélemy), le chapelier (“tchaplî”) ; Marèe, sa femme ; Houbert, le frère de Marèe ; Hinri, le locataire de Bietmé ; un agent de police et un touriste anglais. Houbert vient rendre visite à son beau-frère, Bietmé, afin qu’il “donne on cop d’fier” à son chapeau qui n’est plus très présentable (il doit se rendre à un baptême). Bietmé, comme à son habitude, remet à plus tard son travail pour se rendre au café. Marèe le lui reproche, mais il prétend y traiter des affaires: “J’y vind ciet’pus d’tchepais ki ji beus’du verres !” Après le départ de Bietmé, son locataire, Henri, reste seul dans le magasin. Arrive un Anglais avec lequel il a justement eu maille à partir peu de temps auparavant et dont il a écrasé le chapeau d’un coup de poing. Henri s’éclipse, l’Anglais entre dans la boutique, s’étonne de n’y voir personne, découvre le chapeau de Houbert qu’il trouve à son goût ; il l’emporte et abandonne le sien, se promettant de revenir payer plus tard.

De retour du café, Bietmé s’étonne de l’état de ce qu’il croit être le chapeau de Houbert: “On cop d’fier a ine parêe klikotte ! Ca sereut piette su timps ! Ottant voleure rustinde li sofflet d’ine armonika !” Entre un agent qui demande à Bietmé où se trouve le propriétaire du chapeau car il est accusé d’avoir assassiné sa femme et d’avoir caché son corps dans une malle. Bietmé est consterné, croyant qu’il s’agit de Houbert. Marèe revient, après le départ de l’agent, et Bietmé ne sait comment lui annoncer que son frère est un meurtrier. Elle fond en larmes tandis qu’apparaît justement Houbert. S’ensuit un quiproquo émaillé de jeux de mots: Bietmé : “Allons, fré ! …ni blangans nin ! … vos esté d’couvrou !” Houbert : “Awet ! Jè l’sé. C’est bin po çoulà ki j’vins r’kwéri m’tchapai !” Tout s’arrange lorsque l’agent confesse s’être trompé : il n’y a pas eu de meurtre, la femme trouvée dans une malle était une attraction foraine. Bietmé s’étonne alors auprès de Houbert de l’état de sa buse, Houbert découvre qu’il ne s’agit pas de la sienne. Arrive l’Anglais qui vient payer son chapeau. Après quelques discussions, Houbert finit par récupérer le sien et part au baptême tandis que Bietmé va fêter cela au café. On le voit, l’ensemble est fort pauvre, souvent cousu de fil blanc et dépasse rarement le niveau des spectacles de patronage.

Gérard Jonas Crehay, “Ferme à Berinzenne”

On mariège èmakralé est, en revanche, plus dense et plus intéressante : “Comèdeie ès treus ack, avou dè chant, da M. J.Crehay. Riprésintèe po l’prîmi co à Spa li 31 dès meu d’Mâss’ 1891, par li Section dramatique dê Cerk artistique ès littéraire di Spa”, l’œuvre a été publiée la même année, à Liège, par l’imprimerie Camille Couchant. Mieux écrite, mieux construite, la pièce présente également des personnages à la psychologie mieux définie qui constituent des charges assez réussies. En outre, elle fait intervenir un élément des croyances locales: les macrales et leur ennemi, le “macrê r’crêyou” ou “r’crêyou macrê”, c’est-à-dire le sorcier repenti, spécialiste du désenvoûtement. Le décor est planté par Jules Crehay dans un village d’Ardenne, en voici les acteurs : Colas, le fermier (“sincî”) ; Houbert, son fils ; Rokèe (Jules Crehay attribue à son personnage, qui ne dédaigne pas la bouteille, un nom désignant une petite mesure de genièvre – une rokèye), le “ricrèou makrai” ; Madame Picolet, bourgeoise de Liège, au sujet de laquelle Jules Crehay précise que “ce rôle doit être tenu par un homme” ; Ludwige, sa fille ; Trinette, la servante de la ferme.

Colas accourt, au lever de rideau, effrayé et en colère. Il appelle Houbert et Trinette pour leur annoncer que la “makrale” lui a encore volé six œufs. Elle s’était déjà manifestée à son encontre, la veille. Trinette propose à Colas de marier son fils pour conjurer le mauvais sort: “Ki n’marièf’ Houbert ? Vos savez k’tant k’Houbert serè jône homme les makrales habit’ront l’since…” En fait, Trinette et Houbert se marieraient volontiers, mais Colas voit d’un mauvais œil son fils, héritier de la ferme, épouser une fille sans dot. Il compte plutôt sur Rokèe pour maîtriser la “makrale”.

En effet, il attend la visite d’une amie d’enfance, Madame Picolet, à qui son époux, en mourant, a légué une belle fortune et qui a une fille de l’âge de Houbert. Appelé par Trinette, Rokèe vient proposer ses services et part à la chasse aux “makrales” avec Colas. Après leur départ, Trinette confesse au public que c’est elle qui fait la “makrale” : elle vole les oeufs et les donne à Rokèe ; en échange, celui-ci soutient à Colas que le seul moyen d’en finir est de marier Houbert. L’arrivée de Madame Picolet risque de compromettre son plan, mais Trinette n’est pas disposée à se laisser faire.

De· retour, Colas explique à Houbert ses projets de mariage le concernant, puis il part à la rencontre de la diligence venant de Liège et revient avec Madame Picolet et sa fille, Ludwige. Celle-ci est le seul personnage de la pièce à s’exprimer en français, ainsi que le fait remarquer Colas :  “Elle jas, Mme Picolet, comme ine avocat, voss’demoiselle. Ji sèreus kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet po l responte !” Mme Picolet: “Awet, Colas, elle ni pous s’habituer à jaser l’wallon. I fât l’excuser. Es d’ine ôte costé, c’est meyeu po ses cours…” Colas est abasourdi d’apprendre qu’elle étudie la médecine à l’Université (“Est-ce qui les feumes fiè l’docteur astheur !”) et fait remarquer qu’il doit être bien agréable de se faire soigner à Liège.

Trinette entre dans la pièce, sous un faux prétexte, pour voir les nouvelles arrivantes. Ludwige l’interroge et la traite avec condescendance. Trinette se met en valeur, rabaissant Colas et Houbert, avant de dévoiler l’existence de la “makrale” : espérant effrayer les visiteuses. Au contraire, Ludwige s’en réjouit (“Oh ! délicieux ! adorable ! la naïveté villageoise existe donc encore ?”). Elle demande plus de détails à Trinette qui l’invite à questionner Houbert. Ce dernier arrive précisément avec son père. Colas présente les jeunes gens l’un à l’autre et, sous prétexte de faire visiter la ferme à Madame Picolet, les laisse seuls. Houbert entreprend sa cour et, impressionné, essaye de parler français, mélangeant pitoyablement les deux langues : “Ma foi jè troufe què vous avez un trop malahî nom à dire.”

Trinette entr’ouvre la porte pour les observer et entend Houbert déclarer sa flamme à Ludwige qui joue le jeu. Trinette est bien décidée à se venger ; sur ces entrefaites, Colas et Madame Picolet reviennent. Ludwige supplie Colas de lui raconter l’histoire de la “makrale”. Embêté, celui-ci promet de le faire durant le souper. Les deux invitées regagnent leur chambre pour se préparer à une promenade. A sept heures et demie du soir, Trinette a dressé la table pour le souper, mais les promeneurs ne sont pas encore revenus. Elle en profite pour échafauder un plan avec Rokèe, destiné à faire fuir les intruses.

Durant le repas, Trinette cherche à dégoûter les deux femmes, tandis que Rokèe, légèrement éméché, jette de l’huile sur le feu. Les invitées se retirent dans leur chambre. Rokèe fait alors observer à Colas que l’on est la nuit du jeudi au vendredi (“Komprindéf, verdi, li jou des makrales !”). Colas s’inquiète aussitôt de ce que les “makrales” puissent tourmenter ses invitées. Rokèe se propose de rester là toute la nuit pour monter la garde. Il met un plan au point : lorsqu’il sifflera, Houbert et Colas devront arriver avec leurs cannes de néflier (“mespli”) et frapper de toutes leurs forces sur la “makrale” qu’il aura préalablement domptée avec sa formule magique.

Resté seul, Rokèe se déguise en “makrale” et attend que les femmes se relèvent, chose qui ne saurait tarder car Trinette a placé des fourmis dans leur literie. En effet, Madame Picolet entre dans la pièce ; elle trébuche contre une chaise, tombe. Rokèe en profite pour l’affubler de la coiffe de “makrale”, donne le coup de sifflet convenu et s’enfuit par la fenêtre. Colas et Houbert accourent aussitôt avec leurs cannes et rouent Madame Picolet de coups, croyant s’en prendre à la “makrale”. Ludwige arrive et leur enjoint d’arrêter, ayant reconnu sa mère. Madame Picolet écume de rage et injurie ses hôtes: “(…) vos estez deux fîs sots… deux sots, ko pu sots k’les sots k’on mine à Lierneux !” Elles s’en vont aussitôt, malgré les suppliques de Houbert et Colas. Rokèe revient innocemment. Colas et Houbert lui racontent leur tragique méprise, mais Rokèe, astucieusement, l’explique comme étant un mauvais tour joué par la “makrale”. Il insiste sur la nécessité de marier Houbert au plus vite pour mettre fin à ses agissements, avant qu’elle ne devienne encore plus agressive. Colas consent alors au mariage de Houbert et Trinette, dans sa générosité, il cède même la ferme à son fils et l’histoire finit par une chanson.

Si l’on note, à la lecture de ces deux pièces, une différence de qualité, on constate également des variantes dans l’orthographe des mots (“comèdèe / comèdeie ; tchants / chants”…). C’est la preuve, si besoin en était, que la vocation de la langue est avant tout d’être parlée, mais également que ces œuvres ont été rédigées avant la généralisation du système de transcription du wallon, proposé par Jules Feller en 1900. Tout comme pour la peinture, ces deux œuvres ne fournissent vraisemblablement qu’une connaissance lacunaire de la production de Jules Crehay auquel on attribue également l’écriture de poésies.

L’œuvre de Jules Crehay n’est pas celle d’un grand auteur, pas plus qu’elle n’est celle d’un grand peintre. Elle est néanmoins intéressante dans la mesure où elle constitue le témoignage d’une époque en un lieu donné. Sortir de l’oubli l’œuvre dialectale de Jules Crehay, c’est aussi contribuer à garder vivante la mémoire du wallon et former le vœu que plus personne ne prononce la réplique de Colas : “Ji sèrous kasi bin honteux dè springlé noss’ vix patwet.”

Philippe Vienne


[INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : rédaction | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne | cet article est une version remaniée et augmentée d’un article publié dans Histoire & Archéologie spadoises n°75 (1993), où l’on trouvera les notes et références bibliographiques.


Plus de littérature…

ANCION, Jacques (1942-2022) : le théâtre de marionnettes Al Botroûle a perdu son fondateur – Hommages

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[Communiqué] Jacques ANCION est décédé ce 24 octobre 2022. En revenant aux racines de la marionnette liégeoise, dès 1973, le montreur avait, avec son épouse Françoise Gottschalk, réconcilié les adultes et cet art aussi truculent qu’irrésistible. Leur Théâtre Al Botroûle, bien accroché au pied de la rue Hocheporte, à Liège, avait trouvé un rayonnement dans le monde entier, prouvant que l’universel se niche au cœur du particulier.

Il avait fait tous les métiers : sculpteur animalier, taxidermiste, plâtrier figuriste, brancardier. Mais c’est à la fin des années 60 qu’il trouvera sa vocation définitive et indéboulonnable : Jacques Ancion serait montreur de marionnettes à tringles. Rénovateur d’une tradition qui se diluait alors dans d’autres loisirs, il a rendu à la marionnette liégeoise son public d’adultes et son lieu où refaire le monde : le Théâtre Al Botroûle, installé dès 1973 dans le quartier Saint-Séverin. Pendant plusieurs décennies, c’était le repaire des poètes, mais aussi l’épicentre d’un succès qui allait très vite dépasser les frontières belges.

Le décès de Jacques Ancion, ce 24 octobre 2022, touchera tous ceux qui, comme les marionnettes qu’il animait, ont le cœur taillé en bois tendre. C’est qu’on n’oubliait pas la visite au Théâtre Al Botroûle : une cour aux lampions colorés, où l’on poussait la porte d’un estaminet bardé d’affiches et de chaleur. On montait au premier étage, où l’on se serrait dans une salle de 42 places à peine.

La surprise était à l’intérieur : sur sa scène minuscule, le théâtre revisitait les grands classiques, les pièces de chevalerie ou Li Naissance et La Passion, mais lorgnait aussi vers la recherche, loin de tout répertoire figé. Al Botroûle a ainsi exploré l’Ubu d’Alfred Jarry sous toutes les coutures : Ubu Roi en français, mais aussi L’Ubu Rwè traduit en wallon par André Blavier, ou transformé en pape par Robert Florkin.

Sur les planches, c’est tout un peuple de trouvailles et de truculence qui prenait corps, mais la seule passion de Jacques Ancion n’aurait pas suffi à lui insuffler la vie : son épouse Françoise Gottschalk était de tous les spectacles, mais aussi de tous les costumes. À leurs côtés, les décennies ont vu défiler et suer (les coulisses étaient étroites) une foule d’assistants et d’artistes, de Jacques Delcuvellerie à François Sikivie, de Julos Beaucarne à Thierry Crommen, de Marc Malempré à Pierre Kroll, jusqu’à l’assistanat de Tatiana Falaleew pour les dernières années.

