Sergueï Rachmaninov, compositeur trop populaire ?

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[RADIOFRANCE.FR/FRANCEMUSIQUE, 31 mars 2023] Rien qu’avec ses concertos pour piano, Sergueï Rachmaninov s’impose dans l’histoire de la musique du XXe siècle. Le reste de l’œuvre de ce compositeur et pianiste virtuose, encore méconnue du grand public, nous en dit plus sur ce créateur victime de son époque et surtout de son succès.

Le nom de Sergueï Rachmaninov évoque avant tout de puissantes compositions pour piano, une sonorité russe unique et séduisante. À sa mort en 1943, Rachmaninov est considéré comme l’un des plus grands virtuoses du clavier : le pianiste des pianistes. On le considère aussi comme l’auteur de certaines des plus belles pages pour piano, grâce notamment à son célèbre Prélude en ut dièse mineur et ses concertos. Pourtant, en 1954, la prestigieuse encyclopédie de la musique occidentale, le Grove Dictionary of Music and Musicians, résume l’œuvre et l’héritage de Rachmaninov en seulement quelques phrases : “Sa musique est bien construite et produit de l’effet, mais elle est monotone dans sa texture, laquelle consiste essentiellement en mélodies artificielles et débordantes, accompagnées par toutes sortes de formules dérivées d’arpèges. L’énorme succès populaire qu’a connu Rachmaninov de son vivant pour une poignée d’œuvres ne saurait durer, d’autant que ce succès n’a jamais été du goût des musiciens“, écrit le musicologue et critique musical britannique Eric Blom.

On reproche notamment à Rachmaninov d’avoir été “en tant que pianiste […] l’un des meilleurs artistes de son temps ; en tant que compositeur, on ne peut prétendre qu’il ait appartenu à son temps.” Il est donc à la fois adulé par le public pour une petite partie de ses œuvres seulement mais rejeté par la critique musicale qui voit en lui un compositeur trop populaire et romantique, en retard sur son époque.

Un romantique parmi les modernistes

Les œuvres de jeunesse de Rachmaninov révèlent un style lyrique forgé sous l’influence des grands maîtres russes du XIXe siècle, dont Tchaïkovski, Rimski-Korsakov, Taneyev et Rubinstein. De ces premières influences naît progressivement une voix personnelle, plus ample et expressive, mais la philosophie musicale de Rachmaninov restera fermement enracinée dans une tradition spirituelle et romantique russe du XIXe siècle.

Alors que sa carrière de compositeur s’étend sur les premières décennies du XXe siècle, désormais dominées par le modernisme en musique, Rachmaninov se retrouve en nette contradiction avec la musique de ses contemporains. Sa musique est empreinte d’émotion à une époque où l’on se méfie du sentiment en musique.

Héritier d’une tradition musicale passée, la musique de Rachmaninov est ainsi critiquée autant par les conservateurs russes que par les modernistes. En Europe et aux États-Unis, ses œuvres se heurtent aux partisans du nouveau modernisme européen et surtout allemand, qui relèvent dans la musique de Rachmaninov un manque de modernité et de rigueur formelle. Rachmaninov se retrouve ainsi coincé entre le passé et l’avenir, sa musique rejetée par les arbitres du bon goût musical.

“Je ne suis pas un compositeur intellectuel mais plutôt émotionnel. Je ne traite pas dans des abstractions ou des tortures cérébrales et des postures. Je me sers d’une narration musicale, afin de raconter une histoire en musique comme le font les écrivains avec les mots. Je souhaite envelopper l’auditeur dans une chaleur, lui révéler et lui ouvrir de riches paysages, afin de le transporter vers un monde idéal. Pas utopiste, car il y a un sous-courant de tristesse dans ma musique. Mais un endroit où la souffrance et la paix sont transcendées en un tout guérissant”, se défend Rachmaninov dans une interview publiée en octobre 1959 dans le magazine HiFi Review.

Alors que la modernité en musique est à l’ordre du jour , Rachmaninov reste sans vergogne dans les modèles romantiques du XIXe siècle : raison suffisante pour que la critique musicale rejette son œuvre. D’autant plus que celle-ci semble (trop ?) plaire à son public.

Rachmaninov jouant pour sa petite-fille Sophie (New York, 1927) © AP Photo

Un compositeur à succès malgré lui

Démodé et considéré comme sans intérêt aux yeux de la critique, Rachmaninov souffre paradoxalement du succès démesuré et écrasant de ses premières œuvres, dont le Concerto pour piano n°2 et surtout le Prélude en ut dièse mineur. La popularité de ce dernier est telle qu’on surnomme le compositeur “Monsieur ut dièse mineur”. Le succès de ces œuvres est donc bien la preuve du manque de sérieux de cette musique, selon les critiques : “le public vénère Rachmaninov parce qu’il a atteint le centre du goût musical du philistin moyen”, résume le critique russe Vyacheslav Karatygin en 1913.

La popularité des concertos pour piano de Rachmaninov perdure également bien après sa mort. Leur succès ne cesse de croître au point de s’émanciper des salles de concert pour rejoindre celles du septième art. En seulement dix ans, le deuxième concerto figure dans pas moins de cinq bandes-originales de cinéma : Brief Encounter (1945), I’ve always loved you (1946), September Affair (1950), Rhapsody (1954) et The Seven Year Itch (1955), sans parler de l’influence de l’œuvre sur les générations à suivre de compositeurs de musiques hollywoodiennes. Le deuxième concerto sera même repris comme “échantillon” dans la chanson All by Myself d’Eric Carmen en 1975. Le troisième concerto, quant à lui, figure dans la bande originale du célèbre film Shine (1993).

Dans l’ombre de ces œuvres devenues des monuments de la culture musicale populaire se cachent d’autres œuvres de Rachmaninov largement négligées, dont Les Cloches, poème pour orchestre symphonique, chœur et solistes, les Variations sur un thème de Chopin, les Variations Corelli, les Études-Tableaux, trois opéras (Aleko, Le Chevalier Avare et Francesca da Rimini), ainsi que plusieurs dizaines de chansons et onze œuvres pour chœur.

Si les œuvres tardives de Rachmaninov révèlent une évolution progressive et une ouverture aux idées modernistes, sans pour autant trahir les valeurs romantiques chères au compositeur, ces développements ont lieu au sein d’un style déjà défini aux yeux de son public, d’un style à connotation populaire et hautement romantique. Malgré la sophistication de ses compositions tardives, la musique de Rachmaninov reste toujours celle du compositeur du célèbre Prélude en ut dièse mineur.

Victime de la révolution

Le 8 mars 1917 éclate en Russie le mouvement révolutionnaire qui mène au renversement du régime tsariste et, par conséquence, à la fin de l’Empire russe. Contraint de fuir son pays et de ne plus jamais y retourner, Rachmaninov met de côté sa carrière de compositeur, alors en pleine évolution stylistique. Le musicien en exil décide de s’installer aux États-Unis pour des raisons financières, et choisit la scène comme source de revenus principale.

Au-delà d’un manque d’inspiration dû au départ soudain de sa terre natale, le rythme exténuant de sa nouvelle vie de pianiste virtuose lui laisse peu de temps pour se concentrer sur la composition. En conséquence, Rachmaninov n’écrit aucune œuvre originale entre 1918 et 1925, et de 1926 jusqu’à sa mort en 1943 ne signe que six nouvelles compositions, dont sa Symphonie n°3. Il révise par ailleurs certaines de ses œuvres précédentes et compose de nombreuses transcriptions pour piano afin d’enrichir son répertoire de pianiste virtuose.

Au moment où Rachmaninov se met à nouveau à composer, il découvre un paysage musical ayant considérablement changé, presque méconnaissable : “Je me sens comme un fantôme errant dans un monde devenu étranger. Je ne peux pas me débarrasser de l’ancienne façon d’écrire et je ne peux pas acquérir la nouvelle. J’ai fait un effort intense pour ressentir la manière musicale d’aujourd’hui, mais elle ne me vient pas”, écrit Rachmaninov en 1939 dans une lettre à Leonard Liebling, éditeur de la publication américaine Musical Courier.

Ses dernières œuvres présentent de nombreuses qualités remarquables, mais souffrent inévitablement d’une comparaison avec les œuvres plus modernes et marquantes de ses contemporains, dont le célèbre Sacre du Printemps de Stravinsky et le Pierrot Lunaire de Schoenberg. À cela s’ajoute la censure de ses œuvres sous le nouveau régime russe. Alors que la politique anti-religieuse du nouveau régime soviétique prend pour cible l’Église orthodoxe russe, les grandes œuvres sacrées de Rachmaninov comme Les Vêpres et La Liturgie de saint Jean Chrysostome, op. 31 sont censurées. En 1931, Rachmaninov se voit de nouveau ciblé par son pays natal lorsqu’il signe une lettre envoyée au New York Times critiquant le régime soviétique pour sa violence. En réponse, sa musique est interdite en URSS pendant plusieurs années, accusée de représenter “l’attitude décadente des classes moyennes inférieures” et jugée “dangereuse sur le plan musical dans la guerre des classes actuelle”, selon un communiqué officiel soviétique.

Le dernier des romantiques

En 1980, l’encyclopédie Grove décide finalement, pour sa nouvelle édition, de mettre à jour son entrée concernant Sergueï Rachmaninov. Désormais reconnu comme une figure majeure de la musique du XXe siècle, le compositeur devient alors “le dernier grand représentant de la fin du romantisme russe”. Reconnu depuis quelques décennies seulement comme un compositeur de premier ordre, Rachmaninov n’a jamais perdu l’espoir que sa musique soit comprise : “Le public comprendra et aimera toujours la musique romantique. Les tonalités amères d’aujourd’hui finiront par disparaître. Certes, ils reflètent notre époque, mais ils ne reflètent pas la chaleur et la profondeur de la compassion dans la nature humaine qui est intemporelle”, résume Rachmaninov dans son interview avec Glenn Quilty, publiée en 1959.

En restant hors de son temps, en survolant l’intellectualisation de la musique moderne, en privilégiant l’émotion, Rachmaninov aurait-il ainsi acquis en quelque sorte une forme d’intemporalité ?

Léopold Tobisch


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Compagnie Belova ~ Iacobelli

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[BELOVA-IACOBELLI.COM] L’actrice et metteuse en scène chilienne Tita Iacobelli et la marionnettiste belgo-russe Natacha Belova se sont rencontrées en 2012 à Santiago du Chili dans le cadre du Festival La Rebelión de los Muñecos. En 2015, elles créent un laboratoire de recherche autour du théâtre contemporain de marionnette dans la même ville. À la fin de cette expérience de deux mois, elles décident de créer ensemble un spectacle.

Tchaïka est le premier spectacle de la Compagnie Belova–Iacobelli. La création dure trois ans et se déroule à cheval sur quatre résidences entre Buenos Aires, Santiago du Chili et Bruxelles. Elles présentent leur travail pour la première fois fin juin 2018, au Festival La Rebelión de Los Muñecos. Le spectacle a reçu les prix du Meilleur spectacle et de la Meilleure actrice 2018 au Chili (el Círculo de Críticos de Arte de Chile) et le prix du public pour la Meilleure mise en scène au Chili (Premios Clap).

