LAOUREUX : L’art abstrait au prisme de la Wallonie. Un point de vue (2015)

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[PROVINCE.NAMUR.BE, hiver 2015] PEINTURE PARTAGÉE, UNE COLLECTION D’ART ABSTRAIT WALLON – Expo à la Maison de la Culture de Namur (10 janvier 2015 – 8 février 2015)

L’exposition Peinture partagée, met en lumière la passion d’un couple de collectionneurs namurois pour l’art abstrait wallon. Si la Belgique est connue pour être le pays accueillant le plus de collectionneurs par m², on situe généralement les collections privées dans le Nord du pays ou dans la capitale. Mais la vallée mosane abrite également quelques passionnés anonymes.

L’envie de montrer cette collection (rendue publique pour la deuxième fois seulement) s’inscrit dans cette volonté de dessiner la vitalité culturelle au Sud du pays. C’est tout le propos de cette collection qui s’élabore depuis plusieurs dizaines d’années avec comme fil rouge celui de l’abstraction en Wallonie. Ce qui n’était au départ qu’une intuition est rapidement devenu un canevas essentiel : “Nous revendons peu à peu certaines œuvres, notamment figuratives, pour acheter des grands noms de l’art abstrait wallon” expliquent les collectionneurs. Au-delà de la fierté nationale, c’est une manière de circonscrire la passion, lui fixer des limites – financières et esthétiques. C’est une manière aussi de construire une véritable identité à la collection. Le but avoué est aussi de revaloriser le patrimoine . “Beaucoup d’artistes sont partis à Paris car c’est là que cela se passait. Ils se sont naturalisés français mais ils provenaient du Sud de la Belgique. Nous devons en être fiers“, ajoute le collectionneur.La collection s’est ainsi formée en duo et de façon autodidacte. Elle découle d’abord de coups de cœur avant de devenir un exercice plus réfléchi. Elle commence avec l’oeuvre bleutée (sans titre, 1957-58) de Joseph Lacasse, dont le couple est littéralement tombé amoureux. S’ajoutent bientôt d’autres grands noms de l’art abstrait : Pol Bury, Raoul Ubac, Jo Delahaut, Marcel Lempereur-Haut… Il s’agit essentiellement d’oeuvres non-figuratives sans distinction de genre, de style ou d’école (Hard Edge, lyrique, géométrique, cinétique, etc.). On trouve des œuvres très diverses d’Henri Michaux, des dessins mescaliniens – réalisés sous influence – aux encres de Chine, des peintures de Mig Quinet, Françoise Holley-Trasenster ou Gaston Bertrand, etc. La collection se fait aussi plus contemporaine, avec Jacques-Louis Nyst, Jean-Pierre Ransonnet, Gabriel Belgeonne ou Victor Noël. Elle nous réserve aussi des découvertes, tel ce couple d’artistes, Hauror, qui avait participé au Salon des Réalités Nouvelles dans les années 50 mais dont le nom est peu connu aujourd’hui. L’une des deux œuvres de la collection a prêté son titre à l’exposition : Peinture partagée. Aujourd’hui, c’est cette passion de collectionneurs qui est partagée avec le public.

Catalogue : textes de Roger Pierre Turine, critique à La Libre Belgique et Denis Laoureux, historien de l’art (ULB).

Province de Namur


L’art abstrait au prisme de la Wallonie. Un point de vue

[ACADEMIA.EDU] Les tableaux abstraits rassemblés dans la collection qui forme la trame de la présente exposition ont en commun d’avoir été conçus durant la seconde moitié du XXe siècle par des artistes issus de cette partie de la Belgique qu’un de ses ressortissants notoires, André Blavier, se voyant lui-même Wallon et apatride, situait dans un Extrême-Occident imaginaire. Il faut dire que la Wallonie, “curieux pays curieux” contient une diversité culturelle bigarrée et surprenante au regard de l’étroitesse géographique de son territoire. Cet Extrême-Occident est aussi l’angle, forcément partial et partiel, mais assumé comme tel, à travers lequel s’est constitué, au fil d’acquisitions triées sur le volet, le récit visuel de cette “passion privée” pour une Wallonie qui s’expose aux cimaises d’un “musée rêvé” à la croisée de la Sambre et de la Meuse.

Peindre en Wallonie

Sélectionnés avec soin à travers ce prisme à double face que constituent, d’une part, l’abstraction après 1945, et d’autre part, la Wallonie en tant que terre natale des artistes, cet ensemble de tableaux témoigne autant du regard singulier d’un collectionneur qu’il ne donne à voir un pan de l’histoire de l’art en Belgique, et a fortiori de l’épanouissement de l’art abstrait en Europe. Pour un historien de l’art, ceci pose plusieurs questions complexes auxquelles on ne peut se dérober sans toutefois prétendre à les épuiser.

Une première question est celle du lien entre peinture et territoire, et donc entre production artistique et identité régionale. Si on peut admettre assez facilement que l’angle wallon se tient en tant que critère constitutif d’une collection d’art abstrait, peut-il pour autant dicter une lecture des œuvres ? Sans doute pas. En confondant la méthode – l’origine wallonne – avec son objet – la production artistique – on se trouverait en mauvaise posture lorsque, pour expliciter l’entreprise à ceux qui demanderaient à bon droit quelques éclaircissements, on aurait à définir ce qui, sur un plan plastique, serait soi-disant spécifiquement wallon et ce qui, de facto, ne le serait pas.

L’art moderne transgresse les règles du nationalisme. La peinture de Jo Delahaut, dont il sera question plus loin, en est un exemple éloquent. Né en région liégeoise, l’artiste vit à Bruxelles et noue des contacts avec ses confrères des Réalités nouvelles dont il partage pleinement les postulats esthétiques au point d’exposer en leur compagnie de 1948 à 1955.