Petit par la taille, local par sa tradition, le Théâtre Al Botroûle avait développé une expression à la puissance universelle. Ses spectacles ont fait le tour du monde ou presque. Jacques Ancion a emmené sa troupe aux quatre coins de l’Europe (Espagne, Italie, France, Grèce…) mais aussi bien plus loin : pour une tournée au Japon, en 1986, le spectacle était doublé en direct par une interprète virtuose, qui accompagnait à la virgule près La Tentation de Saint-Antoine.

Né au cœur de Liège – ou de son nombril –, le Théâtre Al Botroûle démontrait que l’universel se niche souvent dans le particulier. Sa devise était “Al Botroûle, n’a nouk qui tchoûle” (“personne ne pleure“). Tchantchès Bonète doit pourtant se sentir bien seul à présent.

Laurent ANCION

Jacques Ancion © Goldo – Dominique Houcmant

Monseigneur Delville, Père Tanguy, chers amis,

C’est fou, depuis des millénaires, on enterre des pères, des grands-pères, des amis, des mamans, mais finalement la mort, c’est peut-être un peu comme l’amour : c’est toujours comme si c’était la première fois. On n’est jamais entraîné, n’est-ce pas ?
Alors au nom de toute notre famille, enfants, conjoints et petits-enfants, je souhaite vous remercier du fond du cœur pour votre présence et, plus encore, pour l’amitié que vous portez à notre papa.
On a tous ici, j’en suis certain, un petit ou un grand bout dans le cœur de qui il a été, un petit bout précieux qu’on chérira et qu’on se racontera (pour former le grand puzzle de qui il était, tous ensemble).
En tant que fils, je peux vous assurer que notre père est mort comme il a vécu : en rêvant. Oui, le rêve a guidé sa vie.
Ses parents, c’est-à-dire Victor, qui était chimiste à Cockerill, et Marcelle, sténographe et très active femme au foyer (comme on disait en ce temps-là), bref, ses parents, ne l’imaginaient pas un instant marionnettiste. Peut-être avocat ou médecin – éventuellement pharmacien.
Mais voilà, il s’est rêvé en poète, tout seul, en génération spontanée, avec quelques très bons camarades de chambrée ou d’atelier, dont certains et certaines se reconnaîtront aujourd’hui.

À la fin des années 60, la télé rentrait dans tous les ménages. Il y avait un cinéma à tous les coins de rue. L’aube technologique avait pointé. Et Jacques a préféré – et de loin – se plonger dans la pratique des artisans. Il moulait, sculptait, empaillait. Un beau jour d’ailleurs, avec son ami Jean Rocour, ils ont même repeint le plafond qui nous protège aujourd’hui. À la façon de Michel-Ange, sur leur échafaudage. Pour se récompenser, ils se sont même peints eux-mêmes, vous pourrez vous amuser à les chercher en sortant de l’église !

Et puis bien sûr Jacques s’est intéressé à un art qui était en train de tomber en cliquottes : la marionnette liégeoise. Nous sommes tout début 70, les troupes remisent leur matériel, la marionnette quitte la Foire de Liège. Lui, il décide de nager à contre-courant pour la sauver de la noyade et de l’oubli. Il n’a pas rêvé d’écrans mais de scène, de chaleur humaine, de public tout serré, de rencontre, d’histoires, de fumée de cigare et de lampions allumés très tard dans la nuit des poètes. Avec notre maman Françoise, il a rêvé Al Botroûle. Jacques était un homme d’un autre temps qui habitait très intensément le nôtre.

D’ailleurs, je pense sincèrement qu’il avait vécu au Moyen-Âge, avec son goût pour les tréteaux, les fables et les Mystères et bien sûr son goût prononcé pour la barbe, mais aussi pour l’Abbatiale de Conques dont le célèbre tympan, avec ses diables et ses suppliciés tout nus (sculptés au 12 e siècle), avait inspiré son premier décor de l’enfer (j’en sais quelque chose, j’ai dormi des années avec lui comme déco dans ma chambre, quand Pierre Kroll a peint le nouveau, au feu très effrayant). Il avait aussi visiblement très bien connu l’Antiquité. La preuve, quand il testait le micro lors des tournées du théâtre, ne citait-il pas Oreste ? “Ena, Dio… Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix, souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix. Et qu’à vos yeux Seigneur je montre quelque joie, etc.

Jacques est mort comme il a vécu, disais-je, en rêvant. Le matin-même, dans son lit d’hôpital, il lisait Simenon, Au rendez-vous des Terre-Neuvas, que Tatiana et Raphaël lui avaient dégoté. Et à midi, il s’est endormi, sans un signe de douleur, nous a garanti le docteur. Peut-être rêvait-il de projet d’adaptation d’Ubu Cocu enfin traduit en wallon avec André Stas ? Peut-être rêvait-il de notre maman qu’il allait rejoindre avec beaucoup de choses à raconter ?

J’en profite pour remercier nos parents d’avoir eu l’idée assez originale de faire quatre enfants. Hélène, Eli, Nico, on n’est pas trop de 4 aujourd’hui pour faire face à tout ça et je vous aime énormément. Avec les compagnons et les compagnes, Axelle, Bouli, et les 5 petits-enfants, Théo, Lucie, Joseph, Violette, Emilio ; et puis Tatiana et Raph bien sûr, je trouve qu’on forme une sacrée équipe de foot.

Et donc en notre nom à tous, merci de l’amitié que vous avez portée et porterez encore à notre papa. Je pense qu’à sa façon, il nous voulait tous heureux. C’est ce qu’il a essayé de faire et de nous dire, je crois, par la marionnette, mieux que par ses propres mots. Alors s’il était ici, en ce lieu, il vous dirait sûrement en guise d’apothéose par la voix de Saint-Antoine : “Que Dieu vous bénisse et vous fasse les bras aussi gros que les cuisses.

Laurent Ancion

Ubu © Goldo – Dominique Houcmant

Mon vieil ami Jacques, tu étais un inclassable, un pur et dur, un imprévisible, un secret et un indomptable. C’eût été illusoire de te mettre une tringle et de te manipuler. Pour te cerner davantage, c’est dans les marionnettes que tu étais que tu vivais… Tu étais Hinri Grosdints, Tchofile Grosfil, Tchantchès Bonète, Charlemagne et surtout le père Ubu, insupportable et vilain bonhomme mais drôle et indispensable. Tu étais Ubu

Voici quelques souvenirs , à la Georges Perec, un autre barbu fêlé…
Je me souviens qu’Houbêrt, tambour attitré avait loupé son bus à Poulseur et moi, babysitter attitré, n’eus d’autre choix que de tambouriner à sa place, mirlitonner et faire la foule en coulisses “Libérez Barabas, à mort Jésus“. La passion devint une passion, les enfants s’étaient gardés tout seuls, Houbêrt vieillissant ratait souvent son bus. Découverte insolite, virus dont on ne guérit pas.
Je me souviens de l’artiste qui faisait toutes les voix, Charlemagne et Tchantchès, Nanesse et Berthe, Saint-Antoine et Robert, célèbre premier ministre des enfers… Une incroyable performance !
Je me souviens du public entassé pire que des sardines dans cette mini-salle qui finissait vite par sentir le fauve… ou l’étable pour li naissance.
Je me souviens du casting et du choix des costumes dans l’arrière-boutique. L’Archevèque Turpin transformé en jolie princesse, un tablier pour Djètrou, une tenue de taulard pour Ubu et même un kilt pour Bonète. Il fallait tout le talent de couturière-costumière de Françoise. Françoise, le moteur indispensable, le pilier discret de son artiste de mari. Hélène, Élisabeth, Nicolas et Laurent, vous qui étiez les plus fervents spectateurs, conseillers et critiques, Françoise était pour moi une complice, une confidente et une grande sœur…
Je me souviens du bar où les petits mangeaient des chips et buvaient du parasol orange et les grands enfants du pèkèt ou des pèkèts. Sur l’étagère, les petites marionnettes d’Hoûbert, les plake-tot-seû (autocollants), dont le célèbre “j’ai mal à ma ville“, toujours bien d’actualité.
Je me souviens des coulisses où s’entassaient les marionnettes que Françoise inspectait une par une pour que pas un fil ne dépasse, car le maître détestait l’imperfection. Les accessoires, la tôle à orage, la cloche, la machine à ‘phynance’, le tambour et la cymbale, les pétards à ficelle pendus au plafond trop bas où on se fracassait le crâne…
C’est là que tout se jouait, L’os qui chante, Li Naissance et La Passion, La nonne sanglante, La tentation de Saint-Antoine souvent rebaptisée en “tentatoine de Saint-Ancion“, Le mort qui vike, Tåti l’pèriqui ou depuis les coulisses on entendait ronfler ceux qui ‘n’djosaient nin l’walon’. Et bien sûr les incontournables Ubu… Roi, Rwè, Enchaîné, Al Tchinne

Jacques, ta famille, ta tribu ‘ne pout må de t’rouvî’ ! Tatiana, j’espère que Jacques a le téléphone là-haut. Je me souviens de tous ceux qui ont participé à l’entreprise botroûlesque, la liste est interminable : tous ‘tchoûlent’ alors que c’est interdit par le règlement du théâtre.
Salut Jacques, je mets le tambour en berne…

Etienne Pichault


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : Laurent Ancion & Etienne Pichault, auteurs | contributeur : Patrick Thonart | crédits photos : ©  Goldo – Dominique Houcmant.


Plus de scène en Wallonie-Bruxelles…

Compagnie Belova ~ Iacobelli

Temps de lecture : 3 minutes >

[BELOVA-IACOBELLI.COM] L’actrice et metteuse en scène chilienne Tita Iacobelli et la marionnettiste belgo-russe Natacha Belova se sont rencontrées en 2012 à Santiago du Chili dans le cadre du Festival La Rebelión de los Muñecos. En 2015, elles créent un laboratoire de recherche autour du théâtre contemporain de marionnette dans la même ville. À la fin de cette expérience de deux mois, elles décident de créer ensemble un spectacle.

Tchaïka est le premier spectacle de la Compagnie Belova–Iacobelli. La création dure trois ans et se déroule à cheval sur quatre résidences entre Buenos Aires, Santiago du Chili et Bruxelles. Elles présentent leur travail pour la première fois fin juin 2018, au Festival La Rebelión de Los Muñecos. Le spectacle a reçu les prix du Meilleur spectacle et de la Meilleure actrice 2018 au Chili (el Círculo de Críticos de Arte de Chile) et le prix du public pour la Meilleure mise en scène au Chili (Premios Clap).

Tita Iacobelli & Natacha Belova © Pierre-Yves Jortay

Natacha Belova, historienne de formation, est née en Russie et réside en Belgique depuis 1995. C’est tout d’abord en tant que costumière et scénographe qu’elle commence ses premières collaborations au sein du réseau belge et international des arts de la scène. Elle se spécialise ensuite dans l’art de la marionnette. C’est en menant de nombreux projets liés au théâtre mais aussi au domaine de la danse, du cirque, du cinéma et de l’opéra qu’elle engrange une grande expérience, lui donnant ainsi le désir et la nécessité de créer ses propres projets. Ses premières créations sont apparues sous la forme d’expositions et d’installations. En novembre 2017, elle signe sa première mise en scène, Passeggeri de la Cie La Barca dei Matti au IF — Festival internazionale di Teatro di Immagine e Figura — Milan, Italie. Elle mène depuis ces dernières années de nombreux stages de marionnettes dans 15 pays sur trois continents et fonde son propre centre de recherche et de formation nommé IFO asbl à Bruxelles en 2016.

Tita Iacobelli commence son parcours artistique au 2001. En 2003 elle gagne le prix de la meilleur actrice dans le festival de Nuevos Directores. Elle travaille depuis 2005 au sein de la Compagnie Viajeinmóvil de Jaime Lorca en tant que codirectrice, actrice, marionnettiste et enseignante dans des ateliers de marionnette. Elle a parcouru diverses scènes d’Amérique et d’Europe, avec entre autres, les spectacles, Gulliver (2006) et Otelo (2012). Sa relation étroite avec la musique l’a amenée à diriger plusieurs spectacles de théâtre musical avec la compagnie jeune publique Teatro de Ocasión, ainsi que des concerts théâtraux avec le groupe chilien fusión-jazz Congreso et avec l’Orchestre Philharmonique du Chili au Théâtre Municipal de Santiago.

TCHAÏKA

Dans les coulisses d’un théâtre, une vieille actrice au crépuscule de sa vie ne sait plus ce qu’elle fait là. S’approchant d’elle, une femme lui rappelle la raison de sa présence : interpréter le rôle d’Arkadina dans La mouette de Tchekhov. Ce sera son dernier rôle. Sa mémoire fout le camp et si elle ne sait plus tout à fait qui elle est pas plus que son rôle, elle entend assurer la représentation. Dans sa déroute, fiction et réalité s’entrecroisent. Elle tente de suivre la trame de la pièce. Suivent des dialogues avec son fils, les abandons répétés de Trigorine son amant, qui la replongent dans son passé.
Elle renoue avec la jeune actrice qu’elle fut, avec le rôle de Nina, celui qu’elle préfère, celui de la jeune actrice qui vaille que vaille continue. Voilà Tchaïka luttant, reprenant pied, se créant un nouveau théâtre, un autre espace de jeu et de vie. Comme dans La mouette, Tchaïka est entre passé et futur, entre désillusion et espoir, et elle poursuit la route, malgré la déglingue. Conté sur la trame du rêve, ce spectacle pour une actrice et une marionnette est le premier de la compagnie belgo-chilienne Belova-Iacobelli.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et correction | source : belova-iacobelli.com | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Pierre-Yves Jortay.


D’autres initiatives en Wallonie et à Bruxelles…

ROSTAND : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

Le Bret.
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire
La fortune et la gloire…

Cyrano.
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? Se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? Une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

Cyrano de Bergerac (1897)

L’acteur Jacques Weber est mis en scène par Jérôme Savary en 1983, au Théâtre Mogador :

Jacques Weber se remet en scène en 2022, à La Grande Librairie :


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : libretheatre.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Théâtre Marigny ; © france5.