Tita Iacobelli & Natacha Belova © Pierre-Yves Jortay

Natacha Belova, historienne de formation, est née en Russie et réside en Belgique depuis 1995. C’est tout d’abord en tant que costumière et scénographe qu’elle commence ses premières collaborations au sein du réseau belge et international des arts de la scène. Elle se spécialise ensuite dans l’art de la marionnette. C’est en menant de nombreux projets liés au théâtre mais aussi au domaine de la danse, du cirque, du cinéma et de l’opéra qu’elle engrange une grande expérience, lui donnant ainsi le désir et la nécessité de créer ses propres projets. Ses premières créations sont apparues sous la forme d’expositions et d’installations. En novembre 2017, elle signe sa première mise en scène, Passeggeri de la Cie La Barca dei Matti au IF — Festival internazionale di Teatro di Immagine e Figura — Milan, Italie. Elle mène depuis ces dernières années de nombreux stages de marionnettes dans 15 pays sur trois continents et fonde son propre centre de recherche et de formation nommé IFO asbl à Bruxelles en 2016.

Tita Iacobelli commence son parcours artistique au 2001. En 2003 elle gagne le prix de la meilleur actrice dans le festival de Nuevos Directores. Elle travaille depuis 2005 au sein de la Compagnie Viajeinmóvil de Jaime Lorca en tant que codirectrice, actrice, marionnettiste et enseignante dans des ateliers de marionnette. Elle a parcouru diverses scènes d’Amérique et d’Europe, avec entre autres, les spectacles, Gulliver (2006) et Otelo (2012). Sa relation étroite avec la musique l’a amenée à diriger plusieurs spectacles de théâtre musical avec la compagnie jeune publique Teatro de Ocasión, ainsi que des concerts théâtraux avec le groupe chilien fusión-jazz Congreso et avec l’Orchestre Philharmonique du Chili au Théâtre Municipal de Santiago.

TCHAÏKA

Dans les coulisses d’un théâtre, une vieille actrice au crépuscule de sa vie ne sait plus ce qu’elle fait là. S’approchant d’elle, une femme lui rappelle la raison de sa présence : interpréter le rôle d’Arkadina dans La mouette de Tchekhov. Ce sera son dernier rôle. Sa mémoire fout le camp et si elle ne sait plus tout à fait qui elle est pas plus que son rôle, elle entend assurer la représentation. Dans sa déroute, fiction et réalité s’entrecroisent. Elle tente de suivre la trame de la pièce. Suivent des dialogues avec son fils, les abandons répétés de Trigorine son amant, qui la replongent dans son passé.
Elle renoue avec la jeune actrice qu’elle fut, avec le rôle de Nina, celui qu’elle préfère, celui de la jeune actrice qui vaille que vaille continue. Voilà Tchaïka luttant, reprenant pied, se créant un nouveau théâtre, un autre espace de jeu et de vie. Comme dans La mouette, Tchaïka est entre passé et futur, entre désillusion et espoir, et elle poursuit la route, malgré la déglingue. Conté sur la trame du rêve, ce spectacle pour une actrice et une marionnette est le premier de la compagnie belgo-chilienne Belova-Iacobelli.


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D’autres initiatives en Wallonie et à Bruxelles…

STALINE : Le Marxisme et les problèmes de linguistique (Moscou, 1952)

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Magnifique témoignage d’une époque et bijou de bibliophilie, l’opuscule Le Marxisme et les problèmes de linguistique d’un certain Joseph Staline n’est pas une brochure pirate que nous aurions découverte dans une brocante. Le texte principal, qui donne son titre à ce recueil d’une cinquantaine de pages, était initialement un article signé par le Petit Père des Peuples et paru dans la Pravda en 1950. Comme l’indique la “Note de l’éditeur” en début de volume : “La présente traduction de l’ouvrage de J. Staline Le Marxisme et les problèmes de linguistique est conforme au texte des Editions politiques d’Etat (Moscou 1951).” Autant pour la conformité.

Distribuée dans nos contrées francophones via les différents partis communistes nationaux, cette brochure de bonne qualité était éditée par les Editions en langues étrangères de Moscou (une maison d’édition fondée en 1931 sous le nom d’Association des éditeurs de travailleurs étrangers en URSS, rebaptisée en 1939 Maison d’édition des langues étrangères puis, en 1963, après une réorganisation, Éditions du Progrès).

Étaient ainsi diffusées pour la bonne édification des peuples, toute une batterie de monographies officielles portant sur des sujets aussi quotidiens que Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique du même Joseph Staline (1954) ou Les trois sources et les trois parties constitutives du Marxisme par V. Lénine (1954, “conforme au texte des Œuvres de Lénine, préparées par l’Institut Marx-Engels-Lénine-Staline près le Comité Central du P.C.U.S“).

Même si, d’entrée de jeu, Staline confesse que, en matière de linguistique, “n’étant pas linguiste, je ne puis évidemment pas donner pleine satisfaction aux camarades“, ‘il’ écrit quand même un essai d’une trentaine de pages sur le sujet, suivi par plusieurs autres textes longs, regroupés sous le titre “Quelques problèmes de linguistique” : Réponse à la camarade E. Krachéninnikova ; Au camarade Sanjéev ; Aux camarades D. Belkine et S. Fourer ; Au camarade A. Kholopov. Il faut lire ces ‘Réponses’ sans romantisme post-soviétique : elles sont l’occasion pour Staline de discréditer officiellement, urbi et orbi, une sommité de la linguistique d’alors, Nicolas Marr, qui a dû ‘sentir le vent du boulet’ dès les années 1950, alors qu’il avait auparavant été soutenu par Staline et, partant, à l’origine d’épuration visant des linguistes russes (slavistes) qui n’étaient pas d’accord avec ses théories quelquefois assez ‘farfelues’…

On débattra longuement de l’idéologie qui préside au traitement du sujet “linguistique”, on s’amusera de penser que Staline aurait dû vivre plus de vies que mille chats pour écrire l’ensemble des œuvres qui lui sont attribuées, on s’émerveillera du dispositif technique de propagande internationale organisé, entre autres, au travers de tant de publications de qualité, on s’agacera peut-être du cynisme politique qui faisait percoler la vérité d’Etat dans tous les sujets de la vie quotidienne, soit. On relira George Orwell, Umberto Eco et Margaret Atwood, soit : on fera bien.

Reste qu’il sera difficile de ne pas être ému par une époque qui, si elle était d’une violence inouïe, n’était pas dénuée d’une poésie incroyable : quelles que soient ses options politiques, un Etat, un jour, a visé ouvertement à l’édification de son peuple… par le livre et les savoirs ! De quoi être nostalgique, non ?

Patrick Thonart


Lénine lisant la Pravda © fr.rbth.com

L’article de J. Staline, Le Marxisme et les problèmes de linguistique, paru le 20 juin 1950 dans La Pravda, à la suite d’un débat qui s’y déroula sur les problèmes de linguistique en Union soviétique, constitue une réponse aux questions que lui posa à ce sujet un groupe d’étudiants soviétiques et aux essais publiés dans les colonnes du journal, dont les principaux titres sont : Sur la voie de la linguistique matérialiste de Boulakhovski, membre de l’Académie des Sciences d’Ukraine, L’Histoire de la linguistique en Russie et la théorie de Marr de Nikiforov, Du caractère de classe de la langue de Koudriavtsev. [VIVELEMAOISME.ORG]


© Collection privée

A propos du marxisme en linguistique

Un groupe de jeunes camarades m’a demandé d’exposer dans la presse mon opinion sur les problèmes de linguistique, notamment en ce qui concerne le marxisme en linguistique. N’étant pas linguiste, je ne puis évidemment pas donner pleine satisfaction aux camarades. Quant au marxisme en linguistique, comme dans les autres sciences sociales, c’est une question dont je peux parler en connaissance de cause. C’est pourquoi j’ai accepté de répondre à une série de questions posées par les camarades.

QUESTION : Est-il vrai que la langue soit une superstructure au-dessus de la base ?