Oeuvre de Jo Delahaut dans le métro bruxellois © STIB

On peut multiplier les exemples : Ernest Engel-Pak, Paul Franck, Joseph Lacasse, Marcel Lempereur-Haut, Léopold Plomteux, Henri-Georges Closson et Françoise Holley, pour clore ici cette liste non exhaustive, contribuent également aux salons des Réalités nouvelles qui s’organisent à Paris dès 1946. Certains artistes s’installent à Paris, comme Raoul Ubac qui quitte Malmedy en 1932. Il fut précédé par Joseph Lacasse. Né à Tournai en 1894, ce dernier s’établit à Paris en 1925 où il effectuera le reste de sa carrière. Il participe notamment au salon des Réalités nouvelles de 1958. Les tableaux qu’il réalise à ce moment donnent au spectateur l’impression que la couleur est une énergie qui, après avoir effectué une remontée au sein de sa propre profondeur, arrive à l’air libre où elle frémit à l’intérieur de plans géométriques dérivant à fleur de toile avec la lenteur d’un mouvement de tectonique de plaques. La peinture de la Lacasse fonctionne comme un vitrail. Tout se passe comme si une lumière dont la source se trouvait derrière la toile traversait la couleur pour éclairer la peinture et la faire vibrer dans sa masse.

On se gardera donc d’appliquer à la création artistique un droit du sol qui conduirait à la définition d›un art national contraire par nature à la dynamique transfrontalière de la modernité. Mais si on ne se reconnaît pas le droit de définir ce qui serait wallon en termes d’expression artistique, nous ne sommes pas davantage autorisés à anesthésier les singularités en confondant la partie avec le tout. Si on éprouve quelque réticence à voir dans un tableau de Delahaut l’emblème pictural d’une identité régionale, il faut admettre que ce tableau est forcément, comme ont dit, né quelque part. Ne peut-on pas tenter de déceler, sans souscrire au nationalisme qui agite ici et là l’Europe des années 2010, une sensibilité commune qui se sédimente dans des tableaux peints au même endroit et, parfois, au même moment ? Ne peut-on pas, sans être suspect, faire apparaître la dynamique structurelle collective – groupes, manifestes, expositions communes, revues, etc. – qui explique des effets de proximité esthétique unissant les artistes actifs au sein une même aire culturelle ?

Une seconde question se pose. Comment expliquer le découpage chronologique qui fait commencer en 1945 la contribution des artistes né en Wallonie à l’histoire de l’abstraction ? Marquée par un héritage symboliste qui a prolongé la fin-de-siècle jusque 1918, la Belgique n’a pas été un territoire propice à l’épanouissement de l’abstraction qui naît et se développe, au début des années 1910, hors du monde classique. Certes, Vassili Kandinsky expose en 1913 à Bruxelles, à la Galerie Georges Giroux… mais l’événement est sans lendemain : James Ensor, Fernand Khnopff, George Minne, William Degouve de Nuncques sont alors au zénith de leur carrière. Après 1918, l’expressionnisme flamand dominé par Constant Permeke et le surréalisme constitué autour de René Magritte laisseront peu de place à la Plastique pure. Celle-ci constitue la contribution belge au constructivisme international. Mais l’avant-garde ne prend pas et, à partir de 1925 déjà, les peintres arrêtent leur activité ou se réorientent progressivement, comme Marcel-Louis Baugniet, vers le design.

Étude de Marcel-Louis Baugniet (1927) © FRB

La situation des peintres abstraits actifs après 1945 est tellement différente que cette nouvelle et seconde génération ne doit en aucun cas être vue comme le prolongement naturel de la première. Et pour cause : l’abstraction, singulièrement dans sa veine géométrique, fait alors l’objet d’une reconnaissance qui touche autant le monde institutionnel officiel que le public, la critique et les collectionneurs. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles a joué, dans l’institutionnalisation de l’art abstrait, un rôle largement international, qui culmine par ailleurs avec l’Expo’58. Son Directeur général, Pierre Janlet, est lui-même amateur d’art moderne et d’abstraction géométrique en particulier. Janlet est à l’origine de la Galerie Aujourd’hui. Celle-ci succède en 1953 au Séminaire des Arts fondé en 1945 par Luc Haesaerts et Robert Giron. La Galerie Aujourd’hui fut, durant une dizaine
d’années, une plateforme extrêmement dynamique. Cette assise institutionnelle a été accompagnée par des initiatives privées. La Jeune Peinture belge (1945-1949), l’Association pour le progrès intellectuel et artistique en Wallonie – l’APIAW – constituée en 1944 à l’initiative du Liégeois Fernand Graindorge organiseront de nombreuses expositions d’art
abstrait, tout en assurant la diffusion de l’art international. Françoise Holley, par exemple, participe autant aux salons de l’APIAW qu’à ceux des Réalités nouvelles auxquels elle contribue de 1951 à 1954. Après 1945, l’abstraction jouit d’une reconnaissance publique et privée qui crée un horizon d’attente plus que favorable pour la jeune génération d’artistes dont il va question ci-après.

Les années Jeune Peinture belge

La Jeune Peinture belge (1945-1949) est une association sans but lucratif fondée le 4 août 1945. Elle a pour objectif de créer les conditions nécessaires au retour d’un dynamisme artistique miné par les années de guerre. Rassemblant des jeunes peintres qui ne se reconnaissent ni dans l’animisme ni dans le surréalisme, à l’heure où Cobra n’existe pas encore, la Jeune Peinture belge s’est assignée une fonction essentiellement logistique. Elle bénéficie d’un réseau de partenaires institutionnels prestigieux et d’un système de financement issu du monde privé. Un Conseil d’administration est mis sur pied, de même qu’un jury organisant la sélection des œuvres pour les expositions nationales et internationales. Des critiques d’art apportent à l’entreprise le soutien de leur plume. Administrée avec soin et détermination par René Lust, la Jeune Peinture belge n’est pas une avant-garde abstraite, même si elle conduit la plupart de ses membres à l’abstraction. Elle est plutôt un cadre, une structure offrant aux peintres les moyens matériels d’exposer en Belgique et à l’étranger. Ceci explique pourquoi il n’y a pas de manifeste de la Jeune Peinture belge, contrairement à Cobra qui verra le jour en 1948, mais des statuts déposés au Moniteur belge.

DELAHAUT J., Composition 1952 © Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique

C’est dans ce contexte qu’il revient à Jo Delahaut d’avoir présenté à Bruxelles en 1947, et à Oxford l’année suivante, des compositions qui constituent les premiers tableaux abstraits exposés en Belgique après la Seconde Guerre mondiale. Le fait est important, même s’il est passé à peu près inaperçu à l’époque. L’engagement de Delahaut pour l’abstraction géométrique est à la fois immédiat et radical. Il se fonde sur la négation de toute référence à la réalité. L’artiste partage en cela les postulats esthétiques de son ami Auguste Herbin. Dans un premier temps, Delahaut assimile la peinture abstraite à la mise en place d’une architecture visuelle composée de lourdes lignes noires droites. Celles-ci constituent un réseau linéaire qui délimite l’expansion des formes dans une construction picturale dont la stabilité exprime le besoin d’un monde en équilibre. Comme Herbin, Delahaut ne cessera d’explorer les relations multiples entre la forme et la couleur pour ériger la géométrie en rhétorique visuelle caractérisée par l’éloquence, la clarté, la raison.