Dire et lire encore…

THEATRE NATIONAL : Pelléas et Mélisande (saison 1976-1977)

Temps de lecture : 33 minutes >

Le Théâtre National de Belgique (direction : Jacques Huisman) présente PELLEAS ET MELISANDE, un rêve de Maurice Maeterlinck, dans une mise en scène de Henri Ronse. Les décors, les costumes et les lumières sont de Beni Montresor ; la musique d’Arnold Schoenberg (décor musical de Yvan Dailly, avec la collaboration technique de Willy Paques ; régie de Michel Dailly.).

© Collection privée

C’était la saison 1976-1977, ma mère était costumière au Théâtre du Gymnase liégeois qui accueillait alors la troupe bruxelloise du TNB pour mon premier Pelléas (et mon premier Schoenberg après La nuit transfigurée).
J’en ai gardé le programme, celui-là et les suivants. Etais-je déjà conscient que, bien des années plus tard, il servirait une de nos missions, chez wallonica.org : exhumer et pérenniser des publications qui ont vécu un temps puis, hélas, sont passées aux oubliettes, malgré leur intérêt réel.
La technique au service de l’homme : nous avons scanné et “océrisé” (effectué la reconnaissance de caractères) le programme de l’époque et nous vous le livrons ici en texte intégral (révisé et corrigé), comme à l’accoutumée sans publicités. Le fichier PDF résultant de cette dématérialisation est disponible dans notre DOCUMENTA…

Patrick THONART

Le metteur en scène : Henri RONSE

Il est né à Bruxelles, le 10 mai 1946. Après des études de Lettres et de Philosophie à l’Université Libre de Bruxelles, il s’en va à Paris, où il donne des articles à plusieurs journaux et revues (N.R.F., Lettres Françaises, etc.). Secrétaire de rédaction de la revue L’Arc, il en dirige plusieurs des numéros spéciaux (Joyce, Georges Bataille). En 1966-67, il fait ses premiers essais de mise en scène au Théâtre-Poème, à Bruxelles.

Henri RONSE (1946-2010)

En septembre 1971 , il fonde, à Paris, le Théâtre Oblique. Il y met en scène : Strindberg, Beckett, Maeterlinck, Artaud, Kafka, Jodelle (Cléopâtre captive), Yeats, Raymond Roussel, Butor, Schoenberg… Le Théâtre Oblique – installé définitivement, en 1974, au Cyrano-Théâtre – devient un important lieu d’échanges : théâtre, cinéma d’avant-garde, concerts, expositions… Des tournées à l’étranger lui donnent une stature internationale.

Au Théâtre de l’Odéon, Henri Ronse a présenté la Rodogune de Corneille (1975) et La Sonate des Spectres (1976) de Strindberg, avec un extraordinaire succès. Il prévoit également la mise en scène de Lulu de Wedekind à New York, et une tournée du Théâtre Oblique aux U.S.A.

Henri Ronse parle de Pelléas et Mélisande

    • TNB : Pelléas et Mélisande, c’est d’abord un opéra. L’Opéra de Debussy ?
    • HENRI RONSE : Non, un opéra qui se trouve dans l’œuvre de Maeterlinck ; une virtualité d’opéra, si vous préférez. Pour la musique de scène, de préférence à Debussy – à une chanson près – j’ai fait appel au poème symphonique de Schoenberg. Schoenberg a parfaitement compris le génie de la pièce. Un génie germanique qui l’apparente aux poèmes musicaux de Wagner. Cette histoire de passion et de mort est dans la ligne de Tristan et Isolde. Oui, en soi, Pelléas et Mélisande est un opéra. Tout tourne autour des rapports de la pièce et de cet opéra englouti qu’elle porte en elle.
    • Et le sujet de cet opéra ?
    • Un rêve. Un rêve qu’a fait Maeterlinck vers 1890. Il a vingt-huit ans. Il écrit, il rêve sa pièce, dans la solitude de sa maison de campagne d’Oostacker, le long du canal de Terneuzen. Plus tard, mûri, il reniera cette œuvre avec toutes celles de sa jeunesse : ces shakespitreries, dira-t-il. Peut-être parce qu’il en a peur, parce qu’elles le dénoncent trop. C’est dans Maeterlinck lui-même qu’il faut trouver la vérité de Pelléas et Mélisande.
    • Et qui est-ce, Maeterlinck ?
    • Un être complexe. Déséquilibré jusqu’à friser par moments la folie. Le poète des Serres chaudes et le champion de boxe. D’un côté l’athlète flamand, fier de ses pectoraux et de ses doubles muscles ; mais derrière cette façade, un homme inquiet, qui a peur, qui se cache. Toute sa vie, il se cachera dans des châteaux de plus en plus vastes. Le château de Pelléas et Mélisande, isolé au milieu d’un pays que ravage la famine, est une préfiguration de cet immense château d’Orlamonde, où l’écrivain finira sa vie, terré, éloigné de toutes les agitations du monde.
    • De quoi a peur Maeterlinck ?
    • De la souffrance, de la mort (il est hanté par la mort). Et surtout, de la violence qui est en lui. Maeterlinck, c’est Pelléas, c’est le poète des Serres Chaudes. Et c’est aussi cette brute de Golaud, le chasseur effréné, couvert du sang des bêtes. Georgette Leblanc, sa compagne, raconte qu’un jour, dans leur maison de Paris, importuné par les miaulements d’une de ses chattes dans le jardin, il va à la fenêtre et l’abat d’un coup de pistolet entre les deux yeux. Il a la hantise des armes à feu. Où qu’il soit, il se promène, autour de sa demeure et tire contre les ombres. A Orlamonde, au soir de sa vie, il reste assis dans une pièce du château, une mitraillette sur les genoux ; il attend les voleurs. Dans Pelléas pour traduire cette hantise, j’ai remplacé toutes les armes blanches par des armes à feu.
    • Maeterlinck, c’est aussi Arkel ?
    • Le jeune Maeterlinck aspire à être Arkel. Il sera Arkel, plus tard, dans Orlamonde. Remarquez qu’ici, dans ce château, où se déchaînent des passions terribles, au milieu d’une province où les pauvres gens meurent de faim , le long des routes, Arkel ne fait rien. Il ne gère rien, ne remédie à rien, n’empêche rien. Il laisse faire ; il regarde avec un étrange fatalisme, mêlé d’une immense pitié. Peut-être sait-il que le château est condamné, ce château se décomposant au milieu des marécages, bâti au-dessus de la pestilence des grottes.
    • Un peu la Maison Usher ?
    • L’âme des personnages aussi se décompose. Quand Golaud entraîne Pelléas dans les souterrains suintant l’eau croupie, se penche avec lui sur le gouffre, tous deux se penchent en même temps sur ce qu’il y a de plus profond, de plus caché en eux-mêmes : les désirs troubles, inavoués ; la complicité sournoise dans le désir de la même femme.
    • Venons-en à cette femme, Mélisande.
    • Elle est l’amour ; elle est la mort. Je crois qu’elle a aimé Golaud. Mais elle aime encore plus Pelléas, non seulement parce qu’il est la jeunesse mais parce que cet amour est frappé d’interdit. Elle est de ces femmes que personne n’arrive à posséder ; qui rêvent de se faire tuer au moment du plaisir, ou plutôt en ce moment de plaisir suprême qui se situe juste avant le plaisir. Elle me fait penser à Salomé (celle de Gustave Moreau), à Judith (celle de Cranach), ces femmes qui se promènent avec une tête coupée et sanglante. Au moment de son dernier rendez-vous avec Pelléas, une scène d’un érotisme violent, où tous les interdits sautent, elle ne fait rien pour se cacher, bien au contraire : “Laissez-moi dans la clarté… Je veux qu’on me voie…“. Obscurément, elle souhaite que Golaud survienne. Et tue.
    • Nous sommes loin de la pure, de l’innocente Mélisande de la tradition.
    • Nous sommes dans un rêve de Maeterlinck. Un rêve mêlé certes de réminiscences de Shakespeare : Pelléas c’est un peu Hamlet ; Mélisande, Ophélie ; Golaud, Othello ; Arkel, Lear après la folie ou Prospéro. Un rêve shakespearien 1890. Un homme de cette fin de siècle rêve de Shakespeare, et de notre impuissance à habiter les grandes figures de Shakespeare. En même temps, il se penche sur lui-même, se découvre avec épouvante. Se découvre enfermé dans une prison mentale, qui prend la forme de murs épais entourant un château gothique. Mais ces murs reposent sur des gouffres…
    • Dans la décoration, cela se traduit par quoi ?
    • Je viens de vous le dire : 1890… un rêve… un anachronisme voulu entre des costumes fin XIXe siècle et les murs d’un château gothique… des murs qui sont aussi ceux d’une prison… ou les parois crâniennes d’un homme parti à la recherche de lui-même… Et puis, ne l’oublions pas, c’est un opéra.
    • Je sais ce que vous allez me demander : qu’est-ce que c’est, un opéra ? Je vous répondrai par une citation de Meyerhold, qui mit en scène La Mort de Tintagiles de Maeterlinck : “Vous n’aimez pas l’opéra ? Tout simplement, vous manquez d’imagination pour vous représenter ce que peut-être un opéra.”

Le décorateur : Beni MONTRESOR

Natif de Vérone (mais c’est près de Venise, précise-t-il), Beni Montresor, italien vivant à New York, étudie la peinture à l’Académie des Beaux-Arts de Venise et la décoration au Centre Expérimental Cinématographique de Rome. Il débute parallèlement à la radio comme auteur de pièces et adaptateur de contes de fées, collabore au cinéma avec Rossellini, de Sica et Fellini.

Pour Puccini, Menotti, Berlioz, Rossini, Mozart et Debussy, ses décors sont bientôt accueillis par les Opéras les plus prestigieux : le Metropolitan de New York, la Scala de Milan, le Covent Garden de Londres, la Fenice de Venise. Il travaille aussi à Broadway pour le Royal Ballet, le New York City Ballet. La Comédie Française l’engage en 1976. Sélectionné au Festival de Cannes, en 1971, pour la Semaine de la Critique, Pilgrimage, sorte de pèlerinage initiatique est le premier long métrage qu’il écrit. Pour la sortie à Paris de La Messe Dorée, son deuxième film, Claude Mauriac, du Figaro, a écrit: “Beni Montresor est un visionnaire et un poète“. La Messe Dorée va bientôt sortir en Belgique.


Les noces de la vallisnère

© MNHN

Henri Ronse a demandé que soient reproduites ici les lignes que Maeterlinck a consacrées à une plante aquatique : la vallisnère. On y trouve une conception à la fois héroïque et tragique de l’amour. La fleur femelle et la fleur mâle de la vallisnère sont des amants très maeterlinckiens :

La Vallisnère est une herbe insignifiante, une herbe qui n’a rien de la grâce étrange du nénuphar ou de certaines chevelures sous-marines. Mais on dirait que la nature a pris plaisir à mettre en elle une belle idée. Toute l’existence de la petite plante se passe au fond de l’eau, dans une sorte de demi sommeil jusqu’à l’heure nuptiale où elle aspire à une vie nouvelle. Alors la fleur femelle déroule lentement la longue spirale de son pédoncule, monte, émerge, vient planer et s’épanouir à la surface de l’étang. D’une souche voisine, les fleurs mâles qui l’entrevoient à travers l’eau ensoleillée s’élèvent à leur tour pleines d’espoir vers celles qui se balancent, les attendent, les appellent dans un monde magique. Mais arrivées à mi-chemin, elles se sentent brusquement retenues; leur tige, source même de leur vie, est trop courte et elles n’atteindront jamais le séjour de lumière, le seul où se puisse accomplir l’union des étamines et du pistil. Est-il dans la nature inadvertance ou épreuve plus cruelle ? Imaginez le drame de ce désir, l’inaccessible que l’on touche, la fatalité transparente, l’impossible sans obstacle visible. Il serait insoluble comme notre propre drame sur cette terre. Les mâles avaient-ils le pressentiment de leur défection ? Toujours est-il qu’ils ont renfermé dans leur cœur une bulle d’air, comme on renferme dans son âme une pensée de délivrance inespérée. On dirait qu’ils hésitent un instant. Puis, d’un effort magnifique, le plus surnaturel que je sache, dans les fastes des insectes et des fleurs, pour s’élever jusqu’au bonheur, ils rompent délibérément le lien qui les attache à l’existence. Ils s’arrachent à leur pédoncule, et d’un incomparable élan, parmi les perles d’allégresse, leurs pétales viennent crever la surface des eaux. Blessés à mort, mais radieux et libres, ils flottent un moment aux côtés de leurs insoucieuses fiancées. L’union s’accomplit, après quoi , les sacrifiés s’en vont périr à la dérive, tandis que l’épouse déjà mère clôt sa corolle où vit leur dernier souffle, enroule sa spirale et redescend dans les profondeurs pour y mûrir le fruit du baiser héroïque.


Quelques peintres symbolistes belges aux environs de 1890

Fernand KHNOPFF : Près de la mer
Emile FABRY : Les gestes et des visages
Jean DELVILLE : Tristan et Yseult

Les œuvres musicales que vous entendrez au cours du spectacle

Avec la sécheresse d’un communiqué militaire, l’affiche et la fiche  technique de notre programme annoncent : musique de Schoenberg.

C’est loin d’être inexact, si l’on songe que c’est le poème symphonique que Schoenberg écrivit entre 1902 et 1903, d’après l’œuvre de Maeterlinck, et sur les conseils de Richard Strauss, qui sert de support musical à notre spectacle. Nous avons choisi la version du Philharmonique de Berlin, dirigé par Herbert von Karajan (Deutsche Gramophon).