RÉPONSE : Non, c’est faux.
La base est le régime économique de la société à une étape donnée de son développement. La superstructure, ce sont les vues politiques, juridiques, religieuses, artistiques, philosophiques de la société et les institutions politiques, juridiques et autres qui leur correspondent.
Toute base a sa propre superstructure, qui lui correspond. La base du régime féodal a sa superstructure, ses vues politiques, juridiques et autres, avec les institutions qui leur correspondent ; la base capitaliste a sa superstructure à elle, et la base socialiste la sienne. Lorsque la base est modifiée ou liquidée. sa superstructure est, à sa suite, modifiée ou liquidée ; et lorsqu’une base nouvelle prend naissance, à sa suite prend naissance une superstructure qui lui correspond.
La langue, à cet égard, diffère radicalement de la superstructure. Prenons, par exemple, la société russe et la langue russe. Au cours des trente dernières années, l’ancienne base, la base capitaliste, a été liquidée en Russie, et il a été construit une base nouvelle, socialiste.
En conséquence, la superstructure de la base capitaliste a été liquidée, et il a été créé une nouvelle superstructure correspondant à la base socialiste. Aux anciennes institutions politiques, juridiques et autres se sont donc substituées des institutions nouvelles, socialistes. Mais en dépit de cela, la langue russe est demeurée, pour l’essentiel, ce qu’elle était avant la Révolution d’Octobre.
Qu’y a-t-il de changé depuis lors dans la langue russe ?
Le vocabulaire de la langue russe a changé en une certaine mesure ; il a changé dans ce sens qu’il s’est enrichi d’un nombre considérable de mots nouveaux et d’expressions nouvelles qui ont surgi avec l’apparition de la nouvelle production socialiste, avec l’apparition d’un nouvel Etat, d’une nouvelle culture socialiste, d’un nouveau milieu social, d’une nouvelle morale et, enfin, avec le progrès de la technique et de la science ; quantité de mots et d’expressions ont changé de sens et acquis une signification nouvelle ; un certain nombre de mots surannés ont disparu du vocabulaire.
En ce qui concerne le fonds essentiel du vocabulaire et le système grammatical de la langue russe, qui en constituent le fondement, loin d’avoir été liquidés et remplacés, après la liquidation de la base capitaliste, par un nouveau fonds essentiel du vocabulaire et un nouveau système grammatical de la langue, ils se sont au contraire conservés intacts et ont survécu sans aucune modification un peu sérieuse ; ils se sont conservés précisément comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui.
Poursuivons. La superstructure est engendrée par la base, mais cela ne veut point dire qu’elle se borne à refléter la base, qu’elle soit passive, neutre, qu’elle se montre indifférente au sort de la base, au sort des classes, au caractère du régime.
Au contraire, une fois en existence, elle devient une immense force active, elle aide activement sa base à se cristalliser et à s’affermir ; elle met tout en oeuvre pour aider le nouveau régime à achever la destruction de la vieille base et des vieilles classes, et à les liquider.
Il ne saurait en être autrement. La superstructure est justement engendrée par la base pour servir celle-ci, pour l’aider activement à se cristalliser et à s’affermir, pour lutter activement en vue de liquider la vieille base périmée avec sa vieille superstructure. Il suffit que la superstructure se refuse à jouer ce rôle d’instrument, il suffit qu’elle passe de la position de défense active de sa base à une attitude indifférente à son égard, à une attitude identique envers toutes les classes, pour qu’elle perde sa qualité et cesse d’être une superstructure.
La langue à cet égard diffère radicalement de la superstructure. La langue est engendrée non pas par telle ou telle base, vieille ou nouvelle, au sein d’une société donnée, mais par toute la marche de l’histoire de la société et de l’histoire des bases au cours des siècles.
Elle est l’oeuvre non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société, des efforts des générations et des générations. Elle est créée pour les besoins non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société.
C’est pour cette raison précisément qu’elle est créée en tant que langue du peuple tout entier, unique pour toute la société et commune à tous les membres de la société.
Par suite, le rôle d’instrument que joue la langue comme moyen de communication entre les hommes ne consiste pas à servir une classe au détriment des autres classes, mais à servir indifféremment toute la société, toutes les classes de la société. C’est là précisément la raison pour laquelle la langue peut servir l’ancien régime agonisant aussi bien que le nouveau régime ascendant, l’ancienne base aussi bien que la nouvelle, les exploiteurs aussi bien que les exploités.
Ce n’est un secret pour personne que la langue russe a aussi bien servi le capitalisme russe et la culture bourgeoise russe avant la Révolution d’octobre qu’elle sert actuellement le régime socialiste et la culture socialiste de la société russe.
Il faut en dire autant des langues ukrainienne, biélorusse, ouzbèque, kazakhe, géorgienne, arménienne, estonienne, lettone, lituanienne, moldave, tatare, azerbaïdjanaise, bachkire, turkmène et autres langues des nations soviétiques, qui ont aussi bien servi l’ancien régime bourgeois de ces nations qu’elles servent le régime nouveau, socialiste.
Il ne saurait en être autrement. La langue existe, la langue a été créée précisément pour servir la société comme un tout, en tant que moyen de communication entre les hommes, pour être commune aux membres de la société et unique pour la société, pour servir au même titre les membres de la société indépendamment de la classe à laquelle ils appartiennent.
Il suffit que la langue quitte cette position d’instrument commun à tout le peuple, il suffit qu’elle prenne une position tendant à préférer, à soutenir un groupe social quelconque au détriment des autres groupes sociaux pour qu’elle perde sa qualité, pour qu’elle cesse d’être un moyen de communication entre les hommes dans la société, pour qu’elle devienne le jargon d’un groupe social quelconque, pour qu’elle déchoie et se voue à la disparition.
Sous ce rapport, la langue, qui diffère par principe de la superstructure, ne se distingue cependant pas des instruments de production, des machines par exemple, qui, indifférents à l’égard des classes comme l’est la langue, peuvent servir également le régime capitaliste et le régime socialiste.
Ensuite, la superstructure est le produit d’une époque au cours de laquelle exista et fonctionne une base économique donnée.
C’est pourquoi la vie de la superstructure n’est pas d’une longue durée: celle-ci est liquidée et disparaît avec la liquidation et la disparition de la base donnée.
La langue, au contraire, est le produit de toute une série d’époques au cours desquelles elle se cristallise, s’enrichit, se développe et s’affine.
C’est pourquoi la vie d’une langue est infiniment plus longue que celle d’une base quelconque, que celle d’une superstructure quelconque.
C’est ce qui explique justement que la naissance et la liquidation, non seulement d’une base et de sa superstructure, mais de plusieurs bases et des superstructures qui leur correspondent, ne conduisent pas dans l’histoire à la liquidation d’une langue donnée, à la liquidation de sa structure et à la naissance d’une langue nouvelle avec un nouveau vocabulaire et un nouveau système grammatical.
Plus de cent ans se sont écoulés depuis la mort de Pouchkine. Durant ce temps, les régimes féodal et capitaliste furent liquidés en Russie, et il en a surgi un troisième, le régime socialiste. Par conséquent, deux bases avec leurs superstructures ont été liquidées, et il en est apparu une nouvelle, la base socialiste, avec sa nouvelle superstructure. Mais si l’on prend par exemple la langue russe, on constate que, pendant ce long intervalle de temps, elle n’a subi aucune refonte et que, par sa structure, la langue russe de nos jours diffère peu de celle de Pouchkine.
Qu’y a-t-il eu de changé pendant ce temps dans la langue russe ? Son vocabulaire s’est, pendant ce temps, notablement enrichi ; un grand nombre de mots surannés ont disparu du lexique ; le sens d’une quantité importante de mots s’est modifié ; le système grammatical de la langue s’est amélioré. Quant à la structure de la langue de Pouchkine avec son système grammatical et le fonds essentiel de son lexique, elle s’est conservée dans ses grandes lignes comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui.
Cela se conçoit fort bien. En effet, pourquoi serait-il nécessaire qu’après chaque révolution la structure existante de la langue, son système grammatical et le fonds essentiel de son lexique soient détruits et remplacés par de nouveaux, comme cela a lieu ordinairement pour la superstructure ?
A quoi servirait-il que “eau”, “terre”, “montagne”, “forêt”, “poisson”, “homme”, “marcher”, “faire”, “produire”, “commercer”, etc. ne s’appellent plus eau, terre, montagne, etc., mais autrement ?
A quoi servirait-il que les changements des mots dans la langue et la combinaison des mots dans la proposition aient lieu, non pas d’après la grammaire existante, mais d’après une grammaire tout autre ?
Quelle utilité la révolution retirerait-elle de ce bouleversement dans la langue  ? L’histoire en général ne fait rien d’essentiel sans que la nécessité ne s’en impose tout spécialement.
On se demande quelle serait la nécessité de ce bouleversement linguistique, lorsqu’il a été prouvé que la langue existante, avec sa structure, est, dans ses grandes lignes, parfaitement apte à satisfaire aux besoins du nouveau régime ! On peut, on doit détruire la vieille superstructure et lui en substituer une nouvelle en quelques années, afin de donner libre cours au développement des forces productives de la société, mais comment détruire la langue existante et établir à sa place une langue nouvelle en quelques années, sans apporter l’anarchie dans la vie sociale, sans créer la menace d’une désagrégation de la société ?
Qui donc, sinon quelque Don Quichotte, pourrait s’assigner une tâche pareille ?
Enfin, il y a encore une différence radicale entre la superstructure et la langue. La superstructure n’est pas liée directement à la production, à l’activité productrice de l’homme. Elle n’est liée à la production que de façon indirecte, par l’intermédiaire de l’économie, par l’intermédiaire de la base. Aussi la superstructure ne reflète-t-elle pas les changements survenus au niveau du développement des forces productives d’une façon immédiate et directe, mais à la suite des changements dans la base, à travers le prisme des changements intervenus dans la base par suite des changements dans la production. C’est dire que la sphère d’action de la superstructure est étroite et limitée.
La langue, au contraire, est liée directement à l’activité productrice de l’homme, et pas seulement à l’activité productrice, mais à toutes les autres activités de l’homme dans toutes les sphères de son travail, depuis la production jusqu’à la base, depuis la base jusqu’à la superstructure.
C’est pourquoi la langue reflète les changements dans la production d’une façon immédiate et directe, sans attendre les changements dans la base. C’est pourquoi la sphère d’action de la langue, qui embrasse tous les domaines de l’activité de l’homme, est beaucoup plus large et plus variée que la sphère d’action de la superstructure. Bien plus, elle est pratiquement illimitée.
Voilà la raison essentielle pour laquelle la langue, plus précisément son vocabulaire, est dans un état de changement à peu près ininterrompu. Le développement ininterrompu de l’industrie et de l’agriculture, du commerce et des transports, de la technique et de la science exige de la langue qu’elle enrichisse son vocabulaire de nouveaux mots et de nouvelles expressions nécessaires à cet essor. Et la langue, qui reflète directement ces besoins, enrichit en effet son vocabulaire de nouveaux mots et perfectionne son système grammatical.
Ainsi :

      1. Un marxiste ne peut considérer la langue comme une superstructure au-dessus de la base ;
      2. Confondre la langue avec une superstructure, c’est commettre une grave erreur.

QUESTION : Est-il vrai que la langue ait toujours eu et garde un caractère de classe, qu’il n’existe pas de langue commune et unique pour la société, de langue qui n’ait pas un caractère de classe, mais qui soit celle du peuple tout entier ?