Delahaut n’est pas le seul membre de la Jeune Peinture belge à s’engager dans l’art abstrait dans l’immédiat après-guerre. On songe ici à Mig Quinet, plus âgée, il vrai, que la plupart des membres du groupe de la Jeune Peinture belge qu’elle cofonde par ailleurs. Pour diverses raisons, les tableaux abstraits de Quinet ne seront exposés qu’en 1953, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Contrairement à Delahaut, Quinet ne rejette pas le réel. Elle part d’un objet, ou d’une scène qu’elle choisit pour sa qualité cinétique : un cirque, un carrousel, une roue, un trio à cordes… Intériorisé, analysé, déconstruit mentalement, le réel est alors transposé en plans géométriques colorés articulés par un réseau linéaire formant une structure kaléidoscopique. L’objet est ramené à une trame géométrique. Il prend la forme d’une architecture lumineuse virtuellement animée par un mouvement rotatif généré par le motif du cirque, de la roue ou du carrousel. La géométrie prend ainsi une qualité cinétique qui trouvera son plein aboutissement dans le développement ultérieur de l’Optical Art.

Élargir les limites du visible

La conversion immédiate et radicale de Delahaut à une abstraction géométrique Hard Edge est un cas unique. En fait, pour la plupart des peintres, la voie conduisant à l’abstraction résulte d’une lente métamorphose intérieure du monde environnant dont les limites se trouvent ainsi élargies, dilatées, reculées. La nature est transformée par l’imagination avant de s’incarner dans la peinture à travers une configuration plastique conservant le souvenir lointain, imperceptible, de son origine pourtant située dans le réel. Envisager la peinture abstraite non pas comme une négation du visible, mais comme un élargissement poétique de la réalité est une orientation que la plupart des peintres issus de la Jeune Peinture belge vont emprunter.

Mig Quinet, Majorité des bleus (1960) © DR

Ce passage de la ligne, selon la formule utilisée par la critique d’époque pour désigner l’adhésion à l’abstraction, se fait, pour la plupart des peintres, autour de 1950. Le lyrisme de la palette issu du fauvisme se conjugue alors à un sens cubiste de la structure pour détacher progressivement la représentation de ses liens au réel, pour soustraire cette représentation au poids de l’objet dans le but d’assimiler l’image à l’épiphanie d’un mouvement lumineux. Des œuvres comme Plaza Prado (1955) de Gaston Bertrand, mais aussi Les Angles bleus (1954) de Mig Quinet, ou encore Les Voiles (1954) de Paul Franck sont l’expression de ce processus poétique de transformation intérieure du réel où la nature se métamorphose pour prendre corps dans l’image sous la forme d’une structure lumineuse en mouvement.

Le chemin qui conduit ces peintres vers l’abstraction n’a rien de la radicalité d’un Delahaut, ni de la violence formelle qu’on trouve au même moment sous les pinceaux de Georges Mathieu ou de Wols, ni du sens de l’improvisation et de la rapidité d’exécution qui anime un Pierre Soulages. Il s’agit de vivre le monde, d’en ressentir la texture, l’atmosphère, d’en épouser les lignes de force, afin d’en extraire un sentiment qui sera mis en scène picturalement. Ce processus d’élaboration poétique de la peinture consiste à élargir les limites du monde, à métamorphoser le visible en un horizon intérieur. Ceci explique l’importance prise par le paysage dans la dynamique d’expérimentation plastique qui conduit les membres de la Jeune Peinture belge à franchir la ligne de l’abstraction à la in des années 1940. Sur son versant belge, l’abstraction lyrique se présente donc comme une attitude consistant à vivre librement la nature dont l’apparence s’élargit picturalement à la mesure d’une subjectivité d’autant mieux retrouvée et exaltée qu’elle fut étouffée par les années de guerre.

UBAC R., Empreinte grise (env. 1965) © DR

L’œuvre de Raoul Ubac est particulièrement représentative de cette façon de concevoir l’abstraction. Né dans les Ardennes belges en 1910, à un jet de pierre de la frontière allemande, Ubac s’installe à Paris dans les années 1930 où il rejoint le milieu surréaliste auquel il participe comme photographe. “La guerre me libéra du surréalisme” confiera-t-il plus tard. Cette sortie du surréalisme le conduit à la peinture qu’il pratique parallèlement à une recherche sculpturale prenant l’ardoise comme matériau de prédilection. La peinture d’Ubac se nourrit d’un rapport intime aux choses de la nature pour donner forme à un univers introspectif soumis à la législature du monde végétal : arbres, labours, feuilles, mousses, mais aussi lenteur, silence, contemplation, écoute, lux invisible. Une vie secrète palpite sous les écorces, et face au paysage, l’émotion est infinie. Celle-ci est apprivoisée, saisie, intégrée. Ubac peint, en quelque sorte, avec ses souvenirs – il habite Paris et non la France profonde –, qui forment le tissu mouvant d’un imaginaire pictural marqué par deux éléments sédimentés dans son imaginaire : l’arbre et le champ. Ce dernier est une étendue plane. Labourée, retournée vers le ciel, sa surface est lacérée par un réseau de lignes gonflées d’ombre. Les lignes noires, parallèles, dont Ubac fait un élément central de son vocabulaire conservent ainsi le souvenir des sillons de la terre cultivée. La main reprend au soc de charrue son mouvement linéaire qui, des champs ensemencés à la feuille de papier, anime la surface en un jeu de forces témoignant de la relation fusionnelle qui unit l’homme à la nature. Il s’agit d’être “Terre à terre – Face à face” comme l’écrit l’artiste en 1946. Et de confesser dans un entretien : “Un simple champ fraîchement labouré suffit à nourrir ma vision.” À l’espace civilisé du champ cultivé répond l’univers sauvage de la forêt. L’enchevêtrement naturel des branches s’oppose à la surface plane des grands carrés de labour. Ubac tire des ramures de l’arbre le principe d’un réseau linéaire provenant dès lors moins de la tradition cubiste que d’une contemplation de la nature.  L’élan des branches se transforme, sous le regard du peintre, en une frondaison de lignes dont le tracé semble tirer son énergie tranquille du lux de la sève. La palette participe à cette célébration picturale de la nature. Ubac exploite ici les couleurs sourdes de la terre. Il enveloppe ses forêts intérieures d’une lumière de rivière rendue par les modulations d’une gamme bleutée. Les titres eux-mêmes disent cette expérience du paysage et du monde rural : La Forêt après la pluie, Taillis ou encore Pierre écrite.