Par ailleurs, en prélude à l’entracte, nous vous faisons entendre la Nuit transfigurée (Verklärte Nacht), autre œuvre de jeunesse de Schoenberg, écrite en 1901, d’après un poème de Richard Dehmel. Primitivement conçue pour sextuor à cordes, l’œuvre fut transposée pour orchestre à cordes, en 1917, par l’auteur. C’est cette façon que nous avons choisie (à regret d’ailleurs, mais la version sextuor est actuellement introuvable sur le marché du disque) : l’English Chamber Orchestra est dirigé par Daniel Barenboïm (HMV).

Toutefois, d’autres œuvres musicales viennent incidemment souligner la pièce de Maeterlinck. A tout seigneur tout honneur, Debussy sera présent, non seulement au début de la deuxième partie, avec la Cantilène des cheveux ; et un peu plus loin encore avec son troisième nocturne, Sirènes ; mais surtout, cette cantilène dont nous venons de parler servira de leitmotiv aux deux protagonistes féminins, Mélisande et Geneviève, tout au long de la pièce.

C’est à la Suite pour violoncelle seul de B. Britten que nous avons emprunté certains soli de cello. Si vous avez l’oreille extrêmement fine, vous percevrez peut-être un chœur du Vaisseau fantôme de Wagner.

Vous entendrez encore un lied de Schumann (tiré de L’Amour et la vie d’une femme) chanté par Kathleen Ferrier, et un court extrait de Folksongs de Luciano Berio, chanté par Cathy Berberian. Une valse de J. Strauss (Les Feuilles du matin) éclairera certains passages de l’œuvre, qui s’achèvera soutenue par la voix de Maria Callas chantant Casta Diva, extrait de la Norma de Bellini .

Yvan Dailly

M. Jacques MAIREL, critique musical du « Soir », venu voir la première de notre « PELLEAS ET MELISANDE » à Spa, soulignait, dans son article la place que tient Schoenberg dans l’accompagnement musical du spectacle. Il terminait par ces mots :

Avec quelques brefs fragments de Debussy, la chanson de Mélisande qui devient comme un leitmotiv accompagnant la marche somnambulique de Geneviève et les jeux d’Yniold ; un violoncelliste qui enchaine ses improvisations à Schoenberg, comme s’il accompagnait quelque récitatif. Et pour finir, sur le tableau figé de ceux qui entourent Mélisande morte, plane le grand air superbe de la Norma de Bellini Casta Diva, ultime trait qui nous distancie de l’œuvre, nous rappelle qu’il ne s’agissait que d’un rêve, projection des fantasmes de Maeterlinck… et d ‘un opéra. Ainsi Ronse utilise-t-il la musique à tous les niveaux de l’expression : pour nous dire la vérité qui se cache derrière les mots, pour nous suggérer, à ses références au premier et au deuxième degré, que nous sommes dans le domaine de l’artifice et de l ‘art, et finalement de la poésie.


Quelques traits pour une image de Maurice MAETERLINCK

Prélude à l’après-midi d’un jeune bourgeois flamand

Ce matin là, en sa maison de campagne d’Oostacker, non loin de Gand, à deux pas du Canal de Terneuzen, M. Maurice prenait son petit déjeuner. M. Maurice était un grand et vigoureux gaillard qui, dans quelques jours allait fêter ses vingt-huit ans. Son papa, riche propriétaire, vivait fort largement grâce aux redevances que lui versaient ses fermiers. Aussi, M. Maurice, jeune avocat, ne devait pas compter sur la générosité de ses rares clients pour lui fournir l’excellent beurre des Flandres que présentement il étalait sur ses tartines.

Un curieux garçon, ce Maurice. On le disait poète. Et en effet, il avait déjà publié – à compte d’auteur, bien entendu, ou plutôt à compte de parents d’auteur – deux plaquettes : Serres Chaudes, recueil de poèmes abscons, auxquels personne ne comprenait rien ; et La Princesse Maleine, un drame en cinq actes, auquel on comprenait moins encore. Il faut bien, n’est-ce-pas, que jeunesse se passe !

De La Princesse Maleine, on avait tiré 30, puis 155 exemplaires. Il s’en était vendu cinq. Quelques exemplaires avaient été envoyés, à tout hasard, aux critiques de Bruxelles et de Paris. Et même l’un d’eux, un jeune inconnu nommé Emile Verhaeren, en avait dit beaucoup de bien.

Donc, M. Maurice mangeait ses tartines. On peut même supposer qu’il les trempait dans sa grande jatte de café. Quand la servante entra. Elle apportait Le Figaro qui venait d’arriver de Paris. M. Maurice jeta un regard sur la première page. Ses yeux s’écarquillèrent. Il lut. Plus il lisait, plus ses yeux s’écarquillaient.

Un article retentissant

En cette première page du Figaro du dimanche 24 août 1890, il y avait, sur deux colonnes, un article d’Octave Mirbeau : Mirbeau, le romancier et dramaturge célèbre, l’homme qui faisait la pluie et le beau temps dans la critique parisienne. Le titre de l’article : Maurice Maeterlinck. Et voici ce qu’on y lisait :

Je ne sais rien de M. Maurice Maeterlinck. Je ne sais d’où il est et comment il est. S’il est vieux ou jeune, riche ou pauvre, je ne le sais. Je sais seulement qu’aucun homme n’est plus inconnu que lui et je sais aussi qu’il a fait un chef-d’œuvre un admirable et pur et éternel chef-d’œuvre qui suffit à immortaliser un nom et à faire bénir ce nom par tous les affamés comme les artistes honnêtes et tourmentés, parfois aux heures d’enthousiasme, ont rêvé d’en écrire un, et comme ils n’en ont écrit aucun jusqu’ici. Enfin, M. Maurice Maeterlinck nous a donné l’œuvre la plus géniale de ce temps et la plus extraordinaire, et la plus naïve aussi, comparable et (oserais-je le dire ?) supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau dans Shakespeare. Cette œuvre s’appelle La Princesse Maleine.

A Paris, dans les salles de rédaction, dans les cafés, dans les salons, dans les rues, il n’allait bientôt plus être question que de Maurice Maeterlinck : cet être surgi du néant, que personne ne connaissait, dont personne n’avait lu une ligne. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne, les pays scandinaves allaient se passionner à leur tour. Le Manchester Guardian publierait un article : A New Shakespeare.

Pour le moment, le jeune Maurice Maeterlinck, devant sa tartine inachevée, était à la fois ivre de fierté et frappé d’épouvante : comment allait-il faire, après de tels éloges, pour ne pas décevoir ses lecteurs, pour ne pas sombrer dans le ridicule ? Quant aux bourgeois de Gand, attablés ce soir-là dans leurs brasseries, ils se frappèrent les cuisses et se tordirent d’un énorme rire. M. Maeterlinck père devait avoir payé la forte somme à ce plumitif de Paris pour qu’il balançât aussi impudemment l’encensoir sous le nez de son
rejeton.

Origines et enfance du poète

Les Maeterlinck sont une fort ancienne famille. En l’an 1395, la Flandre fut frappée par la famine. Le bailli de Renaix organisa sévèrement le rationnement. Tous les matins, il faisait distribuer à chaque habitant les quelques mesures de blé auxquelles il avait droit. Si bien que personne, ni riche, ni pauvre, ne mourut de faim dans la ville.  L’excellent bailli fut désormais appelé Maeterlinck, ce qui veut dire le mesureur. Il fut armé chevalier et reçut un écu orné de trois petites louches et tenu par une licorne.

Les descendants de cet homme équitable prospérèrent, si bien que le père de notre écrivain, Polydore Maeterlinck, se trouvait propriétaire de vastes domaines, d’une belle maison à Gand, boulevard Frère-Orban, et de cette demeure campagnarde où l’aile de la gloire vint effleurer le jeune Maurice. Polydore employait ses nombreux loisirs à cultiver les fruits – il créa une pêche Maeterlinck et un raisin Polydore très appréciés – et à élever les abeilles, ce dont son fils devait plus tard se souvenir.

Maurice-Polydore-Marie-Bernard Maeterlinck, naquit à Gand, le 29 août 1862. Son éducation – comme c’était alors le cas dans la bourgeoisie flamande – fut purement française. Il connaissait pourtant très bien le néerlandais et devait plus tard plaider en cette langue. A douze ans, il entra au Collège Ste-Barbe, où l’avaient précédé Emile Verhaeren et Georges Rodenbach ; où il allait se trouver dans la même classe que d’autres futurs poètes, Charles Van Lerberghe et Grégoire Le Roy. Il fut un élève parfaitement médiocre. De ses six années de collège, il a dit qu’elles avaient été les moments les plus désagréables de mon existence.

Pourtant, l’enseignement ne devait pas être mauvais en cette pépinière de poètes ; mais il était entièrement axé sur la religion et, ainsi que l’a dit Van Lerberghe, la religion était une religion de mort. Pareille formation ne devait pas manquer d’étendre son ombre sur le garçonnet Maeterlinck, sur l’homme Maeterlinck.

L’obsession de la chasteté et de la pureté idéale, la terreur du péché, de l’enfer et de ses flammes, ont marqué son imagination d’enfant. “On ne devrait pas avoir le droit, dira-t-il à Georgette Leblanc, de déformer ainsi de futurs hommes.” L’inquiétude s’est installée dans son coeur, une fêlure intime dont il rend ses maîtres responsables.

Très tôt, notre potache se mit à écrire des vers. En cachette, bien sûr ; la poésie était très mal vue, tant à Ste-Barbe que dans le milieu familial. Enfin, en 1881, vint la libération. Maurice, sans trop se fatiguer, suivit les cours de la Faculté de Droit. Et surtout, il se mit à lire avec boulimie, à écrire. Il envoya ses premiers vers à de petites revues. Il se passionna pour le mystique flamand Ruysbroeck. Enfin, en décembre 1885, avec l’ami Le Roy, et sous prétexte d’aller étudier les secrets de l’éloquence judiciaire, ce fut le premier voyage à Paris.

Dans une brasserie de Montmartre

Auguste de Villiers de l’Isle-Adam © Mary Evans

Maurice se garda bien de mettre les pieds au Palais, mais fréquenta assidument les brasseries à poètes. Un soir, à Montmartre, son aîné, Georges Rodenbach le présenta à Villiers de l’Isle-Adam :

Un petit homme barbichu, blafard, tenaillé par la plus effroyable misère, et qui vivait uniquement, magnifiquement, pour son art. D’une voix blanche, cotonneuse, étouffée et déjà pareille à une voix d’outre-tombe, il nous «parlait» ses œuvres qui allaient naître. Visiblement, il essayait sur nous ses fantastiques imaginations…
Nous avons écouté certaines tirades inédites d’Axel, outre des fragments d’œuvres qui ne furent jamais écrites et qui ne vivent plus que dans notre mémoire. Il me souvient notamment d’une «Crucifixion» parodiée par des singes dont l’atroce et grandiose ironie nous faisait frissonner d’horreur. Tout cela crépitait comme des étincelles aux pointes des paratonnerres.
Ces mystères étaient célébrés à voix basse comme une messe secrète, dans un coin d’ombre d’une brasserie empestée de pipes et de relents de bière et de choucroute, dans le vacarme des conversations crapuleuses ou de l’ignoble rire des filles chatouillées, parmi les fracas des commandes de tête de veau à l’huile ou de pieds de porc, des bocks el des plats entrechoqués et de la mangeaille gloutonnement mastiquée.
Nous avions l’impression d’être les officiants ou les complices de je ne sais quelle cérémonie pieusement sacrilège, dans l’envers d’un ciel qui nous était tout à coup révélé.
A la fermeture de la brasserie, nous reconduisions Villiers à son domicile incertain, puis chacun rentrait chez soi ; les uns abasourdis, les autres à leur insu mûris ou régénérés, au contact du génie, comme s’ ils avaient vécu avec un géant d’un autre monde.
La Princesse Maleine, Mélisande et les fantômes qui suivirent attendaient l’atmosphère que Villiers avait créée en moi pour y naître et respirer enfin.

En cette brasserie enfumée de vapeurs de choucroute, le poète Maurice Maeterlinck était né.

Un as de la boxe et du vélo

Regardons-le, ce poète, avec les yeux de ceux qui l’ont vu dans sa jeunesse, dans son âge mûr. Et commençons par nous étonner de son aspect physique. Le jeune Maeterlinck vu par Georges Rodenbach d’abord :

…imberbe, les cheveux courts, le front proéminent, les yeux clairs, nets, regardant droit, la figure durement modelée – tout un ensemble indiquant la volonté, la décision, l’entêtement, une vraie tête de flamand…

Jules Renard , après l’avoir rencontré à Paris, nous le dessine ainsi dans son Journal : “Un ouvrier belge qui s’est acheté un chapeau trop petit et des culottes trop larges.” Ou encore: “Maeterlinck se balance avec son air de charpentier arrivé et satisfait.” Ce gaillard au masque de dogue, bâti en armoire à glace, se glorifie de ses “biceps gros comme des œufs de paonne” et de ses “pectoraux en bourrelets de muscles” qu’il fait tâter à la ronde, “plus fier que s’il avait écrit un chef-d’œuvre ou accompli un acte héroïque.

En 1901, il triomphe dans un championnat de poids et haltères. Il est le premier écrivain boxeur de la littérature française.

Maeterlinck, lentement, ajuste ses gants, se met en garde, de trois quarts, la tête légèrement baissée, les épaules en avant, le bras droit allongé : évidemment il va opposer son poids. Il voit clairement, bloque et donne le coup droit avec le minimum de déplacement.

A vélo, il file tel un dard, laissant loin derrière lui son amie Georgette Leblanc, le souffle perdu, épuisée, effondrée au creux d’un fossé. Plus tard, il se passionnera pour la moto et, fou de vitesse, sèmera la terreur sur les routes.