RÉPONSE : Non, c’est faux.
Il n’est pas difficile de comprendre que dans une société sans classes il ne saurait être question d’une langue de classe.
Le régime de la communauté primitive, le régime des clans, ignorait les classes et, par conséquent, il ne pouvait y avoir de langue de classe ; la langue y était commune, unique pour toute la collectivité. L’objection suivant laquelle il faut entendre par classe toute collectivité humaine, y compris celle de la communauté primitive, n’est pas une objection, mais un jeu de mots qui ne mérite pas d’être réfuté.
En ce qui concerne le développement ultérieur, des langues de clans aux langues de tribus, des langues de tribus aux langues de nationalités, et des langues de nationalités aux langues nationales, – partout, à toutes les phases du développement, la langue comme moyen de communication entre les hommes dans la société a été commune et unique pour la société, a servi au même titre les membres de la société indépendamment de leur condition sociale.
Je ne parle pas ici des empires des périodes esclavagiste ou médiévale, par exemple, des empires de Cyrus ou d’Alexandre le Grand, de César ou de Charlemagne, qui étaient dépourvus d’une base économique propre et représentaient des formations militaires et administratives éphémères et peu solides. Ces empires n’avaient ni ne pouvaient avoir de langue unique pour tout l’empire et intelligible pour tous ses membres.
Ils représentaient un conglomérat de tribus et de nationalités qui vivaient de leur propre vie et possédaient leurs langues propres.
Il ne s’agit donc pas de ces empires et d’autres semblables, mais des tribus et des nationalités qui faisaient partie de l’empire, possédaient une base économique propre et avaient des langues formées d’ancienne date. L’histoire nous apprend que les langues de ces tribus et nationalités ne portaient pas un caractère de classe, mais étaient des langues communes aux populations, aux tribus et aux nationalités et comprises par tous leurs membres.
Certes, il existait parallèlement des dialectes, des parlers locaux, mais la langue unique et commune de la tribu ou de la nationalité prévalait sur ces parlers et se les subordonnait.
Par la suite, avec l’apparition du capitalisme, avec la liquidation du morcellement féodal et la formation d’un marché national, des nationalités se développèrent en nations, et les langues des nationalités en langues nationales.
L’histoire nous apprend qu’une langue nationale n’est pas une langue de classe, mais une langue commune à l’ensemble du peuple, commune aux membres de la nation et unique pour la nation.
Il a été dit plus haut que la langue comme moyen de communication entre les hommes dans la société sert également toutes les classes de la société et manifeste à cet égard une sorte d’indifférence envers les classes.
Mais les hommes, les divers groupes sociaux et les classes sont loin d’être indifférents envers la langue. Ils s’attachent à l’utiliser dans leur intérêt, à lui imposer leur vocabulaire particulier, leurs termes particuliers, leurs expressions particulières. Sous ce rapport, se distinguent particulièrement les couches supérieures des classes possédantes qui se sont détachées du peuple et qui le haïssent : l’aristocratie nobiliaire et les couches supérieures de la bourgeoisie.
Il se forme des dialectes et jargons “de classe”, des “langues” de salon. En littérature, ces dialectes et jargons sont souvent qualifiés à tort de langues : la “langue noble”, la “langue bourgeoise”, par opposition à la “langue prolétarienne”, à la “langue paysanne”. C’est pour cette raison que certains de nos camarades, si étrange que cela puisse paraître, en arrivent à conclure que la langue nationale est une fiction, qu’il n’existe en réalité que des langues de classe.
Je pense qu’il n’y a rien de plus erroné que cette conclusion. Peut-on regarder ces dialectes et ces jargons comme des langues ? Non, c’est impossible. Impossible d’abord, parce que ces dialectes et ces jargons n’ont pas de système grammatical ni de fonds de vocabulaire propres, – ils les empruntent à la langue nationale. Impossible ensuite, parce que les dialectes et les jargons ont une sphère étroite de circulation parmi les couches supérieures de telle ou telle classe, et ne conviennent nullement, comme moyen de communication entre les hommes, à la société dans son ensemble.
Qu’est-ce qu’on y trouve donc ? On y trouve un choix de mots spécifiques qui reflètent les goûts spécifiques de l’aristocratie ou des couches supérieures de la bourgeoisie ; un certain nombre d’expressions et de tournures qui se distinguent par leur raffinement et leur galanterie, et qui ne comportent pas les expressions et tournures “grossières” de la langue nationale ; on y trouve enfin un certain nombre de mots étrangers.
L’essentiel cependant, c’est-à-dire l’immense majorité des mots et le système grammatical, est emprunté à la langue nationale commune à toue le peuple. Par conséquent, les dialectes et les jargons constituent des rameaux de la langue nationale commune à tout le peuple, privés de toute indépendance linguistique et condamnés à végéter. Penser que dialectes et jargons puissent devenir des langues distinctes, capables d’évincer et de remplacer la langue nationale, c’est perdre la perspective historique et abandonner les positions du marxisme.
On se réfère à Marx, on cite un passage de son article “Saint Max”, où il est dit que le bourgeois a “sa langue”, que cette langue “est un produit de la bourgeoisie”, qu’elle est pénétrée de l’esprit de mercantilisme et de marchandage.
Certains camarades veulent démontrer par cette citation que Marx aurait admis le “caractère de classe” de la langue, qu’il niait l’existence d’une langue nationale unique. Si ces camarades avaient fait preuve d’objectivité dans cette question, ils auraient dû citer encore un autre passage du même article “Saint Max”, où Marx, traitant des voies de formation d’une langue nationale unique, parle de “la concentration des dialectes en une langue nationale unique, en fonction de la concentration économique et politique”.
Par conséquent, Marx reconnaissait la nécessité d’une langue nationale unique, en tant que forme supérieure à laquelle sont subordonnés les dialectes en tant que formes inférieures.
Dès lors, qu’est-ce donc que la langue du bourgeois, qui, d’après Marx, “est un produit de la bourgeoisie” ? Marx la considérait-il comme une langue telle que la langue nationale avec sa structure linguistique propre ? Pouvait-il la considérer comme une telle langue ? Évidemment non! Marx voulait dire simplement que les bourgeois avaient souillé la langue nationale unique avec leur vocabulaire de mercantis, que les bourgeois avaient donc leur jargon de mercantis.
Il s’ensuit que ces camarades ont déformé la position de Marx. Et ils l’ont déformée parce qu’ils ont cité Marx non en marxistes, mais en scolastiques, sans aller au fond des choses.
On se réfère à Engels, on cite de son oeuvre : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre les passages où il dit que “… la classe ouvrière anglaise est devenue à la longue un peuple tout autre que la bourgeoisie anglaise” ; que “les ouvriers parlent un autre dialecte, ont d’autres idées et d’autres conceptions, d’autres mœurs et d’autres principes moraux, une autre religion et une autre politique que la bourgeoisie”.
Forts de cette citation, certains camarades en viennent à conclure qu’Engels a nié la nécessité d’une langue nationale commune à tout le peuple, qu’il affirmait, par conséquent, le “caractère de classe” de la langue. Engels, il est vrai, ne parle pas ici de la langue, mais du dialecte ; il comprend fort bien que le dialecte en tant que rameau de la langue nationale ne peut remplacer celle-ci. Mais ces camarades, visiblement, ne se montrent guère sensibles à la différence entre langue et dialecte…
Il est évident que la citation est faite mal à propos, car Engels ne parle pas ici de “langues de classe”, mais principalement des idées, des conceptions, des mœurs, des principes moraux, de la religion, de la politique de classe. Il est tout à fait juste que les idées, les conceptions, les mœurs, les principes moraux, la religion et la politique sont directement opposés chez les bourgeois et les prolétaires. Mais que vient faire ici la langue nationale ou le “caractère de classe” de la langue ?
Est-ce que l’existence des contradictions de classe dans la société peut servir d’argument en faveur du “caractère de classe” de la langue ou contre la nécessité d’une langue nationale unique ? Le marxisme dit que la communauté de langue est un des caractères les plus importants de la nation, tout en sachant parfaitement qu’il y a des contradictions de classe à l’intérieur de la nation. Les camarades en question reconnaissent-ils cette thèse marxiste ?
On se réfère à Lafargue en rappelant que, dans sa brochure : La Langue française avant et après la Révolution, il reconnaît le “caractère de classe” de la langue et qu’il nie, dit-on, la nécessité d’une langue nationale commune à tout le peuple. C’est faux. Lafargue parle effectivement de la langue “noble” ou “aristocratique” et des “jargons” des diverses couches de la société.
Mais ces camarades oublient que Lafargue, qui ne s’intéresse pas à la différence qui existe entre la langue et le jargon, et qui qualifie les dialectes, soit de “langue artificielle”, soit de “jargon”, déclare explicitement dans sa brochure que “la langue artificielle qui distinguait l’aristocratie… était extraite de la vulgaire, parlée par le bourgeois et l’artisan, la ville et la campagne”.
Lafargue reconnaît donc l’existence et la nécessité d’une langue commune à tout le peuple, et comprend fort bien le caractère subordonné et la dépendance de la “langue aristocratique” et des autres dialectes et jargons par rapport à la langue commune à tout le peuple.
Il s’ensuit que la référence à Lafargue manque son but.
On se réfère au fait qu’à une époque donnée, en Angleterre, les féodaux anglais ont parlé le français “durant des siècles”, alors que le peuple anglais parlait la langue anglaise, et l’on voudrait en faire un argument en faveur du “caractère de classe” de la langue et contre la nécessité d’une langue commune à tout le peuple. Mais ce n’est point là un argument, c’est plutôt une anecdote.
Premièrement, à cette époque, tous les féodaux ne parlaient pas le français, mais seulement un nombre insignifiant de grands féodaux anglais à la cour du roi et dans les comtés.
Deuxièmement, ils ne parlaient pas une “langue de classes quelconque, mais la langue française ordinaire, commune à tout le peuple français.”
Troisièmement, on sait que cet engouement de ceux qui s’amusaient à parler la langue française a disparu ensuite sans laisser de trace, faisant place à la langue anglaise commune à tout le peuple. Ces camarades pensent-ils que les féodaux anglais et le peuple anglais se sont “durant des siècles” expliqués au moyen d’interprètes, que les féodaux anglais ne se servaient pas de la langue anglaise, qu’il n’existait pas alors de langue anglaise commune à tout le peuple, que la langue française était alors en Angleterre quelque chose de plus qu’une langue de salon, uniquement employée dans le cercle étroit de la haute aristocratie anglaise ? Comment peut-on, sur la base de tels “arguments” anecdotiques, nier l’existence et la nécessité d’une langue commune à tout le peuple ?
Les aristocrates russes se sont également amusés un certain temps à parler français à la cour des tsars et dans les salons. Ils se vantaient de ce qu’en parlant le russe ils y mêlaient souvent du français et de ce qu’ils ne savaient parler le russe qu’avec un accent français.
Est-ce à dire qu’il n’existait pas alors en Russie une langue russe commune à tout le peuple, que la langue commune au peuple entier était une fiction, que les “langues de classe” constituaient une réalité ?
Nos camarades commettent ici, pour le moins, deux erreurs.
La première erreur est qu’ils confondent la langue avec la superstructure. Ils pensent que si la superstructure a un caractère de classe, la langue de même ne doit pas être commune à tout le peuple, mais doit porter un caractère de classe. J’ai déjà dit plus haut que la langue et la superstructure sont deux notions différentes et qu’il n’est pas permis à un marxiste de les confondre.
La seconde erreur est que ces camarades conçoivent l’opposition des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat, leur lutte de classes acharnée, comme une désagrégation de la société, comme une rupture de tous les liens entre les classes hostiles.
Ils estiment que, puisque la société s’est désagrégée et qu’il n’existe plus de société unique, mais seulement des classes, il n’est plus besoin d’une langue unique pour la société, il n’est plus besoin d’une langue nationale. Que reste-t-il donc si la société s’est désagrégée et s’il n’y a plus de langue nationale, commune à tout le peuple ? Restent les classes et les “langues de classe”. Il va de soi que chaque “langue de classe” aura sa grammaire “de classe”, grammaire “prolétarienne”, grammaire “bourgeoise”. Il est vrai que ces grammaires n’existent pas en réalité ; mais cela n’embarrasse guère ces camarades: ils sont persuadés que ces grammaires verront le jour.
Il y avait chez nous, à un moment donné, des “marxistes” qui prétendaient que les chemins de fer restés dans notre pays après la Révolution d’octobre étaient des chemins de fer bourgeois ; qu’il ne nous seyait pas, à nous marxistes, de nous en servir ; qu’il fallait les démonter et en construire de nouveaux, des chemins de fer “prolétariens”. Cela leur valut le surnom de “troglodytes”…
Il va de soi que ces vues d’un anarchisme primitif sur la société, sur les classes, sur la langue n’ont rien de commun avec le marxisme. Mais elles existent incontestablement et continuent d’habiter les cerveaux de certains de nos camarades aux idées confuses.
Il est évidemment faux que, par suite d’une lutte de classes acharnée, la société se soit désagrégée en classes qui économiquement ne sont plus liées les unes aux autres au sein d’une société unique. Au contraire, aussi longtemps que le capitalisme existe, bourgeois et prolétaires seront attachés ensemble par tous les liens de la vie économique, en tant que parties constitutives d’une société capitaliste unique.
Les bourgeois ne peuvent vivre et s’enrichir s’ils n’ont pas à leur disposition des ouvriers salariés ; les prolétaires ne peuvent subsister s’ils ne s’embauchent pas chez les capitalistes. La rupture de tous liens économiques entre eux signifie la cessation de toute production ; or, la cessation de toute production conduit à la mort de la société, à la mort des classes elles-mêmes.
On conçoit qu’aucune classe ne veuille se vouer à l’autodestruction. C’est pourquoi la lutte de classes, si aiguë soit-elle, ne peut conduire à la désagrégation de la société. Seules l’ignorance en matière de marxisme et l’incompréhension totale de la nature de la langue ont pu suggérer à certains de nos camarades cette fable sur la désagrégation de la société, sur les langues “de classe”, sur les grammaires “de classe”.
On se réfère ensuite à Lénine, et l’on rappelle que Lénine reconnaissait l’existence en régime capitaliste de deux cultures, bourgeoise et prolétarienne ; que le mot d’ordre de culture nationale, sous le capitalisme, est un mot d’ordre nationaliste.
Tout cela est juste, et Lénine sur ce point a tout à fait raison.
Mais que vient faire ici le “caractère de classe” de la langue ? En invoquant les paroles de Lénine sur les deux cultures en régime capitaliste, ces camarades veulent apparemment donner à entendre au lecteur que l’existence dans la société de deux cultures, bourgeoise et prolétarienne, signifie qu’il doit y avoir également deux langues, la langue étant liée à la culture ; c’est dire que Lénine nie la nécessité d’une langue nationale unique, c’est dire que Lénine reconnaît l’existence des langues “de classe”. L’erreur de ces camarades consiste ici à identifier et à confondre la langue avec la culture.
Or la culture et la langue sont deux choses différentes. La culture peut être bourgeoise ou socialiste, tandis que la langue, comme moyen de communication entre les hommes, est toujours commune à tout le peuple ; elle peut servir et la culture bourgeoise et la culture socialiste.
N’est-ce pas un fait que les langues russe, ukrainienne, ouzbèque servent actuellement la culture socialiste de ces nations tout aussi bien qu’elles servaient leur culture bourgeoise avant la Révolution d’octobre ? Par conséquent, ces camarades se trompent gravement en affirmant que l’existence de deux cultures différentes mène à la formation de deux langues différentes et à la négation de la nécessité d’une langue unique.
En parlant de deux cultures, Lénine partait justement de cette thèse que l’existence de deux cultures ne peut conduire à la négation d’une langue unique et à la formation de deux langues, que la langue doit être unique.
Lorsque les bundistes accusèrent Lénine de nier la nécessité de la langue nationale et de regarder la culture comme étant “sans appartenance nationale”, Lénine, on le sait, protesta vivement contre cette accusation et déclara qu’il combattait la culture bourgeoise et non la langue nationale dont il considérait la nécessité comme incontestable. Il est étrange de voir certains de nos camarades marcher sur les traces des bundistes.
En ce qui concerne la langue unique, dont Lénine aurait soi-disant nié la nécessité, il conviendrait d’entendre les paroles suivantes de Lénine :