Le recours au paysage comme un élément dans un processus pictural qui recule les limites du réel s’inscrit par ailleurs durablement dans l’histoire de l’abstraction. La nature est un puissant générateur de sensations que le peintre agence à la surface du tableau. Investie par la mémoire, la sensation du paysage débouche sur un univers sensible qui rejette tout édifice théorique au bénéfice d’une communion avec la matière. L’Usine (1957) de Zéphir Busine et les paysages de Roger Dudant, par exemple, s’inscrivent dans cette orientation qui ouvre les formes pour fusionner les couleurs avec une matière pigmentaire qui vibre à leur de toile. La matière reste toutefois un moyen et non une fin.

RANSONNET JP., sans titre © Collection privée

À partir des années 1980, les propriétés tactiles du tableau sont à nouveau placées au premier plan. En Belgique, plusieurs artistes contribuent au mouvement européen de retour à une peinture expressionniste riche en effet de facture. C’est ici qu’il faut situer 1990 de Zurstrassen. Celui-ci restaure un hédonisme matiériste lié, dans son cas, à une relecture de l’abstraction américaine tandis que, par ailleurs, au même moment, entre l’Ourthe et l’Amblève, Jean-Pierre Ransonnet investit les paysages ardennais dans une approche picturale qui rappelle les forêts de Raoul Ubac et les fagnes de Serge Vandercam. Il s’agit de se fondre au flux de la nature non pour décrire un coin de verdure mais pour en évoquer l’intimité. L’opération est poétique. Elle transpose les formes du paysage par le biais d’un processus de décantation intérieure qui amène le peintre à organiser les couleurs de sorte à donner au spectateur la sensation d’une immersion dans le monde végétal, qu’il s’agisse de l’épaisseur impénétrable de la forêt ou de la masse écrasante d’une colline.

Delahaut and Co

L’approche introspective et lyrique du réel amène la plupart des membres de la Jeune Peinture belge à franchir la ligne de l’abstraction autour de 1950. Les peintres suivent une trajectoire individuelle dont témoigne, par exemple, la carrière que Mig Quinet, Gaston Bertrand, Antoine Mortier, Louis Van Lint ou encore Marc Mendelson poursuivent de manière solitaire durant les années 1950.

Une autre sensibilité se développe dans le même temps. Plus radicale, entièrement gouvernée par un esprit de géométrie, elle rejette tout lien au visible pour se penser comme une autonomie plastique régie par des principes étrangers à la figuration. Elle prend appui sur la notion de forme calibrée à la couleur qui la constitue. Cette approche n’a rien d’une célébration poétique de la nature. Au contraire, elle postule que l’art abstrait est un langage visuel autonome, exonéré de tout devoir de référence au monde visible et disposant de sa logique visuelle propre. Dans ce schéma, la
forme se présente comme un module géométrique que le peintre agence à l’intérieur d’une composition où elle se répète pour former une série dans laquelle des variations de taille et de couleur sont introduites.

Cette option esthétique va largement déborder le cadre de la peinture pour toucher les arts décoratifs et l’esthétisation du cadre urbain : l’abstraction géométrique se répand dans les foyers par le mobilier, la vaisselle, la reliure tout en prenant place dans les stations de métro, les piscines, les écoles, les campus universitaires et autres lieux qui font les espaces commun de la société. Il faut dire que de nombreux collectifs d’artistes se sont formés pour assurer la promotion de l’abstraction géométrique. Cette dynamique collectif tranche avec le caractère individuel des parcours artistiques issus de la Jeune Peinture belge.

COLLIGNON Georges, sans titre © DR

Fondé à Liège en 1949, Réalité-Cobra est premier groupe à voit le jour. Il se donne comme objectif d’unir l’abstraction de tendance géométrique avec les principes issus de Cobra. Pol Bury, Georges Collignon, Paul Frank, Maurice Léonard, Léopold Plomteux et Silvin Bronkart en sont les membres. Ils organisent une première exposition en 1949. On les retrouve à l’APIAW en 1951, mais une première dissension apparaît avec le départ de Paul Frank pour qui la relation à Cobra orientait trop l’esthétique du groupe. Il faut dire que le goût des artistes de Réalité-Cobra pour la géométrie, même si l’apparente froideur des formes est tempérée par la chaleur de la gamme chromatique et par la vibration de la surface, tranche avec la spontanéité irrationnelle sur laquelle Cobra érige une vision de la représentation qui ne se confond pas avec l’abstraction.

Une troisième et dernière exposition est montée en 1952, toujours au sein de l’Apiaw. Cette année-là, le groupe Art abstrait se forme à l’initiative de Delahaut.

Delahaut joue un rôle clé, tant au niveau de l’élaboration de l’abstraction géométrique que de sa promotion à travers une dynamique associative. Plusieurs groupes d’artistes se constituent au fil des années 1950 et 1960. En organisant des expositions, ces associations assurent une visibilité à ceux qui, comme Jean Rets, Kurt Lewy, Mig Quinet, Francine Holley ou Victor Noël, s’engagent dans cet esprit de géométrie que Jo Delahaut cherchera aussi à répandre dans la société à travers l’architecture et l’art décoratif. Delahaut s’impose également comme un théoricien du langage de l’art abstrait qu’il assimile à une rhétorique régie par des lois différentes de celles qui caractérisent la peinture figurative.

Le groupe Art abstrait se constitue en 1952 autour de la peinture et de la personne de Delahaut. Ce dernier fédère une équipe de peintres clairement engagés dans la pratique d’un art ayant rejeté tout lien au réel. Georges Collignon, Georges Carrey, Pol Bury, Léopold Plomteux, Jan Saverys, Jan Burssens et le duo Hauror en font partie. Ils sont rejoints en 1954 par Jean Rets, Francine Holley, Kurt Lewy et Guy Vandenbranden. L’ensemble est actif jusque 1956. En quatre années d’existence, Art abstrait a multiplié les expositions tant en Belgique qu’à l’étranger, avant d’imploser au terme de dissensions internes opposant les tenants d’une stricte géométrie et ceux qui, comme Burssens, s’attachent au lyrisme de la matière.