Il a une perpétuelle fringale de boisson et de nourriture – la carbonade flamande est son plat favori – une fringale de femmes aussi, et elles ne lui sont pas cruelles. A ceux qui l’approchent, il donne une impression de solidité, de sérénité indestructible. Avec cela, organisé en diable : ne supportant pas qu’on arrive cinq minutes en retard au repas. Suprêmement habile à tirer le maximum de ses droits d’auteur. Combien l’homme est différent de l’œuvre ! Si du moins l’on se contente de juger l’homme d’après son aspect extérieur.

Ce qui se cachait derrière l’athlète flamand

Roger Bodart, poète lui aussi, parle ainsi de l’apparent désaccord entre l’individu Maeterlinck et le poète Maeterlinck :

Cet homme qui goûtait mieux que nul autre les plaisirs de la table et du lit, qui ne s’est pas lassé de regarder le visible et de le dire, comme on s’est trompé en ne voyant en lui qu’un être épais, enfoncé comme un Dieu Terme, à mi-corps, dans la terre ! Certes, il goûtait tout. Mais les plaisirs qu’il prenait ne le concernaient pas. Il mangeait, buvait, caressait, mais il était ailleurs. C’est pourquoi il parlait si peu. En fait, sous l’enveloppe du robuste gaillard fier de ses muscles, il y a un être écorché, divisé, d’une sensibilité qui touche à la névrose. Georgette Leblanc, qui fut sa compagne pendant plus de vingt ans, nous le décrit ainsi au début de leur liaison : “… l’image même du trouble. Malgré sa carrure et ses fortes mains de mécanicien, ses traits m’apparaissaient comme à travers une eau qui tremble… Comment ce gaillard solide sur ses fortes jambes pouvait-il être si mal assuré ?”

Elle dit aussi qu’il fallait éloigner de lui certaines personnes : le seul son de leur voix le faisait s’évanouir. Comme l’exaspère jusqu’à l’égarement furieux le miaulement d’une chatte en folie, auquel il met fin d’un coup de pistolet entre les deux yeux de la bête. Il a peur : “… toutes les variétés de l’appréhension, celle des gens et des mols, celle du malheur qui peut venir et du coup qui peut surprendre. Il ne dormira jamais sans plusieurs armes à côté de son lit, revolver à portée de la main, couteau corse grand ouvert et fusil chargé.

Plus tard, dans la solitude d’Orlamonde, il attendra on ne sait quel ennemi, une mitraillette sur les genoux. Partout il cherche un refuge où être à l’abri de ses semblables. C’est d’abord la chère maison d’Oostacker ou le grenier de la maison familiale, rue Frère-Orban. Mais les bons bourgeois de Gand ne ratent pas une occasion de railler lourdement ce poète, ce bourgeois qui a mal tourné. Alors, dès qu’il en a les moyens, il s’enfuit vers la France. Il y habitera des demeures de plus en plus somptueuses, de plus en plus vastes : le château de Médan ; l’abbaye de Sainte-Wandrille en Normandie ; enfin le féérique palais d’Orlamonde, sur les hauteurs de Nice – qui sont autant de forteresses.

Ecoutons encore Roger Bodart : “Cet homme célèbre a toujours fui le monde. S’il a vécu dans des palais, c’était vraisemblablement moins par goût du faste que pour pouvoir préserver autour de lui de grandes étendues de solitude et de silence. Nul n’a parlé du silence mieux que lui.

Les vertus du silence

Cet homme qui se cache, qui se tait, sera le poète de l’invisible, le poète du silence. Dès sa première jeunesse, il est ce grand taiseux contemplatif dont parle Camille Lemonnier, un être qui refuse de se livrer. Louis Piérard rapporte cette anecdote : “Le romancier flamand Cyriel Buysse m’a raconté qu’adolescents, ils se rencontrèrent au patinage au cours d’un rude hiver. Ensemble, ils firent de grandes randonnées sur les canaux gelés, vers Bruges et la Hollande proche : Buysse, tout de suite, se fit connaître. Ce n’est qu’au bout de quelques jours que Maeterlinck donna son nom. « Pourquoi avoir tant tardé ? » lui demanda son compagnon. « Je ne savais pas, fit Maeterlinck, que nous deviendrions des amis».

Pourquoi dire son nom ? Pourquoi parler ? La vérité des êtres est bien au- delà des paroles. Ecoutons maintenant Maeterlinck lui-même :

Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres… Dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire… Dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part… Les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais et la vie véritable, et la seule qui laisse des traces, n’est faite que de silence.

Le regard non plus n’apporte rien d’essentiel :

On se trompe toujours lorsqu’on ne ferme pas les yeux – dit Arkel – … Nous ne voyons jamais que l’envers de nos destinées.

Maeterlinck, homme mal connu, même par ses amis, est bien placé pour savoir que ce qu’on voit, ce qu’on entend d’un être ne nous apprend pas grand chose sur sa réalité profonde. Son théâtre est celui du silence. Un théâtre où, derrière des gestes, des mots apparemment banaux, se devine une vérité mystérieuse. “Le dialogue ressemble à l’iceberg dont la part cachée est la plus grande et parfois la plus redoutable” (Georges SION).

Un théâtre où, dans ses personnages, l’auteur ne cesse de se chercher. “Préoccupé toujours du monde des ténèbres qu’il porte en lui et qu’il s’est attaché à sonder, Maeterlinck, ce poète de l’invisible, demeure toujours penché sur lui-même.” (Marcel LECOMTE).

« Un théâtre pour marionnettes »

Un théâtre de la pitié. Une pitié impuissante, désarmée. “Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes.” Voilà ce que dit Arkel, un peu avant la catastrophe : le meurtre de Pelléas, la mort de Mélisande, le désespoir de Golaud. Cette catastrophe, le vieillard ne fait rien pour l’empêcher. Que pourrait-il faire ? Il sait trop bien que le destin des hommes est incompréhensible, et les mène inexorablement vers la souffrance et la mort.

Quand, en 1918, Maeterlinck rassembla ses premières pièces, il les caractérisa ainsi dans une préface :

On y a foi à d’énormes puissances, invisibles et fatales, dont nul ne sait les intentions, mais que l’esprit du drame suppose malveillantes, attentives à toutes nos actions, hostiles au sourire, à la vie, à la paix, au bonheur. Des destinées innocentes, mais involontairement ennemies, s’y nouent et s’y dénouent pour la ruine de tous, sous les regards attristés des plus sages, qui prévoient l’avenir mais ne peuvent rien changer aux jeux cruels et inflexibles que l’amour et la mort promènent parmi les vivants. Et l’amour et la mort et les autres puissances y exercent une sorte d’injustice sournoise, dont les peines – car cette injustice ne récompense pas – ne sont peut-être que des caprices du destin.

Le théâtre de sa jeunesse – de La Princesse Maleine à la Mort de Tintagiles, de Pelléas et Mélisande aux Aveugles et à Intérieur – l’auteur l’appelle un théâtre pour marionnettes. Pourquoi ? Parce que ses personnages, si humains, si émouvants soient-ils, ne sont rien de plus que des pantins mus par les fils du destin. Ils sont pareils à ces Aveugles dont le guide, un vieux prêtre, vient de mourir subitement et qui, perdus dans une nuit glaciale, sont condamnés, l’un après l’autre, à mourir de froid. Pareils à cette famille d’Intérieur dont la fille vient de  mourir noyée ; on ramène le cadavre ; mais eux ne savent encore rien de leur malheur, par la fenêtre on les voit vaquer paisiblement aux occupations de la soirée, ignorant la fatalité qui pèse sur leurs têtes.

Deux amants immortels.

Tel est ce théâtre du désespoir, écrit par un jeune homme désespéré. Est-ce là tout l’enseignement qu’il peut nous apporter ? Non, il y a plus en lui. Voyez Pelléas et Mélisande. De cette histoire atroce est né un prodige. Que Pierre Brisson décrivait ainsi : “On doit ici à Maeterlinck une des créations les plus rares du monde. On lui doit un couple. La pièce peut disparaître un jour, Pelléas et Mélisande, joints l’un à l’autre, ont toutes les chances de traverser les âges.” Et Pierre-Aimé Touchard : “Avec « Tristan et Yseult », je ne crois pas qu’il existe de plus beau chant d’amour dans la littérature de langue française.” D’où vient ce miracle ? D’ une opération de magie qui fait découvrir la beauté au cœur même de la cruauté du monde. Au coeur de son absurdité. “Le poète, nous dit Jean-Marie Andrieu, doutant de l’immortalité de l’âme, crée des âmes, il peuple d’âmes les mondes qu’il détruit. La beauté du cérémonial fait oublier le sens de la cérémonie. La mort elle-même s’efface devant l’éclat de la jeunesse et l’ardeur de l’amour. C’est le privilège de l’artiste, lorsqu’au fond de lui-même, il refuse une réalité, d’y substituer une autre qui devient non seulement la sienne, mais la nôtre. Et s’il nous fait dire en face de l’horreur : « Non, cela n’est pas possible » , nous transformons, grâce à lui, un signe d’étonnement en une constatation. « Cela » cette horreur est devenue impossible en effet . Il n’est pas possible que Golaud ait tué Pelléas. Et Mélisande n’est pas morte.

Après « Pelléas… »

Quelques quatre années après avoir écrit Pelléas et Mélisande, Maeterlinck rencontra la cantatrice et comédienne Georgette Leblanc – la sœur du créateur d’Arsène Lupin – qui fut sa compagne pendant vingt ans. Cette femme débordante d’activité, de projets et d’extravagances, le monstre sacré 1900 en toute sa splendeur, eut du moins le mérite de comprendre ce grand gaillard torturé, de lui apporter un nouvel équilibre. Elle le sortit des marais du désespoir, du nihilisme et lui enseigna les vertus de l’action.

De longues conversations entre les deux amants sortit La Sagesse et la Destinée (1898) où on lit :

Au fond, si l’on avait le courage de n’écouter que la voix la plus simple, la plus probe, la plus pressante de sa conscience, le seul devoir indubitable serait de soulager autour de soi, dans un cercle aussi étendu que possible, le plus de souffrance que l’on pourrait.

La pitié impuissante du vieil Arkel devient fraternité agissante. C’est dans ce sens qu’au début de l’année 1914, Maeterlinck va consacrer une petite  fortune à venir en aide aux mineurs en grève du Borinage.

Car il est devenu riche et il le sera de plus en plus. Georgette Leblanc est, pour lui, un merveilleux service de relations publiques. Elle joue et fait jouer ses pièces, lui en fait écrire d’autres : Sœur Béatrice, Monna Vana, L’Oiseau Bleu… Elle l’aiguille vers les essais d’une philosophie, que certains trouveront simpliste, mais qui apporte à des centaines de milliers de lecteurs un souffle de sérénité et d’espoir. C’est Georgette encore qui pousse Maurice à entreprendre les fameuses études sur les insectes – très appréciées par ce connaisseur qu’est Jean Rostand – : La Vie des Abeilles, La Vie des Termites, La Vie des Fourmis. C’est elle aussi qui provoque l’épique bagarre entre Maeterlinck et Debussy, à propos de Pelléas et Mélisande, et dont nous parlons plus loin. Mais on peut lui pardonner ce pittoresque esclandre, pour tout le bien qu’elle fit, par ailleurs, à son ami.

Maeterlinck par Franz Masereel

Ils se séparèrent. Maeterlinck épousa la charmante Renée Dahon. Le roi Albert fit de lui un Comte Maeterlinck. En 1911 , il avait reçu le Prix Nobel. Ses livres étaient traduits dans toutes les langues et se vendaient par millions d’exemplaires. Il acheta Orlamonde, que l’on dirait le rêve de pierre d’un roi dément. Et s’y terra.

Un entracte : le départ aux Etats-Unis, pour fuir les Nazis qu’il détestait. Puis aussitôt que possible, le retour à Orlamonde, où le Comte Maurice Maeterlinck mourut le 6 mai 1949, à l ‘âge de quatre-vingt-six ans. Le 24 avril 1976, un article de Carlo Bronne, paru dans Le Soir, nous alertait : “Que vont devenir les cendres du poète ? Elles reposaient où il a vécu. Orlamonde serait sur le point d’être aménagé en casino, ce qu’il devait être à l’origine. L’urne funéraire ne peut voisiner avec les tables de jeu, les frigos et les machines à sous. Verhaeren a son tombeau au bord de l’Escaut ; Maeterlinck doit réintégrer la terre qu’il aimait.


Histoire d’une pièce et d’une partition : Pelléas et Mélisande

Maeterlinck trouve un metteur en scène. En cette décennie 1890, le phare du théâtre vivant en France était Antoine. On demanda à Antoine : « Pourquoi ne montez-vous pas une pièce de ce jeune Maeterlinck dont on parle tant ? Il répondit : « Ce n’est pas du tout pour moi ».

En quoi il avait raison. Antoine, c’est le naturalisme, le réalisme, la tranche de vie ; les vrais quartiers de bœuf en scène, si l’on est censé se trouver dans une boucherie ; de vraies poules picorant et caquetant, si l’on est dans une cour de ferme. Exactement le contraire de ce que tentait le poète gantois. Il fallait, pour jouer les pièces de Maeterlinck, un metteur en scène, un animateur tout neuf. Maeterlinck le trouva : il s’appelait Aurélien Lugné-Poe, venait à peine de passer la trentaine et, avec quelques jeunes enthousiastes avait fondé une nouvelle compagnie, le Théâtre d’Art. Cette troupe, il voulait la mettre au service de la poésie. Maeterlinck était son homme.

Maeterlinck vint donc à Paris. Généreusement, Lugné-Poe et son amie Suzanne Després lui offrirent leur lit, tandis qu’ils se contentaient d’un matelas par terre, dans le couloir. Ah ! Lugné-Poe devait s’en souvenir de cette nuit-là ! “Il était costaud, le grand flamand ! Soudain son lit craqua, cassa et dans un fracas, le sommier s’écroula sur le sol. Maeterlinck se rendormit cependant de sa belle âme, tandis que nous restâmes plus d’un an sans lit.” Une grande amitié venait de naître.