La langue est le plus important des moyens de communication entre les hommes. L’unité de la langue et le libre développement sont parmi les conditions les plus importantes d’un commerce vraiment libre, vraiment large et correspondant au capitalisme moderne, du groupement libre et large de la population dans chaque classe prise en particuliers.

Il s’ensuit donc que nos honorables camarades ont déformé les opinions de Lénine.
On se réfère enfin à Staline.
On cite de Staline le passage suivant:

La bourgeoisie et ses partis nationalistes ont été et demeurent, en cette période, la principale force directrice de ces nations.

Tout cela est juste. La bourgeoisie et son parti nationaliste dirigent effectivement la culture bourgeoise, de même que le prolétariat et son parti internationaliste dirigent la culture prolétarienne. Mais que vient faire ici le “caractère de classe” de la langue ?
Ces camarades ne savent-ils pas que la langue nationale est une forme de la culture nationale, que la langue nationale peut servir la culture bourgeoise comme la culture socialiste ? Est-ce que nos camarades ignoreraient la formule bien connue des marxistes, suivant laquelle les cultures actuelles russe, ukrainienne, biélorusse et autres sont socialistes par le contenu et nationales par la forme, c’est-à-dire par la langue ? Sont-ils d’accord avec cette formule marxiste ?
L’erreur de nos camarades est qu’ils ne voient pas de différence entre la culture et la langue, et ne comprennent pas que la culture change de contenu à chaque nouvelle période de développement de la société, tandis que la langue reste, pour l’essentiel, la même pendant plusieurs périodes et sert aussi bien la nouvelle culture que l’ancienne. Ainsi :

      1. La langue, comme moyen de communication, a toujours été et reste une langue unique pour la société et commune à tous ses membres ;
      2. L’existence des dialectes et des jargons, loin d’infirmer, confirme l’existence d’une langue commune au peuple entier, langue dont ils constituent les rameaux et à laquelle ils sont subordonnés ;
      3. La formulation “caractère de classe” de la langue relève d’une thèse erronée, non marxiste.

QUESTION: Quels sont les traits caractéristiques de la langue ?