Avec Maurits Bilcke et Jean Séaux, Delahaut lance en 1956 le groupe Formes qui rassemble Pol Bury, Kurt Lewy, Jean Rets, Georges Collignon, Guy Vandenbranden, Ray Gilles, Francine Holley, Victor Noël, Van der Auwera, Paul Van Hoeydonck et Van Marcke. Plusieurs critiques, tels que Jean Dypréau et Léon-Louis Sosset, apportent le soutien de leur plume à ce groupe dont les activités se limitent, en fait, à deux expositions auxquelles s’ajoute un album de sérigraphies publié en 1956.

En 1960, Formes cède la place à Art construit dont les activités contribuent à la réhabilitation de la Plastique pure des années 1920. Éphémère lui aussi, le groupe Art construit reste en activité jusque 1964. Sa dissolution ménage un espace pour la création du groupe D4. Fondé en 1965, D4 comptait les peintres suivants : Emiel Bergen, Gilbert Decock, Henri Gabriel, Victor Noël et Marcel-Henri Verden. Avec l’arrivée de Delahaut en son sein, D4 devient Geoform qui sera actif jusque 1971.

Rhétorique de la géométrie

Ces formations sont certes éphémères et difficiles à documenter, mais elles structurent et jalonnent néanmoins l’histoire de l’abstraction durant une vingtaine d’années. Les peintres qui y sont actifs érigent la clarté du plan coloré et l’approche sérielle de la forme en alternative à la gestualité de l’abstraction lyrique. Pour eux, la peinture découle moins d’un processus d’élargissement des limites du réel qu’elle ne sert de lieu de recherche formelle sans aucun rapport avec le monde visible. Triangles, croissants de lune, trapèzes constituent des modules géométriques que les artistes agencent pour donner corps à des compositions vives, dynamiques, équilibrées.

Ceci ne signifie pas que la peinture se retranche dans une tour d’ivoire. Au contraire. Nombre de peintres adhérant à l’abstraction géométrique ont plaidé pour une application sociale du langage plastique qu’ils avaient expérimenté picturalement. Les bas-reliefs placés par Delahaut au pied des immeubles de la cité de Droixhe, près de Liège, en sont l’expression.

La peinture abstraite de tendance géométrique s’apparente à une rhétorique visuelle dont le principe fondamental réside dans les combinaisons entre  trois éléments essentiels du vocabulaire plastique dont disposent les peintres : la ligne, la forme et la couleur.

La ligne est un paramètre remplissant diverses fonctions. Courbe, elle joue un rôle dynamogène en provoquant un effet visuel rotatif. Pol Bury et Jean Rets en font largement usage dans leurs compositions des années 1950. Droite, la ligne se fait architecturale en divisant le plan du tableau pour créer des surfaces agencées les unes par rapport aux autres. Comme le montrent les Entrelacs de Françoise Holley, son épaisseur peut varier, de même que sa direction, de sorte à créer des marques sonores et des effets de rythmes donnant à la peinture une dimension musicale rappelant la Sonate que Baugniet avait peint dans les années 1930.

Expo Léon WUIDAR au MACS © Ph. de Gobert

La forme, quant à elle, est vue comme un module conçu pour être répété en vue de constituer une série au sein de laquelle elle évolue en se transformant au gré de variations de couleur, de taille, de position. Delahaut excelle dans la maîtrise de la rythmique formelle qui fait de l’image une surface en mouvement. Une toile comme Rythmes nouveaux peinte en 1956 en est l’expression. Si les cercles et les arrondis ne sont pas évacués, c’est toutefois la forme angulaire qui prédomine et trouve dans la communication graphique de l’Expo’58 sa plus célèbre application. Le triangle est sans doute l’emblème formel de l’abstraction géométrique dans la Belgique des années 1950. “Lumière de l’âme”, selon Delahaut, la couleur est liée à la forme qu’elle incarne. Ce lien entre forme et couleur est primordial dans l’équilibre d’un tableau. Pour les peintres issus du groupe Art Abstrait, l’enjeu pictural consiste à trouver le timbre chromatique correspondant à la forme modulée à l’intérieur d’une suite agencée dans l’espace du tableau.

En explorant les combinaisons infinies permises par les relations entre ces trois paramètres plastiques, les peintres mettent en place un univers visuel caractérisé par une constante mutation : la forme colorée a le statut d’une séquence dans la logique d’une série. Au sortir des années 1950, cette question du mouvement de la forme dans une structure sérielle se pose avec acuité. Les réponses à cette question, toutefois, divergent. Certains peintres évacuent le principe de répétition pour se concentrer sur une seule forme magnifiée en signe immobile. C’est le début du minimalisme dont témoigne un tableau comme Structure n°1 que peint Delahaut en 1964.

D’autres, en revanche, maintiennent le concept d’exploration sérielle de la forme en valorisant le mouvement virtuellement inclus dans la dynamique de la modulation. C’est le cas de Pol Bury. Mettre la forme en action est une option esthétique qui amène ces artistes à envisager de (se) sortir du tableau pictural qui est, forcément, statique.

Dans les années 1980, la peinture de Delahaut constitue le modèle autour duquel se structure une nouvelle génération de peintres engagés dans l’art construit. Cette génération se met en place au fil des six numéros de la revue Mesure Art international qui paraît entre 1988 et 1995. Des vétérans tels que Baugniet et Delahaut participent à ce projet emmené par Jean-Pierre Maury, Pierre Husquinnet, JeanJacques Bauweraerts et Léon Wuidar.