Pelléas… sera-t-il créé sans décors ?

On commença avec L’intruse, un acte tout en demi-teintes, en silences, où, sans presque qu’on s’en aperçoive, la Mort pénètre dans une maison et vient y chercher sa proie. Cette courte pièce avait été admise, un peu comme bouche-trou, dans une soirée composée d’autres œuvres. “On nous avait placé à la fin – dit Lugné-Poe – , pour que, si le programme était trop long, on pût nous balancer.” Le spectacle n’était pas trop long, heureusement. Et, ô surprise ! “L’intruse, commencée devant l’apathie du public, réveilla cette salle assoupie, fut un triomphe et, le lendemain, tout Paris parlait de cet étonnant et tragique flamand sur lequel coururent des histoires fantastiques.”

Après L’intruse vinrent Les Aveugles, encore un acte. Enfin, de sa solitude d’Oostacker, Maeterlinck apporta une œuvre nouvelle et assez longue pour être jouée seule, Pelléas et Mélisande.

Hélas! au Théâtre d’Art, Lugné-Poe n’était pas seul maître à bord. Il dépendait d’un Comité de Direction qui émit ce jugement : “Pièce incompréhensible. Par exemple, sans décors !” Pas un sou donc pour les décors. Pourtant il en fallait des décors ! Maeterlinck venait d’arriver de Gand, lui-même fort démuni : ses parents commençaient sans doute à trouver que leur jeune poète leur coûtait fort cher. En vain, Lugné-Poe courut-il tout Paris pour obtenir un subside. Ce fut son excellent papa qui sauva la situation. Cet homme admirable consentit un prêt de 200 F (à peu près 20.000 de nos francs). Tout était sauvé ! “J’entends encore Maeterlinck me dire : Quel bon type que ton père !”

Où les cheveux de Maeterlinck poussent prodigieusement

La première fut donnée le 17 mai 1893, dans la salle des Bouffes-Parisiens. En matinée, car le soir, on jouait un vaudeville, Madame Suzette. Octave Mirbeau – toujours lui ! – avait battu Je rappel dans L’Echo de Paris : “Une belle et hautaine manifestation d’art dramatique, d’art simple et profond aura lieu dans quelques jours.” La salle avait ses îlots de partisans fougueux : des peintres, des écrivains, Georges Clemenceau et Léon Blum et un jeune compositeur fort effacé, un nommé Claude Debussy. Quelques noyaux d’adversaires farouches aussi, avec comme centre de ralliement la bedaine de M. Francisque Sarcey, ennemi déclaré de tout ce qui n’était pas bien français, zélateur de la pièce bien faite à la Scribe ou à la Victorien Sardou. La journée allait être rude.

Pendant cette matinée sensationnelle, Maeterlinck alla tourner trois ou quatre fois dans les rues avoisinant le Palais Royal. Ses cheveux, il nous le dit ensuite, avaient démesurément poussé pendant la matinée. C’était un phénomène assez curieux, chaque fois que Maeterlinck, énervé par une représentation, venait à Paris, ses cheveux croissaient en quelques heures au point qu’il devait ensuite passer chez un coiffeur…

Le rideau se leva. Notons les deux principaux éléments de la distribution : Mélisande, Mlle Meuris et Pelléas, Mlle Marie Aubry (curieuse époque où les rôles de jeunes premiers – que ce fût Pelléas, Lorenzaccio, Hamlet ou l’Aiglon – étaient tenus par des comédiennes !).

Succès à Paris, à Bruxelles, à Liège…

Ce fut un grand succès. Une sensation véritable, note Antoine, qui pourtant n’avait guère de tendresse pour la nouvelle école. Un délire ! dira Mallarmé. Bien sûr, Francisque Sarcey, dans sa chronique du Temps, ne pouvait que ronchonner : “On sort de ces ténèbres parfaitement abruti, comme si l’on avait une calotte de plomb sur la tête. Ah ! j’ai revu l’air libre avec volupté ! Si l’on m’y repince à entendre une pièce de Maeterlinck ! On commence à nous ennuyer terriblement avec ces exhibitions dithyrambiques de génies belges, norvégiens ou suédois, quand nous avons chez nous tant de gens de talent que l’on affecte de mépriser ou de blaguer.

N’empêche, la pièce était lancée. Le 5 juin, Lugné-Poe venait la présenter au Théâtre du Parc, à Bruxelles. Ecoutons le témoignage de l’ami Van  Leerberghe : “Toute la légion était là pour défendre l’œuvre de Maeterlinck contre l’éternel ennemi, le bourgeois, qui lui aussi était venu en grand cortège. La victoire pour nous a été facile…

Puis la tournée se prolongea : à Liège, en Hollande, au Danemark , en Norvège, à Londres. Sans compter un retour en force à Paris. Des traductions furent jouées en Allemagne, en Angleterre, en Amérique. Puis vint le triomphe du Maeterlinck essayiste, avec Le Trésor des Humbles et La Sagesse et la Destinée. On reprit Pelléas et Mélisande, dans le monde entier. Quand arriva à cette pièce à succès la plus étonnante, la plus imprévue des mésaventures…

Maurice somnole, tandis que Georgette s’exalte

En août 1893, trois mois a près la première de Pelléas, Maeterlinck reçut de son ami , le poète et romancier Henri de Régnier cette lettre : “Mon ami Claude Debussy, qui est un musicien du plus fin et du plus ingénieux talent, a commencé sur Pelléas et Mélisande des musiques charmantes qui en enguirlandent le texte délicieusement, tout en le respectant scrupuleusement. Il voudrait, avant de pousser plus avant ce travail qui est considérable, avoir l’autorisation de le poursuivre.

Fort curieusement, Maeterlinck , dont la langue est la plus musicale qui soit, n’entendait rien à la musique. L’affaire lui parut de piètre importance. On lui envoya quelques papiers, qu’il signa sans les lire. Puis il se hâta de penser à autre chose. Sur ce, il fit la connaissance de Georgette Leblanc. Il l’aima avec une passion fougueuse et partagée, non exempte de tempêtes cependant. Il alla l’applaudir à tout rompre, quand elle chanta le rôle de Carmen à l’Opéra-Comique. Enfin, chassé par les clabauderies des bourgeois gantois, il vint s’installer avec elle, dans une très confortable maison, rue Raynouard, à Passy.

C’est là qu’un jour de la fin de 1901, vint sonner Claude Debussy, sa partition
sous le bras. Maurice et Georgette s’assirent. Debussy se mit au piano – un piano droit, placé contre le mur, ce qui fort heureusement l’empêchait de voir ses auditeurs – et se mit à jouer. Pour l’infortuné Maeterlinck, cette dégoulinade de sons n’avait aucune signification. Il s’agita, s’assoupit, se réveilla, alluma sa pipe, attendit que ce fût fini.

Les sentiments de Georgette étaient différents : “…quand le prélude de la mort de Mélisande arriva, je ressentis cette émotion spéciale, unique, que nous éprouvons en présence des chefs-d’œuvre : notre vie semble se détacher de nous, quelque chose s’arrête… nous sommes suspendus dans un monde inconnu où nos expressions n’ont plus de sens.” Sa décision était prise : elle serait la Mélisande de Maeterlinck et de Debussy.

Epouvantable fureur d’un Gantois

En effet, tout sembla s’arranger pour satisfaire ce désir. Georgette alla, trois ou quatre fois, répéter chez Debussy, qui semblait ravi. Déjà la pièce était inscrite à l’affiche de l’Opéra-Comique. Quand, un matin, Maeterlinck lut dans son journal cette nouvelle stupéfiante : “MM. Claude Debussy et Albert Carré, directeur de ]’Opéra-Comique, avaient confié le rôle de Mélisande à une jeune cantatrice américaine, Mlle Mary Garden.”

La colère du terrible Gantois fut effroyable. Déjà il avait empoigné sa plus lourde canne et rugissait : “Je m’en vais donner quelques coups de bâton à Debussy pour lui apprendre à vivre !” Georgette, échevelée, s’accrocha à lui ; il se dégagea ; et comme elle lui barrait le chemin de la porte, il sauta par la fenêtre (on était heureusement au rez-de-chaussée). Il entra chez le compositeur comme une trombe, le gourdin brandi. Le voyant si formidable, le pauvre Debussy se pâma dans un fauteuil. La jeune et charmante Mme Debussy, éperdue, se rua sur son mari , un flacon de sels à la main. Que pouvait faire Maeterlinck devant une scène aussi touchante ? Il tourna les talons.

Cependant il ne décolérait pas. Et d’autant plus que les papiers qu’il avait signés – il s’en apercevait seulement maintenant – le privaient de tout droit de regard sur la distribution . Il parlait de provoquer tout le monde en duel. Enfin il mit la main à la plume et écrivit au Figaro une lettre, où l’on trouvait ces paroles vengeresses :

Cette représentation aura lieu malgré moi, car MM. Carré et Debussy ont méconnu les plus légitimes de mes droits… En un mot, le « Pelléas » en question est une pièce qui m’est devenue étrangère, presque ennemie ; et dépouillé de tout contrôle sur mon œuvre, j’en suis réduit à souhaiter que sa chute soit prompte et retentissante.

Une salle houleuse autant que partagée

Mary Garden dans le rôle de Mélisande

Si l’on compare aujourd’hui des photos de la juvénile et frêle Mary Garden, et d’une Georgette Leblanc aimablement rebondie, on comprend assez le choix de Debussy et de Carré. Et d’autant plus que la voix de Mary Garden était exquise et tout à fait dans le ton qu’il fallait. Mais notre Maeterlinck, aveuglé par l’amour, sourd à toute musique, était bien en peine de comprendre cela. Du moins avait-il le mérite maintenant de se retirer de la bataille.

Une bataille qui ne faisait que commencer. A trente-neuf ans, Debussy était encore quasi-inconnu. La plupart des pontifes de la musique française considéraient ses œuvres non seulement comme révolutionnaires, mais encore parfaitement inaudibles. Son caractère ombrageux, sa susceptibilité maladive n’avaient guère arrangé les choses. Seul l’appréciait un milieu très  limité d’écrivains et de poètes – Mallarmé, Pierre Louys, Paul-Jean Toulet, André Gide, Paul Valéry… – ainsi  qu’une poignée de jeunes enthousiastes. Tous étaient là, le 28 avril 1902, jour de la générale – y compris les inévitables Léon Blum et Clemenceau -. Mais aussi une foule de mondains et de snobs, avides de voir manger le dompteur, et bien décidés à ne pas donner le dernier coup de dent. “L’hostilité des autres nous poissait les mains“, dira Paul Valéry.

André Messager était au pupitre. Il leva sa baguette. Le prélude et le premier acte furent écoutés dans le silence. “Ce fut le coup de foudre – dit le poète Fernand Gregh –. Dès les premières mesures, j’eus la révélation, et, si je puis dire, l’éblouissement de cette musique absolument nouvelle, à la fois sensible et intelligente, aiguë et tendre, originale et harmonieuse, divine. Je bus comme un homme altéré les beaux accords du début, sourds, profonds, troublés d’infini, l’admirable thème de Mélisande si nostalgique dans son tendre balancement, le grand cri de Golaud devant la femme : « Oh ! vous êtes belle ! » , le sanglot chuchoté de la petite fille peureuse : « Ne me touchez pas ou je me jette à l’eau », que Mary Garden chantait, avec ce rien d’accent anglais qui lui donnait vraiment l’air d’un « oiseau qui n’est pas d’ici ».

Les amis de Debussy comme ceux de Maeterlinck, infidèles aux consignes  données par l’écrivain – d’ailleurs la plupart du temps, c’étaient les mêmes : Octave Mirbeau en tête, comme il se doit – pouvaient croire la partie gagnée. Ils ne perdaient rien pour attendre.

Le charivari se déchaîne

Dès le deuxième acte, les cris d’oiseau, les réflexions incongrues s’élèvent de la salle. Pendant la scène du souterrain, un petit malin s’écrie : « Y a donc pas le gaz ? Fallait prendre une lampe pigeon ! » La scène des cheveux est saluée par cette réplique spirituelle: « Son petit beau-frère va la distraire, quand il aura fini de faire le coiffeur ! » Et quand Mélisande, après avoir été brutalisée par Golaud , soupire : « Je ne suis pas heureuse ! », on lui répond du parterre : « Hé, viens avec moi, c’est moins brutal ! »

Les Debussystes ne manquent pas de passer énergiquement à la contre-offensive. Ils applaudissent à s’en rompre les paumes, acclament, et par contre, conspuent les opposants. L’un de ceux-ci est bien puni de sa goujaterie : un étui à lorgnette, lancé d’une main sûre, vient lui fendre l’arête du nez; on l’emporte, tout sanglant. A une dame qui , à côté de lui, ricane: « Musique de jean-foutre ! », le poète Robert de Montesquiou réplique superbement: « Madame, je voudrais que jean-foutre eût un féminin pour vous répondre ! »

Au dernier baisser de rideau, c’est le pandémonium : ovations délirantes et huées, coups de sifflet stridents et hourras. Aux gens bien intentionnés qui viennent le sommer, « au nom de l’opéra français», d’interrompre les représentations, Albert Carré répond : « Mais je n’y songe pas. Nous recommençons après-demain, et nous continuerons aux dates prévues. »

Les « Pelléastres »

Les représentations suivantes furent mieux accueillies. Grâce surtout à une garde fidèle de jeunes qui se faisaient un devoir de venir, chaque soir, susciter l’enthousiasme. Marie-Jeanne Viel cite cette lettre d’un de ces vibrants Pelléastres à un autre : “Mon cher ami, il m’est impossible de pelléer ce soir ; mais je délègue mon ami P.L. qui hurlera au nom de la collectivité. Croyez-moi votre sincère frère en Debussy.”