RÉPONSE : La langue compte parmi les phénomènes sociaux qui agissent pendant toute la durée de l’existence de la société. Elle naît et se développe en même temps que naît et se développe la société.
Elle meurt en même temps que la société.
Pas de langue en dehors de la société.
C’est pourquoi l’on ne peut comprendre la langue et les lois de son développement que si l’on étudie la langue en relation étroite avec l’histoire de la société, avec l’histoire du peuple auquel appartient la langue étudiée et qui en est le créateur et le dépositaire.
La langue est un moyen, un instrument à l’aide duquel les hommes communiquent entre eux, échangent leurs idées et arrivent à se faire comprendre. Directement liée à la pensée, la langue enregistre et fixe, dans les mots et les combinaisons de mots formant des propositions, les résultats du travail de la pensée, les progrès du travail de l’homme pour étendre ses connaissances, et rend ainsi possible l’échange des idées dans la société humaine.
L’échange des idées est une nécessité constante et vitale, car, sans cela, il serait impossible d’organiser l’action commune des hommes dans la lutte contre les forces de la nature, dans la lutte pour la production des biens matériels nécessaires, sans cela, impossible de réaliser des progrès dans l’activité productrice de la société, impossible, par conséquent, qu’existe même la production sociale.
Il s’ensuit que, sans une langue intelligible pour la société et commune à ses membres, la société s’arrête de produire, se désagrège et cesse d’exister en tant que société. Dans ce sens, la langue, instrument de communication, est en même temps un instrument de lutte et de développement de la société.
Comme on sait, l’ensemble de tous les mots existant dans une langue forment ce qu’on appelle son vocabulaire. Le principal dans le vocabulaire d’une langue, c’est le fonds lexique essentiel, dont le noyau est constitué par les radicaux. Ce noyau est beaucoup moins étendu que le vocabulaire de la langue, mais il vit très longtemps, durant des siècles, et fournit à la langue une base pour la formation de mots nouveaux. Le vocabulaire reflète l’état de la langue : plus le vocabulaire est riche et varié, plus riche et évoluée est la langue.
Cependant, le vocabulaire pris en lui-même ne constitue pas encore la langue, – il est plutôt le matériau nécessaire pour construire la langue. De même que les matériaux de construction dans le bâtiment ne sont pas l’édifice, encore qu’il soit impossible, sans eux, de bâtir l’édifice, de même le vocabulaire d’une langue ne constitue pas la langue elle-même, encore que sans lui toute langue soit impossible.
Mais le vocabulaire d’une langue prend une énorme importance quand il est mis à la disposition de la grammaire de cette langue ; la grammaire définit les règles qui président à la modification des mots. à la combinaison des mots dans le corps d’une proposition, et donne ainsi à la langue un caractère harmonieux et logique.
La grammaire (morphologie et syntaxe) est un recueil de règles sur la modification des mots et leur combinaison dans le corps d’une proposition. Par conséquent, c’est précisément grâce à la grammaire que la langue a la possibilité de revêtir la pensée humaine d’une enveloppe matérielle, linguistique.
Le trait distinctif de la grammaire est qu’elle fournit les règles de modification des mots, en considérant, non pas des mots concrets, mais des mots en général, vidés de tout caractère concret ; elle donne les règles de la formation des propositions en considérant, non pas des propositions concrètes, par exemple on sujet concret, un prédicat concret, etc., mais d’une façon générale toutes les propositions indépendamment de la forme concrète de telle ou telle proposition.
Par conséquent, faisant abstraction du particulier et du concret, aussi bien dans les mots que dans les propositions, la grammaire prend ce qu’il y a de général à la base des modifications des mots et de la combinaison des mots au sein d’une proposition, et elle en tire les règles grammaticales, les lois grammaticales. La grammaire est le résultat d’un travail prolongé d’abstraction de la pensée humaine, l’indice d’immenses progrès de la pensée.
A cet égard, la grammaire rappelle la géométrie qui énonce ses lois en faisant abstraction des objets concrets, en considérant ceux-ci comme des corps dépourvus de caractère concret et en définissant les rapports entre eux, non point comme des rapports concrets entre tels ou tels objets concrets, mais comme des rapports entre les corps en général, dépourvus de tout caractère concret.
A la différence de la superstructure qui n’est pas liée à la production directement, mais par l’intermédiaire de l’économie, la langue est directement liée à l’activité productrice de l’homme, de même qu’à toutes ses autres activités dans toutes les sphères de son travail, sans exception.
Aussi le vocabulaire d’une langue, étant le plus susceptible de changement, se trouve-t-il dans un état de transformation à peu près ininterrompue ; en même temps, à la différence de la superstructure, la langue n’a pas à attendre la liquidation de la base, elle apporte des changements à son vocabulaire avant la liquidation de la base et indépendamment de l’état de la base.
Cependant, le vocabulaire de la langue change, non pas comme la superstructure, en abolissant ce qui est ancien et en construisant du nouveau, mais en enrichissant le vocabulaire existant de mots nouveaux engendrés par les changements survenus dans le régime social, par le développement de la production, le progrès de la culture, de la science, etc.
En même temps, bien qu’un certain nombre de mots surannés disparaissent en général du vocabulaire de la langue, il s’y agrège un nombre bien plus considérable de mots nouveaux. Quant au fonds essentiel du vocabulaire, il se conserve dans ses grandes lignes, et est employé comme base du vocabulaire de la langue.
Cela se conçoit. Point n’est besoin de détruire le fonds essentiel du vocabulaire, alors qu’il peut être employé avec succès pendant plusieurs périodes historiques, sans compter que la destruction du fonds essentiel du vocabulaire accumulé pendant des siècles amènerait, vu l’impossibilité d’en constituer un nouveau à bref délai, la paralysie de la langue et la désorganisation totale des relations des hommes entre eux.
Le système grammatical de la langue change avec encore plus de lenteur que le fonds essentiel du vocabulaire.
Élaboré au long de plusieurs époques et faisant corps avec la langue, le système grammatical change encore plus lentement que le fonds essentiel du vocabulaire. Bien entendu, il subit à la longue des changements, il se perfectionne, il améliore et précise ses règles, s’enrichit de règles nouvelles ; mais les bases du système grammatical subsistent pendant une très longue période, étant donné, comme le montre l’histoire, qu’elles peuvent servir avec succès la société pendant plusieurs époques.
Ainsi, le système grammatical de la langue et le fonds essentiel du vocabulaire constituent la base de la langue, l’essence de son caractère spécifique.
L’histoire atteste l’extrême stabilité et la résistance énorme de la langue à une assimilation forcée. Certains historiens, au lieu d’expliquer ce phénomène, se bornent à marquer leur étonnement. Mais il n’y a là aucun sujet d’étonnement. La stabilité de la langue s’explique par la stabilité de son système grammatical et du fonds essentiel de son vocabulaire.
Durant des siècles, les assimilateurs turcs se sont attachés à mutiler, à détruire et à anéantir les langues des peuples balkaniques. Au cours de cette période, le vocabulaire des langues balkaniques a subi de sérieuses transformations, bon nombre de mots et d’expressions turcs furent adoptés, il y eut des “convergences” et des “divergences”, mais les langues balkaniques ont résisté et survécu. Pourquoi ? Parce que le système grammatical et le fonds du vocabulaire de ces langues se sont pour l’essentiel conservés.
De tout cela il ressort que la langue et sa structure ne sauraient être considérées comme le produit d’une époque quelconque. La structure de la langue, son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire sont le produit d’une suite d’époques.
Il est probable que les éléments de la langue moderne ont été créés dès la plus haute antiquité, avant l’époque de l’esclavage. C’était une langue peu complexe, avec un vocabulaire très pauvre, possédant toutefois un système grammatical à elle, primitif il est vrai, mais qui était cependant un système grammatical.
Le développement ultérieur de la production, l’apparition des classes, l’apparition de l’écriture, la naissance d’un Etat, qui avait besoin, pour son administration, d’une correspondance plus ou moins ordonnée, le développement du commerce, qui avait encore plus besoin d’une correspondance ordonnée, l’apparition de la presse à imprimer, les progrès de la littérature, tous ces faits apportèrent de grands changements dans l’évolution de la langue.
Pendant ce temps, les tribus et les nationalités se fragmentaient et se dispersaient, se mêlaient et se croisaient ; l’on vit apparaître ensuite des langues nationales et des Etats nationaux, il y eut des révolutions, les anciens régimes sociaux firent place à d’autres.
Tous ces faits apportèrent plus de changements encore dans la langue et dans son évolution.
Cependant, ce serait une grave erreur de croire que la langue s’est développée de la même manière que se développait la superstructure, c’est-à-dire en détruisant ce qui existait et en édifiant du nouveau. En réalité, la langue s’est développée, non pas en détruisant la langue existante et en en constituant une nouvelle, mais en développant et perfectionnant les éléments essentiels de la langue existante. Et le passage d’une qualité de la langue à une autre qualité ne se faisait point par explosion, en détruisant d’un seul coup tout l’ancien et en construisant du nouveau, mais par la lente accumulation, pendant une longue période, des éléments de la nouvelle qualité, de la nouvelle structure de la langue, et par dépérissement progressif des éléments de l’ancienne qualité.
On dit que la théorie de l’évolution de la langue par stades est une théorie marxiste, car elle reconnaît la nécessité de brusques explosions comme condition du passage de la langue de l’ancienne qualité à une qualité nouvelle. C’est faux, évidemment, car il est difficile de trouver quoi que ce soit de marxiste dans cette théorie. Et si la théorie de l’évolution par stades reconnaît effectivement de brusques explosions dans l’histoire du développement de la langue, tant pis pour la théorie.
Le marxisme ne reconnaît pas les brusques explosions dans le développement de la langue, la brusque disparition de la langue existante et la brusque constitution d’une langue nouvelle. Lafargue avait tort lorsqu’il parlait de “la brusque révolution linguistique qui s’accomplit de 1789 à 1794” en France (voir la brochure de Lafargue : La Langue française avant et après la Révolution).
A cette époque, il n’y a eu en France aucune révolution linguistique, et encore moins une brusque révolution. Bien entendu, durant cette période, le vocabulaire de la langue française s’est enrichi de mots nouveaux et d’expressions nouvelles ; des mots surannés ont disparu, le sens de certains mots a changé, mais c’est tout.
Or, de tels changements ne décident aucunement des destinées d’une langue.
Le principal dans une langue, c’est le système grammatical et le fonds essentiel du vocabulaire. Mais, loin de disparaître au cours de la révolution bourgeoise française, le système grammatical et le fonds essentiel du vocabulaire de la langue française se sont conservés sans subir de changements notables ; et pas seulement conservés, ils continuent d’exister dans la langue française actuelle. Sans compter que, pour liquider une langue existante et constituer une nouvelle langue nationale (“brusque révolution linguistique”!), un délai de cinq à six ans est ridiculement bref, – il faut pour cela des siècles.
Le marxisme estime que le passage de la langue d’une qualité ancienne à une qualité nouvelle ne se produit pas par explosion ni par destruction de la langue existante et constitution d’une nouvelle, mais par accumulation graduelle des éléments de la nouvelle qualité, et donc par l’extinction graduelle des éléments de la qualité ancienne.
Il faut dire en général, à l’intention des camarades qui se passionnent pour les explosions, que la loi qui préside au passage de la qualité ancienne à une qualité nouvelle au moyen d’explosions n’est pas seulement inapplicable à l’histoire du développement de la langue, mais qu’on ne saurait non plus l’appliquer toujours à d’autres phénomènes sociaux qui concernent la base ou la superstructure.
Ce processus est obligatoire pour une société divisée en classes hostiles. Mais il ne l’est pas du tout pour une société qui ne comporte pas de classes hostiles.
En l’espace de huit à dix ans, nous avons réalisé, dans l’agriculture de notre pays, le passage du régime bourgeois de l’exploitation paysanne individuelle au régime socialiste, kolkhozien. Ce fut une révolution qui a liquidé l’ancien régime économique bourgeois à la campagne et créé un régime nouveau, socialiste. Cependant, cette transformation radicale ne s’est pas faite par voie d’explosion, c’est-à-dire par le renversement do pouvoir existant et la création d’un pouvoir nouveau, mais par le passage graduel de l’ancien régime bourgeois dans les campagnes à un régime nouveau. On a pu le faire parce que c’était une révolution par en haut, parce que la transformation radicale a été réalisée sur l’initiative du pouvoir existant, avec l’appui de la masse essentielle de la paysannerie.
On dit que les nombreux cas de croisement de langues qui se sont produits dans l’histoire donnent lieu de supposer que, lors du croisement, il se constitue une langue nouvelle par voie d’explosion, par le brusque passage de la qualité ancienne à une qualité nouvelle.
C’est absolument faux.
On ne saurait considérer le croisement des langues comme un acte unique, un coup décisif donnant des résultats en quelques années. Le croisement des langues est un long processus qui s’échelonne sur des siècles. Il ne saurait donc être question ici d’aucune explosion.
Poursuivons. Il serait absolument faux de croire que le croisement de deux langues, par exemple, en produit une nouvelle, une troisième, qui ne ressemble à aucune des langues croisées et se distingue qualitativement de chacune d’elles. En réalité, l’une des langues sort généralement victorieuse du croisement, conserve son système grammatical, conserve le fonds essentiel de son vocabulaire et continue d’évoluer suivant les lois internes de son développement, tandis que l’autre langue perd peu à peu sa qualité et s’éteint graduellement.
Par conséquent, le croisement ne produit pas une langue nouvelle, une troisième langue, mais conserve l’une des langues ; son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire, et lui permet donc d’évoluer suivant les lois internes de son développement.
Il est vrai qu’il se produit alors un certain enrichissement du vocabulaire de la langue victorieuse aux dépens de la langue vaincue, mais cela, loin de l’affaiblir, la fortifie.
Il en fut ainsi, par exemple, de la langue russe, avec laquelle se sont croisées, a u cours du développement historique, des langues d’autres peuples, et qui est toujours demeurée victorieuse.
Evidemment, le vocabulaire de la langue russe s’est élargi alors par assimilation du vocabulaire des autres langues, mais ce processus, loin d’affaiblir la langue russe, l’a, a u contraire, enrichie et fortifiée.
Quant à l’originalité nationale de la langue russe, elle n’a pas subi la moindre atteinte, car en conservant son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire, la langue russe a continué d’évoluer et de se perfectionner suivant les lois internes de son développement.
Il est hors de doute que la théorie du croisement ne peut rien apporter de sérieux à la linguistique soviétique. S’il est vrai que l’étude des lois internes du développement de la langue constitue la tâche principale de la linguistique, il faut reconnaître que la théorie du croisement ne peut accomplir cette tâche ; bien plus, elle ne l’envisage même pas ; tout simplement, elle ne la remarque pas, ou bien ne la comprend pas.

QUESTION : La Pravda a-t-elle eu raison d’ouvrir un débat libre sur les problèmes de linguistique ?