Michaux dans le flux de l’encre

Poète et peintre d’origine belge né à Namur – il prend la nationalité  française en 1955 –, Michaux publie ses premiers textes en 1922. Trois ans plus tard, il entame une recherche graphique totalement émancipée des thèses rationalistes qui guident alors le constructivisme international et plus tard l’abstraction géométrique. À l’inverse de ce que Magritte postule en 1929 dans le onzième énoncé de sa publication Les Mots et les Images, le lisible et le visible ne sont pas, pour Michaux, des éléments de même nature. Au terme d’une recherche marquée par le surréalisme, l’usage d’hallucinogènes – entre 1956 et 1961 – et la pensée extrême-orientale, le dernier Michaux – l’artiste meurt en 1984 – revient, au milieu des années 1970, à la tache d’encre qu’il travaille avec une gestuelle informelle rappelant les travaux de 1960-1961 qui lui avaient valu une reconnaissance internationale. Vers 1974, préparant une exposition prévue à la Fondation Maeght au printemps 1976, Michaux se consacre à une série de grands formats. Ces grandes encres sont réalisées dans une optique picturale proche du jaillissement recherché par Dotremont. Alechinsky rapporte d’ailleurs qu’au cours d’un vernissage, Michaux lui-même confondit les démarches lorsque, trompé par l’obscurité, il prit un logogramme pour une de ses œuvres.

MICHAUX H., Sans titre © Drouot

Après discussion, l’auteur de Plume observe que le fondateur de Cobra est, en fait, un peintre de mots. “Il écrit, lui“, conclut Michaux qui, pour sa part, ne cherche pas vraiment à orientaliser l’écriture. Sur un plan théorique, un recueil comme Émergences-Résurgences (1972) interroge les propriétés respectives de l’image et de l’écriture. “Je peins pour me déconditionner” écrit-il d’entrée de jeu. Se déconditionner, oui, mais de quoi ?

L’image représente, pour Michaux, un lieu de dépassement du verbe. Elle relègue les mots dans l’oubli pour offrir au poète la possibilité de s’abandonner à une gestuelle dont la dimension volontairement hasardeuse, incontrôlée, tranche avec la maîtrise conceptuelle imposée par le langage. Les grandes encres de Michaux ne restaurent aucune écriture, aucun alphabet imaginaire. Elles ne donnent rien à lire. Michaux ne garde de l’écriture que le principe d’inscription sur le support comme mode de rédaction situé en dehors d’un cadre linguistique. Les grandes encres mettent ainsi en scène une poésie sans mot, où la tache noire se substitue à la lettre. Pour opérer cette substitution, Michaux active ce qui, dans l’écriture, connote le rythme : virgule, parenthèse, crochet, point. Il s’agit moins de signifier que de faire signe. Un texte comme Idéogrammes en Chine (1975) en témoigne sur un plan théorique. La ligne est un point d’articulation entre image et écriture.

Associée à l’idée de mouvement, la ligne s’affranchit de sa fonction linguistique pour se faire énergie, spasme, rapidité, vitesse, débordement. Le rapprochement entre écriture et dessin s’appuie sur une équivalence de médiums : même encre, même outil, même support. Spontanéité, rapidité d’exécution et absence de schéma préparatoire sont les principes fondamentaux de cette peinture. La démarche est également proche de l’automatisme surréaliste. Une nuance est cependant nécessaire à cet égard. L’automatisme de Michaux vise moins à faire affleurer les strates obscures du psychisme qu’à favoriser une libération du geste. Celui-ci balaie le papier
pour y répandre des laques d’encre qui s’engendrent les unes les autres. Formant un continuum vital placé sous le signe d’une perpétuelle transformation, les taches conservent pourtant une même densité en termes d’utilisation de l’encre. Michaux ne joue pas sur les modulations tonales rendues possibles par la dilution de l’encre. Celle-ci prend une signification particulière. Là où l’huile, pâteuse et collante, entrave l’immédiateté, l’encre de Chine fluidifie l’écoulement du geste. Tributaire de l’idée de mouvement, la main erre sur le papier en adoptant un rythme saccadé. Elle sature la surface en excluant toute forme de hiérarchie dans la composition. Aucun élément ne prend le pas sur un autre. Il n’y a ni centre ni marges, ni avant-plan ni profondeur, mais un univers en perpétuel devenir.

LAOUREUX Denis, ULB


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : Province de Namur ; academia.edu | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, DELAHAUT J., sans titre (1958) © rtbf.be ; © Province de Namur ; © STIB ; © Fondation Roi Baudouin ; © Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique ; © Ph. de Gobert ; © Drouot.


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NAM JUNE PAIK (1932-2006)

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“Nam June Paik est un artiste coréen considéré comme le fondateur de l’art vidéo. Il est né à Séoul le 20 juillet 1932 et est décédé à Miami le 29 janvier 2006. Son génie est d’avoir compris que l’apparition de la télévision avait changé le monde.

Les débuts

Après des études de musique et d’histoire de l’art en Corée puis au Japon en 1952 (fuyant un pays en guerre), Nam June Paik part en 1956 terminer sa formation universitaire en Allemagne. Il se spécialise en collage sonore à partir de bandes audio et disques vinyles. En 1958, il travaille auprès du compositeur Karlheinz Stockhausen (pionnier de la musique électroacoustique) au Laboratoire de Recherche du studio de musique électronique de Radio Cologne – où travaillent également les compositeurs René Köring et Mauricio Kagel. A cette époque, Nam June Paik produit ses propres concerts, expositions et “actions musicales”, performances pendant lesquelles il s’attaque aux instruments de musiques (il brise, par exemple, un violon sur scène) dans le but “d’éliminer la musique traditionnelle”. En 1961, il participe à la pièce musicale de Karlheinz Stockhausen, Originale, en réalisant une performance pendant que l’œuvre du compositeur allemand et ses propres montages sonores sont joués simultanément. C’est dans le cadre des représentations de la pièce Originale, que l’intérêt de Nam June Paik pour le médium vidéo va augmenter.

Durant cette période, Nam June Paik côtoie l’avant-garde de l’époque (notamment Joseph Beuys, John Cage, George Maciunas, Merce Cunningham, le couple de plasticiens Christo et Jeanne-Claude, etc.) et rejoint finalement, en 1962, le groupe artistique Fluxus (issu du mouvement dada qui mélange aussi bien la musique, la performance, l’art plastique et l’écriture). Dès le départ, l’œuvre de Nam June Paik est marqué par ces influences hétérogènes, transdisciplinaires et expérimentales.