Pourtant, ces héroïques soldats étaient bien mal récompensés par leur idole. Trop méfiant et trop peu sociable pour entrer en contact avec cette généreuse phalange – où Ravel allait, par contre, recruter ses meilleurs amis – , Debussy ne connut jamais ces étudiants, ces peintres, ces poètes, ces employés, ces artisans, ces élèves du Conservatoire, qui se battaient pour lui avec tant de flamme. Qui se battaient pour Debussy, mais aussi pour Maeterlinck, car les deux hommes étaient l’objet d’une identique ferveur, d’une conjointe admiration. La gloire du compositeur débordait amplement
sur l’écrivain, cet écrivain si furieux et qui avait voué l’œuvre commune au désastre.

« …une œuvre dramatique qui aurait pu se passer de musique… »

En quoi, il n’avait peut-être pas tout à fait tort. Certes, on ne peut que se rallier à l’avis d’Herman Closson, qui voit dans le Pelléas de Debussy : “… un des sommets de la musique contemporaine… une œuvre profondément inspirée… On y cherche en vain l’indice d’un vieillissement, d’une prochaine désagrégation.” Ce qui n’empêche pas de partager aussi l’opinion de Pierre-Aimé Touchard : “La façon dont Maeterlinck a été dépossédé par Debussy de son chef-d’œuvre représente un cas unique dans la littérature dramatique… On ne joue plus Pelléas sans l’accompagnement de sa partition musicale, et il semblerait à beaucoup sacrilège de vouloir le sacrifier. Or, s’il est une œuvre dramatique qui aurait pu se passer de musique, c’est bien celle-là, dont la prose est par elle-même une des plus exaltantes musiques qu’ait pu créer la langue d’un écrivain.

C’est bien l’avis du Théâtre National qui, pour la deuxième fois en sa carrière, vous présente, non pas l’opéra, mais cette pièce qui, en elle-même, est un opéra.

Luc ANDRÉ


Quelques Pelléas… sans Debussy

Contrairement à ce qu’assure Pierre-Aimé Touchard, Pelléas et Mélisande a été maintes fois repris sans la musique de Debussy. Et particulièrement en Belgique. Nous devons à l’excellent homme de théâtre qu’est Adrien Mayer, ce recensement des dernières reprises de la pièce, dans notre pays.

      • Palais des Beaux-Arts (avril 1935) : Renée Maeterlinck (Mélisande) ; Jean-Pierre Aumont (Pelléas) ; René Alexandre (Golaud) ; Paul Gerbault (Arkel).
      • Théâtre des Galeries (novembre 1936): Renée Maeterlinck (M.) ; Charles Gontier (P .); Max Péral (A.); mise en scène de Max Péral.
      • Palais des Beaux-Arts (décembre 1942): Marthe Dugard (M.); Raymond Gérôme (P.); Maurice Auzat (A.) ; mise en scène d’André Bernier.
      • Théâtre National (1949) : Jacqueline Huisman (M.); Yvan Dominique (P.) ; Marcel Berteau (G.) ; Maurice Auzat (A.) ; mise en scène de Jacques Huisman.
      • Compagnie des Galeries au château de Beersel (été 1956): Marcelle Dambremont (M.) ; Jean-Claude Weibel (P.) ; André Gevrey (G .) ; mise en scène de Marcelle Dambremont.
      • Signalons enfin que Pelléas et Mélisande a fait l’objet d’une excellente émission de la Télévision belge, en décembre 1974. Lucien Binot avait fait de la pièce une très fidèle adaptation, réalisée par Joseph Benedek. Décors : Serge Creuz. Distribution : Sophie Barjac (M.) ; Philippe Morand (P.) ; Pierre Bianco (G.); Henri Bilien (A.).

Les illustrations originales du programme, la distribution de la pièce, les notes de bas de page et les notes bibliographiques sont disponibles dans la DOCUMENTA.

 


Plus de scène…

VAN STALLE & D’HANSWIJCK : Bossemans et Coppenolle (1938)

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Paul VAN STALLE (1908-1995) est un homme de théâtre belge. Avec le journaliste Joris d’Hanswyck, il est l’auteur de la comédie en trois actes Bossemans et Coppenolle (première en 1938 ; Marcel Roels, qui avait 43 ans, créa le rôle de Coppenolle.), renommée pour ses expressions typiquement bruxelloises qui mettent en valeur la culture populaire de Bruxelles et la zwanze. Au cours des années vingt, il suit des études secondaires à l’Institut Saint-Boniface Parnasse à Ixelles, époque à laquelle il rejoint la troupe scoute du collège et fait la rencontre d’Hergé avec qui il se lie d’amitié. Après ses études, il entre dans la vie théâtrale auprès de son père, gendre de Frantz Fonson, fondateur du Théâtre du Vaudeville. Successivement directeur du Théâtre des Capucines, puis du Théâtre du Vaudeville, et de l’Alhambra

La pièce Bossemans et Coppenolle a été jouée à de nombreuses reprises et notamment été captée par la RTBF en 1969, elle met en scène deux personnages dans lesquels la population de la capitale reconnaît aussitôt deux authentiques Brusseleirs auxquels s’identifier. Cette comédie bruxelloise -qui est dans la même veine que Le Mariage de Mademoiselle Beulemans- nous replonge à une époque où l’Union Saint-Gilloise et le Daring de Molenbeek étaient les grands du football belge et leurs supporters, de vrais fanatiques !

Paul Van Stalle résumait sa pièce ainsi : “C’est une parodie bruxelloise de Roméo et Juliette, les Capulet sont les Molenbeekois et les Montaigu les Saint-Gillois… à moins que ce ne soit le contraire !” Toute la pièce se déroule sur ce fond sportif avec les rivalités et les querelles que peut susciter l’appartenance à l’un ou l’autre clan. Léontine Coppenolle et Violette, convoitée par Bossemans, sont folles de foot et comme elles dominent leurs faibles compagnons, pourtant amis, ceux-ci ne sont pas loin de partager leur folie, risquant de ruiner leur amitié et les espoirs de bonheur de Georgette et de Joseph, leurs enfants, fiancés. Fort heureusement, les auteurs feront triompher l’amour et permettront aux deux amis d’enfance de se réconcilier. Il existe peu de pièces aussi bon enfant que Bossemans et Coppenolle. [d’après RTBF.BE]

Ça est les crapuleux de ma strotje qui m’ont appelée comme ça parce que je suis trop distinguée pour sortir en cheveux !

Mme Chapeau

Voici quelques extraits de la bonne version avec Victor Guyau, Marcel Roels, Georges Etienne, et Anne Carpriau…


Tous en scène…

FLOR, Joseph Charles dit FLOR O’SQUARR (1830-1890)

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Flor O’Squarr par Nadar © BNF

Des problèmes d’identification se posent parfois en raison des multiples pseudonymes (Perkeo, Un bourgeois de Bruxelles, Le dragon vert,…) utilisés par cet homme de lettres fécond mais, surtout, en raison des différents prénoms qui lui sont attribués : Oscar Charles, Charles Oscar, Charles, Joseph Charles et Charles Marie. De recherches effectuées au Service de la Population de la Ville de Bruxelles, il apparaît que Charles Marie est en fait le prénom de son fils aîné (1852-1921), lequel, pour ne rien simplifier, écrivit également sous le pseudonyme de Flor O’Squarr.

Joseph Charles est cependant bien son prénom officiel, puisque c’est celui qui apparaît tant sur son acte de naissance que sur son acte de décès. On peut donc penser qu’Oscar aurait été un surnom, qui lui aurait été attribué ou qu’il se serait choisi, et qu’il aurait transformé en O’Squarr.

De Bruxelles à Spa, en passant par Paris

Quoi qu’il en soit, Joseph Charles Flor, dit Flor O’Squarr, est né à Bruxelles le 22 mars 1830, fils de Charles Flor, perruquier, et de Joséphine Pourbaix. Il abandonne ses études de médecine à l’Université de Bruxelles pour débuter, à dix-neuf ans, une carrière de journaliste. Au recensement de 1856, il apparaît comme étant marié à Rosalie Lemaire, avec laquelle il a deux fils : Charles Marie, né en 1852, et Auguste, né en 1854.

Flor O’Squarr a, semble-t-il, toujours habité Bruxelles (rue Longs Chariots, Galerie du Roi, rue des Bouchers). Il a cependant dû vivre un temps à Paris, puisqu’il est entré au Figaro en 1868 et qu’il a été engagé volontaire durant la guerre de 1870. A l’issue de celle-ci, il revient néanmoins à Bruxelles, décoré de la médaille militaire. De même, s’il a séjourné à Spa, c’était sans doute comme beaucoup de ses contemporains, en villégiature. Il ne s’y est en tout cas jamais fait domicilier, son nom n’apparaissant pas dans les registres de la Population. C’est cependant à Spa qu’il est mort, le 21 août 1890, d’une rupture d’anévrisme, et qu’il est enterré.

Tombe de Flor O’Squarr au cimetière de Spa (allée n°8, n°350) © Philippe Vienne

Flor O’Squarr a beaucoup voyagé. Outre Paris et la France, il est l’auteur d’un Voyage en Suisse (1868), en collaboration avec Louis Ghémar et Nadar. Il s’est également rendu en Espagne, en 1873, pour le journal L’Etoile. Il est l’auteur de nombreux récits et essais ayant trait à la Baltique et la Scandinavie, et le traducteur de plusieurs œuvres de la romancière suédoise Emilie Carlen, ce qui donne à penser qu’il a également visité ces régions. Sa mère a, par ailleurs, quitté Bruxelles pour Saint-Pétersbourg, en 1853. Flor O’Squarr aurait également séjourné à Rio de Janeiro en 1851.

Fils de 1830

Travailleur infatigable, bourru, sarcastique, parfois polémique, Flor O’Squarr a collaboré à une vingtaine de journaux (L’Observateur belge, La Chronique, Le Journal des dames et des Demoiselles, Le Figaro,…). Ses sujets de prédilection étaient l’art, la littérature et la politique. Il lui est arrivé quelquefois d’écrire entièrement un journal, de la première à la dernière ligne. A côté de cela, il fut le traducteur, outre Emilie Carlen, d’une quarantaine de romans anglais (Mayne-Reid, Swift, Dickens,…) et l’auteur de très nombreuses comédies et revues (Bruxelles sens dessus dessous, Recette contre les belles-mères, L’Hôtel des Illusions, Les maîtres zwanzeurs du Treurenberg,…). Dans Ouye ! Ouye !! Ouye !!!, Flor O’Squarr crée le personnage de Van Koppernolle, garde civique de Poperinghe, dont Eugène De Seyn dit qu’il fut “le type du citoyen belge (…) populaire, même en France”. Essais, pamphlets, romans, poésies, paroles de chansons figurent également au répertoire des œuvres de Flor O’Squarr.

Ses revues, simples, directes, railleuses, connurent un succès prolongé et certains événements qu’elles rapportent et moquent demeurent d’une brûlante actualité. Ainsi, dans Quel plaisir d’être Bruxellois !, ces Wallons s’estimant opprimés et se plaignant que “Il y a trop longtemps qu’on sacrifie tout aux Flamands”. Né avec la Belgique, Flor O’Squarr paraît comme elle animé par un farouche esprit d’indépendance et un souci de justice. Il aurait sans doute fait siennes ces paroles, tout aussi actuelles, qu’il prête à un de ses personnages : “Fils de 1830, où sont vos libertés ? “

Philippe Vienne

Pièces de Flor O’Squarr conservées en Belgique

  • Bruxelles sens dessus dessous (1862) – Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles (BR)
  • Ouye ! Ouye !! Ouye !!! (1864) – BR
  • Les Bêtes malades (1866) – BR
  • Quel plaisir d’être Bruxellois ! (1874) – Bibliothèque Générale de l’Université de Liège

Bibliographie

  • DE SEYN E., Dictionnaire biographique des Sciences, des Lettres et des Arts en Belgique – tome I, Bruxelles, 1935.
  • FABER F., Histoire du Théâtre Français en Belgique depuis son origine jusqu’à nos jours d’après des documents inédits reposant aux Archives Générales du Royaume – tome V, Bruxelles, 1880.
  • VIENNE P., Flor O’Squarr et Spa, in Histoire et Archéologie spadoises, n° 56, décembre 1988, p. 157-165.
  • Nécrologie dans L’Éventail, 24 août 1890.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | commanditaire : wallonica.org | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © BNF ; Philippe Vienne | remerciements à Alexandrine Demblon


Plus de littérature…

ASP@sia : une base de données de l’histoire des arts du spectacle belge francophone

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Forum (Liège, BE)

“ASP@sia (Active Server Pages – Spectacles Internet Archives) est un moteur de recherche des Archives et Musée de la Littérature. L’objectif est d’établir – sans prétendre à l’exhaustivité – un historique le plus large possible des arts du spectacle en Communauté française de Belgique.

Héritière de L’Annuaire du spectacle, la base de données décrit pour chaque saison, les spectacles créés, représentés et accueillis en Belgique francophone et propose un répertoire des théâtres, compagnies et festivals professionnels ainsi que le résumé de la carrière artistique des intervenants.

Constamment actualisée et très complète de 1990 à nos jours, la base s’enrichit en permanence pour les périodes antérieures, l’objectif étant de remonter très avant dans le XXe et le XIXe siècle.

Les domaines couverts sont le théâtre pour adultes, le théâtre pour jeune public, le théâtre-action, l’opéra, la danse et les arts du cirque/forains/de la rue.

Un partenariat s’est développé avec plusieurs théâtres ou compagnies de Bruxelles et de Wallonie qui participent activement à l’encodage de leurs propres archives. En contrepartie, ASP@sia se décline, sous diverses versions, sur leur site.