RÉPONSE : Oui, elle a eu raison.
C’est au terme du débat que le sens dans lequel seront résolus les problèmes de la linguistique apparaîtra clairement. Mais, dès à présent, il est permis de dire que le débat a été très utile.
Le débat a établi avant tout que dans les institutions de linguistique, au centre comme dans les Républiques, il régnait un régime incompatible avec la science et la qualité d’hommes de science.
La moindre critique de la situation dans la linguistique soviétique, même les tentatives les plus timides pour critiquer la “doctrine nouvelle” en linguistique, étaient poursuivies et étouffées par les milieux dirigeants de la linguistique.
Pour une attitude critique à l’égard de l’héritage de N. Marr [wallonica : Nikolaï Iakovlevitch Marr (1864/1865-1934) ; linguiste fécond qui s’est efforcé de mettre en accord la linguistique avec l’idéologie du nouveau régime soviétique. Au début des années 1930, il était acclamé comme le plus grand linguiste soviétique. Ses théories constituèrent l’idéologie officielle des linguistes russes jusqu’en 1950, date à laquelle Joseph Staline la discrédita personnellement comme ‘non scientifique’], pour la moindre désapprobation de la doctrine de N. Marr, des travailleurs et chercheurs de valeur en linguistique étaient relevés de leurs postes ou rétrogradés. Des linguistes étaient appelés à des postes dirigeants, non pour leurs mérites, mais parce qu’ils acceptaient inconditionnellement la doctrine de N. Marr.
Il est universellement reconnu qu’il n’est point de science qui puisse se développer et s’épanouir sans une lutte d’opinions, sans la liberté de critique. Mais cette règle universellement reconnue était ignorée et foulée aux pieds sans façon. Il s’est constitué un groupe restreint de dirigeants infaillibles qui, après s’être prémunis contre toute possibilité de critique, ont sombré dans le bon plaisir et l’arbitraire.
Voici un exemple: le Cours de Bakou (conférences faites dans cette ville par N. Marr), considéré comme défectueux et dont la réimpression avait été interdite par son auteur même, a été cependant, sur l’ordre de la caste des dirigeants (le camarade Mechtchaninov les appelle les “disciples” de N. Marr), réimprimé et inclus parmi les manuels recommandés aux étudiants sans réserve d’aucune sorte. C’est dire qu’on a trompé les étudiants en leur présentant un cours reconnu défectueux pour un manuel de valeur. Si je n’étais pas convaincu de la probité du camarade Mechtchaninov et des autres spécialistes de la linguistique, je dirais qu’une pareille conduite équivaut à du sabotage.
Comment cela a-t-il pu se produire ? Cela s’est produit parce que le régime à la Araktchéev, institué dans la linguistique, cultive l’esprit d’irresponsabilité et favorise de tels excès.
Le débat s’est révélé fort utile avant tout parce qu’il a tiré au grand jour ce régime à la Araktchéev et l’a démoli à fond.
Mais là ne se borne pas l’utilité du débat. Il n’a pas seulement démoli l’ancien régime dans la linguistique, il a montré aussi l’incroyable confusion d’idées qui règne sur les problèmes les plus importants de la linguistique, dans les milieux dirigeants de ce domaine de la science. Jusqu’à ce que le débat fût engagé, ils se taisaient et passaient sous silence le fait que cela n’allait pas bien dans la linguistique.
Mais le débat une fois ouvert, il n’était plus possible de garder le silence, ils durent exposer leur opinion dans la presse.
Et alors ? Il s’est avéré que la doctrine de N. Marr comporte nombre de lacunes, d’erreurs, de problèmes non précisés, de thèses insuffisamment élaborées. La question se pose: pourquoi les “disciples” de N. Marr se sont-ils mis à parler seulement maintenant, après l’ouverture du débat ?
Pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ?
Pourquoi ne l’ont-ils pas dit en temps opportun, ouvertement et en toute franchise, comme il sied à des hommes de science ?
Après avoir reconnu “certaines” erreurs de N. Marr, les “disciples” de celui-ci pensent, paraît-il, qu’on ne peut développer plus avant la linguistique soviétique que sur la base d’une version “corrigée” de la théorie de N. Marr, qu’ils considèrent comme marxiste. Eh bien non, faites-nous grâce du “marxisme” de N. Marr. Effectivement, N. Marr voulait être marxiste, et il s’y est efforcé, mais n’a su le devenir. Il n’a fait que simplifier et banaliser le marxisme, dans le genre des membres du “Proletkult” ou du R.A.P.P.
N. Marr a introduit dans la linguistique la thèse erronée, non marxiste, de la langue considérée comme une superstructure, il s’y est empêtré lui-même et y a empêtré la linguistique.
Il est impossible de développer la linguistique soviétique sur la base d’une thèse erronée.
N. Marr a introduit dans la linguistique cette autre thèse, également erronée et non marxiste, du “caractère de classe” de la langue, il s’y est empêtré et y a empêtré la linguistique.
Il est impossible de développer la linguistique soviétique sur la base d’une thèse erronée qui est en contradiction avec toute la marche de l’histoire des peuples et des langues.
N. Marr a introduit dans la linguistique un ton d’immodestie, de vantardise et d’arrogance, incompatible avec le marxisme et conduisant à nier gratuitement et à la légère tout ce qu’il y avait dans la linguistique avant N. Marr.
N. Marr dénigre tapageusement la méthode historique comparée qu’il qualifie d'”idéaliste”. Disons que la méthode historique comparée, malgré ses défauts graves, vaut cependant mieux que l’analyse à quatre éléments, véritablement idéaliste, elle, de N. Marr, car la première pousse au travail, à l’étude des langues, tandis que la seconde ne pousse qu’à rester couché sur le flanc et à lire dans le marc de café le mystère de ces fameux quatre éléments.
N. Marr rejette avec hauteur toute tentative d’étudier les groupes (familles) de langues, comme une manifestation de la théorie de la “langue-mère”.
Or, on ne saurait nier que la parenté linguistique de nations telles que les nations slaves, par exemple, ne fait aucun doute ; que l’étude de la parenté linguistique de ces nations pourrait être d’une grande utilité quant à l’étude des lois de développement de la langue.
Sans compter que la théorie de la “langue-mère” n’a rien à voir ici.
A entendre N. Marr et surtout ses “disciples”, on croirait qu’avant Marr, il n’existait aucune linguistique ; que la linguistique a commencé avec l’apparition de la “doctrine nouvelle” de N. Marr. Marx et Engels étaient bien plus modestes ; ils estimaient que leur matérialisme dialectique était le produit du développement des sciences, y compris la philosophie, durant la période antérieure.
Ainsi, le débat a été également utile en ce sens qu’il a mis à jour les lacunes idéologiques de la linguistique soviétique.
Je pense que plus tôt notre linguistique se débarrassera des erreurs de N. Marr, plus rapidement on pourra la sortir de la crise qu’elle traverse à l’heure actuelle.
Liquider le régime à la Araktchéev dans la linguistique, renoncer aux erreurs de N. Marr, introduire le marxisme dans la linguistique, telle est, à mon avis, la voie qui permettra de donner une base saine à la linguistique soviétique.

Pravda, 20 juin 1950


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, dématérialisation, correction et iconographie | sources : collection privée ; vivelemaoisme.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, KLUCIS Gustav, Dressez le drapeau de Marx, Engels, Lénine et Staline © Musée national des Beaux-Arts de Lettonie ; © fr.rbth.com ; © collection privée.


Débattre encore…

GAG : Poutine…

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S’amuser encore ?

HERD, Henri dit Constant-le-Marin (1884-1965)

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Constant-le-Marin et sa ceinture d’or © thyssens.com

Henri HERD naît à Liège, rue Porte-aux-Oies, en Outremeuse, le 2 août 1884. Son père, Guillaume, est d’origine prussienne, tout comme sa mère Helena Treffer. Mais, même si entre eux ils parlent plus volontiers allemand, leurs onze enfants s’expriment aussi en wallon et en français. Le couple Herd exploite un café populaire en Outremeuse.

En 1901, à l’âge de 17 ans, Henri entame sa formation à la lutte dans une petite salle de la rue Pierreuse, à Liège. Deux ans plus tard, il est déjà en finale des championnats amateurs de la Cité Ardente, battu seulement par son coach, Jules Depireux. L’année suivante, il prend part, avec des centaines d’autres, à un tournoi dont il sort vainqueur dans la catégorie des poids lourds.

C’est à l’occasion de l’Exposition universelle de Liège, en 1905, qu’Henri Herd participe à son premier tournoi en tant que professionnel. Il opte alors pour le pseudonyme de Constant-le-Marin, en l’honneur de son idole Constant Lavaux dit “Constant-le-Boucher”, lutteur florennois. Son surnom “le marin” traduit son ambition de faire le tour du monde grâce à la lutte. Il sera assez vite exaucé : sa réputation et son succès vont croissant. Troisième (ou quatrième) au championnat d’Europe, en 1906, et deuxième en 1907, il devient champion du monde, en 1910, à Buenos Aires. Au terme d’un combat épique de quatre heures, il s’empare de la ceinture d’or d’un kilo devant un public de 35 000 spectateurs, après avoir vaincu le Français Paul Pons, surnommé “le Colosse” et premier champion du monde professionnel.

Champion à nouveau en 1913, Henri Herd poursuit sa route vers la gloire et autour du monde, comme il l’espérait, remportant de nombreux tournois en Amérique du Sud et du Nord, aussi prestigieux que bien rémunérés. Ainsi, à Montréal : L’arèna (sic) Westmount est le site du plus important match de lutte jamais présenté à Montréal, un combat à saveur internationale entre le Belge Constant Le Marin et le Polonais Stanislaus Zbyszko. Constant Le Marin et Stanislaus Zbyszko se partagent une bourse record (à Montréal) de 10 000 $.” (Le Devoir, 26 mai 1913)

Lorsque l’Allemagne envahit la Belgique en août 1914, bien qu’exempté de service militaire par un tirage au sort favorable, Constant se présente à l’armée comme volontaire. Promu au grade de maréchal des logis, il participe à la campagne du Corps expéditionnaire belge des Autos-Canons Mitrailleuses (ACM) sur le Front de l’Est, en compagnie du poète Marcel Thiry et de son frère Oscar ainsi que de Julien Lahaut, futur leader communiste.

Les autos blindées sont envoyées ensuite en Galicie (région de l’empire autrichien, aujourd’hui partagée entre la Pologne et l’Ukraine) où elles vont principalement affronter les forces autrichiennes. Selon Marcel Thiry, Constant-le-Marin, en raison de son titre mondial, jouissait d’une énorme popularité auprès des soldats russes, il leur avait appris à pousser en français son cri de guerre : “On va leur couper la tête !”  

Combattant toujours avec la même hargne, il sera gravement blessé en juillet 1917, lors d’une attaque que rapporte Thiry : “Constant le Marin (…) commande à présent une blindée à coupole fermée, que les Russes ont fournie pour remplacer son auto-mitrailleuse perdue en septembre à Svitselniki. Voulant attaquer presque à bout portant, et malgré la grêle de projectiles qui tambourinent sur son blindage, il entreprend d’arracher les barbelés avec l’étrave de sa machine, pour aller écraser de son feu les mitrailleuses. Mais le lourd engin, presque aveugle quand tous les volets sont obturés au maximum, s’embarrasse dans l’écheveau d’acier. Des fusils antitanks ont dû être amenés par les ennemis ; voici que le blindage perce, les balles ricochent à l’intérieur de la petite forteresse sur les parois des tourelles qui deviennent un enfer. Le chauffeur Godefroid s’affaisse, mortellement atteint ; le servant Guillot est blessé (…) Constant lui-même gravement frappé de trois balles. (…) le grand corps gémissant du champion du monde de lutte sera ramené, avec les plus grandes peines.”

Suite à ces blessures, Constant sera rapatrié, en compagnie d’Oscar Thiry et d’autres. Il recevra neuf citations et sera décoré à cinq reprises, dont quatre fois de la Croix de Saint-Georges. Comme ses compagnons d’armes, Constant-le-Marin aura combattu pour trois états différents : la Belgique du roi Albert, la Russie du tsar Nicolas II, puis aux côtés de l’Armée rouge de Lénine.

Malgré ses sérieuses blessures, Henri Herd reprend, après la guerre, son entraînement et sa carrière de lutteur, utilisant une méthode de revalidation toute personnelle mais visiblement efficace. En effet, il est encore champion du monde, en 1921 (à Paris) et en 1924 (à Buenos Aires). Auréolé de ces exploits, il parcourt à nouveau le monde, profitant de combats rémunérateurs.

Constant-le-Marin par Jacques Ochs

Mais il semble que ce ne soit pas sa seule récompense, comme l’évoque le Pourquoi Pas ?, “(Constant) ne dédaigne pas, en franc Liégeois qu’il est, de humer, çà et là, les roses bien pommées qui ne manquent pas de sertir le laurier, ornement sympathique mais un peu bien sévère. Les roses sud-américaines ont un parfum chaud et poivré qui n’a rien de répugnant, et le bon Constant eut, au pays des Incas, de belles soirées et de belles nuits.”

Enfant d’Outremeuse, c’est néanmoins à Cointe qu’il s’établit, à partir de 1925. Gravement endommagée par les bombardements en 1944, sa villa sera reconstruite après la guerre et existe toujours au 34 de l’avenue de la Laiterie. Constant-le-Marin s’entraîne dans le parc de Cointe où beaucoup de gens viennent admirer ses démonstrations de force. On le croise également s’y promener régulièrement avec son chien, Tom. La légende veut qu’un jour il ait déraciné à mains nues un arbre que les jardiniers du parc ne parvenaient pas à arracher !

Ancienne villa de Henri Herd © Philippe Vienne

Durant les années précédant la Seconde Guerre, Raymond Gilon rapporte que Henri Herd avait coutume, en été, d’aller camper au bord de l’Ourthe à Sainval (Tilff), avec un ami lutteur. Là, ils s’amusaient à faire chavirer les barques des filles, qu’ils secouraient aussitôt. Ses sorties régulières à l’Eden étaient également célèbres : “Constant le marin entrait dans la salle de danse de l’Eden, foulant le tapis rouge lentement, presque majestueusement, s’assurant d’un regard circulaire que toute l’assemblée l’admirait. Il se dirigeait vers sa table du bord de piste réservée depuis le début de la soirée avec son seau à glace et la bouteille de champagne.”