La naissance de l’Art vidéo

En mars 1963, lors de l’exposition Fluxus « Music/Electronic Television », il présente à la galerie Parnass de Rölf Jährling à Wuppertal une installation composée de 13 téléviseurs posés à même le sol dont l’image déréglée par des générateurs de fréquence ne diffuse rien d’autre que des rayures et des striures. Cette “Exposition de musique et de télévision électronique”, qui fait écho à la technique du langage indéterminé et variable employé par John Cage dans ses “pianos déréglés” (dont le premier happening remonte à 1952), est considérée aujourd’hui comme la première œuvre d’art vidéo. A cette époque, le mot vidéo, n’étant pas encore connu, c’est donc à posteriori que son acte fut reconnu comme “art vidéo” (vers 1972-1973, quand on commence à prendre conscience des spécificité de ce medium).

Nam June Paik n’est pas le premier artiste à détourner la télévision de son usage habituel. A peu près à la même période, l’Allemand Wolff Vostell projette la vidéo expérimentale  Sun in your head et le Français Jean-Christophe Averty diffuse une série d’émissions télévisuelles absurde Les Raisins verts. L’innovation qui le démarque des autres vient de ce que les œuvres de Nam June Paik sont déjà des installations, maîtrisées, produisant des images électroniques abstraites et indépendantes de la télévision. En 1964, Nam June Paik rencontre la violoncelliste Charlotte Moorman avec qui il collabore pour de nombreuses performances.

L’œuvre de Nam June Paik

L’ensemble de l’œuvre de Nam June Paik se compose d’installations vidéos dans lesquels il introduit des instruments de musique et des moniteurs de télévision qu’il modifie pour les détourner de leur fonction initiale. Dans sa série “robots”, il empile des postes de télévision jusqu’à leur donner une forme anthropomorphique. A la différence du cinéma, l’art vidéo consiste moins à filmer qu’à travailler la matière de l’image électronique. Nam June Paik manipule les images et les sons, en les superposant, les altérant, les étirant et les accélérant  jusqu’à les rendre méconnaissables. En révélant le procédé technique de la télévision, Nam June Paik dévoile le simulacre de l’image télévisuelle et met à jour sa nature idéologique et technologique. A la fois sculptures et mise en scène sonore et visuelle, les installations de Nam June Paik offrent aux visiteurs, une expérience sensorielle totale. (lire l’article complet sur CAHIERDESEOUL.COM)

Nam June Paik, “Watchdog II” (1997) © cahierdeseoul.com

“L’artiste qui a su le mieux imaginer et exploiter le potentiel artistique de la vidéo et de la télévision est, sans aucun doute, le créateur d’origine coréenne Nam June Paik. Grâce à son abondante production d’installations, de vidéos, d’émissions de télévision globales, de films et de performances, Nam June Paik est parvenu à modifier notre perception de l’image temporelle dans l’art contemporain (…).

Les explorations artistiques initiales de Paik dans le domaine des mass médias et, plus précisément, de la télévision, font l’objet, en 1963, de sa première exposition en solitaire: Exposition of Music-Electronic Television (Exposition de télévision électronico-musicale), organisée à la Galerie Parnass de Wuppertal, en Allemagne. Cette exposition, dans laquelle des appareils de télévision distribués dans une salle, installés sur les côtés et placés à l’envers ont été préparés par l’artiste pour déformer la réception des transmissions, est cruciale. À cette occasion, il crée également des vidéos interactives visant à transformer le rapport des spectateurs avec le média. Ces premiers pas marquent l’éclosion de Paik, qui, plus de 40 ans durant, développera d’innombrables idées et inventions qui ont joué un rôle essentiel dans l’introduction et l’acceptation de l’image électronique en mouvement dans la sphère de l’art.

En 1964, Paik s’installe à New York pour poursuivre ses travaux autour de la télévision et de la vidéo et, à la fin des années 60, se constitue en chef de file d’une nouvelle génération d’artistes désireux de créer un nouveau langage esthétique basé sur la télévision et les images en mouvement. Dans les années 70 et 80, il travaille comme professeur et se consacre activement à la promotion d’autres artistes et au développement du potentiel de ce média émergent. À côté d’une remarquable séquence de films vidéo et de projets pour la télévision – comprenant des collaborations avec ses amis Laurie Anderson, Joseph Beuys, David Bowie, John Cage et Merce Cunningham– il met sur pied une série d’installations qui ont radicalement transformé la production vidéo et redéfini la pratique artistique (…).

Paik a créé de nombreuses pièces de petit format qui ne laissent pas, toutefois, d’être représentatives de son œuvre. Vidéo Bouddha (Video Buddha) (1976), par exemple, contient des références aux antiques rites funéraires coréens et présente une sculpture du Bouddha, mi-enterrée dans un monticule de terre, qui se contemple dans un moniteur vidéo en circuit fermé. Chaise TV (TV Chair) (1968) est le résultat d’un traitement ironique de Paik de la réception de la télévision. Dans cette pièce, un moniteur remplace le siège d’une chaise de sorte que, dès que quelqu’un s’y assied, l’écran est caché par le corps. Paik fait également preuve de son intérêt pour l’humanisation de la technologie dans Famille de robots (Family of Robot) (1986), une série de sculptures de personnages vidéo construites avec d’anciens appareils de radio et de télévision. D’autres exemples révèlent comment certaines collaborations de Paik ont surgi de nouvelles expériences visuelles, comme le montre l’œuvre Synthétiseur Vidéo Paik-Abe (Paik-Abe Video Synthetizer) (1969), un dispositif de traitement d’images vidéo développé en partenariat avec Shuya Abe. Autre exemple des expérimentations de Paik, Violoncelle TV (TV Cello) (1971), l’une des nombreuses pièces créées par l’artiste pour sa collaboratrice au long cours de performances, Charlotte Moorman, détourne la vidéo en un instrument musical/visuel d’un autre ordre.