Pour trouver la fiche complète d’un spectacle : ASP@sia


Découvrir d’autres initiatives d’intérêt public…

SIKIVIE : La cité radieuse

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François SIKIVIE sur Canal Emploi (1982-1987)

La cité radieuse est l’adaptation pour la scène d’un feuilleton radio de la RTBF, diffusé au début des années 80, dans le magazine Radio Titanic. Après une soixantaine d’épisodes en deux ans, l’équipe a décidé d’en faire un spectacle pour le théâtre, avec les mêmes personnages. Première le 10 mai 1984 : succès fou à Liège, représentations en Avignon et tournées… générales !

La Cité Radieuse (ne pas confondre avec le projet architectural du Corbusier à Marseille, appelé aussi “la maison du fada”) n’est pas ce que les plus puritains considéreraient comme un spectacle de haute moralité ; pire encore, à leurs yeux certainement : le langage y est cru, l’accent fleuri et l’irrévérence permanente. Reste que la caricature, si elle n’est pas toujours fine, fait mouche et que, derrière les saynètes baignées de philosophie de comptoir et de Déclaration des droits du beauf’, le rire est grinçant et efficace. Ici encore, la farce est édifiante.

Pour ne pas mourir idiot, il importe de visionner (ci-dessous) les captations faites à l’époque : jouée aujourd’hui, la pièce ne serait-elle pas interdite d’affiche ? Faudrait-il réécrire le texte et remplacer “nègre” par “personne de couleur alternative”, “bas-ventre” par “parties intimes” et, partant, limiter le nombre d’Irish Coffees bus par Mario Malpoli à trois, au lieu de quarante ?

A l’époque, le spectacle était une co-production du Théâtre de la Place (aujourd’hui Théâtre de Liège) et de la RTBF-Liège, avec des comédiens issus pour la plupart du Conservatoire de Liège et/ou membres du théâtre expérimental du Groupov. C’est François SIKIVIE qui a écrit les textes et assuré la mis en scène ; il tenait également un des rôles. Avec lui, la troupe : Francine LANDRAIN, Monique GHYSSENS, Michel DELAMARRE, Thierry DEVILLERS, Véronique STAS, Marie-Paule BRAUERS.

Quelques extraits (la captation n’est pas de la meilleure qualité) :

La présentation : “Quand on voit ce qu’on voit et qu’on entend ce qu’on entend, on est bien content de penser ce qu’on pense !”

Oh lui, il n’fait pas à l’avoir hors de devant son t.v. !”

Ca fait que j’me suis r’mangé mon bouillion !”

Ce n’est pas un poil qu’il a dans la main Jean-Philippe, c’est une brosse !”

“Je n’étais pas bien dans mon assiette !”

Ca y est : je fais encore une grossesse nerveuse !”

T’as déjà roulé en Jaguar, toi Cathy ? … Non hein !”

Dans ce pays, il y en a qui viennent toujours foutre la merde dans la pagaille !”

Pour lui, c’est dimanche tric-balle tous les jours !”

Venez voir Mario-Mal-Poli au pays des Merveilles !”

Nous avons quand même eu la chance d’être nés !


Plus de spectacles…

PEREC : Je me souviens (FAYARD, 1978)

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PEREC : Je me souviens (FAYARD, 1978)

2. Je me souviens que mon oncle avait une 11CV immatriculée 7070 RL2.
4. Je me souviens de Lester Young au Club Saint-Germain; il portait un complet de soie bleu avec une doublure de soie rouge.
42. Je me souviens que je me demandais si l’acteur américain William Bendix était le fils des machines à laver.
54. Je me souviens que Voltaire est l’anagramme de Arouet L(e) J(eune) en écrivant V au lieu de U et I au lieu de J.
87. Je me souviens que Caravan, de Duke Ellington, était une rareté discographique et que, pendant des années, j’en connus l’existence sans l’avoir jamais entendu.
95. Je me souviens que dans le film Knock on wood, Danny Kaye est pris pour un espion du nom de Gromeck.
101. Je me souviens des mousquetaires du tennis.
105. Je me souviens de “Bébé Cadum”.
110. Je me souviens de Paul Ramadier et de sa barbiche.
112. Je me souviens que Colette était membre de l’Académie royale de Belgique.
123. Je me souviens que la violoniste Ginette Neveu est morte dans le même avion que Marcel Cerdan.
125. Je me souviens que Khrouchtchev a frappé avec sa chaussure la tribune de l’O.N.U.
138. Je me souviens que Jean Bobet — le frère de Louison — était licencié d’anglais.
145. Je me souviens que j’adorais le Bal des Sirènes avec Esther Williams et Red Skelton, mais que j’ai été horriblement déçu quand je l’ai revu.
148. Je me souviens que Fidel Castro était avocat.
149. Je me souviens de Charles Rigoulot.
152. Je me souviens que Warren Beatty est le petit frère de Shirley McLaine.
161. Je me souviens que Claudia Cardinale est née à Tunis (ou en tout cas en Tunisie)
167. Je me souviens que les Platters furent impliqués dans une affaire de drogue, et aussi que le bruit courut que Dalida était un agent du F.L.N.
177. Je me souviens de Youri Gagarine.
187. Je me souviens que le trompettiste Clifford Brown est mort à vingt ans dans un accident de voiture.
196. Je me souviens que Marina Vlady est la soeur d’Odile Versois (et qu’elles sont les filles du peintre Poliakoff).
198. Je me souviens du champion de rugby à XIII Puig-Aubert, surnommé “Pipette”.
205. Je me souviens de la feuille d’impôts de Chaban-Delmas.
207. Je me souviens que quand Sophie, Pierre et Charles faisaient la course, c’était Sophie qui gagnait, car Charles traînait, Pierre freinait, alors que Sophie démarrait.
210. Je me souviens que Fausto Coppi avait une amie que l’on appelait “la Dame blanche”
211. Je me souviens d’un fromage qui s’appelait “la Vache sérieuse” (“la Vache qui rit” lui a fait un procès et l’a gagné).
230. Je me souviens qu’à la fin de la guerre, il y eut une “affaire Petiot” qui ressemblait à l’affaire Landru.
242. Je me souviens que pendant la guerre les Anglais avaient des Spitfire et les Allemands des Stukas (et des Messerschmidt)
259. Je me souviens que l’une des premières décisions que prit de Gaulle à son arrivée au pouvoir fut de supprimer la ceinture des vestes d’uniforme.
265. Je me souviens de Lee Harvey Oswald.
268. Je me souviens que pendant son procès, Eichmann était enfermé dans une cage de verre.
282. Je me souviens que Maurice Chevalier avait une propriété à Marnes la Coquette.
291. Je me souviens que le premier film de Jerry Lewis et Dean Martin que j’ai vu s’appelait la Polka des marins.
301. Je me souviens que Sidney Bechet a écrit un opéra — ou bien était-ce un ballet? — intitulé La nuit est une sorcière.
313. Je me souviens de Bourvil. Je me souviens d’un sketch de Bourvil dans lequel il répétait plusieurs fois en conclusion de chaque paragraphe de sa pseudo-conférence: “L’alcool,non, l’eau férrugineuse, oui!” Je me souviens de Pas si bête, et du Rosier de Madame Husson.
329. Je me souviens que dans Huis-clos il est question d’un “bronze de Barbédienne”.
346. Je me souviens de la “Pile Wonder ne s’use que si l’on s’en sert”.
363. Je me souviens du film de Louis Daquin, l’Ecole buissonnière, avec Bernard Blier, qui s’inspirait des méthodes Freinet.
364. Je me souviens que j’étais abonné à un Club du Livre et que le premier livre que j’ai acheté chez eux était Bourlinguer de Blaise Cendrars.
369. Je me souviens de Caryl Chessman.
375. Je me souviens de l’enlèvement de Fangio (par des Castristes?)
380. Je me souviens de Bao Daï et, beaucoup plus tard, de Madame Nhu.
382. Je me souviens de la colombe de Picasso, et de son portrait de Staline.
389. Je me souviens de Christine Keeler et de l’affaire Profumo.
416. Je me souviens que le numéro des “Peugeot” (201, 203, 302, 303, 403, 404, etc.) avait un sens précis, et aussi le numéro des locomotives (par exemple: Pacific 231).
418. Je me souviens des “Juvaquatre”.
451. Je me souviens de Robert Mitchum quand il dit “Children…” dans le film de Charles Laughton, La nuit du chasseur.
469. Je me souviens de Brigitte Bardot quand elle chantait Sidonie a plus d’un amant, Moi je ne crains personne en Harley-Davidson ou La fin de l’été…

A la demande de l’auteur, l’éditeur a laissé à la suite de cet ouvrage quelques pages blanches sur lesquelles le lecteur pourra noter les “Je me souviens” que la lecture de ceux-ci aura, espérons-le, suscités.​

Lire la suite de la pièce de Georges PEREC (1936-1982)
(EAN : 9782213677972)

Découvrir PEREC dans wallonica.org (citations)


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JANKELEVITCH, Vladimir (1903-1985) : “On peut vivre sans philosophie. Mais pas si bien”

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[PHILOMAG.COM, 9 septembre 2013] “Seul compte l’exemple que le philosophe donne par sa vie et dans ses actes”. Animé par cette conviction partagée avec Vladimir JANKELEVITCH, l’acteur Bruno ABRAHAM-KREMER a crée La vie est une géniale improvisation au Festival de la correspondance de Grignan, en 2012 (alors dédiée aux lettres de philosophes), repris au Théâtre des Mathurins.

À l’origine du spectacle : un souvenir d’enfance, une admiration pour ce philosophe qui fait de la vie, de la liberté, de l’engagement et de l’humour les cordes sensibles de son existence, loin des ronflants penseurs en rond, et une défiance envers ces gros-plein-d’être dont la “conscience bien contente […] s’installe dans la stupide vanité d’être ce qu’elle est“.

Bruno Abraham-Kremer découvre la philosophie sous le bureau et dans les jupes de sa mère – lorsqu’elle donne ses cours particuliers, lui incarne les concepts et les notions avec ses soldats de plomb – et Jankélévitch à 15 ans, en assistant à une conférence sur Ravel, sur prescription maternelle. Il partage avec ce maître l’élégance de traiter légèrement la gravité, nourrissant lui aussi cette inquiétude fondamentale d’être “l’acteur de sa vie” – une détermination qu’il prend au pied de la lettre, faisant de la scène son pré-carré.

Le théâtre de Vladimir Jankélévitch, en revanche, c’est le monde meurtri du XXe siècle, qu’il traverse avec une devise en étendard : “Hélas, donc en avant“. Soit, “vivre en dépit des obstacles” – dont deux guerres – cherchant l’accord, comme rarement penseur le fit, entre ses actes, sa pensée et ses paroles. Une parole que Jankélévitch professe en orateur excitant et spirituel et qu’il prolonge en épistolier volubile.

La vie est une géniale improvisation puise dans la correspondance du « maître Janké » avec son fidèle ami Louis Beauduc. Deux esprits sagaces, comparses à l’ENS, reçus ensemble à l’agrégation. Tandis que l’un gagne en notoriété, obtenant la chaire de philosophie morale à la Sorbonne, l’autre demeure dans l’ombre du lycée Gay-Lussac de Limoges. Tous deux entretiennent des échanges fleuris, mêlant anecdotes et familiarité, considérations morales et métaphysiques, dirigeant le regard sur les temps présents, avec un « bel enthousiasme ».

Le bel enthousiasme, un trait caractéristique de Jankélévitch, qui porte l’humour en bandoulière. En témoignent les ironiques effusions qu’il signe au bas des lettres : “Je t’envoie, par dessus les rivières, les prairies et les vallées, mon souvenir intuitivement sympathique, et déverse à tes grand pieds le tombereau de mes hommages dynamiquement convergents.

Leur correspondance s’épuise pratiquement durant cette guerre dont Jankélévitch ne saura pardonner les horreurs, avant de reprendre. Il publie en 1949 son fameux Traité des Vertus, après dix ans de travail. Sa réflexion ne cesse dès lors de creuser les thèmes du pardon, du temps, de la mort et de l’espérance.

Philosophie première et Le Je ne sais quoi et le Presque rien paraissent respectivement en 1953 et 1957, Le Pardon en 1967. La musique le hante ; trois pianos meublent le 1, quai aux Fleurs, sur l’Île de la Cité, à Paris, où le philosophe vit. Une plaque orne désormais la façade reproduisant ces mots extraits de L’irréversible et la nostalgie : “Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité.

Il reçoit à la fin de sa vie, à cette adresse, la lettre d’un professeur de français de Basse-Saxe, dont Philosophie magazine a publié le témoignage inédit et la correspondance. Il réagit à une déclaration de Vladimir Jankélévitch, interrogé en 1980 dans l’émission radiophonique Le Masque et la Plume sur sa rupture avec la musique et la pensée allemandes. “ Les Allemands ont tué six millions de Juifs, mais ils dorment bien, ils mangent bien, et le mark se porte bien. Je n’ai jamais encore reçu une lettre qui fasse acte d’humilité, poursuit-il. Une lettre où un Allemand déclarerait combien il a honte. ”

Le reproche du philosophe blesse Wiard Raveling, qui lui écrit: “Que je sois né allemand, ce n’est pas ma faute ni mon mérite. Je suis tout à fait innocent des crimes nazis ; mais cela ne me console guère. Je n’ai pas la conscience tranquille. ” Touché, Jankélévitch lui répond, rompant un long silence. Il se ravise afin d’autoriser l’avènement d’une nouvelle ère, lançant un ultime enseignement aux générations prochaines, que Bruno Abraham-Kremer transmet avec cœur: “On peut, après tout, vivre sans le je-ne-sais-quoi, comme on peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien.

Cédric ENJALBERT, philomag.com



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