Lorsqu’éclate la Seconde Guerre, Henri Herd se porte à nouveau volontaire mais est refusé par l’armée en raison de son âge. Quittant alors la Belgique pour la France, en 1940, il s’occupe d’un centre pour réfugiés à Paris. Il descend ensuite à Bordeaux où il attrape le dernier navire en partance pour l’Argentine, une fois encore, mais dans un autre contexte. De retour à Liège en 1946, il ouvre, en Outremeuse, un établissement nommé le Café des Lutteurs dont le sous-sol était aménagé en gymnase et où plusieurs générations de jeunes Liégeois viendront s’initier à la lutte gréco-romaine et, plus tard, au catch.

årvô Constant-le-Marin © provincedeliege.be

Henri Herd décède à Liège, le 4 novembre 1965, à l’âge de 81 ans, et est enterré dans le caveau familial au cimetière de Robermont. En Outremeuse, rue Porte-aux-Oies, un årvô (passage voûté) porte une plaque commémorative. Et, depuis 2014 (centenaire de la Première Guerre Mondiale), un géant à l’effigie de Constant-le-Marin participe aux fêtes du 15-Août en Outremeuse. Sorti en 2015, le film d’animation Cafard, du réalisateur Jan Bultheel, s’inspire largement et librement de la vie de Constant-le-Marin.

Philippe VIENNE

Interview de Constant-le-Marin en 1959

Bibliographie
  • GILON R., Les carnets de la mobilisation (38-40), Liège, 1990, pp 150-151
  • PORTUGAELS L., Constant-le-Marin et les autos-canons de 1914-1918, dans La Libre, 29 novembre 2004
  • SCHURGERS P., Cointe, au fil du temps…, Liège, 2006
  • THIRY M., Le tour du monde en guerre des autos-canons belges, 1975
  • THYSSENS H., Cécile Brusson, sur thyssens.com
  • Pourquoi Pas ? du 19 janvier 1934
  • Le Devoir du 26 mai 1913

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | commanditaire : wallonica.org | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © thyssens.com ; Pourquoi Pas ? ; Philippe Vienne ; provincedeliege.be


Plus de muscles ?

 

 

AGUEEV : textes

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… ainsi allais-je le long des boulevards, accrochant du regard, comme avec une branche, les yeux de toutes les femmes qui venaient à l’encontre. Jamais je n’ai, comme on dit, déshabillé du regard aucune d’elles, comme je n’ai jamais ressenti de désir charnel. En cet état fiévreux dans lequel un autre que moi aurait, peut-être écrit des poèmes, regardant intensément les yeux des femmes rencontrées, j’attendais toujours en réponse le même regard agrandi et effrayant. Je n’abordais jamais les femmes qui répondaient par un sourire, sachant que seule une prostituée ou une vierge pouvait répondre par un sourire à un regard tel que le mien. Dans ces heures vespérales, aucune nudité imaginée n’aurait pu dessécher autant et faire soudain trembler la gorge que ce regard féminin effrayant et méchant, qui laissait aller jusqu’au fond un regard cinglant de bourreau – un regard comme un contact d’organes sexuels. Et quand ce regard se présentait – il se présentait nécessairement tôt ou tard -, je me retournais immédiatement, je rattrapais la femme qui m’avait regardé et, en l’abordant, je portais à ma visière noire une main gantée de blanc.

Il semblait, par le regard que cette femme et moi avions échangé, les yeux dans les yeux, comme si, une heure auparavant, nous avions ensemble tué un enfant – il semblait que par ce regard tout était dit, tout était compris, et qu’il n’y avait décidément plus rien à dire. mais en réalité tout était beaucoup plus compliqué et, m’étant approché de cette femme et ayant prononcé une phrase dont le sens semblait toujours se situer dans le prolongement d’une conversation à peine interrompue, j’étais obligé de parler et de parler encore, afin que les paroles prononcées amplifient la cordialité de nos relations et la conduise jusqu’à sa jonction avec la sensualité de notre premier regard signalisateur. Ainsi, dans l’obscurité du boulevard, nous allions côte à côte, hostiles et sur nos gardes, mais ayant tout de même besoin en quelque sorte l’un de l’autre, et je disais des mots dont la signification amoureuse semblait d’autant plus vraisemblable qu’elle était plus fausse. Et lorsque, enfin, mû par cette étrange conviction que la précaution avec laquelle on appuie sur la gâchette rend le coup moins assourdissant, je proposais – comme par hasard, entre autres choses – d’aller à l’hôtel et d’y passer une petite heure, rien que pour bavarder, bien sûr, et cela pour la simple raison que le temps, ce jour-là, était (suivant les circonstances) trop froid ou trop lourd, alors, je savais déjà, rien que par le refus (le refus suivait presque toujours) ou plutôt d’après le ton de ce refus – ému, indigné, calme, méprisant, craintif ou incertain -, je savais déjà si cela valait la peine, en la prenant par le bras, de la supplier encore, ou s’il fallait faire demi-tour et partir sans dire adieu.

AGUEEV M., Roman avec cocaïne
(Paris, Belfond, 1990, initialement publié dans les années 1930)


ISBN 978-2-264-02731-3

“Tous ceux qui l’ont lu parlent d’un choc, d’une révélation, qu’il s’agisse des critiques de l’époque – Nicole Zand dans les colonnes du Monde – comme des romanciers – Frédéric Beigbeder en tête. Et le titre, Roman avec cocaïne, bien que sulfureux, ne saurait être tenu pour seul responsable de l’engouement pour le livre lors de sa parution en France, en 1983. Trente ans plus tard, c’est avec une excitation intacte que son éditeur, le délicieux Pierre Belfond, se souvient du choc qu’il ressentit à la lecture de ce texte : “J’en ai eu le souffle coupé. C’était comme tenir entre les mains un grand livre de Dostoïevski ou celui d’un Nabokov qui aurait été capable de nous faire pleurer.” Sauf que cet auteur-ci est un mystère. Commence dès lors une enquête policière aujourd’hui encore en partie irrésolue…

Retour en arrière. En 1934, la revue Tchisla (Nombres), éditée par des émigrés russes à Paris, reçoit, en provenance d’Istanbul, un manuscrit intitulé Récit avec cocaïne, signé par un certain M. Aguéev. En juin, seule la première partie du récit est publiée. Aguéev est présenté comme un jeune écrivain en des termes flatteurs : “talent, audace, le tragique authentique“. Deux ans plus tard, le livre d’Aguéev est intégralement publié par l’Union des écrivains russes de Paris sous son titre définitif, Roman avec cocaïne. Il circule sous le manteau, provoquant le scandale dans le microcosme qui le lit, mais, selon sa traductrice française aujourd’hui disparue, Lydia Chweitzer, “beaucoup plus à cause de la franchise avec laquelle l’auteur parle de certaines réalités – qu’à cette époque on préférait passer sous silence – que par ses expériences de cocaïnomane“. Sans doute était-il indécent qu’un adolescent russe se permette, en 1917, de contempler la révolution avec autant de distance, voire d’indifférence.

L’action de Roman avec cocaïne se situe à Moscou durant l’adolescence du narrateur, Vadim Maslennikov, de 1916 au lendemain de la révolution russe. Le héros raconte ses années de lycée, ses relations avec des prostituées, son amour raté avec Sonia, le suicide auquel il pousse sa mère, et son addiction à la cocaïne. “Je pouvais expliquer par l’influence de la cocaïne le fait qu’elle provoquait en moi les sentiments les meilleurs. Mais comment expliquer les autres ? Comment expliquer l’inéluctabilité avec laquelle se manifestaient en moi, après coup, les sentiments les plus bas, les plus bestiaux ?” Le nihilisme, la fulgurance et la gaucherie d’Aguéev – qui se révèle plus un grand primitif qu’un immense styliste – donnent un livre unique et inclassable. Aguéev ne publia rien d’autre si ce n’est une nouvelle, Un peuple teigneux.

Le roman aurait disparu si, au début des années 1980, Lydia Chweitzer n’était tombée, chez un bouquiniste des quais de Seine, à Paris, sur un exemplaire de l’édition originale. Elle entreprend de le traduire avant de le proposer à Pierre Belfond. Dans ses Mémoires, Les Pendus de Victor Hugo (publié en 1994 et réédité chez Fayard sous le titre Scènes de la vie d’un éditeur en 2007), ce dernier raconte comment il émergea de sa lecture groggy, “accablé par la peinture d’un univers de déchéance, de cruauté, de nihilisme et de mort, conscient que ce cauchemar était mis en scène par un génie“.

Dès la publication du roman en français, une chasse à l’homme s’organise. Pierre Belfond veut connaître la véritable identité de son auteur. “A l’époque, se souvient-il avec amusement, mon téléphone sonnait beaucoup. Les prétendants se disant oncle ou parent lointain d’Aguéev étaient nombreux…” Michel Braudeau pour L’Express en 1983, puis Alain Garric dans une remarquable enquête parue dans Libération en 1985, retrouvent la trace de Lydia Tchervinskaïa, une poétesse de 76 ans, qui affirme avoir été la maîtresse d’Aguéev. Elle leur raconte avoir rencontré l’auteur avant-guerre à Istanbul dans l’asile psychiatrique où il était soigné pour des tremblements aux mains (dont il souffrait depuis qu’il avait tiré, disait-il, sur un officier de l’Armée rouge). Elle leur révèle aussi que le romancier s’appelait Mark Levi (il avait choisi un nom de plume commençant par la lettre A, “pour le commencement”) et qu’il vivait dans le quartier de Galata, où résidaient de nombreux juifs originaires d’Europe centrale. Après s’être enfui en Allemagne en 1924, il passa par la France et la Suisse, puis se réfugia en Turquie au début des années 1930, où il aurait agi comme espion pour les Soviets. Il passa le reste de sa vie à Erevan, où il enseignait l’allemand. Cet homme, qui répétait souvent que “dans la vie, il faut tout essayer“, serait mort dans la capitale arménienne en 1973.

Le cas Aguéev rebondit au cours de l’été 1983, après la polémique lancée par Nikita Struve, professeur de littérature à l’université de Nanterre. Ce dernier décèle de troublantes similitudes entre M. Aguéev et Vladimir Nabokov, au point d’attribuer à l’auteur de Lolita la paternité de Roman avec cocaïne. Vera Nabokov, la veuve de l’écrivain, réfute cette hypothèse. En dépit des ressemblances, qui peuvent signifier qu’Aguéev fut un lecteur attentif de Nabokov, le style du premier, estimait-elle, était assez grossier, et celui de son époux, raffiné. “En outre, mon mari n’a jamais été attiré par la drogue ou les hallucinogènes : il aurait été bien incapable de décrire cette expérience de la cocaïne.” L’affaire connaît un nouveau rebondissement en 1991, à la suite de l’enquête menée par Gabriel Superfine et Marina Sorokina. Les deux historiens russes établirent de manière convaincante la paternité du roman à Mark Levi, notamment par des éléments autobiographiques du roman vérifiables. Restent de nombreuses zones d’ombre : son expulsion de Turquie vers l’URSS en 1942, ou ses liens avec le pouvoir soviétique. L’énigme Aguéev demeure, procurant l’étrange impression que l’écrivain a disparu après la publication de son roman. “Aguéev a peut-être bien fait de disparaître. Après avoir tout dit. Un livre peut valoir une vie“, écrivait André Brincourt dans Le Figaro. On ne saurait mieux dire.”

Lire l’article de Samuel BLUMENFELD sur LEMONDE.FR (9 août 2013)
Photo d’en-tête : ©Pierre Even


Plus d’amour…