Paik est l’auteur d’un groupe remarquable de nouvelles œuvres fondées sur la technologie laser. En collaboration avec le spécialiste du laser Norman Ballard, Paik crée Modulation en synchro (Modulation in Sync) (2000), installation à grande échelle qui évoque la relation dynamique existant entre la nature et la lumière qui comprend les pièces Doux et sublime (Sweet and Sublime) (dessins multicolores à base de faisceaux laser projetés sur le plafond) et L’échelle de Jacob (Jacob’s Ladder) (une cascade traversée par le laser). Une autre installation de sculptures laser, Trois éléments (Three Elements) (2000), utilise le laser pour créer un espace virtuel et redéfinit la forme et les matériaux de la sculpture. Finalement, dans son œuvre la plus récente, Cône laser (Laser Cone) (2001), Paik manipule les faisceaux pour qu’ils s’entrecroisent sur une énorme surface conique qui enveloppe le spectateur dans une articulation graphique de lumière. Ces projets sont à mettre en rapport avec des créations antérieures comme Couronne TV (TV Crown) (1965), dans laquelle il déformait les tubes à rayons cathodiques des téléviseurs pour créer des dessins linéaires ou La lune es la TV la plus ancienne (Moon is the Oldest TV) (1965) où il évoquait les phases de la lune. “[lire l’article complet sur GUGGENHEIM-BILBAO.EUS]

  • Illustration en tête de l’article :  Nam June Paik, “TV Buddha” (1974) © cahierdeseoul.com

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © cahierdeseoul.com


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FELDMAN : Rothko Chapel

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FELDMAN Morton (1926-1987), The Rothko Chapel, pour soprano, contralto, double chœur et trois instruments (1971) par l’Ensemble intercontemporain

The Rothko Chapel s’inspire des quatorze toiles peintes par Rothko pour la Menil Foundation à Houston. Le compositeur Morton Feldman médite tout à la fois la vibration d’un lieu et d’une peinture. Une immersion aux limites de l’imperceptible, une procession immobile, semblable aux frises des temples grecs, pour voix, percussion et alto. La continuité des grands formats de Rothko est restituée par le contraste des sections de la musique, jusqu’à cette chanson hébraïque qui clôt l’œuvre sans la refermer…” (extrait du site officiel de Les cris de Paris)

“Né le 12 janvier 1926 à Manhattan (New York), second fils d’Irving et Francis Feldman, Morton Feldman est issu d’une famille juive d’origine ukrainienne, qui avait immigré aux États-Unis, en passant par Varsovie. Il étudie le piano avec une élève de Ferruccio Busoni, Vera Maurina Press, qui avait autrefois côtoyé Alexandre Scriabine dont l’influence sur les premières œuvres de Feldman est manifeste, et qui lui inculque « une sorte de musicalité vibrante, plutôt que du métier musical ». Pionnier américain du dodécaphonisme, qu’il n’aborde pourtant jamais en cours, Wallingford Riegger lui donne, à partir de 1941, des leçons de contrepoint. En 1944, Stefan Wolpe devient son professeur de composition et arrange rapidement une rencontre entre Feldman et Edgard Varèse, qui lui dit : “Vous savez, Feldman, vous survivrez. Je ne suis pas inquiet pour vous.” Longtemps, Feldman se rendra chez Varèse presque toutes les semaines, “ne se sentant pas très différent des gens qui font un pèlerinage à Lourdes et en espèrent une guérison”.

En janvier 1950, à l’occasion d’un concert du New York Philharmonic dans la Symphonie op. 21 d’Anton Webern sous la direction de Dimitri Mitropoulos, Feldman rencontre John Cage et emménage bientôt dans le même édifice que lui, la Bossa’s Mansion, sur Grand Street, près de l’East River. Projection 1 (1950), pour violoncelle, est sa première œuvre notée graphiquement. Avec l’arrivée de Christian Wolff, d’Earle Brown et de David Tudor, naît, autour de Cage et de Feldman, ce que l’on nomme sans doute hâtivement la “New York School” — et Henry Cowell de consacrer un article à “Cage et ses amis”, en janvier 1952, dans The Musical Quarterly.

Si Feldman utilise encore la notation graphique dans Projection 2 (1951), confiant la hauteur à l’interprète, mais au sein d’un registre, d’une dynamique et d’une durée déterminés, et s’il développe plus tard, dans la série des cinq Durations (1960-1961), une écriture dite race-course, où les hauteurs et les timbres sont choisis, mais non la durée, toutefois inscrite dans un tempo général, où donc la coordination verticale est fluctuante, il y renonce entre 1953 et 1958, puis de manière définitive en 1967, avec In Search of an Orchestration, car il refuse d’assimiler son art à l’improvisation.

Au cours des années 1960, la lecture de Kierkegaard s’avère essentielle à la recherche d’un art excluant toute trace de dialectique. Doyen de la New York Studio School (1969-1971), Feldman s’intéresse pendant les années 1970 aux tapis du Proche et du Moyen Orient, qu’il collectionne comme les livres et les articles sur le sujet, dans le souci, musical, de “symétries disproportionnées” circonscrivant le matériau dans le cadre d’une mesure.

En 1970, il noue une relation avec l’altiste Karen Philipps, pour qui il entreprend la série The Viola in My Life. Après avoir composé The Rothko Chapel, destiné à la chapelle œcuménique de Houston (Texas), Feldman vit, de septembre 1971 à octobre 1972, à l’invitation du DAAD, à Berlin, où il déclare avoir redécouvert sa judéité. Nommé professeur à l’Université de New York/Buffalo à son retour en 1973, il occupera jusqu’à sa mort la chaire Edgard-Varèse. “Il va falloir que je leur apprenne à écouter.”

En 1976, de nouveau à Berlin, Feldman rencontre Samuel Beckett, qui lui envoie quelques semaines plus tard, sur une carte postale, son poème neither en guise de livret pour un opéra créé l’année suivante à Rome, au Teatro dell’Opera, dans une scénographie de Michelangelo Pistoletto. À Samuel Beckett, Feldman consacrera encore deux autres partitions en 1987 — la musique d’une pièce radiophonique, Words and Music, et For Samuel Beckett, pour ensemble. Dès 1978, ses œuvres s’étaient risquées à une musique aux nuances infimes, qui ne transige plus sur la durée de leur déploiement au regard des conventions, des possibilités d’exécution et des attentes du public — un art qui culmine notamment dans String Quartet (II) (1983), dont la durée avoisine les cinq heures.

Feldman enseigne encore, notamment en Allemagne, aux Cours d’été de Darmstadt, entre 1984 et 1986. Un cancer l’emporte le 3 septembre 1987.

Feldman fut l’ami du poète Frank O’Hara, du pianiste David Tudor, des compositeurs John Cage, Earle Brown et Christian Wolff, et des peintres Mark Rothko, Philip Guston, Franz Kline, Jackson Pollock, Robert Rauschenberg ou encore Cy Twombly — certains de ces noms jalonnant les titres de ses œuvres.” (extrait de BRAHMS.IRCAM.FR)

Savoir-écouter plus…